L’Encyclopédie/1re édition/FRANÇOIS, ou FRANÇAIS

FRANÇOIS, ou FRANÇAIS, s. m. (Hist. Littérat. & Morale.) On prononce aujourd’hui Français, & quelques auteurs l’écrivent de même ; ils en donnent pour raison, qu’il faut distinguer Français qui signifie une nation, de François qui est un nom propre, comme S. François, ou François I. Toutes les nations adoucissent à la longue la prononciation des mots qui sont le plus en usage ; c’est ce que les Grecs appelloient euphonie. On prononçoit la diphtongue oi rudement, au commencement du seizieme siecle. La cour de François Ier adoucit la langue, comme les esprits : de-là vient qu’on ne dit plus François par un o, mais, Français ; qu’on dit, il aimait, il croyait, & non pas, il aimoit, il croyoit, &c.

Les François avoient été d’abord nommés Francs ; & il est à remarquer que presque toutes les nations de l’Europe accourcissoient les noms que nous alongeons aujourd’hui. Les Gaulois s’appelloient Velchs, nom que le peuple donne encore aux François dans presque toute l’Allemagne ; & il est indubitable que les Welchs d’Angleterre, que nous nommons Galois, sont une colonie de Gaulois.

Lorsque les Francs s’établirent dans le pays des premiers Velchs, que les Romains appelloient Gallia, la nation se trouva composée des anciens Celtes ou Gaulois subjugués par César, des familles romaines qui s’y étoient établies, des Germains qui y avoient déjà fait des émigrations, & enfin des Francs qui se rendirent maîtres du pays sous leur chef Clovis. Tant que la monarchie qui réunit la Gaule & la Germanie subsista, tous les peuples, depuis la source du Veser jusqu’aux mers des Gaules, porterent le nom de Francs. Mais lorsqu’en 843, au congrès de Verdun, sous Charles le Chauve, la Germanie & la Gaule furent séparées ; le nom de Francs resta aux peuples de la France occidentale, qui retint seule le nom de France.

On ne connut guere le nom de François, que vers le dixieme siecle. Le fond de la nation est de familles gauloises, & le caractere des anciens Gaulois a toûjours subsisté.

En effet, chaque peuple a son caractere, comme chaque homme ; & ce caractere général est formé de toutes les ressemblances que la nature & l’habitude ont mises entre les habitans d’un même pays, au milieu des variétés qui les distinguent. Ainsi le caractere, le génie, l’esprit françois, résultent de tout ce que les différentes provinces de ce royaume ont entr’elles de semblable. Les peuples de la Guienne & ceux de la Normandie different beaucoup : cependant on reconnoît en eux le génie françois, qui forme une nation de ces différentes provinces, & qui les distingue au premier coup-d’œil, des Italiens & des Allemands. Le climat & le sol impriment évidemment aux hommes, comme aux animaux & aux plantes, des marques qui ne changent point ; celles qui dépendent du gouvernement, de la religion, de l’éducation, s’alterent : c’est-là le nœud qui explique comment les peuples ont perdu une partie de leur ancien caractere, & ont conservé l’autre. Un peuple qui a conquis autrefois la moitié de la terre, n’est plus reconnoissable aujourd’hui sous un gouvernement sacerdotal : mais le fond de son ancienne grandeur d’ame subsiste encore, quoique caché sous la foiblesse.

Le gouvernement barbare des Turcs a énervé de même les Egyptiens & les Grecs, sans avoir pû détruire le fond du caractere, & la trempe de l’esprit de ces peuples.

Le fond du François est tel aujourd’hui, que César a peint le Gaulois, prompt à se résoudre, ardent à combattre, impétueux dans l’attaque, se rébutant aisément. César, Agatias, & d’autres, disent que de tous les barbares le Gaulois étoit le plus poli : il est encore dans le tems le plus civilisé, le modele de la politesse de ses voisins.

Les habitans des côtes de la France furent toûjours propres à la Marine ; les peuples de la Guienne composerent toûjours la meilleure infanterie : ceux qui habitent les campagnes de Blois & de Tours, ne sont pas, dit le Tasse,

. . . . . . Gente robusta, e faticosa.
La terra molle, e lieta, e dilettosa,
Simili a se gli abitator produce.

Mais comment concilier le caractere des Parisiens de nos jours, avec celui que l’empereur Julien, le premier des princes & des hommes après Marc-Aurele, donne aux Parisiens de son tems ? J’aime ce peuple, dit-il dans son Misopogon, parce qu’il est sérieux & severe comme moi. Ce sérieux qui semble banni aujourd’hui d’une ville immense, devenue le centre des plaisirs, devoit regner dans une ville alors petite, dénuée d’amusemens : l’esprit des Parisiens a changé en cela malgré le climat.

L’affluence du peuple, l’opulence, l’oisiveté, qui ne peut s’occuper que des plaisirs & des arts, & non du gouvernement, ont donné un nouveau tour d’esprit à un peuple entier.

Comment expliquer encore par quels degrés ce peuple a passé des fureurs qui le caractériserent du tems du roi Jean, de Charles VI. de Charles IX. de Henri III. & de Henri IV. même, à cette douce facilité de mœurs que l’Europe chérit en lui ? C’est que les orages du gouvernement & ceux de la religion pousserent la vivacité des esprits aux emportemens de la faction & du fanatisme ; & que cette même vivacité, qui subsistera toûjours, n’a aujourd’hui pour objet que les agrémens de la société. Le Parisien est impétueux dans ses plaisirs, comme il le fut autrefois dans ses fureurs. Le fonds du caractere qu’il tient du climat, est toûjours le même. S’il cultive aujourd’hui tous les arts dont il fut privé si long-tems, ce n’est pas qu’il ait un autre esprit, puisqu’il n’a point d’autres organes, mais c’est qu’il a eu plus de secours ; & ces secours il ne se les est pas donnés lui même, comme les Grecs & les Florentins, chez qui les Arts sont nés, comme des fruits naturels de leur terroir ; le François les a reçûs d’ailleurs : mais il a cultivé heureusement ces plantes étrangeres ; & ayant tout adopté chez lui, il a presque tout perfectionné.

Le gouvernement des François fut d’abord celui de tous les peuples du nord : tout se régloit dans des assemblées générales de la nation : les rois étoient les chefs de ces assemblées ; & ce fut presque la seule administration des François dans les deux premieres races, jusqu’à Charles le Simple.

Lorsque la monarchie fut démembrée dans la décadence de la race Carlovingienne ; lorsque le royaume d’Arles s’éleva, & que les provinces furent occupées par des vassaux peu dépendans de la couronne, le nom de François fut plus restreint ; & sous Hugues-Capet, Robert, Henri, & Philippe, on n’appella François que les peuples en-deçà de la Loire. On vit alors une grande diversité dans les mœurs comme dans les lois des provinces demeurées à la couronne de France. Les seigneurs particuliers qui s’étoient rendus les maîtres de ces provinces, introduisirent de nouvelles coûtumes dans leurs nouveaux états. Un breton, un habitant de Flandres, ont aujourd’hui quelque conformité, malgré la différence de leur caractere qu’ils tiennent du sol & du climat : mais alors ils n’avoient entre eux presque rien de semblable.

Ce n’est guere que depuis François I. que l’on vit quelque uniformité dans les mœurs & dans les usages : la cour ne commença que dans ce tems à servir de modele aux provinces réunies ; mais en général l’impétuosité dans la guerre, & le peu de discipline, furent toûjours le caractere dominant de la nation. La galanterie & la politesse commencerent à distinguer les François sous François I. les mœurs devinrent atroces depuis la mort de François II. Cependant au milieu de ces horreurs, il y avoit toûjours à la cour une politesse que les Allemands & les Anglois s’efforçoient d’imiter. On étoit déjà jaloux des François dans le reste de l’Europe, en cherchant à leur ressembler. Un personnage d’une comédie de Shakespear dit qu’à toute force on peut être poli sans avoir été à la cour de France.

Quoique la nation ait été taxée de legereté par César, & par tous les peuples voisins, cependant ce royaume si long-tems démembré, & si souvent prêt à succomber, s’est réuni & soûtenu principalement par la sagesse des négociations, l’adresse, & la patience. La Bretagne n’a été réunie au royaume, que par un mariage ; la Bourgogne, par droit de mouvance, & par l’habileté de Louis XI. le Dauphiné, par une donation qui fut le fruit de la politique ; le comté de Toulouse, par un accord soûtenu d’une armée ; la Provence, par de l’argent : un traité de paix a donné l’Alsace ; un autre traité a donné la Lorraine. Les Anglois ont été chassés de France autrefois, malgré les victoires les plus signalées ; parce que les rois de France ont sçû temporiser & profiter de toutes les occasions favorables. Tout cela prouve que si la jeunesse françoise est legere, les hommes d’un âge mûr qui la gouvernent, ont toûjours été très-sages : encore aujourd’hui, la Magistrature en général a des mœurs séveres, comme le rapporte Aurélien. Si les premiers succès en Italie, du tems de Charles VIII. furent dûs à l’impétuosité guerriere de la nation, les disgraces qui les suivirent vinrent de l’aveuglement d’une cour qui n’étoit composée que de jeunes gens. François premier ne fut malheureux que dans sa jeunesse, lorsque tout étoit gouverné par des favoris de son âge, & il rendit son royaume florissant dans un âge plus avancé.

Les François se servirent toûjours des mêmes armes que leurs voisins, & eurent à-peu-près la même discipline dans la guerre. Ils ont été les premiers qui ont quitté l’usage de la lance & des piques. La bataille d’Ivri commença à décrier l’usage des lances, qui fut bien-tôt aboli ; & sous Louis XIV. les piques ont été hors d’usage. Ils porterent des tuniques & des robes jusqu’au seizieme siecle. Ils quitterent sous Louis le Jeune l’usage de laisser croître la barbe, & le reprirent sous François premier, & on ne commença à se raser entierement que sous Louis XIV. Les habillemens changerent toûjours ; & les François au bout de chaque siecle, pouvoient prendre les portraits de leurs ayeux pour des portraits étrangers.

La langue françoise ne commença à prendre quelque forme que vers le dixieme siecle ; elle naquit des ruines du latin & du celte, mêlées de quelques mots tudesques. Ce langage étoit d’abord le romanum rusticum, le romain rustique ; & la langue tudesque fut la langue de la cour jusqu’au tems de Charles-le Chauve. Le tudesque demeura la seule langue de l’Allemagne, après la grande époque du partage en 843. Le romain rustique, la langue romance prévalut dans la France occidentale. Le peuple du pays de Vaud, du Vallais, de la vallée d’Engadina, & quelques autres cantons, conservent encore aujourd’hui des vestiges manifestes de cet idiome.

A la fin du dixieme siecle le françois se forma. On écrivit en françois au commencement du onzieme ; mais ce françois tenoit encore plus du romain rustique, que du françois d’aujourd’hui. Le roman de Philomena écrit au dixieme siecle en romain rustique, n’est pas dans une langue fort différente des lois normandes. On voit encore les origines celtes, latines, & allemandes. Les mots qui signifient les parties du corps humain, ou des choses d’un usage journalier, & qui n’ont rien de commun avec le latin ou l’allemand, sont de l’ancien gaulois ou celte ; comme tête, jambe, sabre, pointe, aller, parler, écouter, regarder, aboyer, crier, coûtume, ensemble, & plusieurs autres de cette espece. La plûpart des termes de guerre étoient francs ou allemands ; marche, maréchal, halte, bivouac, reitre, lansquenet. Presque tout le reste est latin ; & les mots latins furent tous abrégés selon l’usage & le génie des nations du Nord : ainsi de palatium palais, de lupus loup, d’Auguste Août, de Junius Juin, d’unctus oint, de purpura pourpre, de pretium prix, &c.... A peine restoit-il quelques vestiges de la langue greque qu’on avoit si long-tems parlée à Marseille.

On commença au douzieme siecle à introduire dans la langue quelques termes grecs de la philosophie d’Aristote ; & vers le seizieme on exprima par des termes grecs toutes les parties du corps humain, leurs maladies, leurs remedes : de-là les mots de cardiaque, céphalique, podagre, apoplectique, asthmatique, iltaque, empième, & tant d’autres. Quoique la langue s’enrichît alors du grec, & que depuis Charles VIII. elle tirât beaucoup de secours de l’italien déjà perfectionné, cependant elle n’avoit pas pris encore une consistance réguliere. François premier abolit l’ancien usage de plaider, de juger, de contracter en latin ; usage qui attestoit la barbarie d’une langue dont on n’osoit se servir dans les actes publics, usage pernicieux aux citoyens dont le sort étoit réglé dans une langue qu’ils n’entendoient pas. On fut alors obligé de cultiver le françois ; mais la langue n’étoit ni noble, ni réguliere. La syntaxe étoit abandonnée au caprice. Le génie de la conversation étant tourné à la plaisanterie, la langue devint très-féconde en expressions burlesques & naïves, & très-stérile en termes nobles & harmonieux : de-là vient que dans les dictionnaires de rimes on trouve vingt termes convenables à la poésie comique, pour un d’un usage plus relevé ; & c’est encore une raison pour laquelle Marot ne réussit jamais dans le style sérieux, & qu’Amiot ne put rendre qu’avec naïveté l’élégance de Plutarque.

Le françois acquit de la vigueur sous la plume de Montagne ; mais il n’eut point encore d’élévation & d’harmonie. Ronsard gâta la langue en transportant dans la poésie françoise les composés grecs dont se servoient les Philosophes & les Medecins. Malherbe répara un peu le tort de Ronsard. La langue devint plus noble & plus harmonieuse par l’établissement de l’académie françoise, & acquit enfin dans le siecle de Louis XIV. la perfection où elle pouvoit être portée dans tous les genres.

Le génie de cette langue est la clarté & l’ordre : car chaque langue a son génie, & ce génie consiste dans la facilité que donne le langage de s’exprimer plus ou moins heureusement, d’employer ou de rejetter les tours familiers aux autres langues. Le françois n’ayant point de déclinaisons, & étant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions greques & latines ; il oblige les mots à s’arranger dans l’ordre naturel des idées. On ne peut dire que d’une seule maniere, Plancus a pris soin des affaires de césar ; voilà le seul arrangement qu’on puisse donner à ces paroles. Exprimez cette phrase en latin, res Cæsaris Plancus diligenter curavit ; on peut arranger ces mots de cent-vingt manieres sans faire tort au sens, & sans gêner la langue. Les verbes auxiliaires qui alongent & qui énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue françoise peu propre pour le style lapidaire. Ses verbes auxiliaires, ses pronoms, ses articles, son manque de participes déclinables, & enfin sa marche uniforme, nuisent au grand enthousiasme de la Poésie : elle a moins de ressources en ce genre que l’italien & l’anglois ; mais cette gêne & cet esclavage même la rendent plus propre à la tragédie & à la comédie, qu’aucune langue de l’Europe. L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées & de construire ses phrases, répand dans cette langue une douceur & une facilité qui plaît à tous les peuples ; & le génie de la nation se mêlant au génie de la langue, a produit plus de livres agréablement écrits, qu’on n’en voit chez aucun autre peuple.

La liberté & la douceur de la société n’ayant été long-tems connues qu’en France, le langage en a reçu une délicatesse d’expression, & une finesse pleine de naturel qui ne se trouve guere ailleurs. On a quelquefois outré cette finesse ; mais les gens de goût ont sû toûjours la réduire dans de justes bornes.

Plusieurs personnes ont crû que la langue françoise s’étoit appauvrie depuis le tems d’Amiot & de Montaigne : en effet on trouve dans ces auteurs plusieurs expressions qui ne sont plus recevables ; mais ce sont pour la plûpart des termes familiers auxquels on a substitué des équivalens. Elle s’est enrichie de quantité de termes nobles & énergiques, & sans parler ici de l’éloquence des choses, elle a acquis l’éloquence des paroles. C’est dans le siecle de Louis XIV. comme on l’a dit, que cette éloquence a eu son plus grand éclat, & que la langue a été fixée. Quelques changemens que le tems & le caprice lui préparent, les bons auteurs du dix-septieme & du dix-huitieme siecles serviront toûjours de modele.

On ne devoit pas attendre que le françois dût se distinguer dans la Philosophie. Un gouvernement long-tems gothique étouffa toute lumiere pendant près de douze cents ans ; & des maîtres d’erreurs payés pour abrutir la nature humaine, épaissirent encore les ténebres : cependant aujourd’hui il y a plus de philosophie dans Paris que dans aucune ville de la terre, & peut-être que dans toutes les villes ensemble, excepté Londres. Cet esprit de raison pénetre même dans les provinces. Enfin le génie françois est peut-être égal aujourd’hui à celui des Anglois en philosophie, peut-être supérieur à tous les autres peuples depuis 80 ans, dans la Littérature, & le premier sans doute pour les douceurs de la société, & pour cette politesse si aisée, si naturelle, qu’on appelle improprement urbanité. Article de M. de Voltaire.