L’Encyclopédie/1re édition/FREQUENTATIF

FREQUENTATIF, adj. terme de Grammaire, c’est la dénomination que l’on donne aux verbes dérivés, dans lesquels l’idée primitive est modifiée par une idée accessoire de répétition ; tels sont dans la langue latine les verbes clamitare, dormitare, dérivés de clamare, dormire. Clamare n’exprime que l’idée de l’action de crier ; au lieu que clamitare, outre cette idée primitive, renferme encore l’idée modificative de répetition, de sorte qu’il équivaut à clamare sæpè ; criailler est le mot françois qui y correspond : de même dormire ne présente à l’esprit que l’idée de dormir ; & dormitare ajoûte à cette idée primitive celle d’une répétition fréquente, de maniere qu’il signifie dormire frequenter, dormir à différentes reprises ; c’est l’état d’un homme dont le sommeil n’est ni suivi ni continu, mais coupé & interrompu.

Le supin doit être regardé dans la langue latine, comme le générateur unique & immédiat, ou la racine prochaine des verbes fréquentatifs : l’on voit en effet que leur formation est analogue à la terminaison du supin, & qu’ils en conservent la consonne figurative : ainsi de saltum, supin de salio, vient saltare ; de versum, supin de verto, vient versare ; & d’amplexum, supin d’amplector, vient amplexari. D’ailleurs les verbes primitifs, auxquels l’usage a refusé un supin, sont également privés de l’espece de dérivation dont nous parlons, quoique l’action qu’ils expriment soit susceptible en elle même de l’espece de modification qui caractérise les verbes fréquentatifs.

Il faut cependant avoüer que le détail présente quelques difficultés qui ont induit en erreur d’habiles grammairiens : mais on va bien-tôt reconnoître que ce sont ou de simples écarts qui ont paru préférables à la cacophonie, ou des irrégularités qui ne sont qu’apparentes, parce que la racine génératrice n’est plus d’usage.

Ainsi dans la dérivation des fréquentatifs, dont les primitifs sont de la premiere conjugaison, l’usage qui tâche toûjours d’accorder le plaisir de l’oreille avec la satisfaction de l’esprit, a autorisé le changement de la voyelle a du supin générateur terminé en atum, afin d’éviter le concours desagréable de deux a consécutifs : au lieu donc de dire clamatare, rogatare, selon l’analogie des supins clamatum, rogatum, on dit clamitare, rogitare : mais il n’en est pas moins évident que le supin est la racine génératrice de cette formation.

Dans la seconde conjugaison, on trouve hærere, dont le supin hæsum semble devoir donner pour fréquentatif hæsare ; & cependant c’est hæsitare : c’est que le supin hæsum n’est effectivement rien autre chose que hæsitare, insensiblement altéré par la syncope ; & ce supin hæsitum est analogue aux supins territum, latitum, des verbes terrere, latere de la même conjugaison, d’où viennent territare, latitare, selon la regle générale. Au reste, il n’est pas rare de trouver des verbes avec deux supins usités, l’un conforme aux lois de l’analogie, & l’autre défiguré par la syncope.

C’est par la syncope qu’il faut encore expliquer la génération des fréquentatifs des verbes qui ont la seconde personne du présent absolu de l’indicatif en gis, comme ago, agis ; lego, legis ; fugio, fugis. Priscien prétend que cette seconde personne est la racine génératrice des fréquentatifs agitare, legitare, fugitare : mais c’est abandonner gratuitement l’analogie de cette espece de formation, puisque rien n’empêche de recourir encore ici au supin. Pourquoi ago & lego n’auroient-ils pas eu autrefois les supins agitum & legitum, comme fugio a encore aujourd’hui fugitum, d’où fugitare est dérivé ? Ces supins ont dû assez naturellement se syncoper. Les Latins ne donnoient à la lettre g que le son foible de k, comme nous le prononçons dans guerre : ainsi ils prononçoient agitum, legitum, comme notre mot guitarre se prononce parmi nous : ajoûtez que la voyelle i étant breve dans la syllabe gi de ces supins, les Latins la prononçoient avec tant de rapidité qu’elle échappoit dans la prononciation, & étoit en quelque sorte muette ; de maniere qu’il ne restoit qu’agtum, legtum, où la foible g se change nécessairement dans la forte c, à cause du t qui suit, & qui est une consonne forte ; l’organe ne peut se prêter à produire de suite deux articulations, l’une foible & l’autre forte, quoique l’orthographe semble quelquefois présenter le contraire.

C’est par ce méchanisme que sorbeo a aujourd’hui pour supin sorptum, qui n’est qu’une syncope de l’ancien supin sorbitu, qui a effectivement existé, puisqu’il a produit sorbitio ; & c’est par une raison toute contraire que les verbes de la quatrieme conjugaison n’ont point de supin syncopé, & forment régulierement leurs fréquentatifs ; parce que l’i du supin étant long, rien n’a pû en autoriser la suppression.

Il faut prendre garde cependant de donner deux frequentatifs à plusieurs verbes de la troisieme conjugaison, qui, d’après ce que nous venons d’exposer, paroîtroient en avoir deux ; tels que canere, facere, jacere, qui ont cantare & cantitare, factare & factitare, jactare & jactitare. Les premiers, qui peut-être n’étoient effectivement que fréquentatifs dans leur origine, sont devenus depuis des verbes augmentatifs, pour exprimer l’idée accessoire d’étendue ou de plénitude que l’on veut quelquefois donner à l’action ; & les autres en ont été tirés conformément à l’analogie que nous indiquons ici, pour les remplacer dans le service de fréquentatifs.

Il est donc constant, nonobstant toutes les irrégularités apparentes, que tous les verbes fréquentatifs sont formés du supin du verbe primitif ; & cette conséquence doit servir à réfuter encore Priscien, & après lui la méthode de P. R. qui prétendent que les verbes vellico & fodico sont fréquentatifs ; outre que cette terminaison n’a aucun rapport au supin des primitifs vello & fodio, la signification de ces dérivés comporte une idée de diminution qui ne peut convenir aux fréquentatifs ; & d’ailleurs les mêmes grammairiens regardent comme de vrais diminutifs, les verbes albico, candico, nigrico, frondico, qui ont une terminaison si analogue avec ces deux-là : par quelle singularité ne seroient-ils pas placés dans la même classe, ayant tous la même terminaison & le même sens accessoire ?

Il est vrai cependant que l’idée primitive qu’un verbe dérivé renferme dans sa signification, y est quelquefois modifiée par plus d’une idée accessoire ; ainsi sorbillare, avaler peu-à-peu & à différentes reprises, a tout-à-la-fois un sens diminutif & un sens fréquentatif. Donnera t-on pour cela plusieurs dénominations différentes à ces verbes ? non sans doute ; il n’en faut qu’une, mais il faut la choisir ; & le fondement de ce choix ne peut être que la terminaison, parce qu’elle sert comme de signal pour rassembler dans une même classe des mots assujettis à une même marche, & qu’elle indique d’ailleurs le principal point de vûe qui a donné naissance au verbe dont il est question ; car voilà la maniere de procéder dans toutes les langues ; quand on y crée un mot, on lui donne scrupuleusement la livrée de l’espece à laquelle il appartient par sa signification ; il n’y feroit pas fortune s’il avoit à-la-fois contre lui la nouveauté & l’anomalie : si l’on trouve donc ensuite des mots qui dérogent à l’analogie, c’est l’effet d’une altération insensible & postérieure.

Jugeons après cela si Turnebe, & Vossius après lui, ont eu raison de placer dormitare dans la classe des desidératifs, parce qu’il présente quelquefois ce sens, & spécialement dans l’exemple de Plaute, cité par Turnebe, dormitare te aiebas. Il faudroit donc aussi l’appeller diminutif, parce qu’il signifie quelquefois dormire leviter, comme dans le mot d’Horace, quandoque bonus dormitat Homerus ; & augmentatif, puisque Ciceron l’a employé dans le sens de dormire altè. La vérité est que dormitare est originairement & en vertu de l’analogie, un verbe fréquentatif : & que les autres sens qu’on y a attachés depuis, découlent de ce sens primordial, ou viennent du pur caprice de l’usage. Une derniere preuve que les Latins n’avoient pas prétendu regarder dormitare comme desidératif, c’est qu’ils avoient leur dormiturire destiné à exprimer ce sens accessoire.

Nous remarquerons 1°. que tous les fréquentatifs latins sont terminés en are, & sont de la premiere conjugaison.

2°. Qu’ils suivent invariablement la nature de leurs primitifs, étant comme eux absolus ou relatifs ; l’absolu dormitare vient de l’absolu dormire ; le relatif agitare vient du relatif agere.

Voyons maintenant si nous avons des fréquentatifs dans notre langue. Robert Etienne dans sa petite grammaire françoise imprimée en 1569, prétend que nous n’en avons point quant à la signification ; & soit que l’autorité de ce célebre & savant typographe en ait imposé aux autres grammairiens françois, ou qu’ils n’ayent pas assez examiné la chose, ou qu’ils l’ayent jugée peu digne de leur attention, ils ont tous gardé le silence sur cet objet.

Quoi qu’il en soit, il y a effectivement en françois jusqu’à trois sortes de fréquentatifs, distingués les uns des autres, & par la différence de leurs terminaisons, & par celle de leur origine : les uns sont naturels à cette langue, d’autres y ont été faits à l’imitation de l’analogie latine, & les autres enfin y sont étrangers, & seulement assujettis à la terminaison françoise. Il faut cependant avoüer que la plûpart de ceux des deux premieres especes ne s’employent guere que dans le style familier. Les fréquentatifs naturels à la langue françoise lui viennent de son propre fonds, & sont en genéral terminés en ailler : tels sont les verbes criailler, tirailler, qui ont pour primitifs crier, tirer, & qui répondent aux fréquentatifs latins clamitare, tractare. On y apperçoit sensiblement l’idée accessoire de répétition, de même que dans brailler, qui se dit plus particulierement des hommes, & dans piailler, qui s’applique plus ordinairement aux femmes ; mais elle est encore plus marquée dans ferrailler, qui ne veut dire autre chose que mettre souvent le fer a la main.

Les fréquentatifs françois faits à l’imitation de l’analogie latine, sont des primitifs françois auxquels on a donné une inflexion ressemblante à celle des frequentatifs latins ; cette inflexion est oter, & désigne comme le tare latin, l’idée accessoire de repétition : comme dans crachoter, clignoter, chuchoter, qui ont pour correspondans en latin sputare, nictare, mussitare.

Les fréquentatifs étrangers dans la langue françoise lui viennent de la langue latine, & ont seulement pris un air françois par la terminaison en er : tels sont habiter, dicter, agiter, qui ne sont que les fréquentatifs latins habitare, dictare, agitare.

C’est le verbe visiter que R. Etienne employe pour prouver que nous n’avons point de fréquentatifs. Car, dit-il, combien que visiter soit tiré de visito latin & fréquentatif, il n’en garde pas toutefois la signification en notre langue : tellement qu’il a besoin de l’adverbe souvent : comme je visite souvent le palais & les prisonniers.

Mais on peut remarquer en premier lieu, que quand ce raisonnement seroit concluant, il ne le seroit que pour le verbe visiter : & ce seroit seulement une preuve que sa signification originelle auroit été dégradée par une fantaisie de l’usage.

En second lieu, que quand la conséquence pourroit s’étendre à tous les verbes de la même espece, il ne seroit pas possible d’y comprendre les fréquentatifs naturels & ceux d’imitation, où l’idée accessoire de répétition est trop sensible pour y être méconnue.

En troisieme lieu, que la raison alléguée par R. Etienne ne prouve absolument rien : un adverbe fréquentatif ajoûté à visiter, n’y détruit pas l’idée accessoire de répétition, quoiqu’elle semble d’abord supposer qu’elle n’y est point renfermée ; c’est un pur pléonasme qui éleve à un nouveau degré d’énergie le sens fréquentatif, & qui lui donne une valeur semblable à celle des phrases latines, itat ad eam frequens, (Plaute) frequenter in officinam ventitanti (Plin.) ; sæpius sumpsitaverunt (Id.). On ne diroit pas sans doute que itare n’est pas fréquentatif à cause de frequens, ni ventitare à cause de frequenter, ni sumpsitare à cause de sæpius.

La décision de R. Etienne n’a donc pas toute l’exactitude qu’on a droit d’attendre d’un si grand homme ; c’est que les esprits les plus éclairés peuvent encore tomber dans l’erreur, mais ils ne doivent rien perdre pour cela de la considération qui est dûe aux talens. (E. R. M.)