L’Encyclopédie/1re édition/TOURBE

TOURBE, s. f. (Hist. nat.) turfa ; humus palustris ; humus vegetabilis, lutosa ; torvena, c’est une terre brune, inflammable, formée par la pourriture des plantes & des végétaux, & que l’action du feu réduit en une cendre jaune ou blanche.

On peut compter deux especes de tourbe ; l’une est compacte, noire & pesante. Les plantes dont cette espece est composée, sont presqu’entierement détruites & changées en terre, & l’on n’y en trouve que très-peu de vestiges ; c’est la tourbe de la meilleure qualité. La bonne tourbe de Hollande est de cette espece. Quand elle est allumée, elle conserve le feu pendant très-longtems ; elle se consume peu-à-peu, après avoir été convertie en charbon, & elle se couvre entierement d’une enveloppe de cendres blanches.

La seconde espece de tourbe est brune, légere, spongieuse ; elle ne paroît que comme un amas de plantes & de racines qui n’ont presque point été détruites, & qui n’ont souffert que très-peu d’altération ; cette tourbe s’enflamme très-promptement, mais elle ne conserve point sa chaleur pendant longtems. La tourbe de cette derniere espece se trouve communément près de la surface de la terre ; au-lieu que la premiere se trouve plus profondément, & pour l’ordinaire au-dessous de la tourbe légere décrite en dernier lieu.

On trouve de la tourbe en une infinité d’endroits de l’Europe. Il y en a en France, en Angleterre, en Suede, en Allemagne ; mais c’est sur-tout en Hollande qu’on en trouve une grande quantité de la meilleure qualité. En effet, il n’est point étonnant qu’un pays échappé aux eaux, & qui a éprouvé de leur part des révolutions continuelles, renferme dans son sein une substance à la formation de laquelle les eaux sont nécessaires. Voici la maniere dont les Hollandois travaillent à tirer la tourbe.

On commence d’abord par s’assurer si un terrein en contient ; cela se fait en enfonçant en terre des pieux ou de longs bâtons ; on juge que ce terrein contient de la tourbe, par la facilité avec laquelle ils entrent après avoir percé la premiere croûte que forme le gazon des prairies. Au-dessous de cette croûte la terre est molle & détrempée ; elle ne présente aucune résistance, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à la couche de sable, qui ne se trouve souvent qu’à une profondeur considérable. Comme cette terre est très-délayée par la grande quantité d’eau qui est toujours dans un pays si bas, & dont le sol est presque par-tout au-dessous du niveau des rivieres. Pour peu qu’on fasse de mouvement, on sent le terrein trembler sous ses piés, lorsqu’on est au-dessus des endroits qui renferment de la tourbe ; il seroit même dangereux d’y passer à cheval, parce que la croûte formée par le gazon n’est point toujours assez forte pour soutenir un grand poids ; & alors on courroit risque de se noyer dans un bourbier liquide qui est au-dessous, & qui n’est autre chose que la tourbe délayée.

Lorsqu’on s’est assuré de sa présence, on écarte le gazon qui est au-dessus, & l’on enleve avec des bêches & des pelles la tourbe qui est en-dessous ; comme le pays est fort bas, l’eau ne tarde point à remplacer la tourbe que l’on a enlevée ; alors on conduit un bateau dans l’endroit où l’on a creusé ; des hommes se servent de longs bâtons, au bout desquels sont des petits filets soutenus par des cercles de fer, & avec ces filets ils tirent le bourbier qui est dans la fosse ; ils en chargent leur bateau ; ils foulent avec les piés ce bourbier liquide ; après quoi ils vont avec leur bateau le transporter vers un côté de la prairie, où l’on a formé une aire ou un espace uni destiné à recevoir cette terre foulée & délayée. Cette aire est une enceinte entourée de planches posées sur le tranchant, de maniere à pouvoir retenir la tourbe ou le bourbier liquide qu’on y jette ; on en met de l’épaisseur d’environ un pié ou un pié & demi. Quand cet emplacement est rempli, on laisse le bourbier se sécher pendant la belle saison ; l’épaisseur du bourbier est alors fort diminuée ; & tandis que cette terre a encore une certaine mollesse, on y forme des lignes en longueur & en largeur avec un instrument tranchant, afin de pouvoir à la fin de l’été diviser plus aisément la tourbe, après qu’elle aura été entierement séchée, en parallépipedes, qui ont communément sept à huit pouces de longueur, sur quatre ou cinq pouces d’épaisseur. C’est-là la forme que l’on donne à la tourbe en Hollande ; elle la rend plus propre à s’arranger comme des briques pour faire du feu ; lorsqu’elle a été ainsi préparée, on la charge sur des barques, & on la transporte pour la débiter.

En Hollande les endroits d’où l’on a tiré la tourbe, se remplissent d’eau, & deviennent un terrein entiement perdu ; c’est pourquoi l’état fait payer très cher aux particuliers la permission de creuser son terrein pour en tirer cette substance ; ils sont obligés d’assigner un autre bien solide, qui alors se trouve chargé des taxes que payoit le terrein qu’on veut faire disparoître. L’on voit en plusieurs endroits de la Hollande des especes de lacs immenses qui ont été formés par la main des hommes, dans les endroits d’où l’on a tiré la tourbe.

Comme le bois est très-cher & très-rare en Hollande, la tourbe est presque l’unique chauffage qu’on y connoisse, & les habitans sont forcés de diminuer continuellement le terrein qu’ils occupent pour se le procurer. La tourbe en brûlant répand une odeur incommode pour les étrangers qui n’y sont point accoutumés ; mais cet inconvénient est compensé par la chaleur douce que donne cette substance, qui n’a point l’âpreté du feu de bois ni du charbon de terre.

La tourbe n’est point par-tout d’une si bonne qualité ; les plantes qui la composent ne sont point si parfaitement détruites & changées en terre ; alors, comme nous l’avons déjà observé, la tourbe est plus légere, elle est d’une couleur brune ou jaunâtre, & elle ne conserve point le feu si long-tems. De cette espece est sur-tout la tourbe qui se trouve dans un canton du Brabant hollandois, voisin de la Gueldre prussienne & autrichienne, que l’on nomme Peeland ; son nom lui vient d’un terrein d’une étendue très considérable, appellé Peel, qui est entierement composé de tourbe, c’est-à-dire de débris de végétaux, de feuilles, de plantes, détruites & devenues compactes. Un phénomene singulier que présente ce grand marais, c’est qu’on trouve au-dessous de la tourbe une grande quantité d’arbres, & sur-tout de sapins, ensevelis quelquefois à une très-grande profondeur, & cependant très-bien consérvés ; ces arbres sont tous couchés vers le sud-est, ce qui semble prouver que c’est un vent de nord-ouest qui les a renversés, & qui a causé la révolution & le déluge de sable dont tout ce pays a été inondé. En effet, tout ce canton, qui est couvert de bruyeres, est entierement sablonneux, sans aucun mélange de bonne terre ou de terreau ; il y a de certains endroits où lorsqu’on creuse à deux ou trois piés, on trouve au-dessous du sable une couche ou une espece de plancher très-dur & très-compacte, qui n’est absolument qu’un amas de feuilles d’arbres & de plantes à moitié pourries, pressées les unes sur les autres, dont l’odeur est insupportable. Quand cette substance ou cette tourbe à demi formée a été exposée à l’air pendant quelque tems, elle se partage en feuillets, & l’on distingue très-aisément que cette couche qui formoit une espece de plancher épais sous le sable n’est qu’un amas immense de feuilles entassées & qui ont pris corps. Ce phénomene prouve d’une façon très-décisive l’origine de la tourbe, & fait voir qu’elle doit sa naissance à des végétaux pourris & changés en terre.

Le tom. V I. pag. 441. du magasin d’Hambourg, donne une description fort curieuse d’une tourbe qui se trouve à Langensaltza en Thuringe. Lorsqu’on creuse le terrein dans cet endroit, on trouve immédiatement au-dessous de la terre végétale une espece de tuf qui semble composé d’un amas de tuyaux ; quelquefois ce tuf est précédé de quelques lits d’un sable mêlé de coquilles de riviere. Ensuite on rencontre un banc d’un tuf plus compacte & qui fait une pierre propre à bâtir. Ce banc est suivi d’un tuf moins serré, quelquefois de sable, & ensuite d’un autre banc de pierre compacte ; mais dans de certains endroits il se trouve un intervalle vuide entre les deux bancs de pierre. Lorsqu’on perce ce second banc de pierre, on trouve ou un tuf poreux, ou un sable jaunâtre, après quoi on rencontre une couche de tourbe, qui est suivie de nouveau d’un sable jaunâtre, & enfin d’une argille grise dont on peut se servir pour fouler les étoffes. Les deux bancs de pierre ne sont point par-tout de la même épaisseur ; pris ensemble ils sont tantôt de 6, tantôt de 12 piés. La couche de tourbe est d’un, deux, ou tout-au-plus de trois piés d’épaisseur ; on voit distinctement qu’elle est formée d’un amas d’écorces d’arbres, de bois, de feuilles pourries, & parsemées de petites coquilles de riviere & de jardin. Il y a des endroits où l’on trouve des arbres entiers enfouis dans la tourbe ; on prétend même qu’il s’y est quelquefois trouvé des troncs d’arbres coupés, sur lesquels on voyoit encore les coups de la coignée, & l’on s’apperçoit aisément que le tuf fistuleux qui étoit au-dessus de la tourbe, n’avoit été originairement qu’un amas de joncs, de roseaux, de prêles, & de plantes semblables, qui croissent dans les endroits marécageux, dont cependant il ne se trouvoit plus aucuns vestiges. M. Schober, à qui ces observations sont dûes, remarque comme une chose singuliere, que dans ce canton, dans tout l’espace qu’occupent les couches qui ont été décrites, on ne rencontre pas le moindre vestige de corps marins ; mais dans la couche de glaise qui est au-dessous des précédentes, on trouve une grande quantité d’empreintes de coquilles de mer. Quant aux coquilles que l’on voit dans le tuf & dans la tourbe, il est aisé de s’appercevoir que ce sont des coquillages terrestres & de riviere. On a rencontré dans la pierre compacte ou dans le tuf qui couvre cette tourbe, des épis de blé, des noyaux de prunes ; & même depuis quelques années, l’auteur dit qu’on y a trouvé la tête d’un homme. On y a pareillement rencontré des dents, des mâchoires, & des ossemens d’animaux d’une grandeur prodigieuse. On a cru devoir rapporter tout ce détail, parce qu’il est très curieux pour les naturalistes, qui pourront voir par-là la formation de la tourbe, aussi-bien que celle du tuf qui l’accompagne. Voyez Tuf.

Les Mémoires de l’académie royale de Suede, de l’année 1745, parlent d’une espece de tourbe qui se trouve dans la province de Westmanie, près des mines de Bresioc, dans le territoire de Hiulsoe : on s’en sert avec grand succès dans les forges des environs où l’on forge du fer en barres, ce qui épargne beaucoup de bois. Cette tourbe a cela de particulier, qu’en brûlant elle se réduit en une cendre blanche & légere comme de la poudre à poudrer les cheveux, tandis que pour l’ordinaire la tourbe donne une cendre jaunâtre : près de la surface de la terre cette tourbe est spongieuse & légere, comme cela se trouve par-tout où l’on tire de la tourbe ; mais plus on enfonce, plus elle est pesante & compacte, & l’on peut en enlever huit, neuf, & même onze bêches les unes au-dessus des autres avant de parvenir au fond : on y rencontre quelquefois des racines de sapin, & même il est arrivé une fois de trouver dans cette tourbiere la charpente entiere d’une grange, qui paroit y avoir été enfouie par quelque inondation. Cette espece de tourbe en séchant au soleil se couvre d’un enduit ou d’une moisissure blanche comme si on l’avoit saupoudrée de sel. Toute la tourbe que l’on trouve dans cet endroit ne donne point une cendre blanche ; il y en a d’autre qui se réduit en une cendre jaunâtre, cela vient des plantes plus grossieres dont elle est composée ; aussi y remarque-t-on distinctement une grande quantité de racines, de feuilles, de joncs, de roseaux, &c. Lorsqu’elles ont été brûlées, ces substances donnent une cendre quelquefois aussi jaune que de l’ochre. M. Hesselius, auteur du mémoire dont ces détails sont tirés, dit que la même tourbe qui donne une cendre si blanche, peut aussi donner une couleur noire, qui peut s’employer comme le noir-de-fumée, & qui est propre à servir dans la peinture, parce qu’elle s’incorpore très-bien avec l’huile. Lorsque cette tourbe est bien allumée, & que l’on a lieu de croire que le feu l’a entierement pénétrée, on l’éteint subitement dans de l’eau ; après en avoir séparé la cendre blanche on peut l’écraser sur du marbre, & s’en servir ensuite pour peindre. Voyez les Mémoires de l’académie royale de Suede, tom. VII. année 1745.

On voit par ce qui précede, que la tourbe peut être d’une très-grande utilité ; & dans les pays où le bois devient de plus en plus rare, on devroit s’occuper à chercher les endroits où l’on pourroit en trouver. M. Jacob Faggot, de l’académie de Suede, a inséré, dans le volume X. année 1748, des Mémoires de cette académie, plusieurs expériences qu’il a faites pour prouver que l’on peut se servir de la tourbe pour chauffage avec le plus grand succès, & il compare ses effets à ceux du bois. Avant de faire ces expériences il a pesé la quantité de bois & celle de la tourbe, & il a observé la quantité d’eau que chacune de ces substances faisoit évaporer, & la durée du feu qu’elles ont produit. Voyez les Mémoires de l’acad. de Suede, année 1748.

Il seroit à souhaiter qu’en France, où la consommation du bois va toujours en augmentant, on s’occupât de pareilles recherches sur la tourbe ; on peut s’en servir avec succès pour quelques arts & métiers, dans les brasseries, & personne n’ignore que les cendres de cette substance sont très-bonnes pour fertiliser les prairies, & sur-tout celles qui sont humides & basses.

Il ne faut point confondre la tourbe avec des terres noires & bitumineuses qui ont aussi la propriété de s’enflammer : la tourbe distillée donne toujours une liqueur acide, de l’alkali volatil, & une huile empyreumatique.

La tourbe, comme nous l’avons déjà remarqué, n’est point par-tout la même, il y en a qui a contracté des qualités nuisibles. C’est ainsi qu’on dit qu’en Zélande il se trouve une espece de tourbe, qui fait que les personnes qui sont dans une chambre où l’on en brûle deviennent pâles & finissent par tomber en foiblesse : on pourroit soupçonner que cette tourbe contient des parties arsénicales ; celle qui se tire des endroits où il n’y a point de minéraux n’est point dangereuse.

Plus la tourbe est compacte & pesante, plus elle chauffe & conserve la chaleur ; voilà pourquoi on est en usage de la fouler & de la paitrir en Hollande. D’après le principe que plus les corps sont denses plus ils s’échauffent, M. Lind, écossois, a proposé, dans les Essais d’Edimbourg, un moyen de rendre la tourbe encore plus dense, & il croit qu’alors elle seroit propre à être employée pour le traitement des mines de fer au fourneau de forge : pour cela il croit qu’il faudroit écraser la tourbe encore molle & humide sous des meules, & ensuite en former des masses ; mais ce moyen n’enleveroit point à la tourbe son acide, qui est ce qui la rend le plus nuisible dans le traitement des mines de fer.

Le meilleur moyen que l’on ait imaginé jusqu’à présent, est de réduire la tourbe en charbon, c’est-à-dire de la brûler jusqu’à un certain point, & de l’étouffer ensuite ; par ce moyen elle sera dégagée de son acide, & deviendra propre aux travaux de la Métallurgie.

Le même M. Lind propose encore de se servir de la tourbe pour l’engrais des terres, & il conseille pour cela de la mêler avec des feuilles & des plantes récentes, afin qu’il s’excite une fermentation dans ce mélange, qui ne peut être qu’avantageux pour fertiliser les terres ; d’ailleurs cela se pratique déjà jusqu’à un certain point en Hollande, où l’on mêle avec du fumier la tourbe en poussiere, ou ce qui reste dans les granges où l’on a serré la tourbe, & l’on en forme des tas. Cet auteur nous apprend encore que la tourbe répandue sur les endroits où l’on a semé des pois les garantit de la gelée ; enfin la tourbe peut servir comme la glaise à retenir les eaux dans les viviers. Voyez les Essais d’Edimbourg.

Tout le monde sait que la cendre des tourbes est très-propre à servir d’engrais ; on l’employe avec succès sur-tout pour les prairies basses & marécageuses où il croît des joncs & des roseaux, que l’on aura soin d’enlever, & l’on creusera bien avant les endroits de la terre où ces mauvaises herbes ont pris racine, après quoi l’on pourra répandre de la cendre de tourbes dans ces endroits.

Par les observations qui ont été faites dans cet article on voit, 1°. que la tourbe est une substance végétale ; 2°. qu’elle varie pour la bonté & la densité, suivant que les végétaux qui la composent sont plus ou moins décomposés ; 3°. on ne peut douter que la fermentation de la tourbe ne soit quelquefois récente, c’est ce que prouvent les arbres, les fruits, les charpentes, & les ouvrages de l’art que l’on y rencontre assez souvent. En Picardie, près de Pequigny, on a trouvé une chaussée entiere ensevelie sous dé la tourbe.

Quant à la prétendue régénération de la tourbe dans les endroits d’où on en a tiré, elle n’a point de réalité ; mais comme cette substance se forme dans des endroits bas & enfoncés, il peut arriver très bien que les pluies & les inondations des rivieres entrainent vers ces sortes d’endroits des plantes qui en s’y amassant peu-à-peu, parviennent à la longue à remplir de nouvelle tourbe les tourbieres qui avoient été épuisées : on voit que cela ne peut point être appellé une régénération, ni une production nouvelle. (—)