L’Encyclopédie/1re édition/PSYLLES les

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PSYLLES les, (Géog. anc. & Littérat.) peuples qui, dit-on, guérissoient la morsure des serpens ; & malgré leur célébrité, on ignore jusqu’à la situation de leur pays. Pline les place dans la grande Syrte, Solin au-dessus des Caramantes, & Ptolomée dans la Marmarique ; mais Strabon paroît en avoir donné la position plus exacte. Suivant sa description, les Psylles étoient situés au midi de la Cyrénaïque, entre les Nasamons peuple de brigands, qui ravageoient les côtes de la Lybie, & les Gétules nation belliqueuse & féroce : c’est dans ces climats infortunés, que le soleil ne répand d’autre lumiere qu’une lumiere brûlante, & qui ne produisent presque autre chose que des serpens.

Au milieu de ces monstres, dont les étrangers étoient la victime, les Psylles, s’il en faut croire presque tous les anciens, vivoient sans allarmes comme sans péril. Ils n’avoient rien à craindre des cérastes mêmes, c’est-à-dire des serpens les plus dangereux. Soit science naturelle, soit sympathie, ou privilége de la nature, ils en étoient seuls respectés ; & tel étoit leur ascendant sur tous les reptiles, que ceux-ci ne pouvoient pas même soutenir leur présence : on les voyoit tout-à-coup tomber dans un assoupissement mortel, ou s’affoiblir peu-à-peu, jusqu’au moment où les Psylles disparoissoient. Ce privilége si rare, & que suivant Dion, la nature n’accordoit qu’aux mâles, à l’exclusion des femelles, devoit en faire comme un peuple séparé des autres nations. Poursuivons leur histoire, je la trouve toute faite dans les mémoires de littérature.

Pour éprouver la fidélité de leurs femmes, les Psylles exposoient aux cérastes leurs enfans dès qu’ils étoient nés. Si çes enfans étoient un fruit de l’adultere, ils périssoient ; & s’ils étoient légitimes, ils étoient préservés par la vertu qu’ils avoient reçue avec la vie.

Cette même vertu éclata dans la personne d’Evagon, qui étoit un des ophiogènes de Chypre, lesquels avoient la même puissance que les Psylles. On enferma Evagon par ordre des consuls dans un tonneau plein de serpens, & les serpens par leurs caresses justifierent aux yeux de Rome entiere, le pouvoir dont elle avoit douté quand on ordonna cette épreuve.

Les Psylles prétendoient aussi guérir de la morsure des serpens avec leur salive, ou même par le seul attouchement. Caton en mena plusieurs à sa suite pour préserver son armée du venin de ces animaux.

Auguste ayant appris que Cléopatre pour se dérober à son triomphe, s’étoit fait mordre par un aspic, ou plutôt selon Galien, que s’étant piquée elle-même, elle avoit distillé du venin dans sa blessure ; il lui dépêcha des psylles, & les chargea d’employer toute leur industrie pour la guérir ; mais quand ils arriverent elle n’étoit déja plus.

Les anciens psylles, selon le témoignage d’Hérodote, ont péri dans la guerre insensée qu’ils entreprirent contre le vent du midi, étant indignés de voir leurs sources desséchées. Pline au contraire, attribue leur ruine aux Nasamons qui les taillerent en pieces, & s’emparerent de leurs demeures ; j’ajoute qu’il en échappa quelques-uns à la défaite générale, & que de son tems il y en avoit encore qui descendoient des anciens psylles. Voilà ce que l’antiquité nous a transmis de ce peuple extraordinaire ; voyons maintenant si le merveilleux qu’elle en a publié peut se soutenir.

Callias est le premier qui ait donné cours à ce que l’on raconte de ces peuples. Or Diodore de Sicile, & après lui Suidas, nous ont appris qu’il falloit extrèmement se défier de cet auteur, & que dans les faits les plus importans, il s’étoit joué de la vérité. D’ailleurs son témoignage même n’établit pas nettement cette vertu prétendue. Voici comme il s’explique dans Elien, Hist. anim. l. XVI. c. xviij. « Si un psylle est appellé à l’occasion de la morsure d’un serpent, & que la douleur de la plaie soit supportable, il y met seulement de la salive, & le mal cesse incontinent. Si la douleur est aiguë, il prend une certaine quantité d’eau, & l’ayant tenue quelque tems dans sa bouche, il la sait boire ensuite à la personne qui a été mordue ; que si le venin résiste, & qu’il ait fait de visibles progrès, le psylle en cette extrémité se couche nud sur le malade aussi nud, & le guérit de la sorte infailliblement ».

Or pour les cas ordinaires, il n’est point question dans tout ce passage, d’une vertu qui soit simplement un privilége de la nature. On sent bien qu’en supposant la guérison véritable, elle étoit moins l’effet de la salive du psylle, ou de l’eau qu’il tenoit dans sa bouche, que des antidotes qu’il y avoit cachés auparavant.

Cependant comme il y a des auteurs judicieux, qui nient absolument l’existence de ces antidotes, nous pouvons avancer que les Psylles n’en connoissoient aucuns contre la morsure des serpens. Il y a eu des imposteurs en tous genres dans tous les siecles, & dans tous les pays. Tels furent autrefois les Marses qui habitoient cette partie de l’Italie que l’on nomme Ducato di Marsi, & qui s’attribuant la même vertu, les mêmes priviléges que les Psylles, pratiquoient aussi les mêmes cérémonies ; ils employoient comme eux des paroles prétendues magiques ; & c’est à quoi les poëtes latins font de si fréquentes allusions.

Tels furent, au rapport de Néarque dans Strabon, ces Indiens qui se picquoient de guerir par leurs charmes les morsures des serpens ; & tels sont aujourd’hui parmi les mêmes Indiens, ces charlatans dont parle Koempfer : ils promenent par-tout une sorte de vipere très-dangereuse, qui s’agite au son de leur voix, comme si elle vouloit danser, & qui à les en croire, ne leur fait jamais aucun mal ; & ce double effet, ils veulent qu’on le rapporte à la force magique de leurs chansons, & à la vertu d’une racine qu’ils vendent au peuple, toujours dupe des impostures. Mais si cette vipere qu’ils appellent naja, & que les Portugais nomment cobras de cabelo, s’agite comme en cadence au son de leur voix ; c’est, selon le même Koempfer, qui a vu dresser de ces animaux, l’unique effet de l’instruction dans le charlatan, & de la docilité dans la vipere même. Pour ce qui regarde la racine, sa prétendue vertu n’empêche pas qu’ils ne soient mordus quelquefois ; & si la morsure n’a point de suites funestes, c’est qu’auparavant ils ont exprimé des gencives de la vipere le venin qui y résidoit.

Sans nous transporter en des climats ou des siecles éloignés, nous avons de pareils exemples dans le sein même du Christianisme. Les charlatans qu’en Italie on appelle sauveurs, ont empreinte sur leur chair la figure d’un serpent, & s’attribuent les mêmes prérogatives que s’attribuoient les Psylles & les Marses ; mais on a découvert que cette figure est un signe artificiel, & Pomponace nous apprend que tandis qu’il travailloit à son livre des enchantemens, un de ces sauveurs fut mordu par une vipere, & qu’il mourut ne pouvant se guérir lui-même.

A tant d’exemples anciens & modernes, si l’on ajoute l’autorité de Celse & celle de Démocrate, poëte & médecin antérieur à Celse même, on comprendra sans doute que les Psylles n’étoient que des imposteurs. Celse prétend qu’ils n’avoient aucune science ni vertu qui fût affectée à leur nation, & Démocrate soutient, comme en étant bien instruit, que malgré leur prétendu privilége, ils ne laissoient pas d’éprouver la dent des viperes ; c’étoient des sots, ils n’avoient qu’à l’arracher.

Tout ce que l’on peut conclure, en supposant la vérité du fait établi par ceux qui rapportent que les Psylles faisoient des guérisons, c’est qu’ils y parvenoient non par aucun art qui leur fut particulier, mais par le moyen de la suction ; & même les Grecs, selon le sentiment de Bochart, ne leur donnoient le nom de Psylles, que parce qu’ils suçoient le venin. On s’imaginera peut être qu’ils risquoient leur vie dans cette opération, mais on sera bien-tôt détrompé, si l’on fait réflexion que le venin des animaux n’est funeste qu’autant qu’il se communique à la masse du sang par quelque ulcere ou par leur morsure.

Mais après que les anciens ont eu transmis de siecle en siecle les prodiges opérés par les Psylles, les modernes n’ont osé les examiner, tant est puissant l’attrait du merveilleux. Que le faux se présente à lui revêtu de ce caractere, l’homme le saisit aussi-tôt, & ne l’abandonne jamais ; comment l’abandonneroit-il ? Il faudroit qu’il entrât dans quelque recherche, & l’amour du merveilleux en écarte jusqu’à l’idée : la discussion est triste & pénible ; la fable facile à recevoir, est plus agréable à l’imagination ; la Fontaine l’a dit fort joliment. (D. J.)