L’Encyclopédie/1re édition/BIBLIOTAPHE

BIBLIOTAPHE, s. m. (Littérature.) enterreur de livres. Quoique ce mot composé de βιβλίον, livre, & de θάπτω, j’ensevelis, ne se trouve pas dans les dictionnaires ordinaires, il doit avoir place dans celui-ci, parce qu’il mérite autant le droit de bourgeoisie que bibliographe, & sur-tout parce que les bibliotaphes n’amassent des livres que pour empêcher les autres d’en acquérir & d’en faire usage

La bibliotaphie est la bibliomanie de l’avare ou du jaloux, & par conséquent les bibliotaphes sont de plus d’une façon la peste des lettres ; car il ne faut pas croire que ces sortes de personnes soient en petit nombre : l’Europe en a toujours été infectée, & même aujourd’hui il est peu de curieux qui n’en rencontrent de tems-en-tems en leur chemin. Casaubon s’en plaint amerement dans une lettre à Hoeschelius : Non tu imitaris, lui dit-il, ineptos quosdam homines, quibus nulla adeò gloriatio placet, quàm si quid rari habent, id ut soli habere, & sibi tantum dicantur. Odiosum, importumum, αὐθέκαστον, & a musis alienum genus hominum. Tales memini me experiri aliquot es magno cum stomacho meo. Il y a une tradition non interrompue sur cet article, que l’on pourroit commencer à Lucien, & finir au P. le Long. Le citoyen de Samosate a fait une sortie violente contre un de ces ignorans qui crovent passer pour habiles, parce qu’ils ont une ample bibliothèque, & qu’ils en ont exclu un galant homme ; il conclut en le comparant au chien qui empêche le cheval de manger l’orge qu’il ne peut manger lui-même, τοίνυν ἀλλῳ, &c.

Depuis Lucien, nous ne trouvons que de semblables plaintes. Si vous lisez les lettres d’Ambroise Camaldule, ce bon & docte religieux, qui non-seulement a passé sa vie à procurer l’avancement des sciences, par ses ouvrages, mais qui prêtoit volontiers ses manuscrits les plus précieux, vous verrez qu’il a souvent rencontré des bibliotaphes qui, incapables de faire usage des manuscrits qu’ils avoient entre les mains, en refusoient la communication à ceux qui ne la demandoient que pour en gratifier le public. Philelphe s’est aussi vu dans les mêmes circonstances, & ses lettre, sont remplies de malédictions contre les gens de cette espece.

En n’imaginant pas que des savans du caractere du P. le Long aient été exposés à leurs duretés ; il l’a été néanmoins, & n’a pu, malgré la douceur qui lui étoit naturelle, retenir son chagrin contre ces enterreurs de livres ; après avoir remercié ceux qui lui avoient ouvert leurs bibliothèques. Si le P. le Long, qui étoit toujours prêt à faire voir la belle & nombreuse bibliothèque dont il disposoit, a essuyé des refus de cette espece ; que l’on juge de ce qui doit arriver à des gens de lettres de moindre considération.

Mais en général, il y a des pays où cette dureté est rare. En France, par exemple, où l’on a plusieurs bibliothèques pour la commodité du public, on y est toujours parfaitement bien reçu, & les étrangers ont tout lieu de se louer de la politesse qu’on a pour eux. Gronovius mandoit au jeune Heinsius, que son ami Vincent Fabricius lui avoit écrit de Paris, que rien n’égaloit l’humeur obligeante des François à cet égard.

Vossius éprouva tout le contraire en Italie. Ce n’est pas seulement à Rome que l’entrée des bibliotheques est difficile, c’est la même chose dans les autres villes. La bibliotheque de S. Marc à Venise est impénetrable. Dom Bernard de Montfaucon raconte que le religieux Augustin du couvent de la Carbonnaria à Naples, qui lui avoit ouvert la bibliotheque de ce monastere, avoit été mis en pénitence pour récompense de cette action.

M. Menchen est un des modernes qui a déclamé avec le plus d’indignation contre les bibliotaphes ; c’est ce qui paroît par sa préface à la tête de l’édition qu’il a procurée du traité de Bartholin, de libris legendis. Ceux qui sont en état de former des bibliotheques, ne feront pas mal de le consulter & de suivre les maximes qu’il y donne, pour s’en servir utilement ; la principale est d’en faire usage pour soi, & pour les autres, tant en leur fournissant de bonne grace les recueils qu’on peut avoir sur les matieres qui font l’objet de leur travail, qu’en leur prêtant tous les livres dont ils ont besoin. Disons à l’honneur des lettres & des lettrés, que la plus grande partie des gens à bibliotheques sont de cette humeur bienfaisante, & que pour un Saldierre on compte plusieurs Pinelli, Peirese & de Cordes. Ce dernier poussa l’envie de rendre sa bibliotheque utile jusqu’à ordonner par son testament qu’elle ne fût pas vendue en détail, mais en gros, & mise en un lieu où le public fût à portée de la consulter.

M. Bigot avoit pris la précaution d’ordonner la même chose ; mais il a été moins heureux que M. de Cordes, dont la bibliotheque passa toute entiere à M. le cardinal Mazarin, qui n’épargna pas les dépenses pour y mettre tous les bons livres qui y manquoient. Naudé, qui étoit chargé du détail de cette bibliotheque, fit exprès plusieurs voyages en Allemagne & en Italie pour y acheter ce qu’il y avoit de plus rare, & il est aisé de concevoir qu’elle reçut dans ses mains des accroissemens considérables. Tant de soins devinrent cependant inutiles par les guerres de la fronde pendant la minorité de Louis XIV. Le parlement qui ne cherchoit qu’à signaler sa colere contre le premier ministre, fit saisir sa bibliotheque, & ordonna par un arrêt du 8 Février 1652 qu’elle fût vendue à l’encan. Naudé au désespoir de voir toutes ses peines perdues, représenta vainement à la cour le tort que causoit aux lettres le démembrement de cette bibliotheque. Le parlement resta inflexible, & ses ordres furent exécutés.

Les savans ont peint avec de vives couleurs le procédé du parlement. L’abbé de Marolles en dit ce qu’il en pense dans les remarques qu’il joignit à la traduction de Virgile, mais la violence des tems l’obligea de supprimer ses réflexions chagrines. « Cela n’empêcha pas néanmoins, ajoute t-il, que dans l’une de mes épîtres dédicatoires (à M. le duc de Valois) je ne disse que S. A. étant un jour touchée de cet esprit délicat des muses, qui produit dans l’ame tant de douceurs, elle aimeroit un jour nos ouvrages auxquels elle destineroit de grandes bibliotheques en la place de celles qui venoient d’être détruites ; & certes les Vandales & les Goths n’ont rien fait autrefois de plus barbare ; ce qui devroit porter quelque rougeur sur le front de ceux qui y donnerent leurs suffrages ».