L’Encyclopédie/1re édition/PLURIEL

◄  PLURALITÉ
PLUS  ►

PLURIEL, le, adj. c’est un titre particulierement propre à la Grammaire, pour caractériser un des nombres destinés à marquer la quotité. Voyez Nombre. On dit aujourd’hui, le nombre pluriel, une terminaison pluriele. « Il est certain, dit Th. Corneille sur la Rem. 442. de Vaugelas, que c’est seulement depuis la remarque de M. de Vaugelas, qu’on a commencé à dire pluriel : le grand usage a toujours été auparavant d’écrire plurier ». M. de Vaugelas lui-même reconnoît l’unanimité de cet usage contraire au sien : aussi trouva-t-il des contradicteurs dans Ménage & dans le P. Behours (Voyez la note de Th. Corneille, & les Rem. nouv. du P. Behours, tom. 1. pag. 597.) ; & les grammaires de P. R. sont pour plurier. Aujourd’hui l’usage n’est plus douteux, & les meilleurs grammairiens écrivent pluriel, comme dérivé du latin pluralis, ou, si l’on veut, du mot de la basse latinité plurialis. C’est ainsi qu’en usent M. l’abbé Regnier, le P.Buffier, M. l’abbé d’Olivet, M. Duclos, M. l’abbé Girard, & la plûpart de ceux dont l’autorité peut être de quelque poids dans le langage grammatical.

On peut réduire à quatre regles principales, ce qui concerne le pluriel des noms & des adjectifs françois.

1°. Les noms & les adjectifs terminés au singulier par l’une des trois lettres s, z ou x, ne changent pas de terminaison au pluriel ; ainsi l’on dit également le succès, les succès ; le fils, les fils ; le nez, les nez ; le prix, les prix ; la voix, les voix, &c.

2°. Les noms & les adjectifs terminés au singulier par au & eu prennent x de plus au pluriel : on dit donc au singulier, beau, chapeau, feu, lieu, &c. & au pluriel on dit beaux, chapeaux, feux, lieux.

3°. Plusieurs mots terminés au singulier par al ou ail, ont leur terminaison pluriele en aux : on dit au singulier travail, cheval, égal, général, &c. & au pluriel on dit travaux, chevaux, égaux, généraux. Je dis que ceci regarde plusieurs mots terminés en al ou ail, parce qu’il y en a plusieurs autres de la même terminaison, qui n’ont point de pluriel, ou qui suivent la regle suivante qui est la plus générale.

4°. Les noms & les adjectifs qui ne sont point compris dans les trois regles précédentes, prennent au pluriel un s de plus qu’au singulier : on dit donc le bon pere, les bons peres ; ma chere sœur, mes cheres sœurs ; un roi clement, des rois clements, &c.

Je n’insiste point sur les exceptions qu’il peut y avoir à ces quatre regles, parce que ce détail n’appartient pas à l’Encyclopédie, & qu’on peut l’étudier dans toutes les Grammaires françoises, ou l’apprendre de l’usage : mais j’ajouterai quelques observations, en commençant par une remarque du pere Buffier. (Gramm. fr. n. 301.)

« L’x, dit-il, n’est proprement qu’un cs ou gz, & le z qu’une s foible ; c’est ce qui leur donne souvent dans notre langue, le même usage qu’à l’s ». C’est assigner véritablement la cause pourquoi ces trois lettres sont également employées pour marquer le pluriel ; mais ce n’est pas justifier l’abus réel de cette pratique. Il seroit à desirer que la lettre s fût la seule qui caractérisât ce nombre dans les noms, les pronoms & les adjectifs ; & assurément, il n’y auroit point d’inconvénient, si l’usage le permettoit, d’écrire beaus, chevaus, heureus, feus, un au singulier, & des nés au pluriel, &c. Du moins me semble-t-il que c’est de gaieté de cœur renoncer à la netteté de l’expression & à l’analogie de l’orthographe, que d’employer le z final pour marquer le pluriel des noms, des adjectifs & des participes dont le singulier est terminé par un é fermé, & d’écrire, par exemple, de bonnes qualitez, des hommes sensez, des ouvrages bien composez, au lieu de qualités, sensés, composès. Puisque l’usage contraire prévaut par le nombre des Ecrivains qui l’autorisent, c’est aujourd’hui une faute d’autant plus inexcusable, que c’est soustraire cette espece de mots à l’analogie commune, & en confondre l’orthographe avec celle de la seconde personne des tems simples de nos verbes dont la voyelle finale est un e fermé, comme vous lisez, vous lisiez, vous liriez, vous lussiez, vous lirez, &c.

On trouve dans le journal de l’académie françoise, par M. l’abbé de Choisy (Opusc. pag. 309.), que l’académie ne s’est jamais départie du z en pareil cas : cela pouvoit être alors ; mais il y a aujourd’hui tant d’académiciens & tant d’auteurs dignes de l’être, qui s’en sont départis, que ce n’est plus un motif suffisant pour en conserver l’usage dans le cas dont il s’agit.

Une seconde observation, c’est que plusieurs écrivains ont affecté, je ne sais pourquoi, de retrancher au pluriel des noms ou des adjectifs en ant ou ent, la lettre t qui les termine au singulier ; ils écrivent élémens, patiens, complaisans, &c. au lieu de éléments, patients, complaisants. « J’avoue, dit à ce sujet M. l’abbé Girard (tom. I. disc. v. pag. 271.), que le plus grand nombre des écrivains polis & modernes s’étant déclarés pour la suppression du t, je n’ose les fronder, malgré des raisons très-capables de donner du penchant pour lui. Car enfin il épargneroit dans la méthode une regle particuliere, & par conséquent une peine. Il soutiendroit le goût de l’éthimologie, & l’analogie entre les primitifs & les dérivés. Il seroit un secours pour distinguer la différente valeur de certains substantifs, comme de plans dessinés, & de plants plantés : d’ailleurs son absence paroît défigurer certains mots tels que dens & vens ». Avec des raisons si plausibles, cet académicien n’auroit-il pas dû autoriser de son exemple la conservation du t dans ces mots ? Il le devoit sans doute, & il le pouvoit, puisqu’il reconnoît un peu plus haut (pag. 270.), que l’usage est partagé entre deux partis nombreux, dont le plus fort ne peut pas se vanter encore d’une victoire certaine.

Je ne voulois d’abord marquer aucune exception : en voici pourtant une que je rappelle, à cause de la réflexion qu’elle fera naître. Œil fait yeux au pluriel, pour désigner l’organe de la vûe ; mais on dit en architecture, des œils de bœuf, pour signifier une sorte de fenêtre. Ciel fait pareillement cieux au pluriel, quand il est question du sens propre ; mais on dit des ciels de lit, & en peinture, des ciels, pour les nuages peints dans un tableau. Ne seroit-il pas possible que quelques noms latins qui ont deux terminaisons différentes au pluriel, comme jocus qui fait joci & joca, les dussent à de pareilles vûes, plutôt qu’à l’inconséquence de l’usage, qui auroit substitué un nom nouveau à l’ancien, sans abolir les terminaisons plurieles de celui-ci ? Comme en fait de langage, des vûes semblables amenent presque toujours des procédés analogues, on est raisonnablement fondé à croire que des procédés analogues supposent à leur tour des principes semblables.

Il n’y a rien à remarquer sur les terminaisons plurieles des temps des verbes françois, parce que cela s’apprend dans nos conjugaisons. Je finirai donc par une remarque de syntaxe.

Dans toutes les langues il arrive souvent qu’on emploie un nom singulier pour un nom pluriel : comme ni la colere ni la joie du soldat ne sont jamais modérées ; le paysan se sauva dans les bois ; le bourgeois prit les armes ; le magistrat & le citoyen à l’envi conspirent à l’embellissement de nos spectacles. C’est, dit-on, une synecdoque ; mais parler ainsi, c’est donner un nom scientifique à la phrase, sans en faire connoître le fondement : le voici. Cette maniere de parler n’a lieu qu’à l’égard des noms appellatifs, qui présentent à l’esprit des êtres déterminés par l’idée d’une nature commune à plusieurs : cette idée commune a une compréhension & une étendue ; & cette étendue peut se restraindre à un nombre plus ou moins grand d’individus. Le propre de l’article est de déterminer l’étendue, de maniere que, si aucune autre circonstance du discours ne sert à la restraindre, il faut entendre alors l’espece ; si l’article est au singulier, il annonce que le sens du nom est appliqué à l’espece, sans désignation d’individus ; si l’article est au pluriel, il indique que le sens du nom est appliqué distributivement à tous les individus de l’espece. Ainsi l’horreur de ces lieux étonna le soldat, veut faire entendre ce qui arriva à l’espece en général, sans vouloir y comprendre chacun des individus : & si l’on disoit l’horreur de ces lieux étonna les soldats, on marqueroit plus positivement les individus de l’espece. Un écrivain correct & précis ne sera pas toujours indifférent sur le choix de ces deux expressions. (B. E. R. M.)