L’Encyclopédie/1re édition/Discours préliminaire

DISCOURS PRÉLIMINAIRE


DES ÉDITEURS



L’Encyclopédie que nous présentons au Public, est, comme son titre l’annonce, l’Ouvrage d’une société de Gens de Lettres. Nous croirions pouvoir assûrer, si nous n’étions pas du nombre, qu’ils sont tous avantageusement connus, ou dignes de l’être. Mais sans vouloir prévenir un jugement qu’il n’appartient qu’aux Savans de porter, il est au moins de notre devoir d’écarter avant toutes choses l’objection la plus capable de nuire au succès d’une si grande entreprise. Nous déclarons donc que nous n’avons point eu la témérité de nous charger seuls d’un poids si supérieur à nos forces, & que notre fonction d’Editeurs consiste principalement à mettre en ordre des matériaux dont la partie la plus considérable nous a été entierement fournie. Nous avions fait expressément la même déclaration dans le corps du Prospectus[1] ; mais elle auroit peut-être dû se trouver à la tête. Par cette précaution, nous eussions apparemment répondu d’avance à une foule de gens du monde, & même à quelques gens de Lettres, qui nous ont demandé comment deux personnes pouvoient traiter de toutes les Sciences & de tous les Arts, & qui néanmoins avoient jetté sans doute les yeux sur le Prospectus, puisqu’ils ont bien voulu l’honorer de leurs éloges. Ainsi, le seul moyen d’empêcher sans retour leur objection de reparoître, c’est d’employer, comme nous faisons ici, les premieres lignes de notre Ouvrage à la détruire. Ce début est donc uniquement destiné à ceux de nos Lecteurs qui ne jugeront pas à propos d’aller plus loin : nous devons aux autres un détail beaucoup plus étendu sur l’exécution de l’Encyclopedie : ils le trouveront dans la suite de ce Discours, avec les noms de chacun de nos collegues ; mais ce détail si important par sa nature & par sa matiere, demande à être précédé de quelques réflexions philosophiques.

L’Ouvrage dont nous donnons aujourd’hui le premier volume, a deux objets : comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu’il est possible, l’ordre & l’enchaînement des connoissances humaines : comme Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, il doit contenir sur chaque Science & sur chaque Art, soit libéral, soit méchanique, les principes généraux qui en sont la base, & les détails les plus essentiels, qui en font le corps & la substance. Ces deux points de vûe, d’Encyclopédie & de Dictionnaire raisonné, formeront donc le plan & la division de notre Discours préliminaire. Nous allons les envisager, les suivre l’un après l’autre, & rendre compte des moyens par lesquels on a tâché de satisfaire à ce double objet.

Pour peu qu’on ait réfléchi sur la liaison que les découvertes ont entr’elles, il est facile de s’appercevoir que les Sciences & les Arts se prêtent mutuellement des secours, & qu’il y a par conséquent une chaîne qui les unit. Mais s’il est souvent difficile de réduire à un petit nombre de regles ou de notions générales, chaque Science ou chaque Art en particulier, il ne l’est pas moins de renfermer en un système qui soit un, les branches infiniment variées de la science humaine.

Le premier pas que nous ayons à faire dans cette recherche, est d’examiner, qu’on nous permette ce terme, la généalogie & la filiation de nos connoissances, les causes qui ont dû les faire naître, & les caracteres qui les distinguent ; en un mot, de remonter jusqu’à l’origine & à la génération de nos idées. Indépendamment des secours que nous tirerons de cet examen pour l’énumération encyclopédique des Sciences & des Arts, il ne sauroit être déplacé à la tête d’un ouvrage tel que celui-ci.

On peut diviser toutes nos connoissances en directes & en réfléchies. Les directes sont celles que nous recevons immédiatement sans aucune opération de notre volonté ; qui trouvant ouvertes, si on peut parler ainsi, toutes les portes de notre ame, y entrent sans résistance & sans effort. Les connoissances réfléchies sont celles que l’esprit acquiert en opérant sur les directes, en les unissant & en les combinant.

Toutes nos connoissances directes se réduisent à celles que nous recevons par les sens ; d’où il s’ensuit que c’est à nos sensations que nous devons toutes nos idées. Ce principe des premiers Philosophes a été long-tems regardé comme un axiome par les Scholastiques ; pour qu’ils lui fissent cet honneur il suffisoit qu’il fût ancien, & ils auroient défendu avec la même chaleur les formes substantielles ou les qualités occultes. Aussi cette vérité fut-elle traitée à la renaissance de la Philosophie, comme les opinions absurdes dont on auroit dû la distinguer ; on la proscrivit avec elles, parce que rien n’est si dangereux pour le vrai, & ne l’expose tant à être méconnu, que l’alliage ou le voisinage de l’erreur. Le système des idées innées, séduisant à plusieurs égards, & plus frappant peut-être parce qu’il étoit moins connu, a succédé à l’axiome des Scholastiques ; & après avoir long-tems regné, il conserve encore quelques partisans ; tant la vérité a de peine à reprendre sa place, quand les préjugés ou le sophisme l’en ont chassée. Enfin depuis assez peu de tems on convient presque généralement que les Anciens avoient raison ; & ce n’est pas la seule question sur laquelle nous commençons à nous rapprocher d’eux.

Rien n’est plus incontestable que l’existence de nos sensations ; ainsi, pour prouver qu’elles sont le principe de toutes nos connoissances, il suffit de démontrer qu’elles peuvent l’être : car en bonne Philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues, est préférable à ce qui n’est appuyé que sur des hypothèses, même ingénieuses. Pourquoi supposer que nous ayons d’avance des notions purement intellectuelles, si nous n’avons besoin pour les former, que de réfléchir sur nos sensations ? Le détail où nous allons entrer fera voir que ces notions n’ont point en effet d’autre origine.

La premiere chose que nos sensations nous apprennent, & qui même n’en est pas distinguée, c’est notre existence ; d’où il s’ensuit que nos premieres idées réfléchies doivent tomber sur nous, c’est-à-dire, sur ce principe pensant qui constitue notre nature, & qui n’est point différent de nous-mêmes. La seconde connoissance que nous devons à nos sensations, est l’existence des objets extérieurs, parmi lesquels notre propre corps doit être compris, puisqu’il nous est, pour ainsi dire, extérieur, même avant que nous ayons démêlé la nature du principe qui pense en nous. Ces objets innombrables produisent sur nous un effet si puissant, si continu, & qui nous unit tellement à eux, qu’après un premier instant où nos idées réfléchies nous rappellent en nous-mêmes, nous sommes forcés d’en sortir par les sensations qui nous assiégent de toutes parts, & qui nous arrachent à la solitude où nous resterions sans elles. La multiplicité de ces sensations, l’accord que nous remarquons dans leur témoignage, les nuances que nous y observons, les affections involontaires qu’elles nous font éprouver, comparées avec la détermination volontaire qui préside à nos idées réfléchies, & qui n’opere que sur nos sensations même ; tout cela forme en nous un penchant insurmontable à assûrer l’existence des objets auxquels nous rapportons ces sensations, & qui nous paroissent en être la cause ; penchant que bien des Philosophes ont regardé comme l’ouvrage d’un Etre supérieur, & comme l’argument le plus convaincant de l’existence de ces objets. En effet, n’y ayant aucun rapport entre chaque sensation & l’objet qui l’occasionne, ou du moins auquel nous la rapportons, il ne paroît pas qu’on puisse trouver par le raisonnement de passage possible de l’un à l’autre : il n’y a qu’une espece d’instinct, plus sûr que la raison même, qui puisse nous forcer à franchir un si grand intervalle ; & cet instinct est si vif en nous, que quand on supposeroit pour un moment qu’il subsistât, pendant que les objets extérieurs seroient anéantis, ces mêmes objets reproduits tout-à-coup ne pourroient augmenter sa force. Jugeons donc sans balancer, que nos sensations ont en effet hors de nous la cause que nous leur supposons, puisque l’effet qui peut résulter de l’existence réelle de cette cause ne sauroit différer en aucune maniere de celui que nous éprouvons ; & n’imitons point ces Philosophes dont parle Montagne, qui interrogés sur le principe des actions humaines, cherchent encore s’il y a des hommes. Loin de vouloir répandre des nuages sur une vérité reconnue des Sceptiques même lorsqu’ils ne disputent pas, laissons aux Métaphysiciens éclairés le soin d’en développer le principe : c’est à eux à déterminer, s’il est possible, quelle gradation observe notre ame dans ce premier pas qu’elle fait hors d’elle-même, poussée pour ainsi dire, & retenue tout à la fois par une foule de perceptions, qui d’un côté l’entraînent vers les objets extérieurs, & qui de l’autre n’appartenant proprement qu’à elle, semblent lui circonscrire un espace étroit dont elles ne lui permettent pas de sortir.

De tous les objets qui nous affectent par leur présence, notre propre corps est celui dont l’existence nous frappe le plus, parce qu’elle nous appartient plus intimement : mais à peine sentons-nous l’existence de notre corps, que nous nous appercevons de l’attention qu’il exige de nous, pour écarter les dangers qui l’environnent. Sujet à mille besoins, & sensible au dernier point à l’action des corps extérieurs, il seroit bien-tôt détruit, si le soin de sa conservation ne nous occupoit. Ce n’est pas que tous les corps extérieurs nous fassent éprouver des sensations desagréables, quelques-uns semblent nous dédommager par le plaisir que leur action nous procure. Mais tel est le malheur de la condition humaine, que la douleur est en nous le sentiment le plus vif ; le plaisir nous touche moins qu’elle, & ne suffit presque jamais pour nous en consoler. En vain quelques Philosophes soutenoient, en retenant leurs cris au milieu des souffrances, que la douleur n’étoit point un mal : en vain quelques autres plaçoient le bonheur suprème dans la volupté, à laquelle ils ne laissoient pas de se refuser par la crainte de ses suites : tous auroient mieux connu notre nature, s’ils s’étoient contentés de borner à l’exemption de la douleur le souverain bien de la vie présente ; & de convenir que sans pouvoir atteindre à ce souverain bien, il nous étoit seulement permis d’en approcher plus ou moins, à proportion de nos soins & de notre vigilance. Des réflexions si naturelles frapperont infailliblement tout homme abandonné à lui-même, & libre de préjugés, soit d’éducation, soit d’étude : elles seront la suite de la premiere impression qu’il recevra des objets ; & l’on peut les mettre au nombre de ces premiers mouvemens de l’ame, précieux pour les vrais sages, & dignes d’être observés par eux, mais négligés ou rejettés par la Philosophie ordinaire, dont ils démentent presque toujours les principes.

La nécessité de garantir notre propre corps de la douleur & de la destruction, nous fait examiner parmi les objets extérieurs, ceux qui peuvent nous être utiles ou nuisibles, pour rechercher les uns & fuir les autres. Mais à peine commençons-nous à parcourir ces objets, que nous découvrons parmi eux un grand nombre d’êtres qui nous paroissent entierement semblables à nous, c’est-à-dire, dont la forme est toute pareille à la nôtre, & qui, autant que nous en pouvons juger au premier coup d’œil, semblent avoir les mêmes perceptions que nous : tout nous porte donc à penser qu’ils ont aussi les mêmes besoins que nous éprouvons, & par conséquent le même intérêt de les satisfaire ; d’où il résulte que nous devons trouver beaucoup d’avantage à nous unir avec eux pour démêler dans la nature ce qui peut nous conserver ou nous nuire. La communication des idées est le principe & le soutien de cette union, & demande nécessairement l’invention des signes ; telle est l’origine de la formation des sociétés avec laquelle les langues ont dû naître.

Ce commerce que tant de motifs puissans nous engagent à former avec les autres hommes, augmente bien-tôt l’étendue de nos idées, & nous en fait naître de très-nouvelles pour nous, & de très éloignées, selon toute apparence, de celles que nous aurions eues par nous-mêmes sans un tel secours. C’est aux Philosophes à juger si cette communication réciproque, jointe à la ressemblance que nous appercevons entre nos sensations & celles de nos semblables, ne contribue pas beaucoup à fortifier ce penchant invincible que nous avons à supposer l’existence de tous les objets qui nous frappent. Pour me renfermer dans mon sujet, je remarquerai seulement que l’agrément & l’avantage que nous trouvons dans un pareil commerce, soit à faire part de nos idées aux autres hommes, soit à joindre les leurs aux nôtres, doit nous porter à resserrer de plus en plus les liens de la société commencée, & à la rendre la plus utile pour nous qu’il est possible. Mais chaque membre de la société cherchant ainsi à augmenter pour lui-même l’utilité qu’il en retire, & ayant à combattre dans chacun des autres un empressement égal au sien, tous ne peuvent avoir la même part aux avantages, quoique tous y ayent le même droit. Un droit si légitime est donc bien-tôt enfreint par ce droit barbare d’inégalité, appellé loi du plus fort, dont l’usage semble nous confondre avec les animaux, & dont il est pourtant si difficile de ne pas abuser. Ainsi la force, donnée par la nature à certains hommes, & qu’ils ne devroient sans doute employer qu’au soutien & à la protection des foibles, est au contraire l’origine de l’oppression de ces derniers. Mais plus l’oppression est violente, plus ils la souffrent impatiemment, parce qu’ils sentent que rien de raisonnable n’a dû les y assujettir. De-là la notion de l’injuste, & par conséquent du bien & du mal moral, dont tant de Philosophes ont cherché le principe, & que le cri de la nature, qui retentit dans tout homme, fait entendre chez les Peuples même les plus sauvages. De-là aussi cette loi naturelle que nous trouvons au-dedans de nous, source des premieres lois que les hommes ont dû former : sans le secours même de ces lois elle est quelquefois assez forte, sinon pour anéantir l’oppression, au moins pour la contenir dans certaines bornes. C’est ainsi que le mal que nous éprouvons par les vices de nos semblables, produit en nous la connoissance réfléchie des vertus opposées à ces vices ; connoissance précieuse, dont une union & une égalité parfaites nous auroient peut-être privés.

Par l’idée acquise du juste & de l’injuste, & conséquemment de la nature morale des actions, nous sommes naturellement amenés à examiner quel est en nous le principe qui agit, ou ce qui est la même chose, la substance qui veut & qui conçoit. Il ne faut pas approfondir beaucoup la nature de notre corps & l’idée que nous en avons, pour reconnoître qu’il ne sauroit être cette substance, puisque les propriétés que nous observons dans la matiere, n’ont rien de commun avec la faculté de vouloir & de penser : d’où il résulte que cet être appellé Nous est formé de deux principes de différente nature, tellement unis, qu’il regne entre les mouvemens de l’un & les affections de l’autre, une correspondance que nous ne saurions ni suspendre ni altérer, & qui les tient dans un assujettissement réciproque. Cet esclavage si indépendant de nous, joint aux réflexions que nous sommes forcés de faire sur la nature des deux principes & sur leur imperfection, nous éleve à la contemplation d’une Intelligence toute puissante à qui nous devons ce que nous sommes, & qui exige par conséquent notre culte : son existence, pour être reconnue, n’auroit besoin que de notre sentiment intérieur, quand même le témoignage universel des autres hommes, & celui de la Nature entiere ne s’y joindroient pas.

Il est donc évident que les notions purement intellectuelles du vice & de la vertu, le principe & la nécessité des lois, la spiritualité de l’ame, l’existence de Dieu & nos devoirs envers lui, en un mot les vérités dont nous avons le besoin le plus prompt & le plus indispensable, sont le fruit des premieres idées réfléchies que nos sensations occasionnent.

Quelque intéressantes que soient ces premieres vérités pour la plus noble portion de nous-mêmes, le corps auquel elle est unie nous ramene bientôt à lui par la nécessité de pourvoir à des besoins qui se multiplient sans cesse. Sa conservation doit avoir pour objet, ou de prévenir les maux qui le menacent, ou de remédier à ceux dont il est atteint. C’est à quoi nous cherchons à satisfaire par deux moyens ; savoir, par nos découvertes particulieres, & par les recherches des autres hommes ; recherches dont notre commerce avec eux nous met à portée de profiter. De-là ont dû naître d’abord l’Agriculture, la Medecine, enfin tous les Arts les plus absolument nécessaires. Ils ont été en même tems & nos connoissances primitives, & la source de toutes les autres, même de celles qui en paroissent très-éloignées par leur nature : c’est ce qu’il faut développer plus en détail.

Les premiers hommes, en s’aidant mutuellement de leurs lumieres, c’est-à-dire, de leurs efforts séparés ou réunis, sont parvenus, peut-être en assez peu de tems, à découvrir une partie des usages auxquels ils pouvoient employer les corps. Avides de connoissances utiles, ils ont dû écarter d’abord toute spéculation oisive, considérer rapidement les uns après les autres les différens êtres que la nature leur présentoit, & les combiner, pour ainsi dire, matériellement, par leurs propriétés les plus frappantes & les plus palpables. A cette premiere combinaison, il a dû en succéder une autre plus recherchée, mais toûjours relative à leurs besoins, & qui a principalement consisté dans une étude plus approfondie de quelques propriétés moins sensibles, dans l’altération & la décomposition des corps, & dans l’usage qu’on en pouvoit tirer.

Cependant, quelque chemin que les hommes dont nous parlons, & leurs successeurs, ayent été capables de faire, excités par un objet aussi intéressant que celui de leur propre conservation ; l’expérience & l’observation de ce vaste Univers leur ont fait rencontrer bientôt des obstacles que leurs plus grands efforts n’ont pû franchir. L’esprit, accoûtumé à la méditation, & avide d’en tirer quelque fruit, a dû trouver alors une espece de ressource dans la découverte des propriétés des corps uniquement curieuses, découverte qui ne connoît point de bornes. En effet, si un grand nombre de connoissances agréables suffisoit pour consoler de la privation d’une vérité utile, on pourroit dire que l’étude de la Nature, quand elle nous refuse le nécessaire, fournit du moins avec profusion à nos plaisirs : c’est une espece de superflu qui supplée, quoique très-imparfaitement, à ce qui nous manque. De plus, dans l’ordre de nos besoins & des objets de nos passions, le plaisir tient une des premieres places, & la curiosité est un besoin pour qui sait penser, sur-tout lorsque ce desir inquiet est animé par une sorte de dépit de ne pouvoir entierement se satisfaire. Nous devons donc un grand nombre de connoissances simplement agréables à l’impuissance malheureuse où nous sommes d’acquérir celles qui nous seroient d’une plus grande nécessité. Un autre motif sert à nous soûtenir dans un pareil travail ; si l’utilité n’en est pas l’objet, elle peut en être au moins le prétexte. Il nous suffit d’avoir trouvé quelquefois un avantage réel dans certaines connoissances, où d’abord nous ne l’avions pas soupçonné, pour nous autoriser à regarder toutes les recherches de pure curiosité, comme pouvant un jour nous être utiles. Voilà l’origine & la cause des progrès de cette vaste Science, appellée en général Physique ou Etude de la Nature, qui comprend tant de parties différentes : l’Agriculture & la Medecine, qui l’ont principalement fait naître, n’en sont plus aujourd’hui que des branches. Aussi, quoique les plus essentielles & les premieres de toutes, elles ont été plus ou moins en honneur à proportion qu’elles ont été plus ou moins étouffées & obscurcies par les autres.

Dans cette étude que nous faisons de la nature, en partie par nécessité, en partie par amusement, nous remarquons que les corps ont un grand nombre de propriétés, mais tellement unies pour la plûpart dans un même sujet, qu’afin de les étudier chacune plus à fond, nous sommes obligés de les considérer séparément. Par cette opération de notre esprit, nous découvrons bien-tôt des propriétés qui paroissent appartenir à tous les corps, comme la faculté de se mouvoir ou de rester en repos, & celle de se communiquer du mouvement, sources des principaux changemens que nous observons dans la Nature. L’examen de ces propriétés, & sur-tout de la derniere, aidé par nos propres sens, nous fait bientôt découvrir une autre propriété dont elles dépendent ; c’est l’impénétrabilité, ou cette espece de force par laquelle chaque corps en exclut tout autre du lieu qu’il occupe, de maniere que deux corps rapprochés le plus qu’il est possible, ne peuvent jamais occuper un espace moindre que celui qu’ils remplissoient étant désunis. L’impénétrabilité est la propriété principale par laquelle nous distinguons les corps des parties de l’espace indéfini où nous imaginons qu’ils sont placés ; du moins c’est ainsi que nos sens nous font juger ; & s’ils nous trompent sur ce point, c’est une erreur si métaphysique, que notre existence & notre conservation n’en ont rien à craindre, & que nous y revenons continuellement comme malgré nous par notre maniere ordinaire de concevoir. Tout nous porte à regarder l’espace comme le lieu des corps, sinon réel, au moins supposé ; c’est en effet par le secours des parties de cet espace considérées comme pénétrables & immobiles, que nous parvenons à nous former l’idée la plus nette que nous puissions avoir du mouvement. Nous sommes donc comme naturellement contraints à distinguer, au moins par l’esprit, deux sortes d’étendue, dont l’une est impénétrable, & l’autre constitue le lieu des corps. Ainsi quoique l’impénétrabilité entre nécessairement dans l’idée que nous nous formons des portions de la matiere, cependant comme c’est une propriété relative, c’est-à-dire dont nous n’avons l’idée qu’en examinant deux corps ensemble, nous nous accoûtumons bientôt à la regarder comme distinguée de l’étendue, & à considérer celle-ci séparément de l’autre.

Par cette nouvelle considération nous ne voyons plus les corps que comme des parties figurées & étendues de l’espace ; point de vue le plus général & le plus abstrait sous lequel nous puissions les envisager. Car l’étendue où nous ne distinguerions point de parties figurées, ne seroit qu’un tableau lointain & obscur, où tout nous échapperoit, parce qu’il nous seroit impossible d’y rien discerner. La couleur & la figure, propriétés toujours attachées aux corps, quoique variables pour chacun d’eux, nous servent en quelque sorte à les détacher du fond de l’espace ; l’une de ces deux propriétés est même suffisante à cet égard : aussi pour considérer les corps sous la forme la plus intellectuelle, nous préférons la figure à la couleur, soit parce que la figure nous est plus familiere étant à la fois connue par la vue & par le toucher, soit parce qu’il est plus facile de considérer dans un corps la figure sans la couleur, que la couleur sans la figure ; soit enfin parce que la figure sert à fixer plus aisément & d’une maniere moins vague, les parties de l’espace.

Nous voilà donc conduits à déterminer les propriétés de l’étendue simplement en tant que figurée. C’est l’objet de la Géométrie, qui pour y parvenir plus facilement, considere d’abord l’étendue limitée par une seule dimension, ensuite par deux, & enfin sous les trois dimensions qui constituent l’essence du corps intelligible, c’est-à-dire, d’une portion de l’espace terminée en tout sens par des bornes intellectuelles.

Ainsi, par des opérations & des abstractions successives de notre esprit, nous dépouillons la matiere de presque toutes ses propriétés sensibles, pour n’envisager en quelque maniere que son phantôme ; & l’on doit sentir d’abord que les découvertes auxquelles cette recherche nous conduit, ne pourront manquer d’être fort utiles toutes les fois qu’il ne sera point nécessaire d’avoir égard à l’impénétrabilité des corps ; par exemple, lorsqu’il sera question d’étudier leur mouvement, en les considérant comme des parties de l’espace, figurées, mobiles, & distantes les unes des autres.

L’examen que nous faisons de l’étendue figurée nous présentant un grand nombre de combinaisons à faire, il est nécessaire d’inventer quelque moyen qui nous rende ces combinaisons plus faciles ; & comme elles consistent principalement dans le calcul & le rapport des différentes parties dont nous imaginons que les corps géométriques sont formés, cette recherche nous conduit bientôt à l’Arithmétique ou Science des nombres. Elle n’est autre chose que l’art de trouver d’une maniere abrégée l’expression d’un rapport unique qui résulte de la comparaison de plusieurs autres. Les différentes manieres de comparer ces rapports donnent les différentes regles de l’Arithmétique.

De plus, il est bien difficile qu’en réfléchissant sur ces regles, nous n’appercevions certains principes ou propriétés générales des rapports, par le moyen desquelles nous pouvons, en exprimant ces rapports d’une maniere universelle, découvrir les différentes combinaisons qu’on en peut faire. Les résultats de ces combinaisons, réduits sous une forme générale, ne seront en effet que des calculs arithmétiques indiqués, & représentés par l’expression la plus simple & la plus courte que puisse souffrir leur état de généralité. La science ou l’art de désigner ainsi les rapports est ce qu’on nomme Algebre. Ainsi quoiqu’il n’y ait proprement de calcul possible que par les nombres, ni de grandeur mesurable que l’étendue (car sans l’espace nous ne pourrions mesurer exactement le tems) nous parvenons, en généralisant toujours nos idées, à cette partie principale des Mathématiques, & de toutes les Sciences naturelles, qu’on appelle Science des grandeurs en général ; elle est le fondement de toutes les découvertes qu’on peut faire sur la quantité, c’est-à-dire, sur tout ce qui est susceptible d’augmentation ou de diminution.

Cette Science est le terme le plus éloigné où la contemplation des propriétés de la matière puisse nous conduire, & nous ne pourrions aller plus loin sans sortir tout-à-fait de l’univers matériel. Mais telle est la marche de l’esprit dans ses recherches, qu’après avoir généralisé ses perceptions jusqu’au point de ne pouvoir plus les décomposer davantage, il revient ensuite sur ses pas, recompose de nouveau ces perceptions mêmes, & en forme peu à peu & par gradation, les êtres réels qui sont l’objet immédiat & direct de nos sensations. Ces êtres, immédiatement relatifs à nos besoins, sont aussi ceux qu’il nous importe le plus d’étudier ; les abstractions mathématiques nous en facilitent la connoissance ; mais elles ne sont utiles qu’autant qu’on ne s’y borne pas.

C’est pourquoi, ayant en quelque sorte épuisé par les spéculations géométriques les propriétés de l’étendue figurée, nous commençons par lui rendre l’impénétrabilité, qui constitue le corps physique, & qui étoit la dernière qualité sensible dont nous l’avions dépouillée. Cette nouvelle considération entraîne celle de l’action des corps les uns sur les autres, car les corps n’agissent qu’en tant qu’ils sont impénétrables ; & c’est delà que se déduisent les lois de l’équilibre & du mouvement, objet de la Méchanique. Nous étendons même nos recherches jusqu’au mouvement des corps animés par des forces ou causes motrices inconnues, pourvu que la loi suivant laquelle ces causes agissent, soit connue ou supposée l’être.

Rentrés enfin tout-à-fait dans le monde corporel, nous appercevons bientôt l’usage que nous pouvons faire de la Géométrie & de la Méchanique, pour acquérir sur les propriétés des corps les connoissances les plus variées & les plus profondes. C’est à-peu-près de cette manière que sont nées toutes les Sciences appellées Physico-Mathématiques. On peut mettre à leur tête l’Astronomie, dont l’étude, après celle de nous-mêmes, est la plus digne de notre application par le spectacle magnifique qu’elle nous présente. Joignant l’observation au calcul, & les éclairant l’un par l’autre, cette science détermine avec une exactitude digne d’admiration les distances & les mouvemens les plus compliqués des corps célestes ; elle assigne jusqu’aux forces mêmes par lesquelles ces mouvemens sont produits ou altérés. Aussi peut-on la regarder à juste titre comme l’application la plus sublime & la plus sûre de la Géométrie & de la Méchanique réunies, & ses progrès comme le monument le plus incontestable du succès auxquels l’esprit humain peut s’élever par ses efforts.

L’usage des connoissances mathématiques n’est pas moins grand dans l’examen des corps terrestres qui nous environnent. Toutes les propriétés que nous observons dans ces corps ont entr’elles des rapports plus ou moins sensibles pour nous : la connoissance ou la découverte de ces rapports est presque toujours le seul objet auquel il nous soit permis d’atteindre, & le seul par conséquent que nous devions nous proposer. Ce n’est donc point par des hypothèses vagues & arbitraires que nous pouvons espérer de connoître la Nature ; c’est par l’étude réfléchie des phénomènes, par la comparaison que nous ferons des uns avec les autres, par l’art de réduire, autant qu’il sera possible, un grand nombre de phénomènes à un seul qui puisse en être regardé comme le principe. En effet, plus on diminue le nombre des principes d’une science, plus on leur donne d’étendue ; puisque l’objet d’une science étant nécessairement déterminé, les principes appliqués à cet objet seront d’autant plus féconds qu’ils seront en plus petit nombre. Cette réduction, qui les rend d’ailleurs plus faciles à saisir, constitue le véritable esprit systématique qu’il faut bien se garder de prendre pour l’esprit de système, avec lequel il ne se rencontre pas toujours. Nous en parlerons plus au long dans la suite.

Mais à proportion que l’objet qu’on embrasse est plus ou moins difficile & plus ou moins vaste, la réduction dont nous parlons est plus ou moins pénible : on est donc aussi plus ou moins en droit de l’exiger de ceux qui se livrent à l’étude de la Nature. L’Aimant, par exemple, un des corps qui ont été le plus étudiés, & sur lequel on a fait des découvertes si surprenantes, a la propriété d’attirer le fer, celle de lui communiquer sa vertu, celle de se tourner vers les pôles du Monde, avec une variation qui est elle-même sujette à des règles, & qui n’est pas moins étonnante que ne le seroit une direction plus exacte ; enfin la propriété de s’incliner en formant avec la ligne horisontale un angle plus ou moins grand, selon le lieu de la terre où il est placé. Toutes ces propriétés singulières, dépendantes de la nature de l’Aimant, tiennent vraissemblablement à quelque propriété générale, qui en est l’origine, qui jusqu’ici nous est inconnue, & peut-être le restera long-tems. Au défaut d’une telle connoissance, & des lumières nécessaires sur la cause physique des propriétés de l’Aimant, ce seroit sans doute une recherche bien digne d’un Philosophe, que de réduire, s’il étoit possible, toutes ces propriétés à une seule, en montrant la liaison qu’elles ont entre elles. Mais plus une telle découverte seroit utile aux progrès de la Physique, plus nous avons lieu de craindre qu’elle ne soit refusée à nos efforts. J’en dis autant d’un grand nombre d’autres phénomènes dont l’enchaînement tient peut-être au système général du Monde.

La seule ressource qui nous reste donc dans une recherche si pénible, quoique si nécessaire, & même si agréable, c’est d’amasser le plus de faits qu’il nous est possible, de les disposer dans l’ordre le plus naturel, de les rappeller à un certain nombre de faits principaux dont les autres ne soient que des conséquences. Si nous osons quelquefois nous élever plus haut, que ce soit avec cette sage circonspection qui sied si bien à une vue aussi foible que la nôtre.

Tel est le plan que nous devons suivre dans cette vaste partie de la Physique, appellée Physique générale & expérimentale. Elle diffère des Sciences Physico-Mathématiques, en ce qu’elle n’est proprement qu’un recueil raisonné d’expériences & d’observations ; au lieu que celles-ci par l’application des calculs mathématiques à l’expérience, déduisent quelquefois d’une seule & unique observation un grand nombre de conséquences qui tiennent de bien près par leur certitude aux vérités géométriques. Ainsi une seule expérience sur la réflexion de la lumière donne toute la Catoptrique, ou science des propriétés des Miroirs ; une seule sur la réfraction de la lumière produit l’explication mathématique de l’Arc-en-ciel, la théorie des couleurs, & toute la Dioptrique, ou science des Verres concaves & convexes ; d’une seule observation sur la pression des fluides, on tire toutes les lois de l’équilibre & du mouvement de ces corps ; enfin une expérience unique sur l’accélération des corps qui tombent, fait découvrir les lois de leur chûte sur des plans inclinés, & celles du mouvement des pendules.

Il faut avouer pourtant que les Géomètres abusent quelquefois de cette application de l’Algebre à la Physique. Au défaut d’expériences propres à servir de base à leur calcul, ils se permettent des hypothèses les plus commodes, à la vérité, qu’il leur est possible, mais souvent très-éloignées de ce qui est réellement dans la Nature. On a voulu réduire en calcul jusqu’à l’art de guérir ; & le corps humain, cette machine si compliquée, a été traité par nos Médecins algébristes comme le seroit la machine la plus simple ou la plus facile à décomposer. C’est une chose singulière de voir ces Auteurs résoudre d’un trait de plume des problèmes d’Hydraulique & de Statique capables d’arrêter toute leur vie les plus grands Géomètres. Pour nous, plus sages ou plus timides, contentons-nous d’envisager la plupart de ces calculs & de ces suppositions vagues comme des jeux d’esprit auxquels la Nature n’est pas obligée de se soumettre ; & concluons, que la seule vraie manière de philosopher en Physique, consiste, ou dans l’application de l’analyse mathématique aux expériences, ou dans l’observation seule, éclairée par l’esprit de méthode, aidée quelquefois par des conjectures lorsqu’elles peuvent fournir des vues, mais sévèrement dégagée de toute hypothèse arbitraire.

Arrêtons-nous un moment ici, & jettons les yeux sur l’espace que nous venons de parcourir.Nous y remarquerons deux limites où se trouvent, pour ainsi dire, concentrées presque toutes les connoissances certaines accordées à nos lumières naturelles. L’une de ces limites, celle d’où nous sommes partis, est l’idée de nous-mêmes, qui conduit à celle de l’Etre tout-puissant, & de nos principaux devoirs. L’autre est cette partie des Mathématiques qui a pour objet les propriétés générales des corps, de l’étendue & de la grandeur. Entre ces deux termes est un intervalle immense, où l’Intelligence suprême semble avoir voulu se jouer de la curiosité humaine, tant par les nuages qu’elle y a répandus sans nombre, que par quelques traits de lumière qui semblent s’échapper de distance en distance pour nous attirer. On pourroit comparer l’Univers à certains ouvrages d’une obscurité sublime, dont les Auteurs en s’abaissant quelquefois à la portée de celui qui les lit, cherchent à lui persuader qu’il entend tout à-peu-près. Heureux donc, si nous nous engageons dans ce labyrinthe, de ne point quitter la véritable route ; autrement les éclairs destinés à nous y conduire, ne serviroient souvent qu’à nous en écarter davantage.

Il s’en faut bien d’ailleurs que le petit nombre de connoissances certaines sur lesquelles nous pouvons compter, & qui sont, si on peut s’exprimer de la sorte, reléguées aux deux extrémités de l’espace dont nous parlons, soit suffisant pour satisfaire à tous nos besoins. La nature de l’homme, dont l’étude est si nécessaire & si recommandée par Socrate, est un mystère impénétrable à l’homme même, quand il n’est éclairé que par la raison seule ; & les plus grands génies à force de réflexions sur une matière si importante, ne parviennent que trop souvent à en savoir un peu moins que le reste des hommes. On peut en dire autant de notre existence présente & future, de l’essence de l’Etre auquel nous la devons, & du genre de culte qu’il exige de nous.

Rien ne nous est donc plus nécessaire qu’une Religion révélée qui nous instruise sur tant de divers objets. Destinée à servir de supplément à la connoissance naturelle, elle nous montre une partie de ce qui nous étoit caché ; mais elle se borne à ce qu’il nous est absolument nécessaire de connoître ; le reste est fermé pour nous, & apparemment le sera toujours. Quelques vérités à croire, un petit nombre de préceptes à pratiquer, voilà à quoi la Religion révélée se réduit : néanmoins à la faveur des lumières qu’elle a communiquées au monde, le Peuple même est plus ferme & plus décidé sur un grand nombre de questions intéressantes, que ne l’ont été toutes les sectes des Philosophes.

À l’égard des Sciences mathématiques, qui constituent la seconde des limites dont nous avons parlé, leur nature & leur nombre ne doivent point nous en imposer. C’est à la simplicité de leur objet qu’elles sont principalement redevables de leur certitude. Il faut même avouer que comme toutes les parties des Mathématiques n’ont pas un objet également simple, aussi la certitude proprement dite, celle qui est fondée sur des principes nécessairement vrais & évidens par eux-mêmes, n’appartient ni également ni de la même manière à toutes ces parties. Plusieurs d’entr’elles, appuyées sur des principes physiques, c’est-à-dire, sur des vérités d’expérience ou sur de simples hypothèses, n’ont, pour ainsi dire, qu’une certitude d’expérience ou même de pure supposition. Il n’y a, pour parler exactement, que celles qui traitent du calcul des grandeurs & des propriétés générales de l’étendue, c’est-à-dire, l’Algebre, la Géométrie & la Méchanique, qu’on puisse regarder comme marquées au sceau de l’évidence. Encore y a-t-il dans la lumière que ces Sciences présentent à notre esprit, une espèce de gradation, & pour ainsi dire de nuance à observer. Plus l’objet qu’elles embrassent est étendu, & considéré d’une manière générale & abstraite, plus aussi leurs principes sont exempts de nuages ; c’est par cette raison que la Géométrie est plus simple que la Méchanique, & l’une & l’autre moins simples que l’Algebre. Ce paradoxe n’en sera point un pour ceux qui ont étudié ces Sciences en Philosophes ; les notions les plus abstraites, celles que le commun des hommes regarde comme les plus inaccessibles, sont souvent celles qui portent avec elles une plus grande lumière : l’obscurité s’empare de nos idées à mesure que nous examinons dans un objet plus de propriétés sensibles. L’impénétrabilité, ajoutée à l’idée de l’étendue, semble ne nous offrir qu’un mystère de plus, la nature du mouvement est une énigme pour les Philosophes, le principe métaphysique des lois de la percussion ne leur est pas moins caché ; en un mot plus ils approfondissent l’idée qu’ils se forment de la matière & des propriétés qui la représentent, plus cette idée s’obscurcit & paroît vouloir leur échapper.

On ne peut donc s’empêcher de convenir que l’esprit n’est pas satisfait au même degré par toutes les connoissances mathématiques : allons plus loin, & examinons sans prévention à quoi ces connoissances se réduisent. Envisagées d’un premier coup d’œil, elles sont sans doute en fort grand nombre, & même en quelque sorte inépuisables : mais lorsqu’après les avoir accumulées, on en fait le dénombrement philosophique, on s’apperçoit qu’on est en effet beaucoup moins riche qu’on ne croyoit l’être. Je ne parle point ici du peu d’application & d’usage qu’on peut faire de plusieurs de ces vérités ; ce seroit peut-être un argument assez foible contr’elles : je parle de ces vérités considérées en elles-mêmes. Qu’est-ce que la plûpart des ces axiomes dont la Géométrie est si orgueilleuse, si ce n’est l’expression d’une même idée simple par deux signes ou mots différens ? Celui qui dit que deux & deux font quatre, a-t-il une connoissance de plus que celui qui se contenteroit de dire que deux & deux font deux & deux ? Les idées de tout, de partie, de plus grand & de plus petit, ne sont-elles pas, à proprement parler, la même idée simple & individuelle, puisqu’on ne sauroit avoir l’une sans que les autres se présentent toutes en même tems ? Nous devons, comme l’ont observé quelques Philosophes, bien des erreurs à l’abus des mots ; c’est peut-être à ce même abus que nous devons les axiomes. Je ne prétends point cependant en condamner absolument l’usage, je veux seulement faire observer à quoi il se réduit ; c’est à nous rendre les idées simples plus familières par l’habitude, & plus propres aux différens usages auxquels nous pouvons les appliquer. J’en dis à-peu-près autant, quoiqu’avec les restrictions convenables, des théorèmes mathématiques. Considérés sans préjugé, ils se réduisent à un assez petit nombre de vérités primitives. Qu’on examine une suite de propositions de Géométrie déduites les unes des autres, en sorte que deux propositions voisines se touchent immédiatement & sans aucun intervalle, on s’appercevra qu’elles ne sont toutes que la première proposition qui se défigure, pour ainsi dire, successivement & peu à peu dans le passage d’une conséquence à la suivante, mais qui pourtant n’a point été réellement multipliée par cet enchaînement, & n’a fait que recevoir différentes formes. C’est à-peu-près comme si on vouloit exprimer cette proposition par le moyen d’une langue qui se seroit insensiblement dénaturée, & qu’on l’exprimât successivement de diverses manières, qui représentassent les différens états par lesquels la langue a passé.

Chacun de ces états se reconnoîtroit dans celui qui en seroit immédiatement voisin ; mais dans un état plus éloigné, on ne le démêleroit plus, quoiqu’il fût toûjours dépendant de ceux qui l’auroient précédé, & destiné à transmettre les mêmes idées. On peut donc regarder l’enchaînement de plusieurs vérités géométriques, comme des traductions plus ou moins différentes & plus ou moins compliquées de la même proposition, & souvent de la même hypothèse. Ces traductions sont au reste fort avantageuses par les divers usages qu’elles nous mettent à portée de faire du théorème qu’elles expriment ; usages plus ou moins estimables à proportion de leur importance & de leur étendue. Mais en convenant du mérite réel de la traduction mathématique d’une proposition, il faut reconnoître aussi que ce mérite réside originairement dans la proposition même. C’est ce qui doit nous faire sentir combien nous sommes redevables aux génies inventeurs, qui en découvrant quelqu’une de ces vérités fondamentales, source, & pour ainsi dire, original d’un grand nombre d’autres, ont réellement enrichi la Géométrie, & étendu son domaine.

Il en est de même des vérités physiques & des propriétés des corps dont nous appercevons la liaison. Toutes ces propriétés bien rapprochées ne nous offrent, à proprement parler, qu’une connoissance simple & unique. Si d’autres en plus grand nombre sont détachées pour nous, & forment des vérités différentes, c’est à la foiblesse de nos lumieres que nous devons ce triste avantage ; & l’on peut dire que notre abondance à cet égard est l’effet de notre indigence même. Les corps électriques dans lesquels on a découvert tant de propriétés singulieres, mais qui ne paroissent pas tenir l’une à l’autre, sont peut-être en un sens les corps les moins connus, parce qu’ils paroissent l’être davantage. Cette vertu qu’ils acquierent étant frottés, d’attirer de petits corpuscules, & celle de produire dans les animaux une commotion violente, sont deux choses pour nous ; c’en seroit une seule si nous pouvions remonter à la premiere cause. L’Univers, pour qui sauroit l’embrasser d’un seul point de vûe, ne seroit, s’il est permis de le dire, qu’un fait unique & une grande vérité.

Les différentes connoissances, tant utiles qu’agréables, dont nous avons parlé jusqu’ici, & dont nos besoins ont été la premiere origine, ne sont pas les seules que l’on ait dû cultiver. Il en est d’autres qui leur sont relatives, & auxquelles par cette raison les hommes se sont appliqués dans le même tems qu’ils se livroient aux premieres. Aussi nous aurions en même tems parlé de toutes, si nous n’avions crû plus à propos & plus conforme à l’ordre philosophique de ce Discours, d’envisager d’abord sans interruption l’étude générale que les hommes ont faite des corps, parce que cette étude est celle par laquelle ils ont commencé, quoique d’autres s’y soient bien-tôt jointes. Voici à-peu-près dans quel ordre ces dernieres ont dû se succéder.

L’avantage que les hommes ont trouvé à étendre la sphère de leurs idées, soit par leurs propres efforts, soit par le secours de leurs semblables, leur a fait penser qu’il seroit utile de réduire en art la maniere même d’acquérir des connoissances, & celle de se communiquer réciproquement leurs propres pensées ; cet art a donc été trouvé, & nommé Logique. Il enseigne à ranger les idées dans l’ordre le plus naturel, à en former la chaîne la plus immédiate, à décomposer celles qui en renferment un trop grand nombre de simples, à les envisager par toutes leurs faces, enfin à les présenter aux autres sous une forme qui les leur rende faciles à saisir. C’est en cela que consiste cette science du raisonnement qu’on regarde avec raison comme la clé de toutes nos connoissances. Cependant il ne faut pas croire qu’elle tienne le premier rang dans l’ordre de l’invention. L’art de raisonner est un présent que la Nature fait d’elle-même aux bons esprits ; & on peut dire que les livres qui en traitent ne sont guere utiles qu’à celui qui peut se passer d’eux. On a fait un grand nombre de raisonnemens justes, long-tems avant que la Logique réduite en principes apprît à démêler les mauvais, ou même à les pallier quelquefois par une forme subtile & trompeuse.

Cet art si précieux de mettre dans les idées l’enchaînement convenable, & de faciliter en conséquence le passage de l’une à l’autre, fournit en quelque maniere le moyen de rapprocher jusqu’à un certain point les hommes qui paroissent différer le plus. En effet, toutes nos connoissances se réduisent primitivement à des sensations, qui sont à peu-près les mêmes dans tous les hommes ; & l’art de combiner & de rapprocher des idées directes, n’ajoûte proprement à ces mêmes idées, qu’un arrangement plus ou moins exact, & une énumération qui peut être rendue plus ou moins sensible aux autres. L’homme qui combine aisément des idées ne differe guere de celui qui les combine avec peine, que comme celui qui juge tout d’un coup d’un tableau en l’envisageant, differe de celui qui a besoin pour l’apprétier qu’on lui en fasse observer successivement toutes les parties : l’un & l’autre en jettant un premier coup d’œil, ont eu les mêmes sensations, mais elles n’ont fait, pour ainsi dire, que glisser sur le second ; & il n’eût fallu que l’arrêter & le fixer plus long-tems sur chacune, pour l’amener au même point où l’autre s’est trouvé tout d’un coup. Par ce moyen les idées réfléchies du premier seroient devenues aussi à portée du second, que des idées directes. Ainsi il est peut-être vrai de dire qu’il n’y a presque point de science ou d’art dont on ne pût à la rigueur, & avec une bonne Logique, instruire l’esprit le plus borné, parce qu’il y en a peu dont les propositions ou les regles ne puissent être réduites à des notions simples, & disposées entre elles dans un ordre si immédiat que la chaîne ne se trouve nulle part interrompue. La lenteur plus ou moins grande des opérations de l’esprit exige plus ou moins cette chaîne, & l’avantage des plus grands génies se réduit à en avoir moins besoin que les autres, ou plûtôt à la former rapidement & presque sans s’en appercevoir.

La science de la communication des idées ne se borne pas à mettre de l’ordre dans les idées mêmes ; elle doit apprendre encore à exprimer chaque idée de la maniere la plus nette qu’il est possible, & par conséquent à perfectionner les signes qui sont destinés à la rendre : c’est aussi ce que les hommes ont fait peu à peu. Les langues, nées avec les sociétés, n’ont sans doute été d’abord qu’une collection assez bisarre de signes de toute espece ; & les corps naturels qui tombent sous nos sens ont été en conséquence les premiers objets que l’on ait désignés par des noms. Mais, autant qu’il est permis d’en juger, les langues dans cette premiere origine, destinée à l’usage le plus pressant, ont dû être fort imparfaites, peu abondantes, & assujetties à bien peu de principes certains ; & les Arts ou les Sciences absolument nécessaires pouvoient avoir fait beaucoup de progrès, lorsque les regles de la diction & du style étoient encore à naître. La communication des idées ne souffroit pourtant guere de ce défaut de regles, & même de la disette de mots ; ou plûtôt elle n’en souffroit qu’autant qu’il étoit nécessaire pour obliger chacun des hommes à augmenter ses propres connoissances par un travail opiniâtre, sans trop se reposer sur les autres. Une communication trop facile peut tenir quelquefois l’ame engourdie, & nuire aux efforts dont elle seroit capable. Qu’on jette les yeux sur les prodiges des aveugles nés, & des sourds & muets de naissance ; on verra ce que peuvent produire les ressorts de l’esprit, pour peu qu’ils soient vifs & mis en action par des difficultés à vaincre.

Cependant la facilité de rendre & de recevoir des idées par un commerce mutuel, ayant aussi de son côté des avantages incontestables, il n’est pas surprenant que les hommes ayent cherché de plus en plus à augmenter cette facilité. Pour cela, ils ont commencé par réduire les signes aux mots, parce qu’ils sont, pour ainsi dire, les symboles que l’on a le plus aisément sous la main. De plus, l’ordre de la génération des mots a suivi l’ordre des opérations de l’esprit : après les individus, on a nommé les qualités sensibles, qui, sans exister par elles-mêmes, existent dans ces individus, & sont communes à plusieurs : peu-à-peu l’on est enfin venu à ces termes abstraits, dont les uns servent à lier ensemble les idées, d’autres à désigner les propriétés générales des corps, d’autres à exprimer des notions purement spirituelles. Tous ces termes que les enfans sont si long-tems à apprendre, ont coûté sans doute encore plus de tems à trouver. Enfin réduisant l’usage des mots en préceptes, on a formé la Grammaire, que l’on peut regarder comme une des branches de la Logique. Eclairée par une Métaphysique fine & déliée, elle démêle les nuances des idées, apprend à distinguer ces nuances par des signes différens, donne des regles pour faire de ces signes l’usage le plus avantageux, découvre souvent par cet esprit philosophique qui remonte à la source de tout, les raisons du choix bisarre en apparence, qui fait préférer un signe à un autre, & ne laisse enfin à ce caprice national qu’on appelle usage, que ce qu’elle ne peut absolument lui ôter.

Les hommes en se communiquant leurs idées, cherchent aussi à se communiquer leurs passions. C’est par l’éloquence qu’ils y parviennent. Faite pour parler au sentiment, comme la Logique & la Grammaire parlent à l’esprit, elle impose silence à la raison même ; & les prodiges qu’elle opere souvent entre les mains d’un seul sur toute une Nation, sont peut-être le témoignage le plus éclatant de la supériorité d’un homme sur un autre. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’on ait cru suppléer par des regles à un talent si rare. C’est à peu-près comme si on eût voulu réduire le génie en préceptes. Celui qui a prétendu le premier qu’on devoit les Orateurs à l’art, ou n’étoit pas du nombre, ou étoit bien ingrat envers la Nature. Elle seule peut créer un homme éloquent ; les hommes sont le premier livre qu’il doive étudier pour réussir, les grands modeles sont le second ; & tout ce que ces Écrivains illustres nous ont laissé de philosophique & de réfléchi sur le talent de l’Orateur, ne prouve que la difficulté de leur ressembler. Trop éclairés pour prétendre ouvrir la carriere, ils ne vouloient sans doute qu’en marquer les écueils. A l’égard de ces puérilités pédantesques qu’on a honorées du nom de Rhétorique, ou plûtôt qui n’ont servi qu’à rendre ce nom ridicule, & qui sont à l’Art oratoire ce que la Scholastique est à la vraie Philosophie, elles ne sont propres qu’à donner de l’Éloquence l’idée la plus fausse & la plus barbare. Cependant quoiqu’on commence assez universellement à en reconnoître l’abus, la possession où elles sont depuis long-tems de former une branche distinguée de la connoissance humaine, ne permet pas encore de les en bannir : pour l’honneur de notre discernement, le tems en viendra peut-être un jour.

Ce n’est pas assez pour nous de vivre avec nos contemporains, & de les dominer. Animés par la curiosité & par l’amour-propre, & cherchant par une avidité naturelle à embrasser à la fois le passé, le présent & l’avenir, nous desirons en même tems de vivre avec ceux qui nous suivront, & d’avoir vêcu avec ceux qui nous ont précédé. De-là l’origine & l’étude de l’Histoire, qui nous unissant aux siecles passés par le spectacle de leurs vices & de leurs vertus, de leurs connoissances & de leurs erreurs, transmet les nôtres aux siecles futurs. C’est là qu’on apprend à n’estimer les hommes que par le bien qu’ils font, & non par l’appareil imposant qui les entoure : les Souverains, ces hommes assez malheureux pour que tout conspire à leur cacher la vérité, peuvent eux-mêmes se juger d’avance à ce tribunal integre & terrible ; le témoignage que rend l’Histoire à ceux de leurs prédécesseurs qui leur ressemblent, est l’image de ce que la postérité dira d’eux.

La Chronologie & la Géographie sont les deux rejettons & les deux soûtiens de la science dont nous parlons : l’une, pour ainsi dire, place les hommes dans le tems ; l’autre les distribue sur notre globe. Toutes deux tirent un grand secours de l’histoire de la Terre & de celle des Cieux, c’est-à-dire des faits historiques, & des observations célestes ; & s’il étoit permis d’emprunter ici le langage des Poëtes, on pourroit dire que la science des tems & celle des lieux sont filles de l’Astronomie & de l’Histoire.

Un des principaux fruits de l’étude des Empires & de leurs révolutions, est d’examiner comment les hommes, séparés pour ainsi dire en plusieurs grandes familles, ont formé diverses sociétés ; comment ces différentes sociétés ont donné naissance aux différentes especes de gouvernemens ; comment elles ont cherché à se distinguer les unes des autres, tant par les lois qu’elles se sont données, que par les signes particuliers que chacune a imaginées pour que ses membres communiquassent plus facilement entr’eux. Telle est la source de cette diversité de langues & de lois, qui est devenue pour notre malheur un objet considérable d’étude. Telle est encore l’origine de la politique, espece de morale d’un genre particulier & supérieur, à laquelle les principes de la morale ordinaire ne peuvent quelquefois s’accommoder qu’avec beaucoup de finesse, & qui pénétrant dans les ressorts principaux du gouvernement des États, démêle ce qui peut les conserver, les affoiblir ou les détruire. Étude peut-être la plus difficile de toutes, par les connoissances profondes des peuples & des hommes qu’elle exige, & par l’étendue & la variété des talens qu’elle suppose ; sur-tout quand le Politique ne veut point oublier que la loi naturelle, antérieure à toutes les conventions particulieres, est aussi la premiere loi des Peuples, & que pour être homme d’État, on ne doit point cesser d’être homme.

Voilà les branches principales de cette partie de la connoissance humaine, qui consiste ou dans les idées directes que nous avons reçûes par les sens, ou dans la combinaison & la comparaison de ces idées ; combinaison qu’en général on appelle Philosophie. Ces branches se subdivisent en une infinité d’autres dont l’énumération seroit immense, & appartient plus à cet ouvrage même qu’à sa Préface.

La premiere opération de la réflexion consistant à rapprocher & à unir les notions directes, nous avons dû commencer dans ce discours par envisager la réflexion de ce côté-là, & parcourir les différentes sciences qui en résultent. Mais les notions formées par la combinaison des idées primitives, ne sont pas les seules dont notre esprit soit capable. Il est une autre espece de connoissances réfléchies, dont nous devons maintenant parler. Elles consistent dans les idées que nous nous formons à nous-mêmes en imaginant & en composant des êtres semblables à ceux qui sont l’objet de nos idées directes. C’est ce qu’on appelle l’imitation de la Nature, si connue & si recommandée par les Anciens. Comme les idées directes qui nous frappent le plus vivement, sont celles dont nous conservons le plus aisément le souvenir, ce sont aussi celles que nous cherchons le plus à réveiller en nous par l’imitation de leurs objets. Si les objets agréables nous frappent plus étant réels que simplement représentés, ce déchet d’agrément est en quelque maniere compensé par celui qui résulte du plaisir de l’imitation. A l’égard des objets qui n’exciteroient étant réels que des sentimens tristes ou tumultueux, leur imitation est plus agréable que les objets même, parce qu’elle nous place à cette juste distance, où nous éprouvons le plaisir de l’émotion sans en ressentir le desordre. C’est dans cette imitation des objets capables d’exciter en nous des sentimens vifs ou agréables, de quelque nature qu’ils soient, que consiste en général l’imitation de la belle Nature, sur laquelle tant d’Auteurs ont écrit sans en donner d’idée nette ; soit parce que la belle Nature ne se démêle que par un sentiment exquis, soit aussi parce que dans cette matiere les limites qui distinguent l’arbitraire du vrai ne sont pas encore bien fixées, & laissent quelque espace libre à l’opinion.

À la tête des connoissances qui consistent dans l’imitation, doivent être placées la Peinture & la Sculpture, parce que ce sont celles de toutes où l’imitation approche le plus des objets qu’elle représente, & parle le plus directement aux sens. On peut y joindre cet art, né de la nécessité, & perfectionné par le luxe, l’Architecture, qui s’étant élevée par degrés des chaumieres aux palais, n’est aux yeux du Philosophe, si on peut parler ainsi, que le masque embelli d’un de nos plus grands besoins. L’imitation de la belle Nature y est moins frappante, & plus resserrée que dans les deux autres Arts dont nous venons de parler ; ceux-ci expriment indifféremment & sans restriction toutes les parties de la belle Nature, & la représentent telle qu’elle est, uniforme ou variée ; l’Architecture au contraire se borne à imiter par l’assemblage & l’union des différens corps qu’elle employe, l’arrangement symmétrique que la nature observe plus ou moins sensiblement dans chaque individu, & qui contraste si bien avec la belle variété du tout ensemble.

La Poësie qui vient après la Peinture & la Sculpture, & qui n’employe pour l’imitation que les mots disposés suivant une harmonie agréable à l’oreille, parle plûtot à l’imagination qu’aux sens ; elle lui représente d’une maniere vive & touchante les objets qui composent cet Univers, & semble plûtôt les créer que les peindre, par la chaleur, le mouvement, & la vie qu’elle sait leur donner. Enfin la Musique, qui parle à la fois à l’imagination & aux sens, tient le dernier rang dans l’ordre de l’imitation ; non que son imitation soit moins parfaite dans les objets qu’elle se propose de représenter, mais parce qu’elle semble bornée jusqu’ici à un plus petit nombre d’images ; ce qu’on doit moins attribuer à sa nature, qu’à trop peu d’invention & de ressource dans la plûpart de ceux qui la cultivent : il ne sera pas inutile de faire sur cela quelques réflexions. La Musique, qui dans son origine n’étoit peut-être destinée à représenter que du bruit, est devenue peu-à-peu une espece de discours ou même de langue, par laquelle on exprime les différens sentimens de l’ame, ou plûtôt ses différentes passions : mais pourquoi réduire cette expression aux passions seules, & ne pas l’étendre, autant qu’il est possible, jusqu’aux sensations même ? Quoique les perceptions que nous recevons par divers organes different entr’elles autant que leurs objets, on peut néanmoins les comparer sous un autre point de vûe qui leur est commun, c’est-à-dire, par la situation de plaisir ou de trouble où elles mettent notre ame. Un objet effrayant, un bruit terrible, produisent chacun en nous une émotion par laquelle nous pouvons jusqu’à un certain point les rapprocher, & que nous désignons souvent dans l’un & l’autre cas, ou par le même nom, ou par des noms synonymes. Je ne vois donc point pourquoi un Musicien qui auroit à peindre un objet effrayant, ne pourroit pas y réussir en cherchant dans la Nature l’espece de bruit qui peut produire en nous l’émotion la plus semblable à celle que cet objet y excite. J’en dis autant des sensations agréables. Penser autrement, ce seroit vouloir resserrer les bornes de l’art & de nos plaisirs. J’avoue que la peinture dont il s’agit, exige une étude fine & approfondie des nuances qui distinguent nos sensations ; mais aussi ne faut-il pas espérer que ces nuances soient démêlées par un talent ordinaire. Saisies par l’homme de génie, senties par l’homme de goût, apperçûes par l’homme d’esprit, elles sont perdues pour la multitude. Toute Musique qui ne peint rien n’est que du bruit ; & sans l’habitude qui dénature tout, elle ne feroit guere plus de plaisir qu’une suite de mots harmonieux & sonores dénués d’ordre & de liaison. Il est vrai qu’un Musicien attentif à tout peindre, nous présenteroit dans plusieurs circonstances des tableaux d’harmonie qui ne seroient point faits pour des sens vulgaires ; mais tout ce qu’on en doit conclurre, c’est qu’après avoir fait un art d’apprendre la Musique, on devroit bien en faire un de l’écouter.

Nous terminerons ici l’énumération de nos principales connoissances. Si on les envisage maintenant toutes ensemble, & qu’on cherche les points de vûe généraux qui peuvent servir à les discerner, on trouve que les unes purement pratiques ont pour but l’exécution de quelque chose ; que d’autres simplement spéculatives se bornent à l’examen de leur objet, & à la contemplation de ses propriétés ; qu’enfin d’autres tirent de l’étude spéculative de leur objet l’usage qu’on en peut faire dans la pratique. La spéculation & la pratique constituent la principale différence qui distingue les Sciences d’avec les Arts, & c’est à-peu-près en suivant cette notion, qu’on a donné l’un ou l’autre nom à chacune de nos connoissances. Il faut cependant avoüer que nos idées ne sont pas encore bien fixées sur ce sujet. On ne sait souvent quel nom donner à la plûpart des connoissances où la spéculation se réunit à la pratique ; & l’on dispute, par exemple, tous les jours dans les écoles, si la Logique est un art ou une science : le problème seroit bien-tôt résolu, en répondant qu’elle est à la fois l’une & l’autre. Qu’on s’épargneroit de questions & de peines si on déterminoit enfin la signification des mots d’une maniere nette & précise !

On peut en général donner le nom d’Art à tout système de connoissances qu’il est possible de réduire à des regles positives, invariables & indépendantes du caprice ou de l’opinion, & il seroit permis de dire en ce sens que plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique. Mais comme il y a des regles pour les opérations de l’esprit ou de l’ame, il y en a aussi pour celles du corps ; c’est-à-dire, pour celles qui bornées aux corps extérieurs, n’ont besoin que de la main seule pour être exécutées. De-là la distinction des Arts en libéraux & en méchaniques, & la supériorité qu’on accorde aux premiers sur les seconds. Cette supériorité est sans doute injuste à plusieurs égards. Néanmoins parmi les préjugés, tout ridicules qu’ils peuvent être, il n’en est point qui n’ait sa raison, ou pour parler plus exactement, son origine ; & la Philosophie souvent impuissante pour corriger les abus, peut au moins en démêler la source. La force du corps ayant été le premier principe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avoient d’être égaux, les plus foibles, dont le nombre est toûjours le plus grand, se sont joints ensemble pour la réprimer. Ils ont donc établi par le secours des lois & des différentes sortes de gouvernemens une inégalité de convention dont la force a cessé d’être le principe. Cette derniere inégalité étant bien affermie, les hommes, en se réunissant avec raison pour la conserver, n’ont pas laissé de réclamer secretement contre elle par ce desir de supériorité que rien n’a pû détruire en eux. Ils ont donc cherché une sorte de dédommagement dans une inégalité moins arbitraire ; & la force corporelle, enchaînée par les lois, ne pouvant plus offrir aucun moyen de supériorité, ils ont été réduits à chercher dans la différence des esprits un principe d’inégalité aussi naturel, plus paisible, & plus utile à la société. Ainsi la partie la plus noble de notre être s’est en quelque maniere vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avoit usurpés ; & les talens de l’esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux du corps. Les Arts méchaniques dépendans d’une opération manuelle, & asservis, qu’on me permette ce terme, à une espece de routine, ont été abandonnés à ceux d’entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure. L’indigence qui a forcé ces hommes à s’appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût & le génie ne les y ont entraînés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui l’accompagne. A l’égard des opérations libres de l’esprit, elles ont été le partage de ceux qui se sont crus sur ce point les plus favorisés de la Nature. Cependant l’avantage que les Arts libéraux ont sur les Arts méchaniques par le travail que les premiers exigent de l’esprit, & par la difficulté d’y exceller, est suffisamment compensé par l’utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plûpart. C’est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d’hommes. Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la Boussole n’est pas moins avantageuse au genre humain, que ne le seroit à la Physique l’explication des propriétés de cette aiguille. Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de Savans prétendus dont la science n’est proprement qu’un art méchanique ? & quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage & sans liaison, & l’instinct d’un Artisan réduit à l’exécution machinale ?

Le mépris qu’on a pour les Arts méchaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire, des conquérans, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les Artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience & de ses ressources. J’avoue que la plûpart des Arts n’ont été inventés que peu-à-peu ; & qu’il a fallu une assez longue suite de siecles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n’en est-il pas de même des Sciences ? Combien de découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs, avoient été préparées par les travaux des siecles précédens, souvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu’un pas à faire ? Et pour ne point sortir de l’Horlogerie, pourquoi ceux à qui nous devons la fusée des montres, l’échappement & la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé successivement à perfectionner l’Algebre ? D’ailleurs, si j’en crois quelques Philosophes que le mépris qu’on a pour les Arts n’a point empêché de les étudier, il est certaines machines si compliquées, & dont toutes les parties dépendent tellement l’une de l’autre, qu’il est difficile que l’invention en soit dûe à plus d’un seul homme. Ce génie rare dont le nom est enseveli dans l’oubli, n’eût-il pas été bien digne d’être placé à côté du petit nombre d’esprits créateurs, qui nous ont ouvert dans les Sciences des routes nouvelles ?

Parmi les Arts libéraux qu’on a réduits à des principes, ceux qui se proposent l’imitation de la Nature, ont été appellés beaux Arts, parce qu’ils ont principalement l’agrément pour objet. Mais ce n’est pas la seule chose qui les distingue des Arts libéraux plus nécessaires ou plus utiles, comme la Grammaire, la Logique & la Morale. Ces derniers ont des regles fixes & arrêtées, que tout homme peut transmettre à un autre : au lieu que la pratique des beaux Arts consiste principalement dans une invention qui ne prend guere ses lois que du génie ; les regles qu’on a écrites sur ces Arts n’en sont proprement que la partie méchanique ; elles produisent à-peu-près l’effet du Telescope, elles n’aident que ceux qui voyent.

Il résulte de tout ce que nous avons dit jusqu’ici, que les différentes manieres dont notre esprit opere, sur les objets, & les différens usages qu’il tire de ces objets même, sont le premier moyen qui se présente à nous pour discerner en général nos connoissances les unes des autres. Tout s’y rapporte à nos besoins, soit de nécessité absolue, soit de convenance & d’agrément, soit même d’usage & de caprice. Plus les besoins sont éloignés ou difficiles à satisfaire, plus les connoissances destinées à cette fin sont lentes à paroître. Quels progrès la Medecine n’auroit-elle pas fait aux dépens des Sciences de pure spéculation, si elle étoit aussi certaine que la Géométrie ? Mais il est encore d’autres caracteres très-marqués dans la maniere dont nos connoissances nous affectent, & dans les différens jugemens que notre ame porte de ses idées. Ces jugemens sont désignés par les mots d’évidence, de certitude, de probabilité, de sentiment & de goût.

L’évidence appartient proprement aux idées dont l’esprit apperçoit la liaison tout-d’un-coup ; la certitude à celles dont la liaison ne peut être connue que par le secours d’un certain nombre d’idées intermédiaires, ou, ce qui est la même chose, aux propositions dont l’identité avec un principe évident par lui-même, ne peut être découverte que par un circuit plus ou moins long ; d’où il s’ensuivroit que selon la nature des esprits, ce qui est évident pour l’un ne seroit quelquefois que certain pour un autre. On pourroit encore dire, en prenant les mots d’évidence & de certitude dans un autre sens, que la premiere est le résultat des opérations seules de l’esprit, & se rapporte aux spéculations métaphysiques & mathématiques ; & que la seconde est plus propre aux objets physiques, dont la connoissance est le fruit du rapport constant & invariable de nos sens. La probabilité a principalement lieu pour les faits historiques, & en général pour tous les évenemens passés, présens & à venir, que nous attribuons à une sorte de hasard, parce que nous n’en démêlons pas les causes. La partie de cette connoissance qui a pour objet le présent & le passé, quoiqu’elle ne soit fondée que sur le simple témoignage, produit souvent en nous une persuasion aussi forte que celle qui naît des axiomes. Le sentiment est de deux sortes, l’un destiné aux vérités de morale, s’appelle conscience ; c’est une suite de la loi naturelle & de l’idée que nous avons du bien & du mal ; & on pourroit le nommer évidence du cœur, parce que tout différent qu’il est de l’évidence de l’esprit attachée aux vérités spéculatives, il nous subjugue avec le même empire. L’autre espece de sentiment est particulierement affecté à l’imitation de la belle Nature, & à ce qu’on appelle beautés d’expression. Il saisit avec transport les beautés sublimes & frappantes, démêle avec finesse les beautés cachées, & proscrit ce qui n’en a que l’apparence. Souvent même il prononce des arrêts séveres sans se donner la peine d’en détailler les motifs, parce que ces motifs dépendent d’une foule d’idées difficiles à développer sur-le-champ, & plus encore à transmettre aux autres. C’est à cette espece de sentiment que nous devons le goût & le génie, distingués l’un de l’autre en ce que le génie est le sentiment qui crée, & le goût, le sentiment qui juge.

Après le détail où nous sommes entrés sur les différentes parties de nos connoissances, & sur les caracteres qui les distinguent, il ne nous reste plus qu’à former un Arbre généalogique ou encyclopédique qui les rassemble sous un même point de vûe, & qui serve à marquer leur origine & les liaisons qu’elles ont entr’elles. Nous expliquerons dans un moment l’usage que nous prétendons faire de cet arbre. Mais l’exécution n’en est pas sans difficulté. Quoique l’histoire philosophique que nous venons de donner de l’origine de nos idées, soit fort utile pour faciliter un pareil travail, il ne faut pas croire que l’arbre encyclopédique doive ni puisse même être servilement assujetti à cette histoire. Le système général des Sciences & des Arts est une espece de labyrinthe, de chemin tortueux où l’esprit s’engage sans trop connoître la route qu’il doit tenir. Pressé par ses besoins, & par ceux du corps auquel il est uni, il étudie d’abord les premiers objets qui se présentent à lui ; pénetre le plus avant qu’il peut dans la connoissance de ces objets ; rencontre bientôt des difficultés qui l’arrêtent, & soit par l’espérance ou même par le desespoir de les vaincre, se jette dans une nouvelle route ; revient ensuite sur ses pas ; franchit quelquefois les premieres barrieres pour en rencontrer de nouvelles ; & passant rapidement d’un objet à un autre, fait sur chacun de ces objets à différens intervalles & comme par secousses, une suite d’opérations dont la génération même de ses idées rend la discontinuité nécessaire. Mais ce desordre, tout philosophique qu’il est de la part de l’ame, défigureroit, ou plûtôt anéantiroit entierement un Arbre encyclopédique dans lequel on voudroit le représenter.

D’ailleurs, comme nous l’avons déjà fait sentir au sujet de la Logique, la plûpart des Sciences qu’on regarde comme renfermant les principes de toutes les autres, & qui doivent par cette raison occuper les premieres places dans l’ordre encyclopédique, n’observent pas le même rang dans l’ordre généalogique des idées, parce qu’elles n’ont pas été inventées les premieres. En effet, notre étude primitive a dû être celle des individus ; ce n’est qu’après avoir considéré leurs propriétés particulieres & palpables, que nous avons par abstraction de notre esprit, envisagé leurs propriétés générales & communes, & formé la Métaphysique & la Géométrie ; ce n’est qu’après un long usage des premiers signes, que nous avons perfectionné l’art de ces signes au point d’en faire une Science ; ce n’est enfin qu’après une longue suite d’opérations sur les objets de nos idées, que nous avons par la réflexion donné des regles à ces opérations même.

Enfin le système de nos connoissances est composé de différentes branches, dont plusieurs ont un même point de réunion ; & comme en partant de ce point il n’est pas possible de s’engager à la fois dans toutes les routes, c’est la nature des différens esprits qui détermine le choix. Aussi est-il assez rare qu’un même esprit en parcoure à la fois un grand nombre. Dans l’étude de la Nature les hommes se sont d’abord appliqués tous, comme de concert, à satisfaire les besoins les plus pressans ; mais quand ils en sont venus aux connoissances moins absolument nécessaires, ils ont dû se les partager, & y avancer chacun de son côté à-peu-près d’un pas égal. Ainsi plusieurs Sciences ont été, pour ainsi dire, contemporaines ; mais dans l’ordre historique des progrès de l’esprit, on ne peut les embrasser que successivement.

Il n’en est pas de même de l’ordre encyclopédique de nos connoissances. Ce dernier consiste à les rassembler dans le plus petit espace possible, & à placer, pour ainsi dire, le Philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vûe fort élevé d’où il puisse appercevoir à la fois les Sciences & les Arts principaux ; voir d’un coup d’œil les objets de ses spéculations, & les opérations qu’il peut faire sur ces objets ; distinguer les branches générales des connoissances humaines, les points qui les séparent ou qui les unissent ; & entrevoir même quelquefois les routes secretes qui les rapprochent. C’est une espece de Mappemonde qui doit montrer les principaux pays, leur position & leur dépendance mutuelle, le chemin en ligne droite qu’il y a de l’un à l’autre ; chemin souvent coupé par mille obstacles, qui ne peuvent être connus dans chaque pays que des habitans ou des voyageurs, & qui ne sauroient être montrés que dans des cartes particulieres fort détaillées. Ces cartes particulieres seront les différens articles de notre Encyclopédie, & l’arbre ou système figuré en sera la mappemonde.

Mais comme dans les cartes générales du globe que nous habitons, les objets sont plus ou moins rapprochés, & présentent un coup d’œil différent selon le point de vûe où l’œil est placé par le Géographe qui construit la carte, de même la forme de l’arbre encyclopédique dépendra du point de vûe où l’on se mettra pour envisager l’univers littéraire. On peut donc imaginer autant de systèmes différens de la connoissance humaine, que de Mappemondes de différentes projections ; & chacun de ces systèmes pourra même avoir, à l’exclusion des autres, quelque avantage particulier. Il n’est guere de Savans qui ne placent volontiers au centre de toutes les Sciences celle dont ils s’occupent, à peu-près comme les premiers hommes se plaçoient au centre du monde, persuadés que l’Univers étoit fait pour eux. La prétention de plusieurs de ces Savans, envisagée d’un œil philosophique, trouveroit peut-être, même hors de l’amour propre, d’assez bonnes raisons pour se justifier.

Quoi qu’il en soit, celui de tous les arbres encyclopédiques qui offriroit le plus grand nombre de liaisons & de rapports entre les Sciences, mériteroit sans doute d’être préféré. Mais peut-on se flatter de le saisir ? La Nature, nous ne saurions trop le répéter, n’est composée que d’individus qui sont l’objet primitif de nos sensations & de nos perceptions directes. Nous remarquons à la vérité dans ces individus, des propriétés communes par lesquelles nous les comparons, & des propriétés dissemblables par lesquelles nous les discernons ; & ces propriétés désignées par des noms abstraits, nous ont conduit à former différentes classes où ces objets ont été placés. Mais souvent tel objet qui par une ou plusieurs de ses propriétés a été placé dans une classe, tient à une autre classe par d’autres propriétés, & auroit pû tout aussi-bien y avoir sa place. Il reste donc nécessairement de l’arbitraire dans la division générale. L’arrangement le plus naturel seroit celui où les objets se succéderoient par les nuances insensibles qui servent tout à la fois à les séparer & à les unir. Mais le petit nombre d’êtres qui nous sont connus, ne nous permet pas de marquer ces nuances. L’Univers n’est qu’un vaste Océan, sur la surface duquel nous appercevons quelques îles plus ou moins grandes, dont la liaison avec le continent nous est cachée.

On pourroit former l’arbre de nos connoissances en les divisant, soit en naturelles & en révélées, soit en utiles & agréables, soit en spéculatives & pratiques, soit en évidentes ; certaines, probables & sensibles, soit en connoissances des choses & connoissances des signes, & ainsi à l’infini. Nous avons choisi une division qui nous a paru satisfaire tout à la fois le plus qu’il est possible à l’ordre encyclopédique de nos connoissances & à leur ordre généalogique. Nous devons cette division à un Auteur célebre dont nous parlerons dans la suite de cette Préface : nous avons pourtant cru y devoir faire quelques changemens, dont nous rendrons compte ; mais nous sommes trop convaincus de l’arbitraire qui regnera toûjours dans une pareille division, pour croire que notre système soit l’unique ou le meilleur ; il nous suffira que notre travail ne soit pas entierement desapprouvé par les bons esprits. Nous ne voulons point ressembler à cette foule de Naturalistes qu’un Philosophe moderne a eu tant de raison de censurer ; & qui occupés sans cesse à diviser les productions de la Nature en genres & en especes, ont consumé dans ce travail un tems qu’ils auroient beaucoup mieux employé à l’étude de ces productions même. Que diroit-on d’un Architecte qui ayant à élever un édifice immense, passeroit toute sa vie à en tracer le plan ; ou d’un Curieux qui se proposant de parcourir un vaste palais, employeroit tout son tems à en observer l’entrée ?

Les objets dont notre ame s’occupe, sont ou spirituels ou matériels, & notre ame s’occupe de ces objets ou par des idées directes ou par des idées réfléchies. Le système des connoissances directes ne peut consister que dans la collection purement passive & comme machinale de ces mêmes connoissances ; c’est ce qu’on appelle mémoire. La réflexion est de deux sortes, nous l’avons déjà observé ; ou elle raisonne sur les objets des idées directes, ou elle les imite. Ainsi la mémoire, la raison proprement dite, & l’imagination, sont les trois manieres différentes dont notre ame opere sur les objets de ses pensées. Nous ne prenons point ici l’imagination pour la faculté qu’on a de se représenter les objets ; parce que cette faculté n’est autre chose que la mémoire même des objets sensibles, mémoire qui seroit dans un continuel exercice, si elle n’étoit soulagée par l’invention des signes. Nous prenons l’imagination dans un sens plus noble & plus précis, pour le talent de créer en imitant.

Ces trois facultés forment d’abord les trois divisions générales de notre système, & les trois objets généraux des connoissances humaines ; l’Histoire, qui se rapporte à la mémoire ; la Philosophie, qui est le fruit de la raison ; & les Beaux-arts, que l’imagination fait naître. Si nous plaçons la raison avant l’imagination, cet ordre nous paroît bien fondé, & conforme au progrès naturel des opérations de l’esprit : l’imagination est une faculté créatrice, & l’esprit, avant de songer à créer, commence par raisonner sur ce qu’il voit, & ce qu’il connoît. Un autre motif qui doit déterminer à placer la raison avant l’imagination, c’est que dans cette derniere faculté de l’ame, les deux autres se trouvent réunies jusqu’à un certain point, & que la raison s’y joint à la mémoire. L’esprit ne crée & n’imagine des objets qu’en tant qu’ils sont semblables à ceux qu’il a connus par des idées directes & par des sensations ; plus il s’éloigne de ces objets, plus les êtres qu’il forme sont bisarres & peu agréables. Ainsi dans l’imitation de la Nature, l’invention même est assujettie à certaines regles ; & ce sont ces regles qui forment principalement la partie philosophique des Beaux-arts, jusqu’à présent assez imparfaite, parce qu’elle ne peut être l’ouvrage que du génie, & que le génie aime mieux créer que discuter.

Enfin, si on examine les progrès de la raison dans ses opérations successives, on se convaincra encore qu’elle doit précéder l’imagination dans l’ordre de nos facultés, puisque la raison, par les dernieres opérations qu’elle fait sur les objets, conduit en quelque sorte à l’imagination : car ces opérations ne consistent qu’à créer, pour ainsi dire, des êtres généraux, qui séparés de leur sujet par abstraction, ne sont plus du ressort immédiat de nos sens. Aussi la Métaphysique & la Géométrie sont de toutes les Sciences qui appartiennent à la raison, celles où l’imagination a le plus de part. J’en demande pardon à nos beaux esprits détracteurs de la Géométrie ; ils ne se croyoient pas sans doute si près d’elle, & il n’y a peut-être que la Métaphysique qui les en sépare. L’imagination dans un Géometre qui crée, n’agit pas moins que dans un Poëte qui invente. Il est vrai qu’ils operent différemment sur leur objet ; le premier le dépouille & l’analyse, le second le compose & l’embellit. Il est encore vrai que cette maniere différente d’opérer n’appartient qu’à différentes sortes d’esprits ; & c’est pour cela que les talens du grand Géometre & du grand Poëte ne se trouveront peut-être jamais ensemble. Mais soit qu’ils s’excluent ou ne s’excluent pas l’un l’autre, ils ne sont nullement en droit de se mépriser réciproquement. De tous les grands hommes de l’antiquité, Archimede est peut-être celui qui mérite le plus d’être placé à côté d’Homere. J’espere qu’on pardonnera cette digression à un Géometre qui aime son art, mais qu’on n’accusera point d’en être admirateur outré, & je reviens à mon sujet.

La distribution générale des êtres en spirituels & en matériels fournit la sous-division des trois branches générales. L’Histoire & la Philosophie s’occupent également de ces deux especes d’êtres, & l’imagination ne travaille que d’après les êtres purement matériels ; nouvelle raison pour la placer la derniere dans l’ordre de nos facultés. À la tête des êtres spirituels est Dieu, qui doit tenir le premier rang par sa nature, & par le besoin que nous avons de le connoître. Au-dessous de cet Être suprème sont les esprits créés, dont la révélation nous apprend l’existence. Ensuite vient l’homme, qui composé de deux principes, tient par son ame aux esprits, & par son corps au monde matériel ; & enfin ce vaste Univers que nous appellons le Monde corporel ou la Nature. Nous ignorons pourquoi l’Auteur célebre qui nous sert de guide dans cette distribution, a placé la nature avant l’homme dans son système ; il semble au contraire que tout engage à placer l’homme sur le passage qui sépare Dieu & les esprits d’avec les corps.

L’Histoire entant qu’elle se rapporte à Dieu, renferme ou la révélation ou la tradition, & se divise sous ces deux points de vûe, en histoire sacrée & en histoire ecclésiastique. L’histoire de l’homme a pour objet, ou ses actions, ou ses connoissances ; & elle est par conséquent civile ou littéraire, c’est-à-dire, se partage entre les grandes nations & les grands génies, entre les Rois & les Gens de Lettres, entre les Conquérans & les Philosophes. Enfin l’histoire de la Nature est celle des productions innombrables qu’on y observe, & forme une quantité de branches presque égale au nombre de ces diverses productions. Parmi ces différentes branches, doit être placée avec distinction l’histoire des Arts, qui n’est autre chose que l’histoire des usages que les hommes ont faits des productions de la nature, pour satisfaire à leurs besoins ou à leur curiosité.

Tels sont les objets principaux de la mémoire. Venons présentement à la faculté qui refléchit, & qui raisonne. Les êtres tant spirituels que matériels sur lesquels elle s’exerce, ayant quelques propriétés générales, comme l’existence, la possibilité, la durée ; l’examen de ces propriétés forme d’abord cette branche de la Philosophie, dont toutes les autres empruntent en partie leurs principes : on la nomme l’Ontologie ou Science de l’Etre, ou Métaphysique générale. Nous descendons de-là aux différens êtres particuliers ; & les divisions que fournit la Science de ces différens êtres, sont formées sur le même plan que celles de l’Histoire.

La Science de Dieu appellée Théologie a deux branches ; la Théologie naturelle n’a de connoissance de Dieu que celle que produit la raison seule ; connoissance qui n’est pas d’une fort grande étendue : la Théologie révélée tire de l’histoire sacrée une connoissance beaucoup plus parfaite de cet être. De cette même Théologie révélée, résulte la Science des esprits créés. Nous avons crû encore ici devoir nous écarter de notre Auteur. Il nous semble que la Science, considérée comme appartenante à la raison, ne doit point être divisée comme elle l’a été par lui en Théologie & en Philosophie ; car la Théologie révélée n’est autre chose, que la raison appliquée aux faits révélés : on peut dire qu’elle tient à l’histoire par les dogmes qu’elle enseigne, & à la Philosophie, par les conséquences qu’elle tire de ces dogmes. Ainsi séparer la Théologie de la Philosophie, ce seroit arracher du tronc un rejetton qui de lui-même y est uni. Il semble aussi que la Science des esprits appartient bien plus intimement à la Théologie révélée, qu’à la Théologie naturelle.

La premiere partie de la Science de l’homme est celle de l’ame ; & cette Science a pour but, ou la connoissance spéculative de l’ame humaine, ou celle de ses opérations. La connoissance spéculative de l’ame dérive en partie de la Théologie naturelle, & en partie de la Théologie révélée, & s’appelle Pneumatologie ou Métaphysique particuliere. La connoissance de ses opérations se subdivise en deux branches, ces opérations pouvant avoir pour objet, ou la découverte de la vérité, ou la pratique de la vertu. La découverte de la vérité, qui est le but de la Logique, produit l’art de la transmettre aux autres ; ainsi l’usage que nous faisons de la Logique est en partie pour notre propre avantage, en partie pour celui des êtres semblables à nous ; les regles de la Morale se rapportent moins à l’homme isolé, & le supposent nécessairement en société avec les autres hommes.

La Science de la nature n’est autre que celle des corps. Mais les corps ayant des propriétés générales qui leur sont communes, telles que l’impénétrabilité, la mobilité, & l’étendue, c’est encore par l’étude de ces propriétés, que la Science de la nature doit commencer : elles ont, pour ainsi dire, un côté purement intellectuel par lequel elles ouvrent un champ immense aux spéculations de l’esprit, & un côté matériel & sensible par lequel on peut les mesurer. La spéculation intellectuelle appartient à la Physique générale, qui n’est proprement que la Métaphysique des corps ; & la mesure est l’objet des Mathématiques, dont les divisions s’étendent presqu’à l’infini.

Ces deux Sciences conduisent à la Physique particuliere, qui étudie les corps en eux-mêmes, & qui n’a que les individus pour objet. Parmi les corps dont il nous importe de connoître les propriétés, le nôtre doit tenir le premier rang, & il est immédiatement suivi de ceux dont la connoissance est le plus nécessaire à notre conservation ; d’où résultent l’Anatomie, l’Agriculture, la Médecine, & leurs différentes branches. Enfin tous les corps naturels soûmis à notre examen produisent les autres parties innombrables de la Physique raisonnée.

La Peinture, la Sculpture, l’Architecture, la Poësie, la Musique, & leurs différentes divisions, composent la troisieme distribution générale, qui naît de l’imagination, & dont les parties sont comprises sous le nom de Beaux-Arts. On pourroit aussi les renfermer sous le titre général de Peinture, puisque tous les Beaux-Arts se réduisent à peindre, & ne different que par les moyens qu’ils employent ; enfin on pourroit les rapporter tous à la Poësie, en prenant ce mot dans sa signification naturelle, qui n’est autre chose qu’invention ou création.

Telles sont les principales parties de notre Arbre encyclopédique ; on les trouvera plus en détail à la fin de ce Discours préliminaire. Nous en avons formé une espece de Carte à laquelle nous avons joint une explication beaucoup plus étendue que celle qui vient d’être donnée. Cette Carte & cette explication ont été déja publiées dans le Prospectus, comme pour pressentir le goût du public ; nous y avons fait quelques changemens dont il sera facile de s’appercevoir, & qui sont le fruit ou de nos réflexions ou des conseils de quelques Philosophes, assez bons citoyens pour prendre intérêt à notre Ouvrage. Si le Public éclairé donne son approbation à ces changemens, elle sera la récompense de notre docilité ; & s’il ne les approuve pas, nous n’en serons que plus convaincus de l’impossibilité de former un Arbre encyclopédique qui soit au gré de tout le monde.

La division générale de nos connoissances, suivant nos trois facultés, a cet avantage, qu’elle pourroit fournir aussi les trois divisions du monde littéraire, en Érudits, Philosophes, & Beaux-Esprits ; ensorte qu’après avoir formé l’Arbre des Sciences, on pourroit former sur le même plan celui des Gens de Lettres. La mémoire est le talent des premiers, la sagacité appartient aux seconds, & les derniers ont l’agrément en partage. Ainsi, en regardant la mémoire comme un commencement de réflexion, & en y joignant la réflexion qui combine, & celle qui imite, on pourroit dire en général que le nombre plus ou moins grand d’idées refléchies, & la nature de ces idées, constituent la différence plus ou moins grande qu’il y a entre les hommes ; que la réflexion, prise dans le sens le plus étendu qu’on puisse lui donner, forme le caractere de l’esprit, & qu’elle en distingue les différens genres. Du reste les trois especes de républiques dans lesquelles nous venons de distribuer les Gens de Lettres, n’ont pour l’ordinaire rien de commun, que de faire assez peu de cas les unes des autres. Le Poëte & le Philosophe se traitent mutuellement d’insensés, qui se repaissent de chimeres : l’un & l’autre regardent l’Érudit comme une espece d’avare, qui ne pense qu’à amasser sans jouir, & qui entasse sans choix les métaux les plus vils avec les plus précieux ; & l’Érudit, qui ne voit que des mots par-tout où il ne lit point des faits, méprise le Poëte & le Philosophe, comme des gens qui se croyent riches, parce que leur dépense excede leurs fonds.

C’est ainsi qu’on se venge des avantages qu’on n’a pas. Les Gens de Lettres entendroient mieux leurs intérêts, si au lieu de chercher à s’isoler, ils reconnoissoient le besoin réciproque qu’ils ont de leurs travaux, & les secours qu’ils en tirent. La société doit sans doute aux Beaux-Esprits ses principaux agrémens, & ses lumieres aux Philosophes : mais ni les uns, ni les autres ne sentent combien ils sont redevables à la mémoire ; elle renferme la matiere premiere de toutes nos connoissances ; & les travaux de l’Érudit ont souvent fourni au Philosophe & au Poëte les sujets sur lesquels ils s’exercent. Lorsque les Anciens ont appellé les Muses filles de Mémoire, a dit un Auteur moderne, ils sentoient peut-être combien cette faculté de notre ame est nécessaire à toutes les autres ; & les Romains lui élevoient des temples, comme à la Fortune.

Il nous reste à montrer comment nous avons tâché de concilier dans ce Dictionnaire l’ordre encyclopédique avec l’ordre alphabétique. Nous avons employé pour cela trois moyens, le Système figuré qui est à la tête de l’Ouvrage, la Science à laquelle chaque article se rapporte, & la maniere dont l’article est traité. On a placé pour l’ordinaire après le mot qui fait le sujet de l’article, le nom de la Science dont cet article fait partie ; il ne faut plus que voir dans le Système figuré quel rang cette Science y occupe, pour connoître la place que l’article doit avoir dans l’Encyclopédie. S’il arrive que le nom de la Science soit omis dans l’article, la lecture suffira pour connoître à quelle Science il se rapporte ; & quand nous aurions, par exemple, oublié d’avertir que le mot Bombe appartient à l’art militaire, & le nom d’une ville ou d’un pays à la Géographie, nous comptons assez sur l’intelligence de nos lecteurs, pour espérer qu’ils ne seroient pas choqués d’une pareille omission. D’ailleurs par la disposition des matieres dans chaque article, sur-tout lorsqu’il est un peu étendu, on ne pourra manquer de voir que cet article tient à un autre qui dépend d’une Science différente, celui-là à un troisiéme, & ainsi de suite. On a tâché que l’exactitude & la fréquence des renvois ne laissât là-dessus rien à desirer ; car les renvois dans ce Dictionnaire ont cela de particulier, qu’ils servent principalement à indiquer la liaison des matieres ; au lieu que dans les autres ouvrages de cette espece, ils ne sont destinés qu’à expliquer un article par un autre. Souvent même nous avons omis le renvoi, parce que les termes d’Art ou de Science sur lesquels il auroit pû tomber, se trouvent expliqués à leur article, que le lecteur ira chercher de lui-même. C’est sur-tout dans les articles généraux des Sciences, qu’on a tâché d’expliquer les secours mutuels qu’elles se prêtent. Ainsi trois choses forment l’ordre encyclopédique ; le nom de la Science à laquelle l’article appartient ; le rang de cette Science dans l’Arbre ; la liaison de l’article avec d’autres dans la même Science ou dans une Science différente ; liaison indiquée par les renvois, ou facile à sentir au moyen des termes techniques expliqués suivant leur ordre alphabétique. Il ne s’agit point ici des raisons qui nous ont fait préférer dans cet Ouvrage l’ordre alphabétique à tout autre ; nous les exposerons plus bas, lorsque nous envisagerons cette collection, comme Dictionnaire des Sciences & des Arts.

Au reste, sur la partie de notre travail, qui consiste dans l’ordre encyclopédique, & qui est plus destinée aux gens éclairés qu’à la multitude, nous observerons deux choses : la premiere, c’est qu’il seroit souvent absurde de vouloir trouver une liaison immédiate entre un article de ce Dictionnaire & un autre article pris à volonté ; c’est ainsi qu’on chercheroit en vain par quels liens secrets Section conique peut être rapprochée d’Accusatif. L’ordre encyclopédique ne suppose point que toutes les Sciences tiennent directement les unes aux autres. Ce sont des branches qui partent d’un même tronc, sçavoir de l’entendement humain. Ces branches n’ont souvent entr’elles aucune liaison immédiate, & plusieurs ne sont réunies que par le tronc même. Ainsi Section conique appartient à la Géométrie, la Géométrie conduit à la Physique particuliere, celle-ci à la Physique générale, la Physique générale à la Métaphysique ; & la Métaphysique est bien près de la Grammaire à laquelle le mot Accusatif appartient. Mais quand on est arrivé à ce dernier terme par la route que nous venons d’indiquer, on se trouve si loin de celui d’où l’on est parti, qu’on l’a tout-à-fait perdu de vûe.

La seconde remarque que nous avons à faire, c’est qu’il ne faut pas attribuer à notre Arbre encyclopédique plus d’avantage que nous ne prétendons lui en donner. L’usage des divisions générales est de rassembler un fort grand nombre d’objets : mais il ne faut pas croire qu’il puisse suppléer à l’étude de ces objets mêmes. C’est une espece de dénombrement des connoissances qu’on peut acquérir ; dénombrement frivole pour qui voudroit s’en contenter, utile pour qui desire d’aller plus loin. Un seul article raisonné sur un objet particulier de Science ou d’Art, renferme plus de substance que toutes les divisions & subdivisions qu’on peut faire des termes généraux ; & pour ne point sortir de la comparaison que nous avons tirée plus haut des Cartes géographiques, celui qui s’en tiendroit à l’Arbre encyclopédique pour toute connoissance, n’en sauroit guere plus que celui qui pour avoir acquis par les Mappemondes une idée générale du globe & de ses parties principales, se flatteroit de connoître les différens Peuples qui l’habitent, & les États particuliers qui le composent. Ce qu’il ne faut point oublier sur-tout, en considérant notre Système figuré, c’est que l’ordre encyclopédique qu’il présente est très-différent de l’ordre généalogique des opérations de l’esprit ; que les Sciences qui s’occupent des êtres généraux, ne sont utiles qu’autant qu’elles menent à celles dont les êtres particuliers sont l’objet ; qu’il n’y a véritablement que ces êtres particuliers qui existent ; & que si notre esprit a créé les êtres généraux, ç’a été pour pouvoir étudier plus facilement l’une après l’autre les propriétés qui par leur nature existent à la fois dans une même substance, & qui ne peuvent physiquement être séparées. Ces réflexions doivent être le fruit & le résultat de tout ce que nous avons dit jusqu’ici ; & c’est aussi par elles que nous terminerons la premiere Partie de ce Discours.


Nous allons présentement considérer cet Ouvrage comme Dictionnaire raisonné des Sciences & des Arts. L’objet est d’autant plus important, que c’est sans doute celui qui peut intéresser davantage la plus grande partie de nos lecteurs, & qui, pour être rempli, a demandé le plus de soins & de travail. Mais avant que d’entrer sur ce sujet dans tout le détail qu’on est en droit d’exiger de nous, il ne sera pas inutile d’examiner avec quelque étendue l’état présent des Sciences & des Arts, & de montrer par quelle gradation l’on y est arrivé. L’exposition métaphysique de l’origine & de la liaison des Sciences nous a été d’une grande utilité pour en former l’Arbre encyclopédique ; l’exposition historique de l’ordre dans lequel nos connoissances se sont succédées, ne sera pas moins avantageuse pour nous éclairer nous-mêmes sur la maniere dont nous devons transmettre ces connoissances à nos lecteurs. D’ailleurs l’histoire des Sciences est naturellement liée à celle du petit nombre de grands génies, dont les Ouvrages ont contribué à répandre la lumiere parmi les hommes ; & ces Ouvrages ayant fourni pour le nôtre les secours généraux, nous devons commencer à en parler avant de rendre compte des secours particuliers que nous avons obtenus. Pour ne point remonter trop haut, fixons-nous à la renaissance des Lettres.

Quand on considere les progrès de l’esprit depuis cette époque mémorable, on trouve que ces progrès se sont faits dans l’ordre qu’ils devoient naturellement suivre. On a commencé par l’Érudition, continué par les Belles-Lettres, & fini par la Philosophie. Cet Ordre differe à la vérité de celui que doit observer l’homme abandonné à ses propres lumieres, ou borné au commerce de ses contemporains, tel que nous l’avons principalement considéré dans la premiere Partie de ce Discours : en effet, nous avons fait voir que l’esprit isolé doit rencontrer dans sa route la Philosophie avant les Belles-Lettres. Mais en sortant d’un long intervalle d’ignorance que des siecles de lumiere avoient précédé, la régénération des idées, si on peut parler ainsi, a dû nécessairement être différente de leur génération primitive. Nous allons tâcher de le faire sentir.

Les chefs-d’œuvre que les Anciens nous avoient laissés dans presque tous les genres, avoient été oubliés pendant douze siecles. Les principes des Sciences & des Arts étoient perdus, parce que le beau & le vrai qui semblent se montrer de toutes parts aux hommes, ne les frappent guere à moins qu’ils n’en soient avertis. Ce n’est pas que ces tems malheureux ayent été plus stériles que d’autres en génies rares ; la nature est toûjours la même : mais que pouvoient faire ces grands hommes, semés de loin à loin comme ils le sont toûjours, occupés d’objets différens, & abandonnés sans culture à leurs seules lumieres ? Les idées qu’on acquiert par la lecture & la société, sont le germe de presque toutes les découvertes. C’est un air que l’on respire sans y penser, & auquel on doit la vie ; & les hommes dont nous parlons étoient privés d’un tel secours. Ils ressembloient aux premiers créateurs des Sciences & des Arts, que leurs illustres successeurs ont fait oublier, & qui précédés par ceux-ci les auroient fait oublier de même. Celui qui trouva le premier les roues & les pignons, eût inventé les montres dans un autre siecle ; & Gerbert placé au tems d’Archimede l’auroit peut-être égalé.

Cependant la plûpart des beaux Esprits de ces tems ténébreux se faisoient appeller Poëtes ou Philosophes. Que leur en coûtoit-il en effet pour usurper deux titres dont on se pare à si peu de frais, & qu’on se flate toûjours de ne guere devoir à des lumieres empruntées ? Ils croyoient qu’il étoit inutile de chercher les modeles de la Poësie dans les Ouvrages des Grecs & des Romains, dont la Langue ne se parloit plus ; & ils prenoient pour la véritable Philosophie des Anciens une tradition barbare qui la défiguroit. La Poësie se réduisoit pour eux à un méchanisme puéril : l’examen approfondi de la nature, & la grande Étude de l’homme, étoient remplacés par mille questions frivoles sur des êtres abstraits & métaphysiques ; questions dont la solution, bonne ou mauvaise, demandoit souvent beaucoup de subtilité, & par conséquent un grand abus de l’esprit. Qu’on joigne à ce desordre l’état d’esclavage où presque toute l’Europe étoit plongée, les ravages de la superstition qui naît de l’ignorance, & qui la reproduit à son tour : & l’on verra que rien ne manquoit aux obstacles qui éloignoient le retour de la raison & du goût ; car il n’y a que la liberté d’agir & de penser qui soit capable de produire de grandes choses, & elle n’a besoin que de lumieres pour se préserver des excès.

Aussi fallut-il au genre humain, pour sortir de la barbarie, une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nouvelle : l’Empire Grec est détruit, sa ruine fait refluer en Europe le peu de connoissances qui restoient encore au monde ; l’invention de l’Imprimerie, la protection des Medicis & de François I. raniment les esprits ; & la lumiere renaît de toutes parts.

L’étude des Langues & de l’Histoire abandonnée par nécessité durant les siecles d’ignorance, fut la premiere à laquelle on se livra. L’esprit humain se trouvoit au sortir de la barbarie dans une espece d’enfance, avide d’accumuler des idées, & incapable pourtant d’en acquérir d’abord d’un certain ordre par l’espece d’engourdissement où les facultés de l’ame avoient été si long-tems. De toutes ces facultés, la mémoire fut celle que l’on cultiva d’abord, parce qu’elle est la plus facile à satisfaire, & que les connoissances qu’on obtient par son secours, sont celles qui peuvent le plus aisément être entassées. On ne commença donc point par étudier la Nature, ainsi que les premiers hommes avoient dû faire ; on joüissoit d’un secours dont ils étoient dépourvûs, celui des Ouvrages des Anciens que la générosité des Grands & l’Impression commençoient à rendre communs : on croyoit n’avoir qu’à lire pour devenir savant ; & il est bien plus aisé de lire que de voir. Ainsi, on dévora sans distinction tout ce que les Anciens nous avoient laissé dans chaque genre : on les traduisit, on les commenta ; & par une espece de reconnoissance on se mit à les adorer sans connoître à beaucoup près ce qu’ils valoient.

De-là cette foule d’Érudits, profonds dans les Langues savantes jusqu’à dédaigner la leur, qui, comme l’a dit un Auteur célebre, connoissoient tout dans les Anciens, hors la grace & la finesse, & qu’un vain étalage d’érudition rendoit si orgueilleux, parce que les avantages qui coûtent le moins sont assez souvent ceux dont on aime le plus à se parer. C’étoit une espece de grands Seigneurs, qui sans ressembler par le mérite réel à ceux dont ils tenoient la vie, tiroient beaucoup de vanité de croire leur appartenir. D’ailleurs cette vanité n’étoit point sans quelque espece de prétexte. Le pays de l’érudition & des faits est inépuisable ; on croit, pour ainsi dire, voir tous les jours augmenter sa substance par les acquisitions que l’on y fait sans peine. Au contraire le pays de la raison & des découvertes est d’une assez petite étendue ; & souvent au lieu d’y apprendre ce que l’on ignoroit, on ne parvient à force d’étude qu’à désapprendre ce qu’on croyoit savoir. C’est pourquoi, à mérite fort inégal, un Érudit doit être beaucoup plus vain qu’un Philosophe, & peut-être qu’un Poëte : car l’esprit qui invente est toûjours mécontent de ses progrès, parce qu’il voit au-delà ; & les plus grands génies trouvent souvent dans leur amour propre même un juge secret, mais sévere, que l’approbation des autres fait taire pour quelques instans, mais qu’elle ne parvient jamais à corrompre. On ne doit donc pas s’étonner que les Savans dont nous parlons missent tant de gloire à joüir d’une Science hérissée, souvent ridicule, & quelquefois barbare.

Il est vrai que notre siecle qui se croit destiné à changer les lois en tout genre, & à faire justice, ne pense pas fort avantageusement de ces hommes autrefois si célebres. C’est une espece de mérite aujourd’hui que d’en faire peu de cas ; & c’est même un mérite que bien des gens se contentent d’avoir. Il semble que par le mépris que l’on a pour ces Savans, on cherche à les punir de l’estime outrée qu’ils faisoient d’eux-mêmes, ou du suffrage peu éclairé de leurs contemporains, & qu’en foulant aux piés ces idoles, on veuille en faire oublier jusqu’aux noms. Mais tout excès est injuste. Joüissons plûtôt avec reconnoissance du travail de ces hommes laborieux. Pour nous mettre à portée d’extraire des Ouvrages des Anciens tout ce qui pouvoit nous être utile, il a fallu qu’ils en tirassent aussi ce qui ne l’étoit pas : on ne sauroit tirer l’or d’une mine sans en faire sortir en même tems beaucoup de matieres viles ou moins précieuses ; ils auroient fait comme nous la séparation, s’ils étoient venus plus tard. L’Érudition étoit donc nécessaire pour nous conduire aux Belles-Lettres.

En effet, il ne fallut pas se livrer long-tems à la lecture des Anciens, pour se convaincre que dans ces Ouvrages même où l’on ne cherchoit que des faits & des mots, il y avoit mieux à apprendre. On apperçut bientôt les beautés que leurs Auteurs y avoient répandues ; car si les hommes, comme nous l’avons dit plus haut, ont besoin d’être avertis du vrai, en récompense ils n’ont besoin que de l’être. L’admiration qu’on avoit eu jusqu’alors pour les Anciens ne pouvoit être plus vive : mais elle commença à devenir plus juste. Cependant elle étoit encore bien loin d’être raisonnable. On crut qu’on ne pouvoit les imiter, qu’en les copiant servilement, & qu’il n’étoit possible de bien dire que dans leur Langue. On ne pensoit pas que l’étude des mots est une espece d’inconvénient passager, nécessaire pour faciliter l’étude des choses, mais qu’elle devient un mal réel, quand elle la retarde ; qu’ainsi on auroit dû se borner à se rendre familiers les Auteurs Grecs & Romains, pour profiter de ce qu’ils avoient pensé de meilleur ; & que le travail auquel il falloit se livrer pour écrire dans leur Langue, étoit autant de perdu pour l’avancement de la raison. On ne voyoit pas d’ailleurs, que s’il y a dans les Anciens un grand nombre de beautés de style perdues pour nous, il doit y avoir aussi par la même raison bien des défauts qui échappent, & que l’on court risque de copier comme des beautés, qu’enfin tout ce qu’on pourroit espérer par l’usage servile de la Langue des Anciens, ce seroit de se faire un style bisarrement assorti d’une infinité de styles différens, très-correct & admirable même pour nos Modernes, mais que Cicéron ou Virgile auroient trouvé ridicule. C’est ainsi que nous ririons d’un Ouvrage écrit en notre Langue, & dans lequel l’Auteur auroit rassemblé des phrases de Bossuet, de la Fontaine, de la Bruyere, & de Racine, persuadé avec raison que chacun de ces Ecrivains en particulier est un excellent modele.

Ce préjugé des premiers Savans a produit dans le seizieme siecle une foule de Poëtes, d’Orateurs, & d’Historiens Latins, dont les Ouvrages, il faut l’avoüer, tirent trop souvent leur principal mérite d’une latinité dont nous ne pouvons guere juger. On peut en comparer quelques-uns aux harangues de la plûpart de nos Rhéteurs, qui vuides de choses, & semblables à des corps sans substance, n’auroient besoin que d’être mises en François pour n’être lûes de personne.

Les Gens de Lettres sont enfin revenus peu-à-peu de cette espece de manie. Il y a apparence qu’on doit leur changement, du moins en partie, à la protection des Grands, qui sont bien-aises d’être savans, à condition de le devenir sans peine, & qui veulent pouvoir juger sans étude d’un Ouvrage d’esprit, pour prix des bienfaits qu’ils promettent à l’Auteur, ou de l’amitié dont ils croyent l’honorer. On commença à sentir que le beau, pour être en Langue vulgaire, ne perdoit rien de ses avantages ; qu’il acquéroit même celui d’être plus facilement saisi du commun des hommes, & qu’il n’y avoit aucun mérite à dire des choses communes ou ridicules dans quelque Langue que ce fût, & à plus forte raison dans celles qu’on devoit parler le plus mal. Les Gens de Lettres penserent donc à perfectionner les Langues vulgaires ; ils chercherent d’abord à dire dans ces Langues ce que les Anciens avoient dit dans les leurs. Cependant par une suite du préjugé dont on avoit eu tant de peine à se défaire, au lieu d’enrichir la Langue Françoise, on commença par la défigurer. Ronsard en fit un jargon barbare, hérissé de Grec & de Latin : mais heureusement il la rendit assez méconnoissable, pour qu’elle en devînt ridicule. Bientôt l’on sentit qu’il falloit transporter dans notre Langue les beautés & non les mots des Langues anciennes. Réglée & perfectionnée par le goût, elle acquit assez promptement une infinité de tours & d’expressions heureuses. Enfin on ne se borna plus à copier les Romains & les Grecs, ou même à les imiter ; on tâcha de les surpasser, s’il étoit possible, & de penser d’après soi. Ainsi l’imagination des Modernes renaquit peu-à-peu de celle des Anciens ; & l’on vit éclorre presqu’en même tems tous les chefs-d’œuvre du dernier siecle, en Eloquence, en Histoire, en Poësie, & dans les différens genres de littérature.

Malherbe, nourri de la lecture des excellens Poëtes de l’antiquité, & prenant comme eux la Nature pour modele, répandit le premier dans notre Poësie une harmonie & des beautés auparavant inconnues. Balzac, aujourd’hui trop méprisé, donna à notre Prose de la noblesse & du nombre. Les Ecrivains de Port-royal continuerent ce que Balzac avoit commencé ; ils y ajoûterent cette précision, cet heureux choix de termes, & cette pureté qui ont conservé jusqu’à présent à la plûpart de leurs Ouvrages un air moderne, & qui les distinguent d’un grand nombre de Livres surannés, écrits dans le même tems. Corneille, après avoir sacrifié pendant quelques années au mauvais goût dans la carriere dramatique, s’en affranchit enfin ; découvrit par la force de son génie, bien plus que par la lecture, les lois du Théatre, & les exposa dans ses Discours admirables sur la Tragédie, dans ses réflexions sur chacune de ses pieces, mais principalement dans ses pieces mêmes. Racine s’ouvrant une autre route, fit paroître sur le Théatre une passion que les Anciens n’y avoient guere connue ; & développant les ressorts du cœur humain, joignit à une élégance & une vérité continues quelques traits de sublime. Despréaux dans son art poëtique se rendit l’égal d’Horace en l’imitant ; Moliere par la peinture fine des ridicules & des mœurs de son tems, laissa bien loin derriere lui la Comédie ancienne ; La Fontaine fit presque oublier Esope & Phedre, & Bossuet alla se placer à côté de Démosthene.

Les Beaux-Arts sont tellement unis avec les Belles-Lettres, que le même goût qui cultive les unes, porte aussi à perfectionner les autres. Dans le même tems que notre littérature s’enrichissoit par tant de beaux Ouvrages, Poussin faisoit ses tableaux, & Puget ses statues, Le Sueur peignoit le cloitre des Chartreux, & Le Brun les batailles d’Alexandre ; enfin Lulli, créateur d’un chant propre à notre Langue, rendoit par sa musique aux poëmes de Quinault l’immortalité qu’elle en recevoit.

Il faut avoüer pourtant que la renaissance de la Peinture & de la Sculpture avoit été beaucoup plus rapide que celle de la Poësie & de la Musique ; & la raison n’en est pas difficile à appercevoir. Dès qu’on commença à étudier les Ouvrages des Anciens en tout genre, les chefs-d’œuvre antiques qui avoient échappé en assez grand nombre à la superstition & à la barbarie, frapperent bientòt les yeux des Artistes éclairés ; on ne pouvoit imiter les Praxiteles & les Phidias, qu’en faisant exactement comme eux ; & le talent n’avoit besoin que de bien voir : aussi Raphael & Michel Ange ne furent pas long-tems sans porter leur art à un point de perfection, qu’on n’a point encore passé depuis. En général, l’objet de la Peinture & de la Sculpture étant plus du ressort des sens, ces Arts ne pouvoient manquer de précéder la Poësie, parce que les sens ont dû être plus promptement affectés des beautés sensibles & palpables des statues anciennes, que l’imagination n’a dû appercevoir les beautés intellectuelles & fugitives des anciens Ecrivains. D’ailleurs, quand elle a commencé à les découvrir, l’imitation de ces mêmes beautés imparfaite par sa servitude, & par la Langue étrangere dont elle se servoit, n’a pû manquer de nuire aux progrès de l’imagination même. Qu’on suppose pour un moment nos Peintres & nos Sculpteurs privés de l’avantage qu’ils avoient de mettre en œuvre la même matiere que les Anciens : s’ils eussent, comme nos Littérateurs, perdu beaucoup de tems à rechercher & à imiter mal cette matiere, au lieu de songer à en employer une autre, pour imiter les ouvrages même qui faisoient l’objet de leur admiration ; ils auroient fait sans doute un chemin beaucoup moins rapide, & en seroient encore à trouver le marbre.

À l’égard de la Musique, elle a dû arriver beaucoup plus tard à un certain degré de perfection, parce que c’est un art que les Modernes ont été obligés de créer. Le tems a détruit tous les modeles que les Anciens avoient pû nous laisser en ce genre ; & leurs Ecrivains, du moins ceux qui nous restent, ne nous ont transmis sur ce sujet que des connoissances très-obscures, ou des histoires plus propres à nous étonner qu’à nous instruire. Aussi plusieurs de nos Savans, poussés peut-être par une espece d’amour de propriété, ont prétendu que nous avons porté cet art beaucoup plus loin que les Grecs ; prétention que le défaut de monumens rend aussi difficile à appuyer qu’à détruire, & qui ne peut être qu’assez foiblement combattue par les prodiges vrais ou supposés de la Musique ancienne. Peut-être seroit-il permis de conjecturer avec quelque vraissemblance, que cette Musique étoit tout-à-fait différente de la nôtre, & que si l’ancienne étoit supérieure par la mélodie, l’harmonie donne à la moderne des avantages.

Nous serions injustes, si à l’occasion du détail où nous venons d’entrer, nous ne reconnoissions point ce que nous devons à l’Italie ; c’est d’elle que nous avons reçû les Sciences, qui depuis ont fructifié si abondamment dans toute l’Europe ; c’est à elle surtout que nous devons les Beaux-Arts & le bon goût, dont elle nous a fourni un grand nombre de modeles inimitables.

Pendant que les Arts & les Belles-Lettres étoient en honneur, il s’en falloit beaucoup que la Philosophie fît le même progrès, du moins dans chaque nation prise en corps ; elle n’a reparu que beaucoup plus tard. Ce n’est pas qu’au fond il soit plus aisé d’exceller dans les Belles-Lettres que dans la Philosophie ; la supériorité en tout genre est également difficile à atteindre. Mais la lecture des Anciens devoit contribuer plus promptement à l’avancement des Belles-Lettres & du bon goût, qu’à celui des Sciences naturelles. Les beautés littéraires n’ont pas besoin d’être vûes long-tems pour être senties ; & comme les hommes sentent avant que de penser, ils doivent par la même raison juger ce qu’ils sentent avant de juger ce qu’ils pensent. D’ailleurs, les Anciens n’étoient pas à beaucoup près si parfaits comme Philosophes que comme Écrivains. En effet, quoique dans l’ordre de nos idées les premieres opérations de la raison précedent les premiers efforts de l’imagination, celle-ci, quand elle a fait les premiers pas, va beaucoup plus vîte que l’autre : elle a l’avantage de travailler sur des objets qu’elle enfante ; au lieu que la raison forcée de se borner à ceux qu’elle a devant elle, & de s’arrêter à chaque instant, ne s’épuise que trop souvent en recherches infructueuses. L’univers & les réflexions sont le premier livre des vrais Philosophes ; & les Anciens l’avoient sans doute étudié : il étoit donc nécessaire de faire comme eux ; on ne pouvoit suppléer à cette étude par celle de leurs Ouvrages, dont la plûpart avoient été détruits, & dont un petit nombre mutilé par le tems ne pouvoit nous donner sur une matiere aussi vaste que des notions fort incertaines & fort altérées.

La Scholastique qui composoit toute la Science prétendue des siecles d’ignorance, nuisoit encore aux progrès de la vraie Philosophie dans ce premier siecle de lumiere. On étoit persuadé depuis un tems, pour ainsi dire, immémorial, qu’on possédoit dans toute sa pureté la doctrine d’Aristote, commentée par les Arabes, & altérée par mille additions absurdes ou puériles ; & on ne pensoit pas même à s’assûrer si cette Philosophie barbare étoit réellement celle de ce grand homme, tant on avoit conçû de respect pour les Anciens. C’est ainsi qu’une foule de peuples nés & affermis dans leurs erreurs par l’éducation, se croyent d’autant plus sincerement dans le chemin de la vérité, qu’il ne leur est même jamais venu en pensée de former sur cela le moindre doute. Aussi, dans le tems que plusieurs Écrivains, rivaux des Orateurs & des Poëtes Grecs, marchoient à côté de leurs modeles, ou peut-être même les surpassoient ; la Philosophie Grecque, quoique fort imparfaite, n’étoit pas même bien connue.

Tant de préjugés qu’une admiration aveugle pour l’antiquité contribuoit à entretenir, sembloient se fortifier encore par l’abus qu’osoient faire de la soûmission des peuples quelques Théologiens peu nombreux, mais puissans : je dis peu nombreux, car je suis bien éloigné d’étendre à un Corps respectable & très-éclairé une accusation qui se borne à quelques-uns de ses membres. On avoit permis aux Poëtes de chanter dans leurs Ouvrages les divinités du Paganisme, parce qu’on étoit persuadé avec raison que les noms de ces divinités ne pouvoient plus être qu’un jeu dont on n’avoit rien à craindre. Si d’un côté, la religion des Anciens, qui animoit tout, ouvroit un vaste champ à l’imagination des beaux Esprits ; de l’autre, les principes en étoient trop absurdes, pour qu’on appréhendât de voir ressusciter Jupiter & Pluton par quelque secte de Novateurs. Mais l’on craignoit, ou l’on paroissoit craindre les coups qu’une raison aveugle pouvoit porter au Christianisme : comment ne voyoit-on pas qu’il n’avoit point à redouter une attaque aussi foible ? Envoyé du ciel aux hommes, la vénération si juste & si ancienne que les peuples lui témoignoient, avoit été garantie pour toûjours par les promesses de Dieu même. D’ailleurs, quelque absurde qu’une religion puisse être (reproche que l’impiété seule peut faire à la nôtre) ce ne sont jamais les Philosophes qui la détruisent : lors même qu’ils enseignent la vérité, ils se contentent de la montrer sans forcer personne à la reconnoître ; un tel pouvoir n’appartient qu’à l’Être tout-puissant : ce sont les hommes inspirés qui éclairent le peuple, & les enthousiastes qui l’égarent. Le frein qu’on est obligé de mettre à la licence de ces derniers ne doit point nuire à cette liberté si nécessaire à la vraie Philosophie, & dont la religion peut tirer les plus grands avantages. Si le Christianisme ajoûte à la Philosophie les lumieres qui lui manquent, s’il n’appartient qu’à la Grace de soûmettre les incrédules, c’est à la Philosophie qu’il est réservé de les réduire au silence ; & pour assûrer le triomphe de la Foi, les Théologiens dont nous parlons n’avoient qu’à faire usage des armes qu’on auroit voulu employer contre elle.

Mais parmi ces mêmes hommes, quelques-uns avoient un intérêt beaucoup plus réel de s’opposer à l’avancement de la Philosophie. Faussement persuadés que la croyance des peuples est d’autant plus ferme, qu’on l’exerce sur plus d’objets différens, ils ne se contentoient pas d’exiger pour nos Mysteres la soûmission qu’ils méritent, ils cherchoient à ériger en dogmes leurs opinions particulieres ; & c’étoit ces opinions mêmes, bien plus que les dogmes, qu’ils vouloient mettre en sûreté. Par là ils auroient porté à la religion le coup le plus terrible, si elle eût été l’ouvrage des hommes ; car il étoit à craindre que leurs opinions étant une fois reconnues pour fausses, le peuple qui ne discerne rien, ne traitât de la même maniere les vérités avec lesquelles on avoit voulu les confondre.

D’autres Théologiens de meilleure foi, mais aussi dangereux, se joignoient à ces premiers par d’autres motifs. Quoique la religion soit uniquement destinée à régler nos mœurs & notre foi, ils la croyoient faite pour nous éclairer aussi sur le système du monde, c’est-à-dire, sur ces matieres que le Tout-puissant a expressément abandonnées à nos disputes. Ils ne faisoient pas réflexion que les Livres sacrès & les Ouvrages des Peres, faits pour montrer au peuple comme aux Philosophes ce qu’il faut pratiquer & croire, ne devoient point sur les questions indifférentes parler un autre langage que le peuple. Cependant le despotisme théologique ou le préjugé l’emporta. Un Tribunal devenu puissant dans le Midi de l’Europe, dans les Indes, dans le Nouveau Monde, mais que la Foi n’ordonne point de croire, ni la charité d’approuver, & dont la France n’a pû s’accoûtumer encore à prononcer le nom sans effroi, condamna un célebre Astronome pour avoir soûtenu le mouvement de la Terre, & le déclara hérétique ; à peu-près comme le Pape Zacharie avoit condamné quelques siecles auparavant un Évêque, pour n’avoir pas pensé comme saint Augustin sur les Antipodes, & pour avoir deviné leur existence six cens ans avant que Christophe Colomb les découvrît. C’est ainsi que l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçoit la raison au silence ; & peu s’en fallut qu’on ne défendît au genre humain de penser.

Pendant que des adversaires peu instruits ou mal intentionnés faisoient ouvertement la guerre à la Philosophie, elle se réfugioit, pour ainsi dire, dans les Ouvrages de quelques grands hommes, qui, sans avoir l’ambition dangereuse d’arracher le bandeau des yeux de leurs contemporains, préparoient de loin dans l’ombre & le silence la lumiere dont le monde devoit être éclairé peu-à-peu & par degrés insensibles.

À la tête de ces illustres personnages doit être placé l’immortel Chancelier d’Angleterre, François Bacon, dont les Ouvrages si justement estimés, & plus estimés pourtant qu’ils ne sont connus, méritent encore plus notre lecture que nos éloges. À considérer les vûes saines & étendues de ce grand homme, la multitude d’objets sur lesquels son esprit s’est porté, la hardiesse de son style qui réunit par-tout les plus sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on seroit tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel, & le plus éloquent des Philosophes. Bacon, né dans le sein de la nuit la plus profonde, sentit que la Philosophie n’étoit pas encore, quoique bien des gens sans doute se flatassent d’y exceller ; car plus un siecle est grossier, plus il se croit instruit de tout ce qu’il peut savoir. Il commença donc par envisager d’une vûe générale les divers objets de toutes les Sciences naturelles ; il partagea ces Sciences en différentes branches, dont il fit l’énumération la plus exacte qu’il lui fut possible : il examina ce que l’on savoit déjà sur chacun de ces objets, & fit le catalogue immense de ce qui restoit à découvrir : c’est le but de son admirable Ouvrage de la dignité & de l’accroissement des connoissances humaines. Dans son nouvel organe des Sciences, il perfectionne les vûes qu’il avoit données dans le premier Ouvrage ; il les porte plus loin, & fait connoître la nécessité de la Physique expérimentale, à laquelle on ne pensoit point encore. Ennemi des systèmes, il n’envisage la Philosophie que comme cette partie de nos connoissances, qui doit contribuer à nous rendre meilleurs ou plus heureux : il semble la borner à la Science des choses utiles, & recommande par-tout l’étude de la Nature. Ses autres Écrits sont formés sur le même plan ; tout, jusqu’à leurs titres, y annonce l’homme de génie, l’esprit qui voit en grand. Il y recueille des faits, il y compare des expériences, il en indique un grand nombre à faire ; il invite les Savans à étudier & à perfectionner les Arts, qu’il regarde comme la partie la plus relevée & la plus essentielle de la Science humaine : il expose avec une simplicité noble ses conjectures & ses pensées sur les différens objets dignes d’intéresser les hommes ; & il eût pû dire, comme ce vieillard de Térence, que rien de ce qui touche l’humanité ne lui étoit étranger. Science de la Nature, Morale, Politique, Œconomique, tout semble avoir été du ressort de cet esprit lumineux & profond ; & l’on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, ou des richesses qu’il répand sur tous les sujets qu’il traite, ou de la dignité avec laquelle il en parle. Ses Écrits ne peuvent être mieux comparés qu’à ceux d’Hippocrate sur la Medecine ; & ils ne seroient ni moins admirés, ni moins lûs, si la culture de l’esprit étoit aussi chere au genre humain que la conservation de la santé. Mais il n’y a que les Chefs de secte en tout genre dont les Ouvrages puissent avoir un certain éclat ; Bacon n’a pas été du nombre, & la forme de sa Philosophie s’y opposoit. Elle étoit trop sage pour étonner personne ; la Scholastique qui dominoit de son tems, ne pouvoit être renversée que par des opinions hardies & nouvelles ; & il n’y a pas d’apparence qu’un Philosophe, qui se contente de dire aux hommes, voilà le peu que vous avez appris, voici ce qui vous reste à chercher, soit destiné à faire beaucoup de bruit parmi ses contemporains. Nous oserions même faire quelque reproche au Chancelier Bacon d’avoir été peut-être trop timide, si nous ne savions avec quelle retenue, & pour ainsi dire, avec quelle superstition, on doit juger un génie si sublime. Quoiqu’il avoüe que les Scholastiques ont énervé les Sciences par leurs questions minutieuses, & que l’esprit doit sacrifier l’étude des êtres généraux à celle des objets particuliers, il semble pourtant par l’emploi fréquent qu’il fait des termes de l’Ecole, quelquefois même par celui des principes scholastiques, & par des divisions & subdivisions dont l’usage étoit alors fort à la mode, avoir marqué un peu trop de ménagement ou de déférence pour le goût dominant de son siecle. Ce grand homme, après avoir brisé tant de fers, étoit encore retenu par quelques chaînes qu’il ne pouvoit ou n’osoit rompre.

Nous déclarerons ici que nous devons principalement au Chancelier Bacon l’Arbre encyclopédique dont nous avons déjà parlé fort au long, & que l’on trouvera à la fin de ce Discours. Nous en avions fait l’aveu en plusieurs endroits du Prospectus, nous y revenons encore, & nous ne manquerons aucune occasion de le répéter. Cependant nous n’avons pas crû devoir suivre de point en point le grand homme que nous reconnoissons ici pour notre maître. Si nous n’avons pas placé, comme lui, la raison après l’imagination, c’est que nous avons suivi dans le Système encyclopédique l’ordre métaphysique des opérations de l’Esprit, plûtôt que l’ordre historique de ses progrès depuis la renaissance des Lettres ; ordre que l’illustre Chancelier d’Angleterre avoit peut-être en vûe jusqu’à un certain point, lorsqu’il faisoit, comme il le dit, le cens & le dénombrement des connoissances humaines. D’ailleurs, le plan de Bacon étant différent du nôtre, & les Sciences ayant fait depuis de grands progrès, on ne doit pas être surpris que nous ayons pris quelquefois une route différente.

Ainsi, outre les changemens que nous avons faits dans l’ordre de la distribution générale, & dont nous avons déjà exposé les raisons, nous avons à certains égards poussé les divisions plus loin, sur-tout dans la partie de Mathématique & de Physique particuliere ; d’un autre côté, nous nous sommes abstenus d’étendre au même point que lui, la division de certaines Sciences dont il suit jusqu’aux derniers rameaux. Ces rameaux qui doivent proprement entrer dans le corps de notre Encyclopédie, n’auroient fait, à ce que nous croyons, que charger assez inutilement le Système général. On trouvera immédiatement après notre Arbre encyclopédique celui du Philosophe Anglois ; c’est le moyen le plus court & le plus facile de faire distinguer ce qui nous appartient d’avec ce que nous avons emprunté de lui.

Au Chancelier Bacon succéda l’illustre Descartes. Cet homme rare dont la fortune a tant varié en moins d’un siecle, avoit tout ce qu’il falloit pour changer la face de la Philosophie ; une imagination forte, un esprit très-conséquent, des connoissances puisées dans lui-même plus que dans les Livres, beaucoup de courage pour combattre les préjugés les plus généralement reçus, & aucune espece de dépendance qui le forçât à les ménager. Aussi éprouva-t-il de son vivant même ce qui arrive pour l’ordinaire à tout homme qui prend un ascendant trop marqué sur les autres. Il fit quelques enthousiastes, & eut beaucoup d’ennemis. Soit qu’il connût sa nation ou qu’il s’en défiât seulement, il s’étoit refugié dans un pays entierement libre pour y méditer plus à son aise. Quoiqu’il pensât beaucoup moins à faire des disciples qu’à les mériter, la persécution alla le chercher dans sa retraite ; & la vie cachée qu’il menoit ne put l’y soustraire. Malgré toute la sagacité qu’il avoit employée pour prouver l’existence de Dieu, il fut accusé de la nier par des Ministres qui peut-être ne la croyoient pas. Tourmenté & calomnié par des étrangers, & assez mal accueilli de ses compatriotes, il alla mourir en Suede, bien éloigné sans doute de s’attendre au succès brillant que ses opinions auroient un jour.

On peut considérer Descartes comme Géometre ou comme Philosophe. Les Mathématiques, dont il semble avoir fait assez peu de cas, font néanmoins aujourd’hui la partie la plus solide & la moins contestée de sa gloire. L’Algebre créée en quelque maniere par les Italiens, & prodigieusement augmentée par notre illustre Viete, a reçû entre les mains de Descartes de nouveaux accroissemens. Un des plus considérables est sa méthode des Indéterminées, artifice très-ingénieux & très-subtil, qu’on a sû appliquer depuis à un grand nombre de recherches. Mais ce qui a sur-tout immortalisé le nom de ce grand homme, c’est l’application qu’il a sû faire de l’Algebre à la Géométrie ; idée des plus vastes & des plus heureuses que l’esprit humain ait jamais eues, & qui sera toûjours la clé des plus profondes recherches, non seulement dans la Géométrie sublime, mais dans toutes les Sciences physico-mathématiques.

Comme Philosophe, il a peut-être été aussi grand, mais il n’a pas été si heureux. La Géométrie qui par la nature de son objet doit toûjours gagner sans perdre, ne pouvoit manquer, étant maniée par un aussi grand génie, de faire des progrès très-sensibles & apparens pour tout le monde. La Philosophie se trouvoit dans un état bien différent, tout y étoit à commencer ; & que ne coûtent point les premiers pas en tout genre ? Le mérite de les faire dispense de celui d’en faire de grands. Si Descartes qui nous a ouvert la route, n’y a pas été aussi loin que ses Sectateurs le croyent, il s’en faut beaucoup que les Sciences lui doivent aussi peu que le prétendent ses adversaires. Sa Méthode seule auroit suffi pour le rendre immortel ; sa Dioptrique est la plus grande & la plus belle application qu’on eût faite encore de la Géométrie à la Physique ; on voit enfin dans ses ouvrages, même les moins lûs maintenant, briller par tout le génie inventeur. Si on juge sans partialité ces Tourbillons devenus aujourd’hui presque ridicules, on conviendra, j’ose le dire, qu’on ne pouvoit alors imaginer mieux : les observations astronomiques qui ont servi à les détruire étoient encore imparfaites, ou peu constatées ; rien n’étoit plus naturel que de supposer un fluide qui transportât les planetes ; il n’y avoit qu’une longue suite de phénomènes, de raisonnemens & de calculs, & par conséquent une longue suite d’années, qui pût faire renoncer à une théorie si séduisante. Elle avoit d’ailleurs l’avantage singulier de rendre raison de la gravitation des corps par la force centrifuge du Tourbillon même : & je ne crains point d’avancer que cette explication de la pesanteur est une des plus belles & des plus ingénieuses hypotheses que la Philosophie ait jamais imaginées. Aussi a-t-il fallu pour l’abandonner, que les Physiciens ayent été entrainés comme malgré eux par la Théorie des forces centrales, & par des expériences faites long-tems après. Reconnoissons donc que Descartes, forcé de créer une Physique toute nouvelle, n’a pû la créer meilleure ; qu’il a fallu, pour ainsi dire, passer par les tourbillons pour arriver au vrai système du monde ; & que s’il s’est trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu’il devoit y en avoir.

Sa Métaphysique, aussi ingénieuse & aussi nouvelle que sa Physique, a eu le même sort à peu-près ; & c’est aussi à peu-près par les mêmes raisons qu’on peut la justifier ; car telle est aujourd’hui la fortune de ce grand homme, qu’après avoir eu des sectateurs sans nombre, il est presque réduit à des apologistes. Il se trompa sans doute en admettant les idées innées : mais s’il eût retenu de la secte Péripatéticienne la seule vérité qu’elle enseignoit sur l’origine des idées par les sens, peut-être les erreurs qui deshonoroient cette vérité par leur alliage, auroient été plus difficiles à déraciner. Descartes a osé du moins montrer aux bons esprits à secoüer le joug de la scholastique, de l’opinion, de l’autorité, en un mot des préjugés & de la barbarie ; & par cette révolte dont nous recueillons aujourd’hui les fruits, la Philosophie a reçu de lui un service, plus difficile peut-être à rendre que tous ceux qu’elle doit à ses illustres successeurs. On peut le regarder comme un chef de conjurés, qui a eu le courage de s’élever le premier contre une puissance despotique & arbitraire, & qui en préparant une révolution éclatante, a jetté les fondemens d’un gouvernement plus juste & plus heureux qu’il n’a pû voir établi. S’il a fini par croire tout expliquer, il a du moins commencé par douter de tout ; & les armes dont nous nous servons pour le combattre ne lui en appartiennent pas moins, parce que nous les tournons contre lui. D’ailleurs, quand les opinions absurdes sont invétérées, on est quelquefois forcé, pour desabuser le genre humain, de les remplacer par d’autres erreurs, lorsqu’on ne peut mieux faire. L’incertitude & la vanité de l’esprit sont telles, qu’il a toûjours besoin d’une opinion à laquelle il se fixe : c’est un enfant à qui il faut présenter un joüet pour lui enlever une arme dangereuse ; il quittera de lui-même ce joüet quand le tems de la raison sera venu. En donnant ainsi le change aux Philosophes ou à ceux qui croyent l’être, on leur apprend du moins à se défier de leurs lumieres, & cette disposition est le premier pas vers la vérité. Aussi Descartes a-t-il été persécuté de son vivant, comme s’il fût venu l’apporter aux hommes.

Newton, à qui la route avoit été préparée par Huyghens, parut enfin, & donna à la Philosophie une forme qu’elle semble devoir conserver. Ce grand génie vit qu’il étoit tems de bannir de la Physique les conjectures & les hypothèses vagues, ou du moins de ne les donner que pour ce qu’elles valoient, & que cette Science devoit être uniquement soûmise aux expériences & à la Géométrie. C’est peut-être dans cette vûe qu’il commença par inventer le calcul de l’Infini & la méthode des Suites, dont les usages si étendus dans la Géométrie même, le sont encore davantage pour déterminer les effets compliqués que l’on observe dans la Nature, où tout semble s’exécuter par des especes de progressions infinies. Les expériences de la pesanteur, & les observations de Képler, firent découvrir au Philosophe Anglois la force qui retient les planetes dans leurs orbites. Il enseigna tout ensemble & à distinguer les causes de leurs mouvemens, & à les calculer avec une exactitude qu’on n’auroit pû exiger que du travail de plusieurs siecles. Créateur d’une Optique toute nouvelle, il fit connoître la lumiere aux hommes en la décomposant. Ce que nous pourrions ajoûter à l’éloge de ce grand Philosophe, seroit fort au-dessous du témoignage universel qu’on rend aujourd’hui à ses découvertes presque innombrables, & à son génie tout à la fois étendu, juste & profond. En enrichissant la Philosophie par une grande quantité de biens réels, il a mérité sans doute toute sa reconnoissance ; mais il a peut-être plus fait pour elle en lui apprenant à être sage, & à contenir dans de justes bornes cette espece d’audace que les circonstances avoient forcé Descartes à lui donner. Sa Théorie du monde (car je ne veux pas dire son Systême) est aujourd’hui si généralement reçue, qu’on commence à disputer à l’auteur l’honneur de l’invention, parce qu’on accuse d’abord les grands hommes de se tromper, & qu’on finit par les traiter de plagiaires. Je laisse à ceux qui trouvent tout dans les ouvrages des Anciens, le plaisir de découvrir dans ces ouvrages la gravitation des planetes, quand elle n’y seroit pas ; mais en supposant même que les Grecs en ayent eu l’idée, ce qui n’étoit chez eux qu’un systême hasardé & romanesque, est devenu une démonstration dans les mains de Newton : cette démonstration qui n’appartient qu’à lui fait le mérite réel de sa découverte ; & l’attraction sans un tel appui seroit une hypothèse comme tant d’autres. Si quelqu’Écrivain célebre s’avisoit de prédire aujourd’hui sans aucune preuve qu’on parviendra un jour à faire de l’or, nos descendans auroient-ils droit sous ce prétexte de vouloir ôter la gloire du grand œuvre à un Chimiste qui en viendroit à bout ? Et l’invention des lunettes en appartiendroit-elle moins à ses auteurs, quand même quelques anciens n’auroient pas cru impossible que nous étendissions un jour la sphere de notre vûe ?

D’autres Savans croyent faire à Newton un reproche beaucoup plus fondé, en l’accusant d’avoir ramené dans la Physique les qualités occultes des Scholastiques & des anciens Philosophes. Mais les Savans dont nous parlons sont-ils bien sûrs que ces deux mots, vuides de sens chez les Scholastiques, & destinés à marquer un Etre dont ils croyoient avoir l’idée, fussent autre chose chez les anciens Philosophes que l’expression modeste de leur ignorance ? Newton qui avoit étudié la Nature, ne se flattoit pas d’en savoir plus qu’eux sur la cause premiere qui produit les phénomènes ; mais il n’employa pas le même langage, pour ne pas révolter des contemporains qui n’auroient pas manqué d’y attacher une autre idée que lui. Il se contenta de prouver que les tourbillons de Descartes ne pouvoient rendre raison du mouvement des planetes ; que les phénomènes & les lois de la Mechanique s’unissoient pour les renverser ; qu’il y a une force par laquelle les planetes tendent les unes vers les autres, & dont le principe nous est entierement inconnu. Il ne rejetta point l’impulsion ; il se borna à demander qu’on s’en servît plus heureusement qu’on n’avoit fait jusqu’alors pour expliquer les mouvemens des planetes : ses desirs n’ont point encore été remplis, & ne le seront peut-être de long-tems. Après tout, quel mal auroit-il fait à la Philosophie, en nous donnant lieu de penser que la matiere peut avoir des propriétés que nous ne lui soupçonnions pas, & en nous desabusant de la confiance ridicule où nous sommes de les connoître toutes ?

À l’égard de la Métaphysique, il paroît que Newton ne l’avoit pas entierement négligée. Il étoit trop grand Philosophe pour ne pas sentir qu’elle est la base de nos connoissances, & qu’il faut chercher dans elle seule des notions nettes & exactes de tout : il paroît même par les ouvrages de ce profond Géometre, qu’il étoit parvenu à se faire de telles notions sur les principaux objets qui l’avoient occupé. Cependant, soit qu’il fût peu content lui-même des progrès qu’il avoit faits à d’autres égards dans la Métaphysique, soit qu’il crût difficile de donner au genre humain des lumieres bien satisfaisantes ou bien étendues sur une science trop souvent incertaine & contentieuse, soit enfin qu’il craignît qu’à l’ombre de son autorité on n’abusât de sa Métaphysique comme on avoit abusé de celle de Descartes pour soutenir des opinions dangereuses ou erronées, il s’abstint presque absolument d’en parler dans ceux de ses écrits qui sont le plus connus ; & on ne peut guere apprendre ce qu’il pensoit sur les différens objets de cette science, que dans les ouvrages de ses disciples. Ainsi comme il n’a causé sur ce point aucune révolution, nous nous abstiendrons de le considérer de ce côté-là.

Ce que Newton n’avoit osé, ou n’auroit peut-être pû faire, Locke l’entreprit & l’exécuta avec succès. On peut dire qu’il créa la Métaphysique à peu-près comme Newton avoit créé la Physique. Il conçut que les abstractions & les questions ridicules qu’on avoit jusqu’alors agitées, & qui avoient fait comme la substance de la Philosophie, étoient la partie qu’il falloit sur-tout proscrire. Il chercha dans ces abstractions & dans l’abus des signes les causes principales de nos erreurs, & les y trouva. Pour connoitre notre ame, ses idées & ses affections, il n’étudia point les livres, parce qu’ils l’auroient mal instruit ; il se contenta de descendre profondement en lui-même ; & après s’être, pour ainsi dire, contemplé long-tems, il ne fit dans son Traité de l’entendement humain que présenter aux hommes le miroir dans lequel il s’étoit vû. En un mot il réduisit la Métaphysique à ce qu’elle doit être en effet, la Physique expérimentale de l’ame ; espece de Physique très-différente de celle des corps non-seulement par son objet, mais par la maniere de l’envisager. Dans celle-ci on peut découvrir, & on découvre souvent des phénomènes inconnus ; dans l’autre les faits aussi anciens que le monde existent également dans tous les hommes : tant pis pour qui croit en voir de nouveaux. La Métaphysique raisonnable ne peut consister, comme la Physique expérimentale, qu’à rassembler avec soin tous ces faits, à les réduire en un corps, à expliquer les uns par les autres, en distinguant ceux qui doivent tenir le premier rang & servir comme de base. En un mot les principes de la Métaphysique, aussi simples que les axiomes, sont les mêmes pour les Philosophes & pour le Peuple. Mais le peu de progrès que cette Science a fait depuis si long-tems, montre combien il est rare d’appliquer heureusement ces principes, soit par la difficulté que renferme un pareil travail, soit peut-être aussi par l’impatience naturelle qui empêche de s’y borner. Cependant le titre de Métaphysicien & même de grand Métaphysicien est encore assez commun dans notre siecle ; car nous aimons à tout prodiguer : mais qu’il y a peu de personnes véritablement dignes de ce nom ! Combien y en a-t-il qui ne le méritent que par le malheureux talent d’obscurcir avec beaucoup de subtilité des idées claires, & de préférer dans les notions qu’ils se forment l’extraordinaire au vrai, qui est toujours simple ? Il ne faut pas s’étonner après cela si la plûpart de ceux qu’on appelle Métaphysiciens font si peu de cas les uns des autres. Je ne doute point que ce titre ne soit bientôt une injure pour nos bons esprits, comme le nom de Sophiste, qui pourtant signifie Sage, avili en Grece par ceux qui le portoient, fut rejetté par les vrais Philosophes.

Concluons de toute cette histoire, que l’Angleterre nous doit la naissance de cette Philosophie que nous avons reçue d’elle. Il y a peut-être plus loin des formes substantielles aux tourbillons, que des tourbillons à la gravitation universelle, comme il y a peut-être un plus grand intervalle entre l’Algebre pure & l’idée de l’appliquer à la Géométrie, qu’entre le petit triangle de Barrow & le calcul différentiel.

Tels sont les principaux génies que l’esprit humain doit regarder comme ses maîtres, & à qui la Grece eut élevé des statues, quand même elle eut été obligée pour leur faire place, d’abattre celles de quelques Conquérans.

Les bornes de ce Discours Préliminaire nous empêchent de parler de plusieurs Philosophes illustres, qui sans se proposer des vûes aussi grandes que ceux dont nous venons de faire mention, n’ont pas laissé par leurs travaux de contribuer beaucoup à l’avancement des Sciences, & ont pour ainsi dire levé un coin du voile qui nous cachoit la vérité. De ce nombre sont ; Galilée, à qui la Géographie doit tant pour ses découvertes Astronomiques, & la Méchanique pour sa Théorie de l’accélération ; Harvey, que la découverte de la circulation du sang rendra immortel ; Huyghens, que nous avons déjà nommé, & qui par des ouvrages pleins de force & de génie a si bien mérité de la Géometrie & de la Physique ; Pascal, auteur d’un traité sur la Cycloïde, qu’on doit regarder comme un prodige de sagacité & de pénétration, & d’un traité de l’équilibre des liqueurs & de la pesanteur de l’air, qui nous a ouvert une science nouvelle : génie universel & sublime, dont les talens ne pourroient être trop regrettés par la Philosophie, si la religion n’en avoit pas profité ; Malebranche, qui a si bien démêlé les erreurs des sens, & qui a connu celles de l’imagination comme s’il n’avoit pas été souvent trompé par la sienne ; Boyle, le pere de la Physique expérimentale ; plusieurs autres enfin, parmi lesquels doivent être comptés avec distinction les Vesale, les Sydenham, les Boerhaave, & une infinité d’Anatomistes & de Physiciens célebres.

Entre ces grands hommes il en est un, dont la Philosophie aujourd’hui fort accueillie & fort combattue dans le Nord de l’Europe, nous oblige à ne le point passer sous silence ; c’est l’illustre Leibnitz. Quand il n’auroit pour lui que la gloire, ou même que le soupçon d’avoir partagé avec Newton l’invention du calcul différentiel, il mériteroit à ce titre une mention honorable. Mais c’est principalement par sa Métaphysique que nous voulons l’envisager. Comme Descartes, il semble avoir reconnu l’insuffisance de toutes les solutions qui avoient été données jusqu’à lui des questions les plus élevées, sur l’union du corps & de l’ame, sur la Providence, sur la nature de la matiere ; il paroit même avoir eu l’avantage d’exposer avec plus de force que personne les difficultés qu’on peut proposer sur ces questions ; mais moins sage que Locke & Newton, il ne s’est pas contenté de former des doutes, il a cherché à les dissiper, & de ce côté-là il n’a peut-être pas été plus heureux que Descartes. Son principe de la raison suffisante, très-beau & très vrai en lui-même, ne paroît pas devoir être fort utile à des êtres aussi peu éclairés que nous le sommes sur les raisons premieres de toutes choses ; ses Monades prouvent tout au plus qu’il a vu mieux que personne qu’on ne peut se former une idée nette de la matiere, mais elles ne paroissent pas faites pour la donner ; son Harmonie préétablie, semble n’ajoûter qu’une difficulté de plus à l’opinion de Descartes sur l’union du corps & de l’ame ; enfin son système de l’Optimisme est peut-être dangereux par le prétendu avantage qu’il a d’expliquer tout.

Nous finirons par une observation qui ne paroîtra pas surprenante à des Philosophes. Ce n’est guere de leur vivant que les grands hommes dont nous venons de parler ont changé la face des Sciences. Nous avons déjà vû pourquoi Bacon n’a point été chef de secte ; deux raisons se joignent à celle que nous en avons apportée. Ce grand Philosophe a écrit plusieurs de ses Ouvrages dans une retraite à laquelle ses ennemis l’avoient forcé, & le mal qu’ils avoient fait à l’homme d’État n’a pû manquer de nuire à l’Auteur. D’ailleurs, uniquement occupé d’être utile, il a peut-être embrassé trop de matieres, pour que ses contemporains dussent se laisser éclairer à la fois sur un si grand nombre d’objets. On ne permet guere aux grands génies d’en savoir tant ; on veut bien apprendre quelque chose d’eux sur un sujet borné : mais on ne veut pas être obligé à réformer toutes ses idées sur les leurs. C’est en partie pour cette raison que les Ouvrages de Descartes ont essuyé en France après sa mort plus de persécution que leur Auteur n’en avoit souffert en Hollande pendant sa vie ; ce n’a été qu’avec beaucoup de peine que les écoles ont enfin osé admettre une Physique qu’elles s’imaginoient être contraire à celle de Moïse. Newton, il est vrai, a trouvé dans ses contemporains moins de contradiction, soit que les découvertes géométriques par lesquelles il s’annonça, & dont on ne pouvoit lui disputer ni la propriété, ni la réalité, eussent accoûtumé à l’admiration pour lui, & à lui rendre des hommages qui n’étoient ni trop subits, ni trop forcés ; soit que par sa supériorité il imposât silence à l’envie; soit enfin, ce qui paroît plus difficile à croire, qu’il eût affaire à une nation moins injuste que les autres. Il a eu l’avantage singulier de voir sa Philosophie généralement reçûe en Angleterre de son vivant, & d’avoir tous ses compatriotes pour partisans & pour admirateurs. Cependant il s’en falloit bien que le reste de l’Europe fit alors le même accueil à ses Ouvrages. Non seulement ils étoient inconnus en France, mais la Philosophie scholastique y dominoit encore, lorsque Newton avoit déjà renversé la Physique Cartésienne, & les tourbillons étoient détruits avant que nous songeassions à les adopter. Nous avons été aussi long-tems à les soûtenir qu’à les recevoir. Il ne faut qu’ouvrir nos Livres, pour voir avec surprise qu’il n’y a pas encore vingt ans qu’on a commencé en France à renoncer au Cartésianisme. Le premier qui ait osé parmi nous se déclarer ouvertement Newtonien, est l’auteur du Discours sur la figure des Astres, qui joint à des connoissances géométriques très-étendues, cet esprit philosophique avec lequel elles ne se trouvent pas toûjours, & ce talent d’écrire auquel on ne croira plus qu’elles nuisent, quand on aura lû ses Ouvrages. M. de Maupertuis a crû qu’on pouvoit être bon citoyen, sans adopter aveuglément la Physique de son pays ; & pour attaquer cette Physique, il a eu besoin d’un courage dont on doit lui savoir gré. En effet notre nation, singulierement avide de nouveautés dans les matieres de goût, est au contraire en matiere de Science très-attachée aux opinions anciennes. Deux dispositions si contraires en apparence ont leur principe dans plusieurs causes, & sur-tout dans cette ardeur de joüir, qui semble constituer notre caractere. Tout ce qui est du ressort du sentiment n’est pas fait pour être long-tems cherché, & cesse d’être agréable, dès qu’il ne se présente pas tout d’un coup : mais aussi l’ardeur avec laquelle nous nous y livrons s’épuise bientôt, & l’ame dégoûtée aussi-tôt que remplie, vole vers un nouvel objet qu’elle abandonnera de même. Au contraire, ce n’est qu’à force de méditation que l’esprit parvient à ce qu’il cherche : mais par cette raison il veut joüir aussi long-tems qu’il a cherché, sur-tout lorsqu’il ne s’agit que d’une Philosophie hypothétique & conjecturale, beaucoup moins pénible que des calculs & des combinaisons exactes. Les Physiciens attachés à leurs théories, avec le même zele & par les mêmes motifs que les artisans à leurs pratiques, ont sur ce point beaucoup plus de ressemblance avec le peuple qu’ils ne s’imaginent. Respectons toûjours Descartes ; mais abandonnons sans peine des opinions qu’il eût combattues lui-même un siecle plus tard. Sur-tout ne confondons point sa cause avec celle de ses sectateurs. Le génie qu’il a montré en cherchant dans la nuit la plus sombre une route nouvelle quoique trompeuse, n’étoit qu’à lui : ceux qui l’ont osé suivre les premiers dans les ténebres, ont au moins marqué du courage ; mais il n’y a plus de gloire à s’égarer sur ses traces depuis que la lumière est venue. Parmi le peu de Savans qui défendent encore sa doctrine, il eût desavoüé lui-même ceux qui n’y tiennent que par un attachement servile à ce qu’ils ont appris dans leur enfance, ou par je ne sais quel préjugé national, la honte de la Philosophie. Avec de tels motifs on peut être le dernier de ses partisans ; mais on n’auroit pas eu le mérite d’être son premier disciple, ou plûtôt on eût été son adversaire, lorsqu’il n’y avoit que de l’injustice à l’être. Pour avoir le droit d’admirer les erreurs d’un grand homme, il faut savoir les reconnoitre, quand le tems les a mises au grand jour. Aussi les jeunes gens qu’on regarde d’ordinaire comme d’assez mauvais juges, sont peut-être les meilleurs dans les matieres philosophiques & dans beaucoup d’autres, lorsqu’ils ne sont pas dépourvûs de lumiere ; parce que tout leur étant également nouveau, ils n’ont d’autre intérêt que celui de bien choisir.

Ce sont en effet les jeunes Géometres, tant de France que des pays étrangers, qui ont réglé le sort des deux Philosophies. L’ancienne est tellement proscrite, que ses plus zélés partisans n’osent plus même nommer ces tourbillons dont ils remplissoient autrefois leurs Ouvrages. Si le Newtonianisme venoit à être détruit de nos jours par quelque cause que ce pût être, injuste ou légitime, les sectateurs nombreux qu’il a maintenant joueroient sans doute alors le même rôle qu’ils ont fait joüer à d’autres. Telle est la nature des esprits : telles sont les suites de l’amour propre qui gouverne les Philosophes du moins autant que les autres hommes, & de la contradiction que doivent éprouver toutes les découvertes, ou même ce qui en a l’apparence.

Il en a été de Locke à peu-près comme de Bacon, de Descartes, & de Newton. Oublié long-tems pour Rohaut & pour Regis, & encore assez peu connu de la multitude, il commence enfin à avoir parmi nous des lecteurs & quelques partisans. C’est ainsi que les personnages illustres souvent trop au-dessus de leur siecle, travaillent presque toûjours en pure perte pour leur siecle même ; c’est aux âges suivans qu’il est réservé de recueillir le fruit de leurs lumieres. Aussi les restaurateurs des Sciences ne joüissent-ils presque jamais de toute la gloire qu’ils méritent ; des hommes fort inférieurs la leur arrachent, parce que les grands hommes se livrent à leur génie, & les gens médiocres à celui de leur nation. Il est vrai que le témoignage que la supériorité ne peut s’empêcher de se rendre à elle-même, suffit pour la dédommager des suffrages vulgaires : elle se nourrit de sa propre substance ; & cette réputation dont on est si avide, ne sert souvent qu’à consoler la médiocrité des avantages que le talent a sur elle. On peut dire en effet que la Renommée qui publie tout, raconte plus souvent ce qu’elle entend que ce qu’elle voit, & que les Poëtes qui lui ont donné cent bouches, devoient bien aussi lui donner un bandeau.

La Philosophie, qui forme le goût dominant de notre siecle, semble par les progrès qu’elle fait parmi nous, vouloir réparer le tems qu’elle a perdu & se venger de l’espece de mépris que lui avoient marqué nos peres. Ce mépris est aujourd’hui retombé sur l’Érudition, & n’en est pas plus juste pour avoir changé d’objet. On s’imagine que nous avons tiré des Ouvrages des Anciens tout ce qu’il nous importoit de savoir ; & sur ce fondement on dispenseroit volontiers de leur peine ceux qui vont encore les consulter. Il semble qu’on regarde l’antiquité comme un oracle qui a tout dit, & qu’il est inutile d’interroger ; & l’on ne fait guere plus de cas aujourd’hui de la restitution d’un passage, que de la découverte d’un petit rameau de veine dans le corps humain. Mais comme il seroit ridicule de croire qu’il n’y a plus rien à découvrir dans l’Anatomie, parce que les Anatomistes se livrent quelquefois à des recherches, inutiles en apparence, & souvent utiles par leurs suites ; il ne seroit pas moins absurde de vouloir interdire l’Érudition, sous prétexte des recherches peu importantes auxquelles nos Savans peuvent s’abandonner. C’est être ignorant ou présomptueux de croire que tout soit vû dans quelque matiere que ce puisse être, & que nous n’ayons plus aucun avantage à tirer de l’étude & de la lecture des Anciens.

L’usage de tout écrire aujourd’hui en Langue vulgaire, a contribué sans doute à fortifier ce préjugé, & est peut-être plus pernicieux que le préjugé même. Notre Langue s’étant répandue par toute l’Europe, nous avons crû qu’il étoit tems de la substituer à la Langue latine, qui depuis la renaissance des Lettres étoit celle de nos Savans. J’avoüe qu’un Philosophe est beaucoup plus excusable d’écrire en François, qu’un François de faire des vers Latins ; je veux bien même convenir que cet usage a contribué à rendre la lumiere plus générale, si néanmoins c’est étendre réellement l’esprit d’un Peuple, que d’en étendre la superficie. Cependant il résulte de-là un inconvénient que nous aurions bien dû prévoir. Les Savans des autres nations à qui nous avons donné l’exemple, ont crû avec raison qu’ils écriroient encore mieux dans leur Langue que dans la nôtre. L’Angleterre nous a donc imité ; l’Allemagne, où le Latin sembloit s’être réfugié, commence insensiblement à en perdre l’usage : je ne doute pas qu’elle ne soit bien-tôt suivie par les Suédois, les Danois, & les Russiens. Ainsi, avant la fin du dix-huitieme siecle, un Philosophe qui voudra s’instruire à fond des découvertes de ses prédécesseurs, sera contraint de charger sa mémoire de sept à huit Langues différentes ; & après avoir consumé à les apprendre le tems le plus précieux de sa vie, il mourra avant de commencer à s’instruire. L’usage de la Langue Latine, dont nous avons fait voir le ridicule dans les matieres de goût, ne pourroit être que très-utile dans les Ouvrages de Philosophie, dont la clarté & la précision doivent faire tout le mérite, & qui n’ont besoin que d’une Langue universelle & de convention. Il seroit donc à souhaiter qu’on rétablit cet usage : mais il n’y a pas lieu de l’espérer. L’abus dont nous osons nous plaindre est trop favorable à la vanité & à la paresse, pour qu’on se flate de le déraciner. Les Philosophes, comme les autres Écrivains, veulent être lûs, & sur-tout de leur nation. S’ils se servoient d’une Langue moins familiere, ils auroient moins de bouches pour les célébrer, & on ne pourroit pas se vanter de les entendre. Il est vrai qu’avec moins d’admirateurs, ils auroient de meilleurs juges : mais c’est un avantage qui les touche peu, parce que la réputation tient plus au nombre qu’au mérite de ceux qui la distribuent.

En récompense, car il ne faut rien outrer, nos Livres de Science semblent avoir acquis jusqu’à l’espece d’avantage qui sembloit devoir être particulier aux Ouvrages de Belles-Lettres. Un Écrivain respectable que notre siecle a encore le bonheur de posséder, & dont je loüerois ici les différentes productions, si je ne me bornois pas à l’envisager comme Philosophe, a appris aux Savans à secoüer le joug du pédantisme. Supérieur dans l’art de mettre en leur jour les idées les plus abstraites, il a sû par beaucoup de méthode, de précision, & de clarté les abaisser à la portée des esprits qu’on auroit crû le moins faits pour les saisir. Il a même osé prêter à la Philosophie les ornemens qui sembloient lui être les plus étrangers ; & qu’elle paroissoit devoir s’interdire le plus séverement ; & cette hardiesse a été justifiée par le succès le plus général & le plus flateur. Mais semblable à tous les Écrivains originaux, il a laissé bien loin derriere lui ceux qui ont crû pouvoir l’imiter.

L’Auteur de l’Histoire Naturelle a suivi une route différente. Rival de Platon & de Lucrece, il a répandu dans son Ouvrage, dont la réputation croît de jour en jour, cette noblesse & cette élévation de style qui sont si propres aux matieres philosophiques, & qui dans les écrits du Sage doivent être la peinture de son ame.

Cependant la Philosophie, en songeant à plaire, paroît n’avoir pas oublié qu’elle est principalement faite pour instruire ; c’est par cette raison que le goût des systèmes, plus propre à flater l’imagination qu’à éclairer la raison, est aujourd’hui presqu’absolument banni des bons Ouvrages. Un de nos meilleurs Philosophes semble lui avoir porté les derniers coups[2]. L’esprit d’hypothese & de conjecture pouvoit être autrefois fort utile, & avoit même été nécessaire pour la renaissance de la Philosophie ; parce qu’alors il s’agissoit encore moins de bien penser, que d’apprendre à penser par soi-même. Mais les tems sont changés, & un Écrivain qui feroit parmi nous l’éloge des Systèmes viendroit trop tard. Les avantages que cet esprit peut procurer maintenant sont en trop petit nombre pour balancer les inconvéniens qui en résultent ; & si on prétend prouver l’utilité des Systèmes par un très-petit nombre de découvertes qu’ils ont occasionnées autrefois, on pourroit de même conseiller à nos Géometres de s’appliquer à la quadrature du cercle, parce que les efforts de plusieurs Mathématiciens pour la trouver, nous ont produit quelques théorèmes. L’esprit de Système est dans la Physique ce que la Métaphysique est dans la Géométrie. S’il est quelquefois nécessaire pour nous mettre dans le chemin de la vérité, il est presque toûjours incapable de nous y conduire par lui-même. Éclairé par l’observation de la Nature, il peut entrevoir les causes des phénomenes : mais c’est au calcul à assûrer pour ainsi dire l’existence de ces causes, en déterminant exactement les effets qu’elles peuvent produire, & en comparant ces effets avec ceux que l’expérience nous découvre. Toute hypothese dénuée d’un tel secours acquiert rarement ce degré de certitude, qu’on doit toûjours chercher dans les Sciences naturelles, & qui néanmoins se trouve si peu dans ces conjectures frivoles qu’on honore du nom de Systèmes. S’il ne pouvoit y en avoir que de cette espece, le principal mérite du Physicien seroit, à proprement parler, d’avoir l’esprit de Système, & de n’en faire jamais. À l’égard de l’usage des Systèmes dans les autres Sciences, mille expériences prouvent combien il est dangereux.

La Physique est donc uniquement bornée aux observations & aux calculs ; la Medecine à l’histoire du corps humain, de ses maladies, & de leurs remedes ; l’Histoire Naturelle à la description détaillée des végétaux, des animaux, & des minéraux ; la Chimie à la composition & à la décomposition expérimentale des corps : en un mot, toutes les Sciences renfermées dans les faits autant qu’il leur est possible, & dans les conséquences qu’on en peut déduire, n’accordent rien à l’opinion, que quand elles y sont forcées. Je ne parle point de la Géométrie, de l’Astronomie, & de la Méchanique, destinées par leur nature à aller toûjours en se perfectionnant de plus en plus.

On abuse des meilleures choses. Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd’hui, qui veut tout voir & ne rien supposer, s’est répandu jusques dans les Belles-Lettres ; on prétend même qu’il est nuisible à leurs progrès, & il est difficile de se le dissimuler. Notre siecle porté à la combinaison & à l’analyse, semble vouloir introduire les discussions froides & didactiques dans les choses de sentiment. Ce n’est pas que les passions & le goût n’ayent une Logique qui leur appartient : mais cette Logique a des principes tout différens de ceux de la Logique ordinaire : ce sont ces principes qu’il faut démêler en nous, & c’est, il faut l’avoüer, dequoi une Philosophie commune est peu capable. Livrée toute entiere à l’examen des perceptions tranquilles de l’ame, il lui est bien plus facile d’en démêler les nuances que celles de nos passions, ou en général des sentimens vifs qui nous affectent ; & comment cette espece de sentimens ne seroit-elle pas difficile à analyser avec justesse ? Si d’un côté, il faut se livrer à eux pour les connoître, de l’autre, le tems où l’ame en est affectée est celui où elle peut les étudier le moins. Il faut pourtant convenir que cet esprit de discussion a contribué à affranchir notre littérature de l’admiration aveugle des Anciens ; il nous a appris à n’estimer en eux que les beautés que nous serions contraints d’admirer dans les Modernes. Mais c’est peut-être aussi à la même source que nous devons je ne sais quelle Métaphysique du cœur, qui s’est emparée de nos théatres ; s’il ne falloit pas l’en bannir entierement, encore moins falloit-il l’y laisser régner. Cette anatomie de l’ame s’est glissée jusque dans nos conversations ; on y disserte, on n’y parle plus ; & nos sociétés ont perdu leurs principaux agrémens, la chaleur & la gaieté.

Ne soyons donc pas étonnés que nos Ouvrages d’esprit soient en général inférieurs à ceux du siecle précédent. On peut même en trouver la raison dans les efforts que nous faisons pour surpasser nos prédécesseurs. Le goût & l’art d’écrire font en peu de tems des progrès rapides, dès qu’une fois la véritable route est ouverte ; à peine un grand génie a-t-il entrevû le beau, qu’il l’apperçoit dans toute son étendue ; & l’imitation de la belle Nature semble bornée à de certaines limites qu’une génération, ou deux tout au plus, ont bien-tôt atteintes : il ne reste à la génération suivante que d’imiter : mais elle ne se contente pas de ce partage ; les richesses qu’elle a acquises autorisent le desir de les accroître ; elle veut ajoûter à ce qu’elle a reçû, & manque le but en cherchant à le passer. On a donc tout à la fois plus de principes pour bien juger, un plus grand fonds de lumieres, plus de bons juges, & moins de bons Ouvrages ; on ne dit point d’un Livre qu’il est bon, mais que c’est le Livre d’un homme d’esprit. C’est ainsi que le siecle de Démétrius de Phalere a succédé immédiatement à celui de Démosthene, le siecle de Lucain & de Séneque à celui de Cicéron & de Virgile, & le nôtre à celui de Louis XIV.

Je ne parle ici que du siecle en général : car je suis bien éloigné de faire la satyre de quelques hommes d’un mérite rare avec qui nous vivons. La constitution physique du monde littéraire entraîne, comme celle du monde matériel, des révolutions forcées, dont il seroit aussi injuste de se plaindre que du changement des saisons. D’ailleurs comme nous devons au siecle de Pline les ouvrages admirables de Quintilien & de Tacite, que la génération précédente n’auroit peut-être pas été en état de produire, le nôtre laissera à la postérité des monumens dont il a bien droit de se glorifier. Un Poëte célebre par ses talens & par ses malheurs a effacé Malherbe dans ses Odes, & Marot dans ses Epigrammes & dans ses Epitres. Nous avons vu naître le seul Poëme épique que la France puisse opposer à ceux des Grecs, des Romains, des Italiens, des Anglois & des Espagnols. Deux hommes illustres, entre lesquels notre nation semble partagée, & que la postérité saura mettre chacun à sa place, se disputent la gloire du cothurne, & l’on voit encore avec un extrème plaisir leurs Tragédies après celles de Corneille & de Racine. L’un de ces deux hommes, le même à qui nous devons la Henriade, sûr d’obtenir parmi le très-petit nombre de grands Poëtes une place distinguée & qui n’est qu’à lui, possede en même tems au plus haut dégré un talent que n’a eu presque aucun Poëte même dans un dégré médiocre, celui d’écrire en prose. Personne n’a mieux connu l’art si rare de rendre sans effort chaque idée par le terme qui lui est propre, d’embellir tout sans se méprendre sur le coloris propre à chaque chose ; enfin, ce qui caracterise plus qu’on ne pense les grands Écrivains, de n’être jamais ni au-dessus, ni au-dessous de son sujet. Son essai sur le siecle de Louis XIV. est un morceau d’autant plus précieux que l’Auteur n’avoit en ce genre aucun modele ni parmi les Anciens, ni parmi nous. Son histoire de Charles XII, par la rapidité & la noblesse du style est digne du Héros qu’il avoit à peindre ; ses pieces fugitives supérieures à toutes celles que nous estimons le plus, suffiroient par leur nombre & par leur mérite pour immortaliser plusieurs Écrivains. Que ne puis-je en parcourant ici ses nombreux & admirables Ouvrages, payer à ce génie rare le tribut d’éloges qu’il mérite, qu’il a reçu tant de fois de ses compatriotes, des étrangers & de ses ennemis, & auquel la postérité mettra le comble quand il ne pourra plus en joüir !

Ce ne sont pas là nos seules richesses. Un Écrivain judicieux, aussi bon citoyen que grand Philosophe, nous a donné sur les principes des Lois un ouvrage décrié par quelques François, & estimé de toute l’Europe. D’excellens auteurs ont écrit l’histoire ; des esprits justes & éclairés l’ont approfondie : la Comédie a acquis un nouveau genre, qu’on auroit tort de rejetter, puisqu’il en résulte un plaisir de plus, & qui n’a pas été aussi inconnu des anciens qu’on voudroit nous le persuader ; enfin nous avons plusieurs Romans qui nous empêchent de regretter ceux du dernier siecle.

Les beaux Arts ne sont pas moins en honneur dans notre nation. Si j’en crois les Amateurs éclairés, notre école de Peinture est la premiere de l’Europe, & plusieurs ouvrages de nos Sculpteurs n’auroient pas été desavoués par les Anciens. La Musique est peut-être de tous ces Arts celui qui a fait depuis quinze ans le plus de progrès parmi nous. Graces aux travaux d’un génie mâle, hardi & fécond, les Étrangers qui ne pouvoient souffrir nos symphonies, commencent à les goûter, & les François paroissent enfin persuadés que Lulli avoit laissé dans ce genre beaucoup à faire. M. Rameau, en poussant la pratique de son Art à un si haut degré de perfection, est devenu tout ensemble le modele & l’objet de la jalousie d’un grand nombre d’Artistes, qui le décrient en s’efforçant de l’imiter. Mais ce qui le distingue plus particulierement, c’est d’avoir refléchi avec beaucoup de succès sur la théorie de ce même Art ; d’avoir sû trouver dans la Basse fondamentale le principe de l’harmonie & de la mélodie ; d’avoir réduit par ce moyen à des lois plus certaines & plus simples, une science livrée avant lui à des regles arbitraires, ou dictées par une expérience aveugle. Je saisis avec empressement l’occasion de célébrer cet Artiste philosophe, dans un discours destiné principalement à l’éloge des grands Hommes. Son mérite, dont il a forcé notre siecle à convenir, ne sera bien connu que quand le tems aura fait taire l’envie ; & son nom, cher à la partie de notre nation la plus éclairée, ne peut blesser ici personne. Mais dût-il déplaire à quelques prétendus Mécenes, un Philosophe seroit bien à plaindre, si même en matiere de sciences & de goût, il ne se permettoit pas de dire la vérité.

Voilà les biens que nous possédons. Quelle idée ne se formera-t-on pas de nos trésors littéraires, si l’on joint aux Ouvrages de tant de grands Hommes les travaux de toutes les Compagnies savantes, destinées à maintenir le goût des Sciences & des Lettres, & à qui nous devons tant d’excellens Livres ! De pareilles Sociétés ne peuvent manquer de produire dans un État de grands avantages ; pourvû qu’en les multipliant à l’excès, on n’en facilite point l’entrée à un trop grand nombre de gens médiocres ; qu’on en bannisse toute inégalité propre à éloigner ou à rebuter des hommes faits pour éclairer les autres ; qu’on n’y connoisse d’autre supériorité que celle du génie ; que la considération y soit le prix du travail ; enfin que les récompenses y viennent chercher les talens, & ne leur soient point enlevées par l’intrigue. Car il ne faut pas s’y tromper : on nuit plus aux progrès de l’esprit, en plaçant mal les récompenses qu’en les supprimant. Avoüons même à l’honneur des lettres, que les Savans n’ont pas toujours besoin d’être récompensés pour se multiplier. Témoin l’Angleterre, à qui les Sciences doivent tant, sans que le Gouvernement fasse rien pour elles. Il est vrai que la Nation les considere, qu’elle les respecte même ; & cette espece de récompense, supérieure à toutes les autres, est sans doute le moyen le plus sûr de faire fleurir les Sciences & les Arts ; parce que c’est le Gouvernement qui donne les places, & le Public qui distribue l’estime. L’amour des Lettres, qui est un mérite chez nos voisins, n’est encore à la vérité qu’une mode parmi nous, & ne sera peut-être jamais autre chose ; mais quelque dangereuse que soit cette mode, qui pour un Mécene éclairé produit cent Amateurs ignorans & orgueilleux, peut-être lui sommes-nous redevables de n’être pas encore tombés dans la barbarie où une foule de circonstances tendent à nous précipiter.

On peut regarder comme une des principales, cet amour du faux bel esprit, qui protege l’ignorance, qui s’en fait honneur, & qui la répandra universellement tôt ou tard. Elle sera le fruit & le terme du mauvais goût ; j’ajoûte qu’elle en sera le remede. Car tout a des révolutions reglées, & l’obscurité se terminera par un nouveau siecle de lumiere. Nous serons plus frappés du grand jour, après avoir été quelque tems dans les ténebres. Elles seront comme une espece d’anarchie très-funeste par elle-même, mais quelquefois utile par ses suites. Gardons-nous pourtant de souhaiter une révolution si redoutable ; la barbarie dure des siecles, il semble que ce soit notre élément ; la raison & le bon goût ne font que passer.

Ce seroit peut-être ici le lieu de repousser les traits qu’un Écrivain éloquent & philosophe[3] a lancé depuis peu contre les Sciences & les Arts, en les accusant de corrompre les mœurs. Il nous siéroit mal d’être de son sentiment à la tête d’un Ouvrage tel que celui-ci ; & l’homme de mérite dont nous parlons semble avoir donné son suffrage à notre travail par le zele & le succès avec lequel il y a concouru. Nous ne lui reprocherons point d’avoir confondu la culture de l’esprit avec l’abus qu’on en peut faire ; il nous répondroit sans doute que cet abus en est inséparable : mais nous le prierons d’examiner si la plûpart des maux qu’il attribue aux Sciences & aux Arts, ne sont point dûs à des causes toutes différentes, dont l’énumération seroit ici aussi longue que délicate. Les Lettres contribuent certainement à rendre la société plus aimable ; il seroit difficile de prouver que les hommes en sont meilleurs, & la vertu plus commune : mais c’est un privilége qu’on peut disputer à la Morale même ; & pour dire encore plus, faudra-t-il proscrire les lois, parce que leur nom sert d’abri à quelques crimes, dont les auteurs seroient punis dans une république de Sauvages ? Enfin, quand nous ferions ici au desavantage des connoissances humaines un aveu dont nous sommes bien éloignés, nous le sommes encore plus de croire qu’on gagnât à les détruire : les vices nous resteroient, & nous aurions l’ignorance de plus.

Finissons cette histoire des Sciences, en remarquant que les différentes formes de gouvernement qui influent tant sur les esprits & sur la culture des Lettres, déterminent aussi les especes de connoissances qui doivent principalement y fleurir, & dont chacune a son mérite particulier. Il doit y avoir en général dans une République plus d’Orateurs, d’Historiens, & de Philosophes ; & dans une Monarchie, plus de Poëtes, de Théologiens, & de Géometres. Cette regle n’est pourtant pas si absolue, qu’elle ne puisse être altérée & modifiée par une infinité de causes.


Aprés les réflexions & les vûes générales que nous avons crû devoir placer à la tête de cette Encyclopédie, il est tems enfin d’instruire plus particulierement le public sur l’Ouvrage que nous lui présentons. Le Prospectus qui a déjà été publié dans cette vûe, & dont M. Diderot mon collegue est l’Auteur, ayant été reçu de toute l’Europe avec les plus grands éloges, je vais en son nom le remettre ici de nouveau sous les yeux du Public, avec les changemens & les additions qui nous ont parû convenables à l’un & à l’autre.


On ne peut disconvenir que depuis le renouvellement des Lettres parmi nous, on ne doive en partie aux Dictionnaires les lumieres générales qui se sont répandues dans la société, & ce germe de Science qui dispose insensiblement les esprits à des connoissances plus profondes. L’utilité sensible de ces sortes d’ouvrages les a rendus si communs, que nous sommes plûtôt aujourd’hui dans le cas de les justifier que d’en faire l’éloge. On prétend qu’en multipliant les secours & la facilité de s’instruire, ils contribueront à éteindre le goût du travail & de l’étude. Pour nous, nous croyons être bien fondés à soûtenir que c’est à la manie du bel Esprit & à l’abus de la Philosophie, plûtôt qu’à la multitude des Dictionnaires, qu’il faut attribuer notre paresse & la décadence du bon goût. Ces sortes de collections peuvent tout au plus servir à donner quelques lumieres à ceux qui sans ce secours n’auroient pas eu le courage de s’en procurer : mais elles ne tiendront jamais lieu de Livres à ceux qui chercheront à s’instruire ; les Dictionnaires par leur forme même ne sont propres qu’à être consultés, & se refusent à toute lecture suivie. Quand nous apprendrons qu’un homme de Lettres, desirant d’étudier l’Histoire à fond, aura choisi pour cet objet le Dictionnaire de Moreri, nous conviendrons du reproche que l’on veut nous faire. Nous aurions peut-être plus de raison d’attribuer l’abus prétendu dont on se plaint, à la multiplication des méthodes, des élémens, des abregés, & des bibliotheques, si nous n’étions persuadés qu’on ne sauroit trop faciliter les moyens de s’instruire. On abrégeroit encore davantage ces moyens, en réduisant à quelques volumes tout ce que les hommes ont découvert jusqu’à nos jours dans les Sciences & dans les Arts. Ce projet, en y comprenant même les faits historiques réellement utiles, ne seroit peut-être pas impossible dans l’exécution ; il seroit du moins à souhaiter qu’on le tentât, nous ne prétendons aujourd’hui que l’ébaucher ; & il nous débarrasseroit enfin de tant de Livres, dont les Auteurs n’ont fait que se copier les uns les autres. Ce qui doit nous rassûrer contre la satyre des Dictionnaires, c’est qu’on pourroit faire le même reproche sur un fondement aussi peu solide aux Journalistes les plus estimables. Leur but n’est-il pas essentiellement d’exposer en raccourci ce que notre siecle ajoûte de lumieres à celles des siecles précédens ; d’apprendre à se passer des originaux, & d’arracher par conséquent ces épines que nos adversaires voudroient qu’on laissât ? Combien de lectures inutiles dont nous serions dispensés par de bons extraits ?

Nous avons donc crû qu’il importoit d’avoir un Dictionnaire qu’on pût consulter sur toutes les matieres des Arts & des Sciences, & qui servît autant à guider ceux qui se sentent le courage de travailler à l’instruction des autres, qu’à éclairer ceux qui ne s’instruisent que pour eux-mêmes.

Jusqu’ici personne n’avoit conçû un Ouvrage aussi grand, ou du moins personne ne l’avoit exécuté. Leibnitz, de tous les Savans le plus capable d’en sentir les difficultés, desiroit qu’on les surmontât. Cependant on avoit des Encyclopédies ; & Leibnitz ne l’ignoroit pas, lorsqu’il en demandoit une.

La plûpart de ces Ouvrages parurent avant le siecle dernier, & ne furent pas tout-à-fait méprisés. On trouva que s’ils n’annonçoient pas beaucoup de génie, ils marquoient au moins du travail & des connoissances. Mais que seroit-ce pour nous que ces Encyclopédies ? Quel progrès n’a-t-on pas fait depuis dans les Sciences & dans les Arts ? Combien de vérités découvertes aujourd’hui, qu’on n’entrevoyoit pas alors ? La vraie Philosophie étoit au berceau ; la Géométrie de l’Infini n’étoit pas encore ; la Physique expérimentale se montroit à peine ; il n’y avoit point de Dialectique ; les lois de la saine Critique étoient entierement ignorées. Les Auteurs célebres en tout genre dont nous avons parlé dans ce Discours, & leurs illustres disciples, ou n’existoient pas, ou n’avoient pas écrit. L’esprit de recherche & d’émulation n’animoit pas les Savans ; un autre esprit moins fécond peut-être, mais plus rare, celui de justesse & de méthode, ne s’étoit point soûmis les différentes parties de la Littérature ; & les Académies, dont les travaux ont porté si loin les Sciences & les Arts, n’étoient pas instituées.

Si les découvertes des grands hommes & des compagnies savantes, dont nous venons de parler, offrirent dans la suite de puissans secours pour former un Dictionnaire encyclopédique ; il faut avoüer aussi que l’augmentation prodigieuse des matieres rendit à d’autres égards un tel Ouvrage beaucoup plus difficile. Mais ce n’est point à nous à juger si les successeurs des premiers Encyclopédistes ont été hardis ou présomptueux ; & nous les laisserions tous joüir de leur réputation, sans en excepter Ephraïm Chambers le plus connu d’entre eux, si nous n’avions des raisons particulieres de peser le mérite de celui-ci.

L’Encyclopédie de Chambers dont on a publié à Londres un si grand nombre d’Éditions rapides ; cette Encyclopédie qu’on vient de traduire tout récemment en Italien, & qui de notre aveu mérite en Angleterre & chez l’étranger les honneurs qu’on lui rend, n’eût peut-être jamais été faite, si avant qu’elle parût en Anglois, nous n’avions eu dans notre Langue des Ouvrages où Chambers a puisé sans mesure & sans choix la plus grande partie des choses dont il a composé son Dictionnaire. Qu’en auroient donc pensé nos François sur une traduction pure & simple ? Il eût excité l’indignation des Savans & le cri du Public, à qui on n’eût présenté sous un titre fastueux & nouveau, que des richesses qu’il possédoit depuis long-tems.

Nous ne refusons point à cet Auteur la justice qui lui est dûe. Il a bien senti le mérite de l’ordre encyclopédique, ou de la chaîne par laquelle on peut descendre sans interruption des premiers principes d’une Science ou d’un Art jusqu’à ses conséquences les plus éloignées, & remonter de ses conséquences les plus éloignées jusqu’à ses premiers principes ; passer imperceptiblement de cette Science ou de cet Art à un autre, & s’il est permis de s’exprimer ainsi, faire sans s’égarer le tour du monde littéraire. Nous convenons avec lui que le plan & le dessein de son Dictionnaire sont excellens, & que si l’exécution en étoit portée à un certain degré de perfection, il contribueroit plus lui seul aux progrès de la vraie Science que la moitié des Livres connus. Mais, malgré toutes les obligations que nous avons à cet Auteur, & l’utilité considérable que nous avons retirée de son travail, nous n’avons pû nous empêcher de voir qu’il restoit beaucoup à y ajoûter. En effet, conçoit-on que tout ce qui concerne les Sciences & les Arts puisse être renfermé en deux Volumes in-folio ? La nomenclature d’une matiere aussi étendue en fourniroit un elle seule, si elle étoit complette. Combien donc ne doit-il pas y avoir dans son Ouvrage d’articles omis ou tronqués ?

Ce ne sont point ici des conjectures. La Traduction entiere du Chambers nous a passé sous les yeux, & nous avons trouvé une multitude prodigieuse de choses à desirer dans les Sciences ; dans les Arts libéraux, un mot où il falloit des pages ; & tout à suppléer dans les Arts méchaniques. Chambers a lû des Livres, mais il n’a guere vû d’artistes ; cependant il y a beaucoup de choses qu’on n’apprend que dans les atteliers. D’ailleurs il n’en est pas ici des omissions comme dans un autre Ouvrage. Un article omis dans un Dictionnaire commun le rend seulement imparfait. Dans une Encyclopédie, il rompt l’enchaînement, & nuit à la forme & au fond ; & il a fallu tout l’art d’Ephraim Chambers pour pallier ce défaut.

Mais, sans nous étendre davantage sur l’Encyclopédie Angloise, nous annonçons que l’Ouvrage de Chambers n’est point la base unique sur laquelle nous avons élevé ; que l’on a refait un grand nombre de ses articles ; que l’on n’a employé presqu’aucun des autres sans addition, correction, ou retranchement, & qu’il rentre simplement dans la classe des Auteurs que nous avons particulierement consultés. Les éloges qui furent donnés il y a six ans au simple projet de la Traduction de l’Encyclopédie Angloise, auroient été pour nous un motif suffisant d’avoir recours à cette Encyclopédie, autant que le bien de notre Ouvrage n’en souffriroit pas.

La Partie Mathématique est celle qui nous a parû mériter le plus d’être conservée : mais on jugera par les changemens considérables qui y ont été faits, du besoin que cette Partie & les autres avoient d’une exacte révision.

Le premier objet sur lequel nous nous sommes écartés de l’Auteur Anglois, c’est l’Arbre généalogique qu’il a dressé des Sciences & des Arts, & auquel nous avons crû devoir en substituer un autre. Cette partie de notre travail a été suffisamment développée plus haut. Elle présente à nos lecteurs le canevas d’un Ouvrage qui ne se peut exécuter qu’en plusieurs Volumes in-folio, & qui doit contenir un jour toutes les connoissances des hommes.

À l’aspect d’une matiere aussi étendue, il n’est personne qui ne fasse avec nous la réflexion suivante. L’expérience journaliere n’apprend que trop combien il est difficile à un Auteur de traiter profondément de la Science ou de l’Art dont il a fait toute sa vie une étude particuliere. Quel homme peut donc être assez hardi & assez borné pour entreprendre de traiter seul de toutes les Sciences & de tous les Arts ?

Nous avons inféré de-là que pour soûtenir un poids aussi grand que celui que nous avions à porter, il étoit nécessaire de le partager ; & sur le champ nous avons jetté les yeux sur un nombre suffisant de Savans & d’Artistes ; d’Artistes habiles & connus par leurs talens ; de Savans exercés dans les genres particuliers qu’on avoit à confier à leur travail. Nous avons distribué à chacun la partie qui lui convenoit ; quelques-uns même étoient en possession de la leur, avant que nous nous chargeassions de cet Ouvrage. Le Public verra bientôt leurs noms, & nous ne craignons point qu’il nous les reproche. Ainsi, chacun n’ayant été occupé que de ce qu’il entendoit, a été en état de juger sainement de ce qu’en ont écrit les Anciens & les Modernes, & d’ajoûter aux secours qu’il en a tirés, des connoissances puisées dans son propre fonds. Personne ne s’est avancé sur le terrein d’autrui, & ne s’est mêlé de ce qu’il n’a peut-être jamais appris ; & nous avons eu plus de méthode, de certitude, d’étendue, & de détails, qu’il ne peut y en avoir dans la plûpart des Lexicographes. Il est vrai que ce plan a réduit le mérite d’Éditeur à peu de chose ; mais il a beaucoup ajoûté à la perfection de l’Ouvrage, & nous penserons toûjours nous être acquis assez de gloire, si le Public est satisfait. En un mot, chacun de nos Collègues a fait un Dictionnaire de la Partie dont il s’est chargé, & nous avons réuni tous ces Dictionnaires ensemble.

Nous croyons avoir eu de bonnes raisons pour suivre dans cet Ouvrage l’ordre alphabétique. Il nous a paru plus commode & plus facile pour nos lecteurs, qui desirant de s’instruire sur la signification d’un mot, le trouveront plus aisément dans un Dictionnaire alphabétique que dans tout autre. Si nous eussions traité toutes les Sciences séparément, en faisant de chacune un Dictionnaire particulier, non seulement le prétendu desordre de la succession alphabétique auroit eu lieu dans ce nouvel arrangement ; mais une telle méthode auroit été sujette à des inconvéniens considérables par le grand nombre de mots communs à différentes Sciences, & qu’il auroit fallu répéter plusieurs fois, ou placer au hasard. D’un autre côté, si nous eussions traité de chaque Science séparément & dans un discours suivi, conforme à l’ordre des idées, & non à celui des mots, la forme de cet Ouvrage eût été encore moins commode pour le plus grand nombre de nos lecteurs, qui n’y auroient rien trouvé qu’avec peine ; l’ordre encyclopédique des Sciences & des Arts y eût peu gagné, & l’ordre encyclopédique des mots, ou plûtôt des objets par lesquels les Sciences se communiquent & se touchent, y auroit infiniment perdu. Au contraire, rien de plus facile dans le plan que nous avons suivi que de satisfaire à l’un & à l’autre ; c’est ce que nous avons détaillé ci-dessus. D’ailleurs, s’il eût été question de faire de chaque Science & de chaque Art un traité particulier dans la forme ordinaire, & de réunir seulement ces différens traités sous le titre d’Encyclopédie, il eût été bien plus difficile de rassembler pour cet Ouvrage un si grand nombre de personnes, & la plûpart de nos Collegues auroient sans doute mieux aimé donner séparément leur Ouvrage, que de le voir confondu avec un grand nombre d’autres. De plus, en suivant ce dernier plan, nous eussions été forcés de renoncer presque entierement à l’usage que nous voulions faire de l’Encyclopédie Angloise, entraînés tant par la réputation de cet Ouvrage, que par l’ancien Prospectus, approuvé du Public, & auquel nous desirions de nous conformer. La Traduction entiere de cette Encyclopédie nous a été remise entre les mains par les Libraires qui avoient entrepris de la publier ; nous l’avons distribuée à nos Collegues qui ont mieux aimé se charger de la revoir, de la corriger, & de l’augmenter, que de s’engager, sans avoir, pour ainsi dire, aucuns matériaux préparatoires. Il est vrai qu’une grande partie de ces matériaux leur a été inutile, mais du moins elle a servi à leur faire entreprendre plus volontiers le travail qu’on espéroit d’eux ; travail auquel plusieurs se seroient peut-être refusé, s’ils avoient prévû ce qu’il devoit leur coûter de soins. D’un autre côté, quelques-uns de ces Savans, en possession de leur Partie long-tems avant que nous fussions Éditeurs, l’avoient déja fort avancée en suivant l’ancien projet de l’ordre alphabétique ; il nous eût par conséquent été impossible de changer ce projet, quand même nous aurions été moins disposés à l’approuver. Nous savions enfin, ou du moins nous avions lieu de croire qu’on n’avoit fait à l’Auteur Anglois, notre modele, aucunes difficultés sur l’ordre alphabétique auquel il s’étoit assujetti. Tout se réunissoit donc pour nous obliger de rendre cet Ouvrage conforme à un plan que nous aurions suivi par choix, si nous en eussions été les maîtres.

La seule opération dans notre travail qui suppose quelque intelligence, consiste à remplir les vuides qui séparent deux Sciences ou deux Arts, & à renoüer la chaîne dans les occasions où nos Collegues se sont reposés les uns sur les autres de certains articles, qui paroissant appartenir également à plusieurs d’entre eux, n’ont été faits par aucun. Mais afin que la personne chargée d’une partie ne soit point comptable des fautes qui pourroient se glisser dans des morceaux surajoûtés, nous aurons l’attention de distinguer ces morceaux par une étoile. Nous tiendrons exactement la parole que nous avons donnée ; le travail d’autrui sera sacré pour nous, & nous ne manquerons pas de consulter l’Auteur, s’il arrive dans le cours de l’Édition que son ouvrage nous paroisse demander quelque changement considérable.

Les différentes mains que nous avons employées ont apposé à chaque article comme le sceau de leur style particulier, ainsi que celui du style propre à la matiere & à l’objet d’une partie. Un procédé de Chimie ne sera point du même ton que la description des bains & des théatres anciens, ni la manœuvre d’un Serrurier, exposée comme les recherches d’un Théologien, sur un point de dogme ou de discipline. Chaque chose a son coloris, & ce seroit confondre les genres que de les réduire à une certaine uniformité. La pureté du style, la clarté, & la précision, sont les seules qualités qui puissent être communes à tous les articles, & nous espérons qu’on les y remarquera. S’en permettre davantage, ce seroit s’exposer à la monotonie & au dégoût qui sont presque inséparables des Ouvrages étendus, & que l’extrême variété des matieres doit écarter de celui-ci.

Nous en avons dit assez pour instruire le Public de la nature d’une entreprise à laquelle il a paru s’intéresser ; des avantages généraux qui en résulteront, si elle est bien exécutée ; du bon ou du mauvais succès de ceux qui l’ont tentée avant nous ; de l’étendue de son objet ; de l’ordre auquel nous nous sommes assujettis ; de la distribution qu’on a faite de chaque partie, & de nos fonctions d’Éditeurs. Nous allons maintenant passer aux principaux détails de l’exécution.

Toute la matiere de l’Encyclopédie peut se réduire à trois chefs ; les Sciences, les Arts libéraux, & les Arts méchaniques. Nous commencerons par ce qui concerne les Sciences & les Arts libéraux ; & nous finirons par les Arts méchaniques.

On a beaucoup écrit sur les Sciences. Les traités sur les Arts libéraux se sont multipliés sans nombre ; la république des Lettres en est inondée. Mais combien peu donnent les vrais principes ? Combien d’autres les noyent dans une affluence de paroles, ou les perdent dans des ténebres affectées ? Combien dont l’autorité en impose, & chez qui une erreur placée à côté d’une vérité, ou décrédite celle-ci, ou s’accrédite elle-même à la faveur de ce voisinage ? On eût mieux fait sans doute d’écrire moins & d’écrire mieux.

Entre tous les Écrivains, on a donné la préférence à ceux qui sont généralement reconnus pour les meilleurs. C’est de-là que les principes ont été tirés. À leur exposition claire & précise, on a joint des exemples ou des autorités constamment reçûes. La coûtume vulgaire est de renvoyer aux sources, ou de citer d’une maniere vague, souvent infidelle, & presque toûjours confuse ; ensorte que dans les différentes parties dont un article est composé, on ne sait exactement quel Auteur on doit consulter sur tel ou tel point, ou s’il faut les consulter tous, ce qui rend la vérification longue & pénible. On s’est attaché, autant qu’il a été possible, à éviter cet inconvénient, en citant dans le corps même des articles les Auteurs sur le témoignage desquels on s’est appuyé ; rapportant leur propre texte quand il est nécessaire ; comparant par-tout les opinions ; balançant les raisons ; proposant des moyens de douter ou de sortir de doute ; décidant même quelquefois ; détruisant autant qu’il est en nous les erreurs & les préjugés ; & tâchant sur-tout de ne les pas multiplier, & de ne les point perpétuer, en protégeant sans examen des sentimens rejettés, ou en proscrivant sans raison des opinions reçûes. Nous n’avons pas craint de nous étendre quand l’intérêt de la vérité & l’importance de la matiere le demandoient, sacrifiant l’agrément toutes les fois qu’il n’a pû s’accorder avec l’instruction.

Nous ferons ici sur les définitions une remarque importante. Nous nous sommes conformés dans les articles généraux des Sciences à l’usage constamment reçû dans les Dictionnaires & dans les autres Ouvrages, qui veut qu’on commence en traitant d’une Science par en donner la définition. Nous l’avons donnée aussi, la plus simple même & la plus courte qu’il nous a été possible. Mais il ne faut pas croire que la définition d’une Science, sur-tout d’une Science abstraite, en puisse donner l’idée à ceux qui n’y sont pas du moins initiés. En effet, qu’est-ce qu’une Science ? sinon un système de regles ou de faits relatifs à un certain objet ; & comment peut-on donner l’idée de ce système à quelqu’un qui seroit absolument ignorant de ce que le système renferme ? Quand on dit de l’Arithmétique, que c’est la Science des propriétés des nombres, la fait-on mieux connoître à celui qui ne la sait pas, qu’on ne feroit connoître la pierre philosophale, en disant que c’est le secret de faire de l’or ? La définition d’une Science ne consiste proprement que dans l’exposition détaillée des choses dont cette Science s’occupe, comme la définition d’un corps est la description détaillée de ce corps même ; & il nous semble d’après ce principe, que ce qu’on appelle définition de chaque Science seroit mieux placé à la fin qu’au commencement du livre qui en traite : ce seroit alors le résultat extrèmement réduit de toutes les notions qu’on auroit acquises. D’ailleurs, que contiennent ces définitions pour la plûpart, sinon des expressions vagues & abstraites, dont la notion est souvent plus difficile à fixer que celles de la Science même ? Tels sont les mots, science, nombre, & propriété, dans la définition déjà citée de l’Arithmétique. Les termes généraux sans doute sont nécessaires, & nous avons vû dans ce Discours quelle en est l’utilité : mais on pourroit les définir, un abus forcé des signes, & la plûpart des définitions, un abus tantôt volontaire, tantôt forcé des termes généraux. Au reste nous le répétons : nous nous sommes conformés sur ce point l’usage, parce que ce n’est pas à nous à le changer, & que la forme même de ce Dictionnaire nous en empêchoit. Mais en ménageant les préjugés, nous n’avons point dû appréhender d’exposer ici des idées que nous croyons saines. Continuons à rendre compte de notre Ouvrage.

L’empire des Sciences & des Arts est un monde éloigné du vulgaire où l’on fait tous les jours des découvertes, mais dont on a bien des relations fabuleuses. Il étoit important d’assûrer les vraies, de prévenir sur les fausses, de fixer des points d’où l’on partît, & de faciliter ainsi la recherche de ce qui reste à trouver. On ne cite des faits, on ne compare des expériences, on n’imagine des méthodes, que pour exciter le génie à s’ouvrir des routes ignorées, & à s’avancer à des découvertes nouvelles, en regardant comme le premier pas celui où les grands hommes ont terminé leur course. C’est aussi le but que nous nous sommes proposé, en alliant aux principes des Sciences & des Arts libéraux l’histoire de leur origine & de leurs progrès successifs ; & si nous l’avons atteint, de bons esprits ne s’occuperont plus à chercher ce qu’on savoit avant eux. Il sera facile dans les productions à venir sur les Sciences & sur les Arts libéraux de démêler ce que les inventeurs ont tiré de leur fonds d’avec ce qu’ils ont emprunté de leurs prédécesseurs : on apprétiera les travaux ; & ces hommes avides de réputation & dépourvûs de génie, qui publient hardiment de vieux systèmes comme des idées nouvelles, seront bientôt démasqués. Mais, pour parvenir à ces avantages, il a fallu donner à chaque matiere une étendue convenable, insister sur l’essentiel, négliger les minuties, & éviter un défaut assez commun, celui de s’appesantir sur ce qui ne demande qu’un mot, de prouver ce qu’on ne conteste point, & de commenter ce qui est clair. Nous n’avons ni épargné, ni prodigué les éclaircissemens. On jugera qu’ils étoient nécessaires par-tout où nous en avons mis, & qu’ils auroient été superflus où l’on n’en trouvera pas. Nous nous sommes encore bien gardés d’accumuler les preuves où nous avons crû qu’un seul raisonnement solide suffisoit, ne les multipliant que dans les occasions où leur force dépendoit de leur nombre & de leur concert.

Les articles qui concernent les élémens des Sciences ont été travaillés avec tout le soin possible ; ils sont en effet la base & le fondement des autres. C’est par cette raison que les élémens d’une Science ne peuvent être bien faits que par ceux qui ont été fort loin au-delà ; car ils renferment le système des principes généraux qui s’étendent aux différentes parties de la Science ; & pour connoître la maniere la plus favorable de présenter ces principes, il faut en avoir fait une application très-étendue & très-variée.

Ce sont-là toutes les précautions que nous avions à prendre. Voilà les richesses sur lesquelles nous pouvions compter : mais il nous en est survenu d’autres que notre entreprise doit, pour ainsi dire, à sa bonne fortune. Ce sont des manuscrits qui nous ont été communiqués par des Amateurs, ou fournis par des Savans, entre lesquels nous nommerons ici M. Formey, Secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences & des Belles-Lettres de Prusse. Cet illustre Académicien avoit médité un Dictionnaire tel à peu-près que le nôtre, & il nous a généreusement sacrifié la partie considérable qu’il en avoit exécutée, & dont nous ne manquerons pas de lui faire honneur. Ce sont encore des recherches, des observations, que chaque Artiste ou Savant, chargé d’une partie de notre Dictionnaire, renfermoit dans son cabinet, & qu’il a bien voulu publier par cette voie. De ce nombre seront presque tous les articles de Grammaire générale & particuliere. Nous croyons pouvoir assûrer qu’aucun Ouvrage connu ne sera ni aussi riche, ni aussi instructif que le nôtre sur les regles & les usages de la Langue Françoise, & même sur la nature, l’origine & le philosophique des Langues en général. Nous ferons donc part au Public, tant sur les Sciences que sur les Arts libéraux, de plusieurs fonds littéraires dont il n’auroit peut-être jamais eu connoissance.

Mais ce qui ne contribuera guere moins à la perfection de ces deux branches importantes, ce sont les secours obligeans que nous avons reçûs de tous côtés ; protection de la part des Grands, accueil & communication de la part de plusieurs Savans ; bibliotheques publiques, cabinets particuliers, recueils, portefeuilles, &c. tout nous a été ouvert, & par ceux qui cultivent les Lettres, & par ceux qui les aiment. Un peu d’adresse & beaucoup de dépense ont procuré ce qu’on n’a pû obtenir de la pure bienveillance ; & les récompenses ont presque toûjours calmé, ou les inquiétudes réelles, ou les allarmes simulées de ceux que nous avions à consulter.

Nous sommes principalement sensibles aux obligations que nous avons à M. l’Abbé Sallier, Garde de la Bibliotheque du Roi : il nous a permis, avec cette politesse qui lui est naturelle, & qu’animoit encore le plaisir de favoriser une grande entreprise, de choisir dans le riche fonds dont il est dépositaire, tout ce qui pouvoit répandre de la lumiere ou des agrémens sur notre Encyclopédie. On justifie, nous pourrions même dire qu’on honore le choix du Prince, quand on sait se prêter ainsi à ses vûes. Les Sciences & les Beaux-Arts ne peuvent donc trop concourir à illustrer par leurs productions le regne d’un Souverain qui les favorise. Pour nous, spectateurs de leurs progrès & leurs historiens, nous nous occuperons seulement à les transmettre à la postérité. Qu’elle dise à l’ouverture de notre Dictionnaire, tel étoit alors l’état des Sciences & des Beaux-Arts. Qu’elle ajoûte ses découvertes à celles que nous aurons enregistrées, & que l’histoire de l’esprit humain & de ses productions aille d’âge en âge jusqu’aux siecles les plus reculés. Que l’Encyclopédie devienne un sanctuaire où les connoissances des hommes soient à l’abri des tems & des révolutions, Ne serons-nous pas trop flatés d’en avoir posé les fondemens ? Quel avantage n’auroit-ce pas été pour nos peres & pour nous, si les travaux des Peuples anciens, des Égyptiens, des Chaldéens, des Grecs, des Romains, &c. avoient été transmis dans un Ouvrage encyclopédique, qui eût exposé en même tems les vrais principes de leurs Langues ! Faisons donc pour les siecles à venir ce que nous regrettons que les siecles passés n’ayent pas fait pour le nôtre. Nous osons dire que si les Anciens eussent exécuté une Encyclopédie, comme ils ont exécuté tant de grandes choses, & que ce manuscrit se fût échappé seul de la fameuse bibliotheque d’Alexandrie, il eût été capable de nous consoler de la perte des autres.

Voilà ce que nous avions à exposer au Public sur les Sciences & les Beaux-Arts. La partie des Arts méchaniques ne demandoit ni moins de détails, ni moins de soins. Jamais peut-être il ne s’est trouvé tant de difficultés rassemblées, & si peu de secours dans les Livres pour les vaincre. On a trop écrit sur les Sciences : on n’a pas assez bien écrit sur la plûpart des Arts libéraux ; on n’a presque rien écrit sur les Arts méchaniques ; car qu’est-ce que le peu qu’on en rencontre dans les Auteurs, en comparaison de l’étendue & de la fécondité du sujet ? Entre ceux qui en ont traité, l’un n’étoit pas assez instruit de ce qu’il avoit à dire, & a moins rempli son sujet que montré la nécessité d’un meilleur Ouvrage. Un autre n’a qu’effleuré la matiere, en la traitant plûtôt en Grammairien & en homme de Lettres, qu’en Artiste. Un troisieme est à la vérité plus riche & plus ouvrier : mais il est en même tems si court, que les opérations des Artistes & la description de leurs machines, cette matiere capable de fournir seule des Ouvrages considérables, n’occupe que la très-petite partie du sien. Chambers n’a presque rien ajoûté à ce qu’il a traduit de nos Auteurs. Tout nous déterminoit donc à recourir aux ouvriers.

On s’est adressé aux plus habiles de Paris & du Royaume ; on s’est donné la peine d’aller dans leurs atteliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d’en tirer les termes propres à leurs professions, d’en dresser des tables, de les définir, de converser avec ceux de qui on avoit obtenu des mémoires, & (précaution presqu’indispensable) de rectifier dans de longs & fréquens entretiens avec les uns, ce que d’autres avoient imparfaitement, obscurément, & quelquefois infidellement expliqué. Il est des Artistes qui sont en même tems gens de Lettres, & nous en pourrions citer ici : mais le nombre en seroit fort petit. La plûpart de ceux qui exercent les Arts méchaniques, ne les ont embrassés que par nécessité, & n’operent que par instinct. A peine entre mille en trouve-t-on une douzaine en état de s’exprimer avec quelque clarté sur les instrumens qu’ils employent & sur les ouvrages qu’ils fabriquent. Nous avons vû des ouvriers qui travaillent depuis quarante années, sans rien connoître à leurs machines. Il a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifioit Socrate, la fonction pénible & délicate de faire accoucher les esprits, obstetrix animorum.

Mais il est des métiers si singuliers & des manœuvres si déliées, qu’à moins de travailler soi-même, de mouvoir une machine de ses propres mains, & de voir l’ouvrage se former sous ses propres yeux, il est difficile d’en parler avec précision. Il a donc fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire, mettre la main à l’œuvre, se rendre, pour ainsi dire, apprentif, & faire soi-même de mauvais ouvrages pour apprendre aux autres comment on en fait de bons.

C’est ainsi que nous nous sommes convaincus de l’ignorance dans laquelle on est sur la plûpart des objets de la vie, & de la difficulté de sortir de cette ignorance. C’est ainsi que nous nous sommes mis en état de démontrer que l’homme de Lettres qui sait le plus sa Langue, ne connoît pas la vingtieme partie des mots ; que quoique chaque Art ait la sienne, cette langue est encore bien imparfaite ; que c’est par l’extrème habitude de converser les uns avec les autres, que les ouvriers s’entendent, & beaucoup plus par le retour des conjonctures que par l’usage des termes. Dans un attelier c’est le moment qui parle, & non l’artiste.

Voici la méthode qu’on a suivie pour chaque Art. On a traité, 1.o de la matiere, des lieux où elle se trouve, de la maniere dont on la prépare, de ses bonnes & mauvaises qualités, de ses différentes especes, des opérations par lesquelles on la fait passer, soit avant que de l’employer, soit en la mettant en œuvre.

2.o Des principaux ouvrages qu’on en fait, & de la maniere de les faire.

3.o On a donné le nom, la description, & la figure des outils & des machines, par pieces détachées & par pieces assemblées ; la coupe des moules & d’autres instrumens, dont il est à propos de connoître l’intérieur, leurs profils, &c.

4.o On a expliqué & représenté la main-d’œuvre & les principales opérations dans une ou plusieurs Planches, où l’on voit tantôt les mains seules de l’artiste, tantôt l’artiste entier en action, & travaillant à l’ouvrage le plus important de son art.

5.o On a recueilli & défini le plus exactement qu’il a été possible les termes propres de l’art.

Mais le peu d’habitude qu’on a & d’écrire, & de lire des écrits sur les Arts, rend les choses difficiles à expliquer d’une maniere intelligible. De-là naît le besoin de Figures. On pourroit démontrer par mille exemples, qu’un Dictionnaire pur & simple de définitions, quelque bien qu’il soit fait, ne peut se passer de figures, sans tomber dans des descriptions obscures ou vagues ; combien donc à plus forte raison ce secours ne nous étoit-il pas nécessaire ? Un coup d’œil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus qu’une page de discours.

On a envoyé des Dessinateurs dans les atteliers. On a pris l’esquisse des machines & des outils. On n’a rien omis de ce qui pouvoit les montrer distinctement aux yeux. Dans le cas où une machine mérite des détails par l’importance de son usage & par la multitude de ses parties, on a passé du simple au composé. On a commencé par assembler dans une premiere figure autant d’élémens qu’on en pouvoit appercevoir sans confusion. Dans une seconde figure, on voit les mêmes élémens avec quelques autres. C’est ainsi qu’on a formé successivement la machine la plus compliquée, sans aucun embarras ni pour l’esprit ni pour les yeux. Il faut quelquefois remonter de la connoissance de l’ouvrage à celle de la machine, & d’autres fois descendre de la connoissance de la machine à celle de l’ouvrage. On trouvera à l’article Art quelques réflexions sur les avantages de ces méthodes, & sur les occasions où il est à propos de préférer l’une à l’autre.

Il y a des notions qui sont communes à presque tous les hommes, & qu’ils ont dans l’esprit avec plus de clarté qu’elles n’en peuvent recevoir du discours. Il y a aussi des objets si familiers, qu’il seroit ridicule d’en faire des figures. Les Arts en offrent d’autres si composés, qu’on les représenteroit inutilement. Dans les deux premiers cas, nous avons supposé que le lecteur n’étoit pas entierement dénué de bon sens & d’expérience ; & dans le dernier, nous renvoyons à l’objet même. Il est en tout un juste milieu, & nous avons tâché de ne le point manquer ici. Un seul art dont on voudroit tout représenter & tout dire, fourniroit des volumes de discours & de planches. On ne finiroit jamais si l’on se proposoit de rendre en figures tous les états par lesquels passe un morceau de fer avant que d’être transformé en aiguille. Que le discours suive le procédé de l’artiste dans le dernier détail, à la bonne heure. Quant aux figures, nous les avons restraintes aux mouvemens importans de l’ouvrier & aux seuls momens de l’opération, qu’il est très-facile de peindre & très-difficile d’expliquer. Nous nous en sommes tenus aux circonstances essentielles, à celles dont la représentation, quand elle est bien faite, entraîne nécessairement la connoissance de celles qu’on ne voit pas. Nous n’avons pas voulu ressembler à un homme qui feroit planter des guides à chaque pas dans une route, de crainte que les voyageurs ne s’en écartassent. Il suffit qu’il y en ait par-tout où ils seroient exposés à s’égarer.

Au reste, c’est la main-d’œuvre qui fait l’artiste, & ce n’est point dans les Livres qu’on peut apprendre à manœuvrer. L’artiste rencontrera seulement dans notre Ouvrage des vûes qu’il n’eût peut-être jamais eues, & des observations qu’il n’eût faites qu’après plusieurs années de travail. Nous offrirons au lecteur studieux ce qu’il eût appris d’un artiste en le voyant opérer, pour satisfaire sa curiosité ; & à l’artiste, ce qu’il seroit à souhaiter qu’il apprit du Philosophe pour s’avancer à la perfection.

Nous avons distribué dans les Sciences & dans les Arts libéraux les figures & les Planches, selon le même esprit & la même œconomie que dans les Arts méchaniques ; cependant nous n’avons pû réduire le nombre des unes & des autres, à moins de six cens. Les deux volumes qu’elles formeront ne seront pas la partie la moins intéressante de l’Ouvrage, par l’attention que nous aurons de placer au verso d’une Planche l’explication de celle qui sera vis-à-vis, avec des renvois aux endroits du Dictionnaire auxquels chaque figure sera relative. Un lecteur ouvre un volume de Planches, il apperçoit une machine qui pique sa curiosité : c’est, si l’on veut, un moulin à poudre, à papier, à soie, à sucre, &c. il lira vis-à-vis, figure 50. 51. ou 60. &c. moulin à poudre, moulin à sucre, moulin à papier, moulin à soie, &c. il trouvera ensuite une explication succincte de ces machines avec les renvois aux articles Poudre, Papier, Sucre, Soie, &c.

La Gravure répondra à la perfection des desseins, & nous espérons que les Planches de notre Encyclopédie surpasseront autant en beauté celles du Dictionnaire Anglois, qu’elles les surpassent en nombre. Chambers a trente Planches ; l’ancien projet en promettoit cent vingt, & nous en donnerons six cens au moins. Il n’est pas étonnant que la carriere se soit étendue sous nos pas ; elle est immense, & nous ne nous flatons pas de l’avoir parcourue.

Malgré les secours & les travaux dont nous venons de rendre compte, nous déclarons sans peine, au nom de nos Collegues & au nôtre, qu’on nous trouvera toûjours disposés à convenir de notre insuffisance, & à profiter des lumieres qui nous seront communiquées. Nous les recevrons avec reconnoissance, & nous nous y conformerons avec docilité, tant nous sommes persuadés que la perfection derniere d’une Encyclopédie est l’ouvrage des siecles. Il a fallu des siecles pour commencer ; il en faudra pour finir : mais nous serons satisfaits d’avoir contribué à jetter les fondemens d’un Ouvrage utile.

Nous aurons toûjours la satisfaction intérieure de n’avoir rien épargné pour réussir : une des preuves que nous en apporterons, c’est qu’il y a des parties dans les Sciences & dans les Arts qu’on a refaites jusqu’à trois fois. Nous ne pouvons nous dispenser de dire à l’honneur des Libraires associés, qu’ils n’ont jamais refusé de se préter à ce qui pouvoit contribuer à les perfectionner toutes. Il faut espérer que le concours d’un aussi grand nombre de circonstances, telles que les lumieres de ceux qui ont travaillé à l’Ouvrage, les secours des personnes qui s’y sont intéressées, & l’émulation des Éditeurs & des Libraires, produira quelque bon effet.

De tout ce qui précede, il s’ensuit que dans l’Ouvrage que nous annonçons, on a traité des Sciences & des Arts, de maniere qu’on n’en suppose aucune connoissance préliminaire ; qu’on y expose ce qu’il importe de savoir sur chaque matiere ; que les articles s’expliquent les uns par les autres, & que par conséquent la difficulté de la nomenclature n’embarrasse nulle part. D’où nous inférerons que cet Ouvrage pourra, du moins un jour, tenir lieu de bibliotheque dans tous les genres à un homme du monde ; & dans tous les genres, excepté le sien, à un Savant de profession ; qu’il développera les vrais principes des choses ; qu’il en marquera les rapports ; qu’il contribuera à la certitude & au progrès des connoissances humaines ; & qu’en multipliant le nombre des vrais Savans, des Artistes distingués, & des Amateurs éclairés, il répandra dans la société de nouveaux avantages.

Il ne nous reste plus qu’à nommer les Savans à qui le Public doit cet Ouvrage autant qu’à nous. Nous suivrons autant qu’il est possible, en les nommant, l’ordre encyclopédique des matieres dont ils se sont chargés. Nous avons pris ce parti, pour qu’il ne paroisse point que nous cherchions à assigner entr’eux aucune distinction de rang & de mérite. Les articles de chacun seront désignés dans le corps de l’Ouvrage par des lettres particulieres, dont on trouvera la liste immédiatement après ce Discours.

Nous devons l’Histoire Naturelle à M. Daubenton, Docteur en Medecine, de l’Académie Royale des Sciences, Garde & Démonstrateur du Cabinet d’Histoire naturelle, recueil immense, rassemblé avec beaucoup d’intelligence & de soin, & qui dans des mains aussi habiles ne peut manquer d’être porté au plus haut degré de perfection. M. Daubenton est le digne collegue de M. de Buffon dans le grand Ouvrage sur l’Histoire Naturelle, dont les trois premiers volumes déjà publiés, ont eu successivement trois éditions rapides, & dont le Public attend la suite avec impatience. On a donné dans le Mercure de Mars 1751 l’article Abeille, que M. Daubenton a fait pour l’Encyclopédie, & le succès général de cet article nous a engagé à insérer dans le second volume du Mercure de Juin 1751 l’article Agate. On a vû par ce dernier que M. Daubenton sait enrichir l’Encyclopédie par des remarques & des vûes nouvelles & importantes sur la partie dont il s’est chargé, comme on a vû dans l’article Abeille la précision & la netteté avec lesquelles il sait présenter ce qui est connu.

La Théologie est de M. Mallet, Docteur en Théologie de la Faculté de Paris, de la Maison & Société de Navarre, & Professeur royal en Théologie à Paris. Son savoir & son mérite seul, sans aucune sollicitation de sa part, l’ont fait nommer à la chaire qu’il occupe, ce qui n’est pas un petit éloge dans le siecle où nous vivons. M. l’Abbé Mallet est aussi l’Auteur de tous les articles d’Histoire ancienne & moderne, matiere dans laquelle il est très-versé, comme on le verra bien-tôt par l’Ouvrage important & curieux qu’il prépare en ce genre. Au reste, on observera que les articles d’Histoire de notre Encyclopédie ne s’étendent pas aux noms de Rois, de Savans, & de Peuples, qui sont l’objet particulier du Dictionnaire de Moreri, & qui auroient presque doublé le nôtre. Enfin, nous devons encore à M. l’Abbé Mallet tous les articles qui concernent la Poësie, l’Eloquence, & en général la Littérature. Il a déjà publié en ce genre deux Ouvrages utiles & remplis de réflexions judicieuses. L’un est son Essai sur l’étude des Belles-Lettres, & l’autre ses Principes pour la lecture des Poëtes. On voit par le détail où nous venons d’entrer, combien M. l’Abbé Mallet par la variété de ses connoissances & de ses talens, a été utile à ce grand Ouvrage & combien l’Encyclopédie lui a d’obligation. Elle ne pouvoit lui en trop avoir.

La Grammaire est de M. du Marsais, qu’il suffit de nommer.

La Métaphysique, la Logique, & la Morale, de M. l’Abbé Yvon, Métaphysicien profond, & ce qui est encore plus rare, d’une extrème clarté. On peut en juger par les articles qui sont de lui dans ce premier volume, entr’autres par l’article Agir auquel nous renvoyons, non par préférence ; mais parce qu’étant court, il peut faire juger en un moment combien la Philosophie de M. l’Abbé Yvon est saine, & sa Métaphysique nette & précise. M. l’Abbé Pestré, digne par son savoir & par son mérite de seconder M. l’Abbé Yvon, l’a aidé dans plusieurs articles de Morale. Nous saisissons cette occasion d’avertir que M. l’Abbé Yvon prépare conjointement avec M. l’Abbé de Prades, un Ouvrage sur la Religion, d’autant plus intéressant, qu’il sera fait par deux hommes d’esprit & par deux Philosophes.

La Jurisprudence est de M. Toussaint, Avocat en Parlement & membre de l’Académie royale des Sciences & des Belles-Lettres de Prusse ; titre qu’il doit à l’étendue de ses connoissances, & à son talent pour écrire, qui lui ont fait un nom dans la Littérature.

Le Blason est de M. Eidous ci-devant Ingénieur des Armées de Sa Majesté Catholique, & à qui la république des Lettres est redevable de la traduction de plusieurs bons Ouvrages de différens genres.

L’Arithmétique & la Géométrie élémentaire ont été revûes par M. l’Abbé de la Chapelle, Censeur royal & membre de la Société royale de Londres. Ses Institutions de Géométrie, & son Traité des Sections coniques, ont justifié par leur succès l’approbation que l’Académie des Sciences a donnée à ces deux Ouvrages.

Les articles de Fortification, de Tactique, & en général d’Art militaire, sont de M. Le Blond, Professeur de Mathématiques des Pages de la grande Écurie du Roi, très-connu du Public par plusieurs Ouvrages justement estimés, entr’autres par ses Élémens de Fortification réimprimés plusieurs fois ; par son Essai sur la Castramétation ; par ses Élémens de la Guerre des Siéges, & par son Arithmétique & Géométrie de l’Officier, que l’Académie des Sciences a approuvée avec éloge.

La Coupe des Pierres est de M. Goussier, très-versé & très-intelligent dans toutes les parties des Mathématiques & de la Physique, & à qui cet Ouvrage a beaucoup d’autres obligations, comme on le verra plus bas.

Le Jardinage & l’Hydraulique sont de M. d’Argenville, Conseiller du Roi en ses Conseils, Maître ordinaire en sa Chambre des Comptes de Paris, des Sociétés royales des Sciences de Londres & de Montpellier, & de l’Académie des Arcades de Rome. Il est Auteur d’un Ouvrage intitulé, Théorie & Pratique du Jardinage, avec un Traité d’Hydraulique, dont quatre éditions faites à Paris, & deux traductions, l’une en Anglois, l’autre en Allemand, prouvent le mérite & l’utilité reconnue. Comme cet Ouvrage ne regarde que les jardins de propreté, & que l’Auteur n’y a considéré l’Hydraulique que par rapport aux jardins, il a généralisé ces deux matieres dans l’Encyclopédie, en parlant de tous les jardins fruitiers, potagers, légumiers ; on y trouvera encore une nouvelle méthode de tailler les arbres, & de nouvelles figures de son invention. Il a aussi étendu la partie de l’Hydraulique, en parlant des plus belles machines de l’Europe pour élever les eaux, ainsi que des écluses, & autres bâtimens que l’on construit dans l’eau. M. d’Argenville est encore avantageusement connu du Public par plusieurs Ouvrages dans différens genres, entr’autres par son Histoire Naturelle éclaircie dans deux de ses principales parties, la Lithologie & la Conchyliologie. Le succès de la premiere partie de cette Histoire a engagé l’Auteur à donner dans peu la seconde, qui traitera des minéraux.

La Marine est de M. Bellin, Censeur royal & Ingénieur ordinaire de la Marine, aux travaux duquel sont dûes plusieurs Cartes que les Savans & les Navigateurs ont reçûes avec empressement. On verra par nos Planches de Marine que cette partie lui est bien connue.

L’Horlogerie & la description des instrumens astronomiques sont de M. J. B. le Roy, qui est l’un des fils du célebre M. Julien le Roy, & qui joint aux instructions qu’il a reçûes en ce genre d’un pere si estimé dans toute l’Europe, beaucoup de connoissances des Mathématiques & de la Physique, & un esprit cultivé par l’étude des Belles-Lettres.

L’Anatomie & la Physiologie sont de M. Tarin, Docteur en Medecine, dont les Ouvrages sur cette matiere sont connus & approuvés des Savans.

La Medecine, la Matiere medicale, & la Pharmacie, de M. de Vandenesse, Docteur Régent de la Faculté de Medecine de Paris, très-versé dans la théorie & la pratique de son art.

La Chirurgie de M. Louis, Chirurgien gradué, Démonstrateur royal au Collége de Saint Côme, & Conseiller Commissaire pour les extraits de l’Académie royale de Chirurgie. M. Louis déjà très-estimé, quoique fort jeune, par les plus habiles de ses confreres, avoit été chargé de la partie chirurgicale de ce Dictionnaire par le choix de M. de la Peyronie, à qui la Chirurgie doit tant, & qui a bien mérité d’elle & de l’Encyclopédie, en procurant M. Louis à l’une & à l’autre.

La Chimie est de M. Malouin, Docteur Régent de la Faculté de Medecine de Paris, Censeur royal, & membre de l’Académie royale des Sciences ; Auteur d’un Traité de Chimie dont il y a eu deux éditions, & d’une Chimie medicinale que les François & les étrangers ont fort goûtée.

La Peinture, la Sculpture, la Gravûre, sont de M. Landois, qui joint beaucoup d’esprit & de talent pour écrire à la connoissance de ces beaux Arts.

L’Architecture de M. Blondel, Architecte célebre, non seulement par plusieurs Ouvrages qu’il a fait exécuter à Paris, & par d’autres dont il a donné les desseins, & qui ont été exécutés chez différens Souverains, mais encore par son Traité de la Décoration des Édifices, dont il a gravé lui-même les Planches qui sont très-estimées. On lui doit aussi la derniere édition de Daviler, & trois volumes de l’Architecture Françoise en six cens Planches : ces trois volumes seront suivis de cinq autres. L’amour du bien public & le desir de contribuer à l’accroissement des Arts en France, lui a fait établir en 1744 une école d’Architecture, qui est devenue en peu de tems très-fréquentée. M. Blondel, outre l’Architecture qu’il y enseigne à ses éleves, fait professer dans cette école par des hommes habiles les parties des Mathématiques, de la Fortification, de la Perspective, de la Coupe des Pierres, de la Peinture, de la Sculpture, &c. relatives à l’art de bâtir. On ne pouvoit donc, à toutes sortes d’égards, faire un meilleur choix pour l’Encyclopédie.

M. Rousseau de Genêve, dont nous avons déjà parlé, & qui possede en Philosophe & en homme d’esprit la théorie & la pratique de la Musique, nous a donné les articles qui concernent cette Science. Il a publié il y a quelques années un Ouvrage intitulé, Dissertation sur la Musique moderne. On y trouve une nouvelle maniere de noter la Musique, à laquelle il n’a peut-être manqué pour être reçûe, que de n’avoir point trouvé de prévention pour une plus ancienne.

Outre les Savans que nous venons de nommer, il en est d’autres qui nous ont fourni pour l’Encyclopédie des articles entiers & très-importans, dont nous ne manquerons pas de leur faire honneur.

M. Le Monnier des Académies royales des Sciences de Paris & de Berlin, & de la Société royale de Londres, & Medecin ordinaire de S. M. à Saint-Germain-en-Laye, nous a donné les articles qui concernent l’Aimant & l’Electricité, deux matieres importantes qu’il a étudiées avec beaucoup de succès, & sur lesquelles il a donné d’excellens mémoires à l’Académie des Sciences dont il est membre. Nous avons averti dans ce volume que les articles Aimant & Aiguille aimanté sont entierement de lui, & nous ferons de même pour ceux qui lui appartiendront dans les autres volumes.

M. de Cahusac de l’Académie des Belles-Lettres de Montauban, Auteur de Zeneïde que le Public revoit & applaudit si souvent sur la scene Françoise, des Fêtes de l’Amour & de l’Hymen, & de plusieurs autres Ouvrages qui ont eu beaucoup de succès sur le Théatre lyrique, nous a donné les articles Ballet, Danse, Opéra, Décoration, & plusieurs autres moins considérables qui se rapportent à ces quatre principaux ; nous aurons soin d’avertir chacun de ceux que nous lui devons. On trouvera dans le second volume l’article Ballet qu’il a rempli de recherches curieuses & d’observations importantes ; nous espérons qu’on verra dans tous l’étude approfondie & raisonnée qu’il a faite du Théatre lyrique.

J’ai fait ou revû tous les articles de Mathématique & de Physique, qui ne dépendent point des parties dont il a été parlé ci-dessus ; j’ai aussi suppléé quelques articles, mais en très-petit nombre, dans les autres parties. Je me suis attaché dans les articles de Mathématique transcendante à donner l’esprit général des méthodes, à indiquer les meilleurs Ouvrages où l’on peut trouver sur chaque objet les détails les plus importans, & qui n’étoient point de nature à entrer dans cette Encyclopédie ; à éclaircir ce qui m’a paru n’avoir pas été éclairci suffisamment, ou ne l’avoir point été du tout ; enfin à donner, autant qu’il m’a été possible, dans chaque matiere, des principes métaphysiques exacts, c’est-à-dire, simples. On peut en voir un essai dans ce volume aux articles Action, Application, Arithmétique universelle, &c.

Mais ce travail, tout considérable qu’il est, l’est beaucoup moins que celui de M. Diderot mon collegue. Il est auteur de la partie de cette Encyclopédie la plus étendue, la plus importante, la plus desirée du Public, & j’ose le dire, la plus difficile à remplir ; c’est la description des Arts. M. Diderot l’a faite sur des mémoires qui lui ont été fournis par des ouvriers ou par des amateurs, dont on lira bien-tôt les noms, ou sur les connoissances qu’il a été puiser lui-même chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu’il s’est donné la peine de voir, & dont quelquefois il a fait construire des modeles pour les étudier plus à son aise. À ce détail qui est immense, & dont il s’est acquitté avec beaucoup de soin, il en a joint un autre qui ne l’est pas moins, en suppléant dans les différentes parties de l’Encyclopédie un nombre prodigieux d’articles qui manquoient. Il s’est livré à ce travail avec un desintéressement qui honore les Lettres, & avec un zele digne de la reconnoissance de tous ceux qui les aiment ou qui les cultivent, & en particulier des personnes qui ont concouru au travail de l’Encyclopédie. On verra par ce volume combien le nombre d’articles que lui doit cet Ouvrage est considérable. Parmi ces articles, il y en a de très-étendus, comme Acier, Aiguille, Ardoise, Anatomie, Animal, Agriculture, &c. Le grand succès de l’article Art qu’il a publié séparément il y a quelques mois, l’a encouragé à donner aux autres tous ses soins ; & je crois pouvoir assûrer qu’ils sont dignes d’être comparés à celui-là, quoique dans des genres différens. Il est inutile de répondre ici à la critique injuste de quelques gens du monde, qui peu accoûtumés sans doute à tout ce qui demande la plus légere attention, ont trouvé cet article Art trop raisonné & trop métaphysique, comme s’il étoit possible que cela fût autrement. Tout article qui a pour objet un terme abstrait & général ne peut être bien traité sans remonter à des principes philosophiques, toûjours un peu difficiles pour ceux qui ne sont pas dans l’usage de réfléchir. Au reste, nous devons avoüer ici que nous avons vû avec plaisir un très-grand nombre de gens du monde entendre parfaitement cet article. À l’égard de ceux qui l’ont critiqué, nous souhaitons que sur les articles qui auront un objet semblable, ils ayent le même reproche à nous faire.


Plusieurs autres personnes, sans nous avoir fourni des articles entiers, ont procuré à l’Encyclopédie des secours importans. Nous avons déjà parlé dans le Prospectus & dans ce Discours de M. l’Abbé Sallier & de M. Formey.


M. le Comte d’Herouville de Claye, Lieutenant Général des Armées du Roi, & Inspecteur Général d’Infanterie, que ses connoissances profondes dans l’Art militaire n’empêchent point de cultiver les Lettres & les Sciences avec succès, a communiqué des mémoires très-curieux sur la Minéralogie, dont il a fait exécuter en relief plusieurs travaux, comme le cuivre, l’alun, le vitriol, la couperose, &c. en quatorze usines. On lui doit aussi des mémoires sur le Colzat, la Garence, &c.

M. Falconet, Medecin Consultant du Roi & membre de l’Académie royale des Belles-Lettres, possesseur d’une Bibliotheque aussi nombreuse & aussi étendue que ses connoissances, mais dont il fait un usage encore plus estimable, celui d’obliger les Savans en la leur communiquant sans reserve, nous a donné à cet égard tous les secours que nous pouvions souhaiter. Cet homme de Lettres citoyen, qui joint à l’érudition la plus variée les qualités d’homme d’esprit & de Philosophe, a bien voulu aussi jetter les yeux sur quelques-uns de nos articles, & nous donner des conseils & des éclaircissemens utiles.

M. Dupin Fermier Général, connu par son amour pour les Lettres & pour le bien public, a procuré sur les Salines tous les éclaircissemens nécessaires.

M. Morand, qui fait tant d’honneur à la Chirurgie de Paris, & aux différentes Académies dont il est membre, a communiqué quelques observations importantes ; on en trouvera une dans ce volume à l’article Artériotomie.

MM. de Prades & Yvon dont nous avons déjà parlé avec l’éloge qu’ils méritent, ont fourni plusieurs mémoires relatifs à l’Histoire de la Philosophie & quelques-uns sur la Religion. M. l’Abbé Pestre’ nous a aussi donné quelques mémoires sur la Philosophie, que nous aurons soin de désigner dans les volumes suivans.

M. Deslandes, ci-devant Commissaire de la Marine, a fourni sur cette matiere des remarques importantes dont on a fait usage. La réputation qu’il s’est acquise par ses différens Ouvrages, doit faire rechercher tout ce qui vient de lui.

M. Le Romain, Ingénieur en chef de l’Isle de la Grenade, a donné toutes les lumieres nécessaires sur les Sucres, & sur plusieurs autres machines qu’il a eu occasion de voir & d’examiner dans ses voyages en Philosophe & en Observateur attentif.

M. Venelle, très-versé dans la Physique & dans la Chimie, sur laquelle il a présenté à l’Académie des Sciences d’excellens mémoires, a fourni des éclaircissemens utiles & importans sur la Minéralogie.

M. Goussier, déjà nommé au sujet de la Coupe des pierres, & qui joint la pratique du Dessein à beaucoup de connoissances de la Méchanique, a donné à M. Diderot la figure de plusieurs Instrumens & leur explication. Mais il s’est particulierement occupé des figures de l’Encyclopédie qu’il a toutes revûes & presque toutes dessinées ; de la Lutherie en général, & de la facture de l’Orgue, machine immense qu’il a détaillée sur les mémoires de M. Thomas son associé dans ce travail.

M. Rogeau, habile Professeur de Mathématiques, a fourni des matériaux sur le Monnoyage, & plusieurs figures qu’il a dessinées lui-même ou auxquelles il a veillé.

On juge bien que sur ce qui concerne l’Imprimerie & la Librairie, les Libraires associés nous ont donné par eux-mêmes tous les secours qu’il nous étoit possible de desirer.

M. Prevost, Inspecteur des Verreries, a donné des lumieres sur cet Art important.

La Brasserie a été faite sur un mémoire de M. Longchamp, qu’une fortune considérable & beaucoup d’aptitude pour les Lettres n’ont point détaché de l’état de ses peres.

M. Buisson, Fabriquant de Lyon, & ci-devant Inspecteur de Manufactures, a donné des mémoires sur la Teinture, sur la Draperie, sur la Fabrication des étoffes riches, sur le travail de la Soie, son tirage, moulinage, ovalage, &c. & des observations sur les Arts relatifs aux précédens, comme ceux de dorer les lingots, de battre l’or & l’argent, de les tirer, de les filer, &c.

M. La Bassée a fourni les articles de Passementerie, dont le détail n’est bien connu que de ceux qui s’en sont particulierement occupés.

M. Douet s’est prété à tout ce qui pouvoit instruire sur l’Art du Gazier qu’il exerce.

M. Barrat, ouvrier excellent dans son genre, a monté & démonté plusieurs fois en présence de M. Diderot le métier à bas, machine admirable.

M. Pichard, Marchand Fabriquant Bonnetier, a donné des lumieres sur la Bonneterie.

MM. Bonnet & Laurent ouvriers en Soie, ont monté & fait travailler sous les yeux de M. Diderot, un métier à velours, &c. & un autre en étoffe brochée : on en verra le détail à l’article Velours.

M. Papillon, célebre Graveur en bois, a fourni un mémoire sur l’histoire & la pratique de son Art.

M. Fournier, très-habile Fondeur de caracteres d’Imprimerie, en a fait autant pour la Fonderie des caracteres.

M. Favre a donné des mémoires sur la Serrurerie, Taillanderie, Fonte des canons, &c. dont il est bien instruit.

M. Mallet, Potier d’étain à Melun, n’a rien laissé à desirer sur la connoissance de son Art.

M. Hill, Anglois de nation, a communiqué une Verrerie Angloise exécutée en relief, & tous ses instrumens avec les explications nécessaires.

MM. de Puisieux, Charpentier, Mabile, & de Vienne, ont aidé M. Diderot dans la description de plusieurs Arts. M. Eidous a fait en entier les articles de Maréchallerie & de Manége, & M. Arnauld de Senlis, ceux qui concernent la Pêche & la Chasse.

Enfin un grand nombre d’autres personnes bien intentionnées ont instruit M. Diderot sur la fabrication des Ardoises, les Forges, la Fonderie, Refenderie, Trifilerie, &c. La plûpart de ces personnes étant absentes, on n’a pû disposer de leur nom sans leur consentement ; on les nommera pour peu qu’elles le desirent. Il en est de même de plusieurs autres dont les noms ont échappé. A l’égard de celles dont les secours n’ont été d’aucun usage, on se croit dispensé de les nommer.

Nous publions ce premier volume dans le tems précis pour lequel nous l’avions promis. Le second volume est déjà sous presse ; nous espérons que le Public n’attendra point les autres, ni les volumes des Figures ; notre exactitude à lui tenir parole ne dépendra que de notre vie, de notre santé, & de notre repos. Nous avertissons aussi au nom des Libraires associés qu’en cas d’une seconde édition, les additions & corrections seront données dans un volume séparé à ceux qui auront acheté la premiere. Les personnes qui nous fourniront quelques secours pour la suite de cet Ouvrage, seront nommées à la tête de chaque volume.


Voila ce que nous avions à dire sur cette collection immense. Elle se présente avec tout ce qui peut intéresser pour elle ; l’impatience que l’on a témoignée de la voir paroître ; les obstacles qui en ont retardé la publication ; les circonstances qui nous ont forcés à nous en charger ; le zele avec lequel nous nous sommes livrés à ce travail comme s’il eût été de notre choix ; les éloges que les bons citoyens ont donnés à l’entreprise ; les secours innombrables & de toute espece que nous avons reçûs ; la protection du Gouvernement ; des ennemis tant foibles que puissans, qui ont cherché, quoiqu’en vain, à étouffer l’ouvrage avant sa naissance ; enfin des Auteurs sans cabale & sans intrigue, qui n’attendent d’autre récompense de leurs soins & de leurs efforts, que la satisfaction d’avoir bien mérité de leur patrie. Nous ne chercherons point à comparer ce Dictionnaire aux autres ; nous reconnoissons avec plaisir qu’ils nous ont tous été utiles, & notre travail ne consiste point à décrier celui de personne. C’est au Public qui lit à nous juger : nous croyons devoir le distinguer de celui qui parle.


Fin du Discours Préliminaire.
  1. Ce Prospectus a été publié au mois de Novembre 1750.
  2. M. l’Abbé de Condillac, de l’Académie royale des Sciences de Prusse, dans son Traité des Systémes.
  3. M. Rousseau de Genêve, Auteur de la Partie de l’Encyclopédie qui concerne la Musique, & dont nous espérons que le Public sera très satisfait, a composé un Discours fort éloquent, pour prouver que le rétablissement des Sciences & des Arts a corrompu les mœurs. Ce Discours a été couronné en 1750 par l’Académie de Dijon, avec les plus grands éloges ; il a été imprimé à Paris au commencement de cette année 1751, & a fait beaucoup d’honneur à son Auteur.