L’Encyclopédie/1re édition/GRAVITÉ (morale)

GRAVITÉ, s. f. (Morale.) la gravité, morum gravitas, est ce ton sérieux que l’homme accoutumé à se respecter lui-même & à apprécier la dignité, non de sa personne, mais de son être, répand sur ses actions, sur ses discours & sur son maintien. Elle est dans les mœurs, ce qu’est la basse fondamentale dans la musique, le soutien de l’harmonie. Inséparable de la vertu ; dans les camps, elle est l’effet de l’honneur éprouvé ; au barreau, l’effet de l’intégrité ; dans les temples, l’effet de la piété. Sur le visage de la beauté, elle annonce la pudeur ou l’innocence, & sur le front des gens en place, l’incorruptibilité. La gravité sert de rempart à l’honnêteté publique. Aussi le vice commence par déconcerter celle-là, afin de renverser plus sûrement celle-ci. Tout ce que le libertinage d’un sexe met en œuvre pour séduire la chasteté de l’autre, un prince l’employera pour corrompre la probité de son peuple. S’il ôte aux affaires & aux mœurs le sérieux qui les décore, dès-lors toutes les vertus perdront leur sauve-garde, & la gravité ne semblera qu’un masque qui rendra ridicule un homme déja difforme. Un roi qui prend le ton railleur dans les traités publics, péche contre la gravité, comme un prêtre qui plaisanteroit sur la religion ; & quiconque offense la gravité, blesse en même tems les mœurs, se manque à lui-même & à la société. Un peuple véritablement grave, quoique peu nombreux, ou fort ignorant, ne paroîtra ridicule qu’aux yeux d’un peuple frivole, & celui-ci ne sera jamais vertueux Les descendans de ces sénateurs romains que les Gaulois prirent à la barbe, devoient un jour subjuguer les Gaules.

La gravité est opposée à la frivolité, & non à la gaieté. La gravité ne sied point aux grands déshonorés par eux-mêmes, mais elle peut convenir à l’homme du bas peuple qui ne se reproche rien. Aussi remarquera-t-on que les railleurs & les plaisans de profession, plutôt que de caractere, sont ordinairement des fripons ou des libertins. La gravité est un ridicule dans les enfans, dans les sots, & dans les personnes avilies par des métiers infames. Le contraste du maintien avec l’âge, le caractere, la conduite & la profession excite alors le mépris. Lorsque la gravité semble demander du respect pour des objets qui ne méritent par eux-mêmes aucune sorte d’estime, elle inspire une indignation mêlée d’une pitié dédaigneuse ; mais elle peut sauver une pauvreté noble & le mérite infortuné, des outrages & de l’humiliation.

L’abus de la comédie est de jetter du ridicule sur les professions les plus sérieuses, & d’ôter à des personnages importans ce masque de gravité, qui les défend contre l’insolence & la malignité de l’envie. Les petits-maîtres, les précieuses ridicules, & de semblables êtres inutiles & importuns à la société sont des sujets comiques. Mais les Médecins, les Avocats, & tous ceux qui exercent un ministere utile doivent être respectés. Il n’y a point d’inconvéniens à présenter Turcaret sur la scène, mais il y en a peut-être à jouer le Tartuffe. Le financier gagne à n’exciter que la risée du peuple ; mais la vraie dévotion perd beaucoup au ridicule qu’on seme sur les faux dévots.

La gravité differe de la décence & de la dignité ; en ce que la décence renferme les égards que l’on doit au public, la dignité ceux qu’on doit à sa place, & la gravité ceux qu’on se doit à soi-même.