L’Encyclopédie/1re édition/ENTIER
ENTIER, adj. (Géométrie.) Nombre entier. Voyez Nombre.
ENTIER, adj. (Manége.) Un cheval est dit entier, lorsque, parfaitement résolu & déterminé en avant & par le droit, il peche par le défaut d’une franchise absolue, en refusant de tourner à l’une ou à l’autre main, ou à toutes les deux ensemble.
Quelques auteurs ont cherché dans le plus ou le moins d’obstination de l’animal, les raisons d’une distinction qu’ils ont faite, mais qui n’a pas été généralement adoptée : ils fondent en effet la différence qu’ils nous proposent, sur la résistance que le cheval oppose au cavalier qui le sollicite à l’action dont il s’agit. Si l’animal obéit enfin, & cede à la force, ils le nomment entier ; mais s’il ne peut être vaincu, s’il persiste dans sa desobéissance, s’il se précipite en avant, ou du côté opposé à celui sur lequel on veut le mouvoir, ils le déclarent rétif sur les voltes.
Je ne prévois point les avantages que nous pourrions tirer de la considération de ces dénominations diverses ; & il seroit assez superflu d’élever ici une dispute de mots. Que l’opiniâtreté du cheval soit plus ou moins invincible, le vice étant toûjours le même, il nous sera sans doute plus utile d’en rechercher les causes, & d’examiner quels peuvent être les moyens de l’en corriger.
En général, tous les chevaux se portent plus naturellement & plus volontiers à la main gauche qu’à la main droite. Les uns ont attribué cette inclination & cette facilité à la situation du poulain dans le ventre de la mere ; ils ont prétendu qu’il y est entierement plié du côté gauche : les autres ont soûtenu que le cheval, se couchant le plus souvent sur le côté droit, contracte l’habitude de plier le col & la tête à la main opposée. Il me paroît plus simple de rapporter la plus grande liberté dont il est question, à l’habitude dans laquelle sont les palefreniers d’aborder & d’approcher l’animal du côté gauche dans toutes les occasions, soit qu’il s’agisse de l’attacher, de le brider, de le seller, ou de lui distribuer le fourrage : ainsi toutes ces raisons sont suffisantes pour nous autoriser à penser que, s’il lui est plus libre de tourner à cette main, il ne doit la franchise qu’il témoigne à cet égard, qu’aux soins que nous avons de la favoriser nous-mêmes. Une des plus fortes preuves qu’on en puisse donner encore, est la rareté des chevaux qui ont plus de pente à se porter sur la main droite : il en est néanmoins, & l’expérience nous a appris que ceux-ci sont d’une nature plus rebelle ; il faut beaucoup de tems & de patience pour les réduire & pour les soûmettre.
Lorsque la résistance du cheval entier provient d’une douleur ou d’une foiblesse occasionnée par quelques maux qui affectent quelques parties, les ressources de l’art sont impuissantes, à moins qu’on ne puisse rendre à ces mêmes parties leur intégrité & leur force : ainsi dans un cas où un accident à un pié, à une épaule, à une jambe, l’obligera à refuser de se prêter sur le côté sensible, & où un effort de reins, une courbe, des éparvins, &c. l’empêchant de s’appuyer sans crainte sur les jarrets, le porteront à redouter l’action de tourner dans le sens où il ne pourroit que souffrir, il est aisé de concevoir que la premiere tentative à laquelle on doit se livrer, est celle qui tendra à la cure & à la guérison des unes ou des autres de ces maladies. J’avoue qu’il est cependant des moyens de soulager les parties souffrantes, & de diminuer le poids dont elles doivent être chargées dans les mouvemens divers qu’on imprime à l’animal ; mais tout cheval dans lequel de pareils défauts subsistent, ne peut jamais joüir de cette facilité, d’où dépendent & son exacte obéissance, & la grace & la justesse de son exécution.
Quoiqu’il soit certain que tous les chevaux ne naissent pas avec une même disposition dans les membres, une même souplesse, une même aptitude & une même inclination, il en est très-peu qui soient naturellement entiers. Ils n’acquierent ce vice que conséquemment à de mauvaises leçons ; & il suffiroit d’envisager les actions de la plûpart de ceux qui les exercent, pour en dévoiler les causes les plus ordinaires, & de pratiquer le contraire de ces mêmes actions, pour en distraire l’animal.
Notre premiere attention, quand il s’agit de commencer à gagner le consentement des poulains, ainsi que des chevaux faits, doit être de les déterminer en avant, insensiblement & avec douceur : lorsqu’ils seront habitués à suivre les lignes droites, sur lesquelles nous les faisons cheminer, & qu’ils seront accoûtumés aux objets qu’ils peuvent rencontrer sur ces mêmes lignes, nous pourrons les en détourner legerement ; c’est-à-dire, non en les portant tout-à-coup sur une autre ligne droite, mais en attirant peu-à-peu leurs épaules, ou en-dedans, ou en-dehors, si rien ne nous gêne, de celles qu’ils décrivoient ; de maniere qu’ils en tracent une diagonale, sur laquelle nous les maintiendrons quelque tems, pour leur en faire reprendre toûjours de nouvelles. On doit remarquer qu’en en usant ainsi, nous leur suggérerons, sans les révolter par des mouvemens forcés, & sans qu’ils s’en apperçoivent, une action directement opposée à celle des chevaux entiers, qui ne se défendent & ne se soustrayent aux effets de notre main, qu’en refusant de s’élargir du derriere, & qu’en roidissant & en présentant la croupe dans le sens où nous voudrions mouvoir leur avant-main. De cette leçon sur les diagonales, on revient à celles par lesquelles nous avons débuté : à celles-ci on substitue d’autres lignes droites, sur lesquelles on entre en tournant à moitié l’animal : enfin on le travaille sur les cercles larges, que l’on resserre toûjours par gradation, selon son plus ou moins de souplesse & de volonté, & l’on parvient, par ce moyen, à le rendre également libre & obéissant à toutes mains. Mais si, d’une part, cette distribution variée du terrein dégage le cheval de toute contrainte, & accroît sans cesse en lui la facilité d’exécuter, il faut nécessairement que, de l’autre, le cavalier, par la précision & la finesse avec laquelle il agira, obvie à la trop grande sujétion & à la surprise, qui ne naissent que trop souvent des aides fortes & précipitées ; car l’action violente de la main & des jambes est une des principales sources de l’obstination de l’animal : une impression subite sur les barres l’étonne & le blesse ; la tension forcée & continuée de la rene, jusqu’au moment où il devroit se rendre, l’engage plûtôt à se roidir contre la main qu’à en reconnoître le pouvoir. Il est donc de la derniere importance que le cavalier, tenant les renes séparées dans l’une & l’autre de ses mains, attire la tête sur le côté où il se propose de le tourner, non dans un seul & même tems, & par un seul & même mouvement, mais en l’y incitant imperceptiblement & à diverses reprises ; c’est-à-dire, en diminuant le premier effort suivi & augmenté de la main, & en revenant successivement à ce même point d’effort, qui ne doit nullement être contredit par aucun effet de la rene opposée, puisque cet effet ne tendroit qu’à détruire celui de la rene qui est chargée d’opérer.
Les actions des jambes ne contribuent pas moins à susciter la révolte du cheval & à le confirmer, quand elles sont faites mal-à-propos, sans besoin, ou avec trop de dureté & de rigueur. 1°. Bien-loin d’aider l’animal, elles hâteront ses desordres & les lui suggéreront, lorsqu’elles s’effectueront sur l’arriere-main, de maniere à le déterminer dans le sens où le cavalier veut mouvoir l’épaule : ce qui arriveroit, par exemple, si la jambe gauche étoit approchée du corps, lorsque la rene droite est tirée & éloignée du corps du cheval, dans l’intention de le tourner de ce même côté, &c car, en ce cas, le port de la croupe à droite seroit le résultat de l’appui de cette jambe ; & il est incontestable que l’animal ne peut obéir à la main qui le tourne, que son extrémité postérieure ne soit sollicitée du côté contraire. Si, en second lieu, quoique nous trouvions dans la soûmission de l’animal des raisons de ne point recourir à d’autre puissance que celle de notre main, nous nous servons indifféremment de la jambe ; car que ne peuvent pas la routine & l’habitude ? ou si l’aide qui en partira est violente & peu modérée, il n’est pas douteux que ces mouvemens inutiles & indiscrets feront naître dans le cheval une crainte capable de lui inspirer à la fin la haine & l’aversion de la volte ; ainsi en résumant en peu de mots tous les détails dans lesquels je viens d’entrer, pour indiquer les voies de résoudre l’animal aux deux mains, on verra que l’on ne doit, dans presque toutes les circonstances, accuser de son irrésolution, 1°. que la force & la dureté de la main du cavalier : 2°. la fausse application ou la rigueur des aides qu’il a employées : 3°. le peu d’attention qu’il a eu de faire passer insensiblement le cheval d’une action aisée à une action plus difficile, en diversifiant ses leçons, & en lui faisant parcourir différentes lignes : 4°. l’ignorance avec laquelle il a exigé de lui, en le retrecissant & en le tournant, pour ainsi dire, de côté & d’autre sur lui-même, des mouvemens dont il ne peut être vraiment & franchement susceptible, qu’autant qu’il a été en quelque façon assoupli, &c.
Les mêmes regles prescrites pour prévenir le défaut dont il s’agit, doivent être mises en usage pour y remédier, eu égard aux chevaux qui l’ont contracté : j’ajoûterai néanmoins ici quelques réflexions.
Il faut, lorsqu’on se propose de combattre ce vice, tâcher de reconnoître d’où il procede, & étudier le caractere de l’animal : les meilleurs moyens de le vaincre, sont ceux qui sont les moins contraires à son naturel : on ne risque rien de le ramener par la douceur ; on risque tout lorsqu’on tente de le subjuguer par les châtimens : s’il est mélancolique & flegmatique, il perd le courage & la vigueur ; s’il est colere, s’il est actif, il se desespere. Il s’agit donc de réformer avec patience la mauvaise habitude qu’il a prise, & de se persuader surtout que son obstination augmente toûjours par la nôtre. On doit encore éviter de lui suggérer le desir de se défendre : travaillons-le d’abord par le droit & sur le côté où il est libre ; la facilité de cette main pourvoira à celle de l’autre, & nous l’attirerons, avec le tems, sur celle à laquelle il refuse d’obéir : plions-le dans une seule & même place à cette même main ; tirons l’encolure de cet état de roideur dans lequel elle peut être ; préférons les leçons du pas dans lesquelles il nous est plus aisé de dominer le cheval & de fortifier sa mémoire ; contraignons-le, en un mot, de perdre jusque au moindre souvenir de ses deréglemens, par la voie des caresses ; & enfin, si nous y sommes forcés, par des moyens rigoureux, dont l’usage ne devroit néanmoins appartenir qu’à de véritables maîtres. (e)