L’Encyclopédie/1re édition/CONJECTURE

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* CONJECTURE, s. f. (Gram.) jugement fondé sur des preuves qui n’ont qu’un certain degré de vraissemblance, c’est-à-dire sur des circonstances dont l’existence n’a pas une liaison assez étroite avec la chose qu’on en conclut, pour qu’on puisse assûrer positivement que les unes étant, l’autre sera ou ne sera pas : mais qu’est-ce qui met en état d’apprétier cette liaison ? L’expérience seule. Qu’est-ce que l’expérience, relativement à cette liaison ? Un plus ou moins grand nombre d’essais, dans lesquels on a trouvé que telle chose étant donnée, telle autre l’étoit ou ne l’étoit pas ; ensorte que la force de la conjecture, ou la vraissemblance de la conclusion, est dans le rapport des évenemens connus pour, aux évenemens connus contre : d’où il s’ensuit que ce qui n’est qu’une foible conjecture pour l’un, devient ou une conjecture très-forte, ou même une démonstration pour l’autre. Pour que le jugement cesse d’être conjectural, il n’est pas nécessaire qu’on ait trouvé dans les essais que telles circonstances étant présentes, tel évenement arrivoit toûjours, ou n’arrivoit jamais. Il y a un certain point indiscernable où nous cessons de conjecturer, & où nous assûrons positivement ; ce point, tout étant égal d’ailleurs, varie d’un homme à un autre, & d’un instant à un autre dans le même homme, selon l’intérêt qu’on prend à l’évenement, le caractere, & une infinité de choses dont il est impossible de rendre compte. Un exemple jettera quelque jour sur ceci. Nous savons par expérience, que quand nous nous exposons dans les rues par un grand vent, il peut nous arriver d’être tués par la chûte de quelque corps ; cependant nous n’avons pas le moindre soupçon que cet accident nous arrivera : le rapport des évenemens connus pour, aux évenemens connus contre, n’est pas assez grand pour former le doute & la conjecture. Remarquez cependant qu’il s’agit ici de l’objet le plus important à l’homme, la conservation de sa vie. Il y a dans toutes les choses une unité qui devroit être la même pour tous les hommes, puisqu’elle est fondée sur les expériences, & qui n’est peut-être la même ni pour deux hommes, ni pour deux actions de la vie, ni pour deux instans : cette unité réelle seroit celle qui résulteroit d’un calcul fait par le philosophe Stoïcien parfait, qui se comptant lui-même & tout ce qui l’environne pour rien, n’auroit d’égard qu’au cours naturel des choses ; une connoissance au moins approchée de cette unité vraie, & la conformité des sentimens & des actions dans la vie ordinaire à la connoissance qu’on en a, sont deux choses presqu’indispensables pour constituer le caractere philosophique ; la connoissance de l’unité constituera la Philosophie morale spéculative ; la conformité de sentimens & d’actions à cette connoissance, constituera la Philosophie morale pratique.