L’Encyclopédie/1re édition/GRONDEUR (morale)

GRONDEUR, adj. (Morale.) espece d’homme inquiet & mécontent qui exhale sa mauvaise humeur en paroles. L’habitude de gronder est un vice domestique, attaché à la complexion du tempérament plutôt qu’au caractere de l’esprit. Quoiqu’il semble appartenir aux vieillards comme un apanage de la foiblesse & comme un reste d’autorité qui expire avec un long murmure, il est pourtant de tous les âges. Eraste naquit avec une bile prompte à fermenter & à s’enflammer. Dans les langes, il poussoit des cris perpétuels qui déchiroient les entrailles maternelles, sans qu’on vît la cause de ses souffrances. Au sortir du berceau, il pleuroit quand on lui avoit refusé quelque jouet ; & dès qu’il l’avoit obtenu, il le rejettoit. Si quelqu’un l’avoit pris en tombant de ses mains, il auroit encore pleuré jusqu’à ce qu’on le lui eût rendu. A peine sut-il former des sons mieux articulés, il ne fit que se plaindre de ses maîtres, & se quereller avec ses compagnons d’étude ou d’exercice, même dans les heures des jeux & des plaisirs. Après beaucoup d’affaires désagréables que lui avoient attiré les écarts de son humeur, rebuté, mais non corrigé, il résolut de prendre une femme pour gronder à son aise. Celle-ci, qui étoit d’une humeur douce, devint aigre auprès d’un mari fâcheux. Il eut des enfans, & les gronda toujours, soit avant, soit après qu’il les eût caressés. S’ils portoient la tête haute, ils tournoient mal les piés ; s’ils élevoient la voix, ils rompoient les oreilles ; s’ils ne disoient mot, c’étoient des stupides. Apprenoient-ils une langue, ils oublioient l’autre ; cultivoient-ils leurs talens, ils faisoient de la dépense ; avoient-ils des mœurs, ils manquoient d’intrigue pour la fortune. Enfin ces enfans devinrent grands, & leur pere vieux. Eraste alors se mit tellement en possession de gronder, qu’il ne sortit jamais de sa maison, sans avoir recapitulé à ses domestiques toutes les fautes qu’il leur avoit cent fois reprochées. Mais quand il y rentroit, qu’apportoit-il de la ville ou de la campagne ? Des cris, des plaintes, des injures, des menaces ; une tempête d’autant plus violente, qu’elle avoit été resserrée & grossie par la contrainte de la bienséance publique & du respect humain. Eraste vit aujourd’hui sans épouse, sans famille, sans domestiques, sans amis, sans société. Cependant Eraste a de la fortune, un cœur généreux & sensible, des vertus & de la probité ; mais Eraste est né grondeur, il mourra seul.