L’Encyclopédie/1re édition/OISIVETÉ

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OISIVETÉ, s. f. (Droit natur. Morale & Polit.) desœuvrement, fainéantise, ou manque d’occupation utile & honnête ; car le mot oisiveté renferme ces deux idées.

Il y a, dit la Bruyere, des créatures de Dieu, qu’on appelle des hommes, dont toute la vie est occupée, & toute l’attention est réunie à scier du marbre : c’est très-peu de chose. Il y en a beaucoup d’autres qui s’en étonnent ; mais qui sont entierement inutiles, & qui passent les jours à ne rien faire, c’est bien moins que de scier du marbre.

Le desœuvrement dans lequel on languit, est une source de désordre. L’esprit humain étant d’une nature agissante, ne peut pas demeurer dans l’inaction ; & s’il n’est occupé de quelque chose de bon, il s’applique inévitablement au mal ; car quoiqu’il y ait des choses indifférentes, elles deviennent mauvaises lorsqu’elles occupent seules l’esprit, s’il est vrai néanmoins qu’il y ait des personnes oisives qui s’occupent davantage de choses indifférentes que de vicieuses.

On ne sauroit que blamer ceux qui emploient tout leur tems à des choses inutiles, s’il est encore vrai que les hommes soient créés pour faire du bien ; mais on voit par expérience que ceux qui ne s’appliquent à aucune occupation honnête, tombent dans le déréglement.

Les hommes qui ne prennent d’autre soin que de manger, sans aucun travail, les biens que la fortune leur a procurés, satisfaits d’eux-mêmes, quand ils ont l’art de regler leur dépense suivant leurs revenus ; de tels hommes, dis-je, sont inutiles à la société, en ne faisant rien pour elle. La nonchalance dans laquelle ils vivent, étrécit leur esprit, les rend méprisables aux autres, & souvent leur devient funeste au premier revers.

La pratique de l’oisiveté est une chose contraire aux devoirs de l’homme & du citoyen, dont l’obligation générale est d’être bon à quelque chose, & en particulier, de se rendre utile à la société dont il est membre. Rien ne peut dispenser personne de ce devoir, parce qu’il est imposé par la nature ; le silence de nos loix civiles à cet égard, n’est pas plus capable de disculper ceux qui n’embrassent aucune profession, que de justifier ceux qui recherchent, ou qui exercent impunément des emplois dont ils ne sont, ni ne veulent se rendre capables.

Il est honteux de se reposer avant que d’avoir travaillé. Le repos est une récompense qu’il faut avoir mérité. On lit sur une cornaline représentant Hercule, cette sentence grecque, la source de la gloire & du bonheur est dans le travail, vérité de tous les tems & de tous les âges. Il faut même se persuader que le travail est une des sources du plaisir, & peut-être la plus certaine. Une vie oisive doit être nécessairement une vie triste. Je demande aux gens riches & désœuvrés si leur état est heureux. L’ennui qui les consume, me prouve bien le contraire.

L’oisiveté est sur-tout fatale au beau sexe. Juvenal le fait sentir exprès dans des vers qui sont fort beaux.

Præstabat castas humilis fortuna latinas
Quondam, nec vitiis contingi parva solebant
Tecta : labor, somnique breves, & vellere thusco,
Vexatæ duræque manus.

Un empereur chinois de la famille de Tang, tenoit pour maxime, que s’il y avoit dans ses états une femme qui ne s’occupât point, un homme qui ne labourât point, quelqu’un souffroit le froid, ou la faim dans l’empire. Sur ce principe, dit le P. du Halde, il fit détruire une infinité de monasteres de bonzes.

Les Egyptiens, les Lacédémoniens, les Lucaniens avoient des lois contre l’oisiveté. Là chacun étoit tenu de déclarer au magistrat de quoi il vivoit, & à quoi il s’occupoit, & ceux qui se trouvoient mentir, ou n’avoir aucune profession, étoient chatiés.

Les Athéniens entrerent encore dans de plus grands détails pour prévenir l’oisiveté. Ne devant pas obliger tous les citoyens à s’occuper de choses semblables, à cause de l’inégalité de leurs biens, ils leur firent embrasser des professions conformes à l’état & aux facultés de chacun. Pour cet effet, ils ordonnerent aux plus pauvres de la république de se tourner du côté de l’agriculture & du négoce ; car n’ignorant pas que l’oisiveté est la mere de la pauvreté, & que la pauvreté est la mere des crimes, ils crurent prévenir ces désordres en ôtant la source du mal. Pour les riches, ils leur prescrivirent de s’attacher à l’art de monter à cheval, aux exercices, à la chasse & à la philosophie, étant persuadés que par-là ils porteroient les uns à tâcher d’exceller dans quelqu’une de ces choses, & qu’ils détourneroient les autres d’un grand nombre de déréglemens.

Il seroit à souhaiter qu’il y eût également parmi nous des loix contre l’oisiveté, & qu’il ne fût permis à personne, de quelque rang qu’il fût, de vivre sans avoir quelqu’occupation honnête d’esprit ou de corps.

En effet, tout ce que la morale peut dire contre l’oisiveté sera toujours foible, tant qu’on n’en fera pas une affaire capitale. L’imagination humaine, on ne sauroit trop le répéter, a besoin d’être nourrie ; lorsqu’on ne lui présente pas des objets véritables, elle s’en forme d’une fantaisie dirigée par le plaisir, ou l’utilité momentanée. Examinez les scélérats que la justice est obligée de condamner à la mort, ce ne sont pas ordinairement des artisans ou des laboureurs : les travailleurs pensent au travail qui les nourrit ; ce sont des gens oisifs que la débauche ou le jeu, enfans de l’oisiveté, ont porté à tous crimes. C’est à cette premiere oisiveté que l’on doit attribuer la plûpart des troubles, & en partie la chute de la république de Rome. Publius Nasica fit construire, sans qu’il en fût besoin, les choses nécessaires à une armée navale pour exercer les Romains : on craignoit déja l’oisiveté plus que les ennemis.

Concluons que cette maladie est également funeste aux hommes & aux empires ; & que multiplier dans un état les genres d’occupations, c’est s’assurer du bonheur, des richesses & de la tranquillité des sujets. (D. J.)

Oisiveté, (Médec.) c’est la source de bien de maladies, car outre qu’elle épaissit les humeurs, & relâche les solides, elle énerve le corps & accélere la vieillesse. C’est elle qui produit dans les voluptueux & les gens mous & efféminés toutes les maladies qui dépendent de l’acrimonie ; comme la goutte, la pierre, le scorbut, la mélancholie, la manie, & enfin le désespoir du tems perdu. L’éducation molle & oisive de la jeunesse, dans notre siecle, nous dispose dès l’âge le plus tendre à toutes les maladies qui proviennent de l’oisiveté ; telles que la mollesse, la laxité, la foiblesse dans les fibres, l’acrimonie, l’alkalescence des humeurs, les maladies chroniques si communes & si variées de nos jours, & si peu connues des anciens, ne sont dûes qu’à cette même éducation, qui de mâle & vigoureuse qu’elle étoit parmi les Romains & les Grecs, est devenue languissante & efféminée parmi nous : aussi voyons-nous peu de gens qui jouissent d’une santé robuste. Le travail est le remede à tous les maux qu’entraîne avec elle l’oisiveté. De-là vient que le célebre Loke ordonne d’exercer beaucoup la jeunesse, & de l’accoutumer dès l’âge le plus tendre au travail ; cette méthode seroit plus utile, & il arriveroit que les gens de lettres s’adonneroient aux différens exercices du corps, ce qui les rendroit plus sains & plus robustes. L’amour du travail des mains & sa continuité donne aux gens de la campagne cette vigueur qui ne se trouve point dans les villes, & qui résiste à toutes les maladies dont nous avons parlé. Les médecins devroient donc insister sur la nécessité de changer l’éducation journaliere ; ils contribueroient en cela à la conservation de la santé.