L’Enchantement de la Mer Morte
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 129-156).
L’ENCHANTEMENT DE LA MER MORTE

I
JÉRICHO

Lorsqu’on arrive à Jérusalem, ce qu’on aperçoit d’abord des hauteurs de la route, avant de franchir le ravin du Hinnom et de remonter vers la porte de Jaffa, c’est le plus ingrat profil de la ville sainte : la ligne grise des remparts, le cube trapu de la tour de David, et, dominant scandaleusement tout l’horizon, le clocher de l’église russe de l’Ascension planté comme un grêle et ridicule chandelier au sommet de la Montagne des Oliviers. Mais l’œil qui fouille les arrière-plans, par delà les surfaces ternes des murs et les entassemens des collines, ne tarde pas à découvrir une grande. étendue bleuâtre qui se confondrait avec le ciel, n’était la large zone nébuleuse, d’un noir opaque et violacé, qui semble peser sur elle et qui tranche sur l’azur plus vif de l’atmosphère réelle. Cette lourde barre horizontale, sans brèche apparente, ce bleu inerte et comme figé, — c’est la Mer Morte et ce sont les Monts de Moab.

L’Asphaltite ! La mer au nom funèbre ! La mer d’épouvante et de malédiction ! Comment ? C’est elle, déjà ?... On s’étonne naïvement de la voir comme cela, tout d’un coup, si près du regard ! Sur la foi des guides, on la croyait beaucoup plus loin. On l’imaginait, sombre et croupissante, enfoncée au creux d’un désert à peu près inaccessible, on calculait d’avance les heures interminables de la descente vers ses eaux pestilentielles. En effet, trente kilomètres environ la séparent de Jérusalem, et son niveau est à douze cents mètres au-dessous de l’endroit où nous sommes, — quatre cents mètres plus bas que le niveau des autres mers. Mais l’air qui baigne ces hauteurs de Judée est si pur qu’elle paraît toute proche, — et sa largeur est telle que, tout ensevelie qu’elle soit, elle émerge triomphalement de son entonnoir et s’étale par-dessus les ondulations montagneuses du désert de Juda, comme un lac voisin du ciel, dans le cratère d’un haut volcan.

Entrevu tout de suite, dès les premières minutes de l’arrivée, ce mirage de la Mer Morte vous obsède presque continuellement à Jérusalem. Pour peu qu’on s’élève au-dessus des maisons de la ville, il surgit à l’improviste. Il vous hante aux lieux historiques ou légendaires et se mêle insidieusement aux souvenirs sacrés. De tous ces lieux vénérables, celui où la vision de l’Asphaltite s’impose avec le plus de force et de splendeur, c’est peut-être sur la crête du Mont des Oliviers, à ce tournant de la route de Galilée, où la tradition place l’Ascension du Sauveur, et que les Latins désignent sous le nom de Viri Galilæi. Il y a là un couvent grec, avec, au frontispice, une inscription qui vous évoque immédiatement la scène évangélique : les Apôtres, les yeux attachés à la nuée qui emportait Jésus et les deux inconnus vêtus de blanc qui survinrent et qui leur dirent : « Hommes de Galilée, que restez-vous ainsi à regarder au ciel ? » Et, tandis qu’on retrouve au fond de sa pensée et de son cœur l’éblouissement du clair matin d’avril où le mystère s’accomplit et que, comme les apôtres, on lève les yeux vers les profondeurs du ciel, voici que, du côté de l’Orient, se dresse un prodigieux paysage, si suave de grâce et de mollesse païenne que la vision pieuse s’y évanouit. L’Asphaltite est là ! Sodome, Gomorrhe ! les villes voluptueuses qui dorment sous ses eaux ! On ne se rappelle même plus qu’elles sont maudites, qu’il y a sur elles un voile d’horreur et de laideur infernales. On se laisse aller à l’attirance ensorcelante des eaux mortes où elles reposent... Elles ont l’air si douces, ces eaux perfides aux couleurs de turquoises mourantes, qui vont changer encore les jeux délicieux de leurs nuances avec les heures du jour[1] ! On dirait qu’elles accourent vers Jérusalem, qu’elles vont investir de leur débordement la Cité sainte et la submerger !... Illusions, prestiges, fantasmagories des sables ? On doute un instant. Mais les contours sont si nettement découpés qu’on distingue toutes les anses et toutes les criques du rivage, et qu’on voit s’allonger sur les bords les grandes ombres dorées des Montagnes de Moab...

Quel contraste avec la désolation et la sécheresse environnantes ! Dans ces parages torrides, l’image hallucinante et partout présente de l’eau, de l’eau magnifiquement répandue comme une largesse inépuisable ! Et le spectacle inattendu de cette contrée quasi chimérique, belle comme une autre Terre promise, — cette douceur de l’azur et de la lumière, ces inflexions caressantes des lignes et des formes, cette volupté de l’air, — tout cela épanoui derrière l’anguleuse et dure Jérusalem ! Toute cette joie éparse derrière la Ville du Supplice !...

Par les sentiers hérissés de cailloux, on redescend tristement vers la vallée de Josaphat. A mi-côte, les dômes bulbeux de l’église russe du Gethsémani semblent s’élever sous vos pieds comme de gros ballons d’or, et ce sont les seules choses qui brillent parmi les pierres blêmes des sépulcres, sur ce mont de l’Agonie ! Mais la vision radieuse emportée des hauteurs de l’Ascension vous accompagne à travers les chemins ascétiques : et, quand on a passé la Porte de Sitti Myriam, pour s’engager dans les ruelles obscures et nauséabondes de la triste Betzétha, on songe encore à ce lac des enchantemens qui resplendit là-haut sous la muraille violette de ses montagnes...

Comment donc se fait-il que l’Asphaltite ait un renom tellement sinistre chez les Occidentaux ? Sans doute, les gens qui l’ont ainsi calomniée ne l’avaient pas vue, ou vue si vite, si superficiellement, avec des yeux tellement prévenus, qu’ils se sont bornés à répéter, sans variantes notables, les descriptions antérieures.

Il est évident que l’origine de cette mauvaise réputation est dans la Bible. Un lieu frappé par la colère céleste ne pouvait être qu’abominable dans la mémoire des hommes. Il fallait que cette colère se traduisît par des marques effrayantes, que la Sodomitide prît dorénavant l’aspect d’une terre maudite, en perpétuel témoignage de son châtiment, — et c’est bien dans ce sens qu’ont travaillé, durant des siècles, les imaginations épouvantées. Pourtant, la Genèse ne dit rien de pareil. En quelques phrases concises, l’écrivain sacré mentionne la catastrophe, comme s’il lui suffisait de noter l’événement, — et il passe : « Au moment où le soleil se levait sur la terre, Lot entra dans Tsoar. Alors l’Eternel fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu. Et il détruisit ces villes et toute la plaine, et tous les habitans des villes, et les germes de la Terre. — Mais la femme de Lot regarda derrière elle, et elle devint une statue de sel. Et Abraham se leva de bon matin et vint au lieu où il s’était tenu devant l’Eternel. Et il regarda vers Sodome et Gomorrhe et sur toute la surface du pays de la plaine et il vit monter de la terre une fumée comme la fumée d’une fournaise.

De cette dernière image est sortie toute la légende. Désormais, on se représenta la Mer Morte comme une sorte de gouffre méphitique, d’où s’échappent continuellement des fumées et des exhalaisons sulfureuses. Certains prétendaient même avoir entrevu, sous les eaux lourdes, les fantômes des villes détruites. Ces fables, produits des terreurs religieuses de la conscience juive, ont été acceptées sans contrôle par les géographes et les historiens profanes qui n’y ont point été voir. Josèphe lui-même se contente de les répéter, sur les dires de témoins oculaires : ce pharisien de Jérusalem ne semble point avoir, dépassé Jéricho. Et, ainsi parce que personne ne s’est donné la peine de les contrôler (il faut avouer aussi que ce n’est pas commode), tous ces récits anciens sur l’Asphaltite ont fini par se concréter et prendre une forme quasi scientifique dans la célèbre description de Tacite. Le style lapidaire du grand historien a conféré à ces traditions plus ou moins flottantes quelque chose de sa solidité indestructible. L’erreur y est coulée en bronze, comme la vérité.

Mais ce qu’il y a de surprenant, c’est que la compilation géniale de Tacite a influencé, sans qu’ils s’en doutent, et d’une manière plus ou moins directe, la plupart des voyageurs modernes, même ceux dont c’était le métier de bien voir[2]. Entre une foule d’autres, l’aventure de Chateaubriand est peut-être la plus singulière. Elle vaut la peine d’être contée, d’abord parce qu’elle nous apprend à merveille comment voyageait l’auteur des Martyrs et ensuite parce qu’elle constitue un cas d’autosuggestion vraiment curieux. Enfin, sa description de la Mer Morte étant, encore aujourd’hui classique, il n’est pas indifférent de savoir quelle en est au juste la valeur objective.

D’abord, il est manifeste (d’après le texte même de l’Itinéraire) que Chateaubriand arriva au bord de la Mer Morte, dans un état de dépression et d’énervement extrêmes. A la lettre, il brûlait les étapes. Qu’on en juge : il part de Jaffa le 3 octobre 1806, à trois heures de l’après-midi. Pour le soir, il est à Ramlé où il dîne. A minuit, il remonte à cheval, et, le lendemain 4 octobre, à midi, il fait son entrée à Jérusalem. Il prend à peine le temps de déjeuner et de chercher des guides, il se remet en route à cinq heures et s’en vient coucher à Bethléem. Le 5, il est debout à quatre heures du matin, expédie avant le déjeuner la visite de tous les lieux saints, et, pour dix heures, le voilà de nouveau en selle. Il s’arrête vers une heure au monastère de Saint-Saba, repart une heure et demie plus tard, — juste le temps de laisser souffler les bêtes, — et, pour la tombée de la nuit, il est en vue de la Mer Morte. Il campe au bord du lac, où il ne parvient qu’à la nuit close. Le jour suivant, 6 octobre, au lever du soleil, il emploie deux heures à errer sur la grève, fait ses paquets après cette promenade, oblique vers le Jourdain, où il chante un cantique, remplit une bouteille, prend quelques notes, arrive à Jéricho, sans doute un peu avant midi, mange un déjeuner sommaire à la fontaine d’Elisée, et, la sieste finie, il reprend la route de Jérusalem.

Il y a de quoi être stupéfait d’une pareille rapidité. En trois jours, il a parcouru les 80 kilomètres qui séparent Jaffa de Jérusalem, il est descendu, un cierge en main, dans la grotte de la Nativité, il s’est documenté sur tous les monumens de Bethléem, il a crayonné une esquisse de Saint-Saba, il a brossé une immense toile où se déroulent l’Asphaltite, la vallée du Jourdain, l’oasis de Jéricho, et, le surlendemain, il se repose déjà, auprès du Saint-Sépulcre ! C’est la marche foudroyante d’un conquérant ! La plaine de Saaron, le massif palestinien, le désert de Juda, la chaîne moabi tique, tout y a passé ! Un peu plus de trente-six heures lui ont suffi pour soumettre, à son œil d’aigle, des contrées entières.

Mais, d’habitude, il voit si large et si juste que cette hâte fiévreuse n’aurait pas nui à l’exactitude de sa description, s’il s’était trouvé alors dans des conditions normales. Or, son propre récit nous prouve qu’il visita la Mer Morte dans les conditions les plus désagréables et les plus désavantageuses. Il était exténué de fatigue : cela se comprend, quand on réfléchit à l’énorme trajet qu’il accomplit en si peu de temps, à cheval, ou à mulet, par des chemins atroces, sous un soleil toujours brûlant. Il avait souffert du manque d’eau et des nourritures grossières. Mais cela ne serait rien encore : le pis, c’est que, d’un bout à l’autre de son voyage, il eut une peur affreuse d’être assassiné par les Bédouins, ou même par les émissaires du Pacha de Jérusalem. Pour peu qu’on le lise attentivement, on devine que cette peur lui empoisonna ses rares minutes de plaisir ou d’exaltation. Le moindre burnous qui surgit à l’horizon l’affole, lui suggère des visions de massacre et d’embuscades. Ses guides de Bethléem n’auraient pas été les rusés coquins qu’ils sont encore, s’ils n’avaient exploité habilement ses terreurs. Ils en profitèrent pour abréger le plus possible les haltes et les excursions en dehors du trajet convenu. A les en croire, il était imprudent de s’aventurer dans telle direction, on risquait sa vie de vouloir s’arrêter ici ou là. Nul doute que le malheureux grand homme n’ait eu à soutenir des disputes perpétuelles avec ces canailles. Sans cesse on le sent tiraillé entre sa curiosité et l’appréhension de quelque mauvais coup.

Et, naturellement, les guides, insatiables, le harcelaient pour obtenir une augmentation de salaire, en raison des difficultés ou des dangers imaginaires de la route. Si l’on tient compte de tous ces désagrémens, si l’on se rappelle qu’à Saint-Saba, quelques heures avant l’arrivée à la Mer Morte, son drogman lui avait soutiré une somme, que sous les murs du couvent, les gens de son escorte en étaient venus aux mains avec une bande de Bédouins, pour une question d’argent, on peut conjecturer en toute certitude l’humeur de M. de Chateaubriand, — peu endurant de sa nature, — lorsqu’il fut en présence de l’Asphaltite.

Mais ce n’est pas tout. Osons scruter le fond de sa pensée !... Il y a une vérité affligeante qu’on entrevoit à travers les sublimités de ses phrases : c’est que toute cette Palestine l’ennuyait démesurément. Il n’est pas bien sûr que la Grèce elle-même l’ait ravi davantage. En tout cas, des gens qui l’y ont rencontré nous donnent à entendre le contraire[3]. A peine arrivé quelque part, il en a tout de suite assez, il est impatient de repartir. Si Corinthe et Argos n’ont pu le retenir une journée, que sera-ce des lugubres déserts palestiniens ?... Lui-même d’ailleurs a noblement confessé le médiocre intérêt qu’il y prit. Oui ! il l’avoue sans détours : « Quand on voyage dans la Judée, d’abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là ! Chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir ; chaque sommet retentit des accens d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrens desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a pas encore, osé rompre le silence, depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel. »

Et voilà comment Chateaubriand s’en tire, quand un paysage le fait bâiller ! Il convie toutes les magnificences de la Bible ou de l’Histoire à lui en masquer le vide ou la tristesse. Il se donne, en imagination, un spectacle bien supérieur à la plate réalité. Et, même lorsque les paysages lui plaisent, c’est moins leur beauté matérielle que leur signification littéraire qui l’attire. Il lui faut des grands hommes, de grands souvenirs, de la poésie écrite, pour lui embellir les lieux.

On comprend pourquoi nous avons insisté si longuement sur ces considérations préliminaires : elles nous expliquent l’état d’âme de Chateaubriand, ce soir-là, — le 5 octobre 1806, — alors qu’il descendait vers les berges de la Mer Morte. Il n’y apparut point, comme nous pourrions le croire à distance, avec l’allégresse souveraine d’un conquérant de l’univers plastique, auquel il suffit de venir et de voir pour s’emparer triomphalement de tout ce qui tombe sous ses yeux. La vérité, c’est qu’il n’en pouvait plus, qu’il était harassé, brisé, par ces trois jours de voyage à cheval, exaspéré par les tracasseries de ses guides et qu’enfin il tremblait de laisser ses os dans les fourrés du Jourdain.

On se souvient qu’il n’arriva au bord de l’Asphaltite qu’à la nuit close et qu’il repartit le lendemain matin d’assez bonne heure, puisqu’il trouva le moyen de visiter, avant midi, Jéricho et les rives du fleuve. Or, entre Saint-Saba et les derniers contreforts des montagnes, il put voir deux fois la Mer Morte : la première fois d’assez loin, — la seconde, à la tombée du crépuscule. C’était au mois d’octobre. Les journées sont courtes. Dès cinq heures, les contours des paysages commencent à se fondre dans les brumes et les colorations illusoires du couchant. L’image qui s’offrait alors au voyageur devait être bien lointaine, ou bien imprécise. Ce qui nous induit à le soupçonner, c’est que sa description, très sommaire et, pour ainsi dire, schématique, s’accorde fort bien avec la vue à distance qu’on peut avoir de la Mer Morte, à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, mais non plus avec celle qu’on découvre des environs du lac, sur les hauteurs de Nabi-Moussa : « Qu’on se figure, — nous dit-il, — deux longues chaînes de montagnes, courant parallèlement du septentrion au midi, sans détours, sans sinuosités. La chaîne du levant, appelée montagne, d’Arabie, est la plus élevée ; vue à la distance de huit à dix lieues[4], on dirait un grand mur perpendiculaire, tout à fait semblable au Jura par sa forme et sa couleur azurée ; on ne distingue pas un sommet, pas la moindre cime ; seulement, on aperçoit çà et là de légères inflexions, comme si la main du peintre qui a tracé cette ligne horizontale sur le ciel, eût tremblé en quelques endroits. »

Je ne sais, mais plus j’examine cette description, plus je suis tenté de conclure qu’elle n’est pas sortie des notes prises le 5 octobre sur les hauteurs voisines du lac, mais qu’elle fut composée beaucoup plus tard, d’après des impressions de Jérusalem.

En tout cas, si le récit de l’Itinéraire est vrai, il fut matériellement impossible à Chateaubriand de prendre, ce soir-là. une vue d’ensemble de la Mer Morte, puisque la nuit tombait quand il était encore à cheminer par les mauvaises pistes des montagnes de Juda.

Le lendemain, c’était trop tard ! Il avait établi son campement sur la grève même du lac, au fond de la cuvette formée par la vallée du Jourdain. De cet endroit-là, on n’aperçoit que la pointe nord de l’Asphaltite, et, des deux côtés, les chaînes montagneuses de Moab et de Juda qui, se présentant de profil, ne permettent qu’une appréciation très incomplète de leur relief.

Cependant, lorsque Chateaubriand se réveilla, il put assister à un splendide lever de soleil : « L’aurore parut sur la montagne d’Arabie, en face de nous. La Mer Morte et la vallée du Jourdain se teignirent d’une couleur admirable... » Comment se fait-il donc qu’il ne nous ait pas décrit, — lui, le grand descriptif, — ce lever d’aube « admirable » sur un pays tout plein d’histoire et de légende ? L’unique raison plausible, c’est qu’il entrevit tout au plus cette féerie du désert. Son esprit était ailleurs. Ses guides le tourmentaient pour partir, il avait peur d’être attaqué par les Bédouins, et, au milieu de toutes ses préoccupations un peu terre à terre, son grand souci était de remonter jusqu’à l’embouchure du Jourdain. Ce plaisir de curiosité ne lui fut même pas accordé, puisque ses gens le contraignirent à revenir sur ses pas et à lever le camp au plus vite. On se mit à trotter vers Jéricho, où l’on arriva pour déjeuner, après une courte halte au bord du fleuve sacré, — et ce fut la fin du voyage !

Sérieusement, qu’est-ce que Chateaubriand pouvait bien rapporter de cette excursion à bride abattue ?... Sans doute, le souvenir d’une de ses étapes les plus pénibles et les plus ingrates avec une idée cursive des lieux !... Mais, une fois rentré à Paris, son imagination commença à travailler. Il écrivait ses Martyrs. Il lui fallait une Mer Morte analogue aux sentimens de son héros pénitent. En conséquence, il nous dépeignit une contrée d’amertume et de désolation, où la colère de Dieu parle un langage effrayant au cœur du pécheur abîmé de contrition et terrifié par la menace du châtiment inévitable. Comme ses notes lui offraient peu de ressources pour machiner un tel paysage, il recourut tout simplement aux descriptions de ses devanciers, — et d’abord à celles des géographes et des historiens anciens. Il feuilleta Strabon, Pline, Josèphe, Diodore de Sicile, et surtout il s’inspira de Tacite. On peut même dire que sa description de la Mer Morte n’est, par endroits, qu’une paraphrase de Tacite.

Sa grande imagination fit si bien resplendir tous ces emprunts que lui-même, — cela est certain quand on lit son Itinéraire, — finit par se laisser prendre au mirage et par y croire. D’ailleurs, lui aussi, comme son Eudore, il s’était embarqué pour la Terre Sainte en pèlerin et en pénitent. Il est possible, après tout, étant donné des dispositions pareilles, que, le matin du 6 octobre 1806, la vallée du Jourdain se soit montrée à lui sous les espèces d’un paysage pénitentiel et qu’il ne l’ait aperçu qu’à travers la légende funèbre qui entoure les noms maudits de Sodome et de Gomorrhe. Il se serait suggestionné sur les lieux mêmes, — et l’illusion créée par sa conscience de chrétien aurait été assez forte pour lui effacer l’éclatante réalité.

Quoi qu’il en soit, le prestige de son art est si dominateur que, malgré l’évidence, il a consacré une seconde fois (après Tacite) le mensonge d’une Mer Morte hideuse et asphyxiante, comme un cercle infernal. Désormais, nous ne la voyons plus que par ses yeux, et, quand nous essayons de nous représenter cette terre de réprobation, voici comment elle nous apparaît : « Le plus petit oiseau du ciel ne trouverait pas, dans ces rochers, un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur et l’inceste, d’où sortirent Ammon et Moab. La vallée comprise entre ces deux chaînes de montagnes offre un sol semblable au fond d’une mer depuis longtemps retirée : des plages de sel, une vase desséchée, des sables mouvans et comme sillonnés par les flots. Çà et là, des arbustes chétifs croissent péniblement sur cette terre privée de vie ; leurs feuilles sont couvertes du sel qui les a nourries, et leur écorce a le goût et l’odeur de la fumée. Au lieu de villages, on aperçoit les ruines de quelques tours. Au milieu de la vallée, passe un fleuve décoloré ; il se traîne à regret vers le lac empesté qui l’engloutit. On ne distingue son cours, au milieu de l’arène, que par les saules et les roseaux qui le bordent : l’Arabe se cache, dans ces roseaux, pour attaquer le voyageur et dépouiller le pèlerin. Tels sont ces lieux fameux par les bénédictions et les malédictions du ciel : ce fleuve est le Jourdain, ce lac est la Mer Morte ; elle paraît brillante[5], mais les villes coupables qu’elle cache dans son sein semblent avoir empoisonné ses flots. Ses abîmes solitaires ne peuvent nourrir aucun être vivant ; jamais vaisseau n’a pressé ses ondes ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdure ; et son eau, d’une amertume affreuse, est si pesante que les vents les plus impétueux peuvent à peine la soulever. »

Cela est définitif. Il n’y a pas à protester contre des pages si éloquentes, contre un préjugé qui s’exprime avec la fermeté d’un dogme. C’est au point qu’aujourd’hui encore, les artistes ou les gens de lettres, qui visitent la Mer Morte, subissent, sans le savoir, l’emprise de Chateaubriand et de la légende immortalisée par lui. A plus forte raison, les cohues de touristes que les agences européennes précipitent, chaque année, vers la vallée du Jourdain.

Et, pourtant, ceux-là n’ont pas les mêmes excuses que l’auteur des Martyrs ! Ils savent bien que les Bédouins les laisseront tranquilles, qu’il n’y a rien à craindre dans ces parages. Une fort bonne route les conduit de Jérusalem à Jéricho, et le break très confortable qui les a amenés les dépose sans encombre sur les galets de l’Asphaltite. Ils arrivent frais et dispos, et repartent de même. Ni fatigues ni soucis d’aucune sorte ne les empêchent de jouir du paysage. Le malheur c’est qu’ils vont aussi vite que Chateaubriand ! Ainsi l’exigent les itinéraires réglés une fois pour toutes par les Cook de Palestine ! A Jérusalem, on vous emballe, après déjeuner, dans une voiture qui vous met pour dîner à Jéricho. Le lendemain à six heures, départ pour le Jourdain, — halte d’une demi-heure au Baptistère de Saint-Jean, — puis un crochet jusqu’à la plage du lac, où l’on a tout juste le temps de tremper ses doigts dans l’eau salée, si l’on veut déjeuner, sans se presser, à Jéricho. Pour cinq heures, on est de retour à Jérusalem, — et c’est ce qu’on appelle avoir vu la Mer Morte !...

En vérité, elle mérite mieux que cette visite hâtive. Surtout, elle ne ressemble guère à l’image repoussante qu’on s’en fait d’après les livres. Si seulement on prenait la peine de la regarder avec des yeux purifiés de toute littérature ; si, au lieu de passer un quart d’heure sur la plage misérable et dévastée où aboutit la piste de Jéricho, on essayait de contourner quelque temps la Mer Morte ; si, enfin, au lieu de se borner à une seule perspective, on essayait de l’aborder par divers points de la côte, — alors on estimerait peut-être que nul spectacle n’est comparable, en beauté, à celui-là ; qu’il n’y a rien de pareil dans n’importe quel pays de la Méditerranée orientale.

La Bible elle-même nous avertit qu’avant la destruction de Sodome et de Gomorrhe, la plaine « était arrosée, partout comme le pays d’Egypte, comme le jardin de l’Éternel. » Quel rêve ! La région de la Mer Morte riante comme un paradis terrestre ! Une vallée aussi fertile et aussi peuplée que la vallée du Nil ! Est-il vraisemblable qu’il ne subsiste aucune trace de cette fécondité ? Pourtant, les fellahs vous disent qu’il suffit de semer, à peu près au hasard, sur cette terre maudite, pour que, bientôt, et sans se donner presque de peine, on récolte au centuple. En réalité, c’est toujours la terre de bénédiction, la terre où coulent le lait et le miel, selon la promesse divine. Elle est encore très largement arrosée. Qu’on s’avise d’employer ces ressources du sol et du climat, et, de nouveau, on fertilisera toute cette contrée devenue sauvage[6], on la transformera au point de la rendre méconnaissable. Malheureusement, toute la vallée du Jourdain appartient, aujourd’hui, au Sultan. Les fellahs rançonnés par l’administration des domaines impériaux cultivent le moins possible, afin de diminuer le chiffre de leurs redevances. La plupart, découragés, désertent leurs champs, retournent à la vie nomade. Et ainsi le beau jardin de la Bible n’est plus guère qu’un souvenir...

Il fut un temps, qui n’est pas très loin de nous, où ce jardin existait encore en partie. Vers le premier siècle de l’ère chrétienne, Hérode le Grand y construisit une nouvelle Jéricho sur le modèle des villes grecques de la côte syrienne. Au grand scandale des Juifs, il y éleva un théâtre, un hippodrome, un palais royal pourvu de tous les raffinemens de commodité et décoré avec tout le luxe de l’époque hellénistique. Très probablement, ce fut sa résidence favorite. En tout cas, le séjour devait lui en être beaucoup plus agréable que celui de la triste et fanatique Jérusalem. Il y reçut Cléopâtre qui venait de quitter Antoine au bord de l’Euphrate, et qui, par Damas et Apamée, était redescendue vers la Palestine. La grande voluptueuse se plut si bien à la cour du roi juif, dans cette molle oasis de Jéricho, qu’elle ne parlait plus de s’en aller. Elle s’abandonna sans nulle retenue, — nous dit Josèphe, — « aux plaisirs du pays » — et faillit, par surcroît, avoir une intrigue amoureuse avec Hérode.

Le pays de la Mer Morte, un lieu de plaisir ! Quel étrange démenti à tous nos préjugés ! Et, cependant, il faut bien croire qu’il en fut ainsi ! Il faut au moins que les Hérodes aient senti vivement le charme de cette contrée du Jourdain et de l’Asphaltite, pour y avoir multiplié les villas et les résidences d’hiver. A Machærous et à Masada, sur la rive droite et sur la rive gauche de la Mer Morte, ils s’étaient fait bâtir de véritables palais aussi somptueusement aménagés que la regia de Jéricho. Rien n’y manquait : appartemens spacieux et magnifiques, exèdres soutenus par des colonnes monolithes, salles de bains pavées de mosaïques, — et, partout, des citernes si abondantes qu’on avait de l’eau à profusion toute l’année...

Hiverner sur ces hauteurs, dans ces villas aériennes, où le maître traînait avec lui tout un harem et toute une suite de serviteurs et d’équipages ; se savoir, là-haut, dans cette solitude inaccessible, le despote tout-puissant, dominer le paysage splendide du lac et des montagnes, jouir de cet azur inaltérable, de ce perpétuel été, — quelle ivresse ce devait être !... Aujourd’hui, le décor royal a disparu, mais les hivers de Jéricho ont toujours la même douceur. Quoique très vive vers le milieu du jour, la chaleur y est plus supportable que sur le littoral, — à Jaffa, à Beyrouth, à Kaïffa, — où l’on se dissout dans une atmosphère humide et tiède. Et la contrée est toujours salutaire, sillonnée de sources sulfureuses qui guérissent les maladies. Les Bédouins et les Juifs continuent à se baigner dans les eaux de Callirrhoé, comme au temps du vieil Hérode.

La vallée du Jourdain n’est donc pas tellement inhabitable et disgraciée qu’on le répète. A de certains momens de l’année, il y fait bon vivre pour les Occidentaux eux-mêmes, et c’est un émerveillement que d’y assister aux phases du jour. S’il faut avouer toute ma pensée, je serais désolé qu’on la bouleversât sous prétexte de civilisation. Mais, j’en ai peur, le mercantilisme moderne ne tardera pas à s’aviser de tout ce qu’il y a d’exploitable ici, depuis les paysages et les souvenirs jusqu’aux richesses du sol. Déjà, l’actuelle Jéricho est envahie par les agences et les hôtels. Avant peu, n’en doutons point, on verra des bateaux à vapeur sur la Mer Morte. Des tramways électriques conduiront les touristes jusqu’aux rochers de Machærous et d’Engaddi, où s’élèveront des Palaces et des Excelsiors plus vastes et plus fastueux que les palais des Hérodes. Des Barèges et des Aix-les-Bains surgiront au pays de Ruth la Moabite !... Et ce sera, pour ce pays si beau, une catastrophe pire que le feu du ciel tombant sur Sodome et Gomorrhe !...

Telle qu’elle est à présent, la vallée du Jourdain, avec l’Asphaltite et son corridor de montagnes, apparaît à l’œil non prévenu comme un des lieux les plus singuliers et les plus grandioses que l’on puisse contempler. Je n’en connais point, pour ma part, qui ait une physionomie aussi spéciale, aussi fortement caractérisée dans son ensemble. Un chef-d’œuvre célèbre, un visage glorieux ne saisissent pas d’un étonnement plus imprévu, ni ne se gravent plus profondément dans la mémoire.

Où l’on en reçoit l’empreinte la plus vive et la plus complète, c’est peut-être, sur la route de Jérusalem, avant de descendre la dernière côte, du haut des escarpemens qui dominent Jéricho.

On vient de traverser une région stérile et sans couleur, un désert de montagnes grises, où les herbes et les fleurettes desséchées ne se raniment qu’au printemps, où l’on s’enfonce brusquement dans les ravins pour gravir ensuite des séries de mamelons pierreux qui, de tous côtés, interceptent la vue ; on a longé les gorges du Wadi-el-Kelt, avec ses couvens grecs accrochés au-dessus du torrent, comme des nids d’abeilles, d’un blanc de cire, dans le bleu ardoisé des roches perpendiculaires... et, tout à coup, la chaîne de Moab se dresse au-dessus d’une immense plaine. Devant le libre espace soudainement étalé, on éprouve comme la joie d’une délivrance, au sortir de ce désert opprimant et sans grandeur.

Les Monts de Moab !... On les reconnaît tout de suite ! On les a si souvent contemplés de Jérusalem ! Mais leur forme s’est modifiée. Ce n’est plus la barre violette qui tranchait sombrement sur les fonds aériens, le mur opaque, presque uniformément rectiligne. Maintenant, ce sont des étages de dômes et de coupoles, qui se déploient en une vaste ondulation immobile et tumultueuse, à la façon d’une ligne de vagues pétrifiées, — et si nombreuses, si semblables les unes aux autres qu’il faut un peu d’attention pour y découvrir enfin le Nébo, — le Mont de Moïse, — rond et dénudé comme un crâne : tout cela, d’un blond ardent, enveloppé dans une poussière dorée qui tremble sur un ciel fin et très pâle.

Au-dessus du Nébo, à droite, un coin de mer brille doucement, — la corne septentrionale de l’Asphaltite. Mais le déferlement splendide de la plaine éclipse celui de la mer trop basse et encore trop lointaine. La vallée coule au pied des montagnes, en une large nappe, comme le lit débordé d’un fleuve d’or. Par places, elle est terne et poudreuse. On dirait des aires de grange, des champs moissonnés qui se succèdent à l’infini, — et, dans ces étendues fauves, inégalement luisantes, la verte oasis de Jéricho finit par se fondre et les rares bouquets d’arbres disséminés dans la plaine, par s’évanouir, comme des reflets instables, sur une surface éclairée. La distance nivelle et supprime les plans : le Jourdain, très encaissé, se distingue à peine, mince ourlet blanchâtre qui court et disparaît sous les sables !... De l’espace, des montagnes, une plaine sans fin, — tout ce paysage est d’une écrasante simplicité. Rien n’émerge, rien ne saisit particulièrement le regard...

Puis, peu à peu, l’œil ébloui par la lumière blessante perçoit des dunes presque symétriques, sur la rive droite du fleuve, des entassemens étranges qui ressemblent à des cônes de volcans. Un mirage semble naître. Parmi les blondeurs des terrains, voici s’ébaucher vaguement des acropoles, des décombres de villes, et, çà et là, des rangées de colosses sur leurs piédestaux, comme les béliers de granit, qui s’alignent devant les temples égyptiens. Ces fantômes bougent dans la poussière et les vibrations de la chaleur. Des lueurs de safran, des traînées sulfureuses s’allument comme à un souffle brusque, — puis ces flammes courtes s’éteignent dans le flamboiement monotone de la plaine...

Celle-ci se développe toute nue, tout aveuglante de clarté, avec le relief puissant de ses montagnes, avec son sol gravé de figures bizarres, travaillé comme une table de la Loi. Quelle différence avec nos molles vallées d’Europe, nos paysages médiocres, notre sol utilitaire et complaisant, si bien domestiqué, si complètement asservi à nos besoins ! La vallée du Jourdain paraît ignorer qu’il y ait des hommes. Nulle part, l’énorme matière n’a été plus despotiquement façonnée sous le pouce de Dieu. C’est modelé, aiguisé en arêtes vives, bâti, semble-t-il, pour l’éternité. Et cette nudité implacable est tellement riche de souvenirs qu’une moitié du monde en vit encore.

Mais, ici, comme partout en Orient, les contrastes sont aussi soudains qu’inattendus.

Après cette vision de désert biblique, la douce oasis de Jéricho est d’abord une surprise, puis un repos pour les yeux. Elle vous apprivoise petit à petit avec les rudes beautés de la Mer Morte. Entre Jérusalem et Jéricho, la route que l’on suit vous conduit, par des transitions insensibles, d’une nature sévère et triste, comme contractée et repliée sur elle-même, à une nature plus sauvage et plus effrénée en ses convulsions, — plus sereine aussi dans son immensité. Etape par étape, on passe du Nouveau à l’Ancien Testament, on va du Christ des miséricordes au Dieu terrible des vengeances. Depuis le Jardin des Oliviers, le Mont de l’Ascension, Béthanie, le tombeau de Lazare, l’auberge du Bon Samaritain jusqu’au sycomore de Zachée, il semble que les vestiges de Jésus s’effacent à mesure qu’on descend vers l’Asphaltite.

Pourtant, cette oasis de la moderne Jéricho retient encore comme un reflet évangélique. Je m’imagine assez bien ce qu’elle peut être au cœur de l’été : il paraît que c’est un enfer. Mais, par un soir tiède d’hiver, quand le hâle toujours brûlant de la journée est tombé, c’est délicieux de suivre un des chemins ombragés qui serpentent sous les verdures, en longeant les rigoles où luit vaguement, à travers les paquets d’herbes, un filet d’eau murmurante. Çà et là, derrière des rideaux de peupliers, émergent quelques maisons chrétiennes, très basses et toutes blanches, pareilles à des fermes perdues, dans une de nos campagnes de France. L’Angelus tinte, on ne sait où, derrière les branches recourbées en ogives des bananiers. Des religieux se hâtent vers une chapelle invisible. Une femme ramasse des linges étendus sur une haie. Dans la pénombre suave et fraîche, — d’une fraîcheur même un peu vive, — les formes estompées et fondues se ramènent à des images familières pour nos yeux d’Occidentaux. C’est la douceur de tous les crépuscules dans tous les pays du monde.

Et puis l’on rentre à l’hôtel. Comme à un choc brusque et désagréable, la poésie flottante qu’on rapporte du dehors s’évanouit au contact des banalités européennes artificiellement transplantées sur cette terre rebelle : la table d’hôte misérable, le hall prétentieux avec ses étagères et ses guéridons encombrés de bibles anglaises et de vieux journaux illustrés, avec ses divans, ses boiseries et ses tapis de pacotille, toute sa camelote de bazar levantin. Mais ce n’est qu’un instant de confusion et de désarroi. La présence toute proche de l’Asphaltite vous obsède ; le sentiment qu’on respire l’air d’un pays si chargé d’histoire vous emplit d’un tel afflux d’émotions, d’images et d’idées, que les petites contrariétés ambiantes en sont aussitôt balayées. Avec le charme de l’heure, le charme de Jéricho vous pénètre...

La fenêtre du hall est ouverte. Le rebord est encore chaud du grand soleil de la journée. A portée de la main, une branche chargée de roses blanches et de roses roses dessine ses feuilles triangulaires sur la transparence lumineuse du ciel. Les cimes bleuâtres de l’oasis ondulent dans la clarté lunaire, une. clarté si pure que c’est moins la nuit qu’un jour voilé. Au milieu de l’étendue cristalline, brille la « faucille d’or, » le « croissant fin et clair, » qui resplendit sur le sommeil nuptial de Ruth et de Booz. De temps en temps, un aboiement de chacal monte dans le silence nocturne.

Alors, on se sent l’âme tendue comme un instrument aux vibrations prodigieuses. Les moindres souffles vont s’y amplifier en résonances infinies. Ce pays si vieux vous enivre de tous les philtres intellectuels qui s’y sont déposés et condensés d’âge en âge, comme en un gigantesque creuset. Des figures héroïques, pastorales ou sacrées accourent de tous les points de l’horizon, surgissent des profondeurs du passé. On songe que les gestes essentiels dont a vécu l’humanité et qu’elle n’a fait, depuis, que recommencer, ont été ébauchés dans cette plaine et sur ces montagnes. C’est ici qu’a jailli la grande source, où se désaltère toujours notre soif spirituelle.

Par-dessus toutes les autres ligures, celle de saint Jean domine cette vallée du Jourdain.

Aux approches des grandes fêtes, il y attire des milliers de pèlerins, et, en temps ordinaire, il a continuellement des fidèles et des visiteurs.

Dans ce cadre, qui fut réellement le sien, l’ombre ascétique du Précurseur nous apparaît presque souriante. Comme tous les paysages qu’a touchés l’Evangile, celui du Baptistère est d’une douceur qui étonne, au sortir des âpres solitudes sablonneuses où expire l’îlot verdoyant de l’oasis. Le limon déposé sur les deux rives par les débordemens du fleuve y entretient une végétation touffue, dont la luxuriance envahit jusqu’aux dunes avoisinantes. De hauts roseaux arborescens forment des fourrés compacts sur les berges. Une brousse inextricable les environne : tamaris, lentisques, jujubiers, peupliers-nains, toute une variété d’arbres à feuilles sèches et à rude écorce, capables de résister à l’ardeur tropicale du soleil. Les sèves obstinées percent partout les amoncellemens du bois mort. Cela est rugueux et cassant au toucher ; mais, de loin, les belles teintes dorées des arbustes rappellent les colorations automnales de nos bois.

Rien de plus frais, de plus reposé, de plus naïvement idyllique que ce creux bocager du Baptistère. Le Jourdain décrit, à cet endroit-là, une faible boucle autour d’un escarpement sablonneux : l’eau peu profonde s’arrondit en cuvette au pied du monticule, dont la paroi verticale s’y reflète du haut en bas, avec les massifs de végétation qui s’enchevêtrent sur les deux bords. Une barque primitive enfonce son image parmi les moirures immobiles de la surface. A gauche, une cabane en planches offre un abri sommaire aux pèlerins. Un aubergiste grec y est installé. Accroupi devant un réchaud de terre rouge, il fait griller des poissons qu’il vient de pêcher. A l’arrière de la vieille barque, le chat de l’auberge, ses pattes de devant croisées l’une sur l’autre, guette de ses grands yeux d’or les poissons vivans qui rôdent entre les herbes de la rivière.

Tout cela est si simple, si familier, la nature environnante est si moyenne, que l’imagination n’en reçoit pas l’ébranlement nécessaire pour évoquer le grand événement mystique qui s’accomplit, suivant l’Évangile, sur cette berge du Jourdain. Le souvenir n’en effleure même pas la pensée. On n’y pensera que plus tard, lorsque, bien loin du Baptistère qu’on a vu de ses yeux, on se prendra la tête entre les mains et qu’on essaiera de reconstruire idéalement ce lieu historique et sacré.

Plus on descend vers l’embouchure du Jourdain, plus le paysage fluvial s’élargit, mais sans devenir pour cela plus farouche.

Au Baptistère, le Jourdain n’était qu’une rivière paresseuse, à demi tarie par les sables. Maintenant, c’est un véritable fleuve, au lit largement étalé, au courant rapide, et par endroit torrentueux, qui s’extravase en lagune et en une série de petits étangs. La végétation est aussi plus exubérante, le sol humide, plus fécond. Une vie joyeuse, foisonnante, emplit le marécage. Il suffit d’y mettre le pied : ce sont aussitôt des claquemens d’ailes éperdus, des pépiemens, des cris d’oiseaux en fuite. Tout l’air est sonore du froissement des plumes, comme si l’on déployait soudain une immense toile à travers l’espace. Ces fourrés du Jourdain sont habités par des tribus volatiles de toutes les espèces : des cigognes, des pluviers, des poules d’eau, des canards sauvages, des martins-pêcheurs, des gangas et des vanneaux. Au moindre craquement dans les branches sèches, des compagnies de perdreaux s’envolent à tire-d’aile. Sans doute, les chasseurs sont rares en ces parages. Les bêtes y pullulent, innocentes et Gonflantes, comme dans un paradis terrestre.

Séparée du fleuve par une mince bande de terre molle, la lagune s’épanouit dans un vaste cercle de roseaux à panaches. Alentour, les étangs luisent comme des éclats de pierres précieuses autour d’une gemme fraîchement taillée. Leurs courbes gracieuses s’infléchissent dans tous les sens, sous les tamaris et les plantes aquatiques. Les moisissures des herbes, les reflets de la lumière matinale y créent une féerie de couleurs, une symphonie de nuances d’une délicatesse merveilleuse. Les eaux moirées sont vertes, roses, gorge-de-pigeon, couleur de prune. Et les tourterelles, qui effleurent la surface dormante, s’y répandent en longs chapelets tout blancs, comme des flottilles de cygnes.

Contemplé de cet éden, l’austère pays jordanien s’adoucit au regard. Sur le fond des roches aux tons ferrugineux qui surplombent le lac, la ligne confuse des roseaux et des tamaris apparaît plus verdoyante. Les pics et les cônes du désert de Juda prennent des colorations de vieil ivoire. Là-bas, vers Jéricho, les dunes semblent de petits tas de soufre qui s’enflamment sous les vibrations de la chaleur. Toute la gamme des blonds et des jaunes chante dans les lointains.

Le beau matin d’hiver ! Des mousselines ténues s’étirent dans l’air très doux, — et cet air si pur est délicieux à respirer. La vie s’éveille, emplit le sol, l’espace et les eaux, de sa rumeur grandissante. En haut, dans le ciel noyé de lumière, des cigognes qui traversent la vallée poussent des cris stridens. Dans la brousse, ce sont des pépiemens d’oiseaux continuels...

Se peut-il que la Mer Morte, avec ses épouvantes, gronde à deux pas de cette terre bénie ?

J’entends son flot lourd heurter les galets de la plage.

Elle n’est point effrayante, cette mer au nom funèbre ! Toute bleue, un peu monotone, uniformément splendide, elle ne se différencie point, au premier aspect, de n’importe quelle mer méditerranéenne. Ici, à son extrême pointe septentrionale, elle apparaît comme une baie de Provence ou d’Italie, dont le fond serait obstrué par des amas de vapeurs, de manière à dérober la vue du large.

Pourtant, les montagnes qui l’enserrent ont quelque chose d’étrange, de jamais vu ailleurs. Leur nudité, leur profil singulier impressionnent. A gauche, voici quatre promontoires successifs qui s’avancent jusqu’au bord et qui donnent l’illusion de quatre nefs de cathédrales, des cathédrales géantes avec leurs transepts, leurs absides et leurs contreforts. Non, décidément, l’Asphaltite ne ressemble à rien de ce que l’on connaît ! Sa cuvette et le relief montagneux qui l’environnent sont construits et taillés à la façon des grandes œuvres humaines. On croit y sentir l’action d’une volonté dominatrice qui se serait jouée de toute cette matière et qui l’aurait figée en des altitudes paradoxales.

Ce qui trompe, ce qui empêche de saisir d’abord ce caractère artificiel et farouche, c’est le calme stupéfiant des lieux. Lorsque l’Asphaltite est tranquille, il est uni comme un miroir, où. les coulées abruptes des rochers se réfléchissent en des mordorures profondes. Il a l’air d’un beau lac paisible. Mais que le vent s’élève : il s’assombrit tout à coup. Les eaux couleur de plomb se soulèvent en lourdes vagues qui glissent les unes sur les autres. On dirait ces stratifications d’ardoises, dont les couches minces se superposent dans les excavations des carrières. Leur effort pesant semble éternellement vaincu par sa propre pesanteur. Une écume savonneuse mousse à chaque battement du flot, — écume épaisse qui se dépose sur la grève et qui y demeure quelque temps, solide et craquante, tels ces restes de neige oubliés par le dégel. Quand on y trempe ses mains, l’eau huileuse s’attache à la peau comme un bain de glycérine. Plus acre à la bouche que l’eau de mer, elle roule, avec des morceaux de bitume, des poissons morts et des détritus de végétaux que son extraordinaire saturation saline a immédiatement tués et momifiés.

Le nom sinistre de la Mer Morte n’est donc pas un vain mot. Elle est hostile et maléfique à tout ce qui vit. A l’exception de quelques microbes, elle étouffe et rejette toute vie organique. Qu’on s’avance seulement sur ses galets, on s’aperçoit tout de suite de sa malfaisance. La grève, à perte de vue, est un véritable champ de bataille. Elle est jonchée de débris qui font songer à quelque immense naufrage. Ses tempêtes, qui sont terribles, arrachent, comme à coups de bélier, tout ce qui pousse à proximité de ses bords : aloès, palmiers, figuiers, roseaux, elle les soulève, les déracine, les entraîne avec ses vagues et les revomit plus loin, en un formidable amas détrônes, de branches et de brindilles, — tout cela décharné, poli, salé, blanchi comme des ossemens... Çà et là, des troncs se dressent dans le sable du rivage, des branches d’arbre surgissent, toutes droites, au milieu de l’eau meurtrière. De loin, on s’imagine que ce sont des arbres vivans. On accourt, étonné, vers cette parure végétale de la Mer Morte : ce sont des bois naufragés que les coups opiniâtres du flot ont fichés et plantés dans le sol. La mer de malédiction n’admet autour d’elle que la mort et la stérilité.

Et pourtant, sous le flamboyant soleil qui aspire perpétuellement ses vapeurs, l’Asphaltite n’est point lugubre. Telle est la magie de la lumière orientale qu’elle transfigure tout ce qu’elle enveloppe !

Non loin de l’endroit où s’arrêtent les voitures de Jéricho, il y a quelques cabanes en branchages qui servent d’abri aux nomades et aux rares marchands de la région. En ce moment, trois hommes s’agitent autour de l’une d’elles : deux Bédouins et un Juif de Jérusalem. Le Juif pèse des sacs de grain sur une bascule européenne, les Arabes recordonnent des outres, entassent des couffins, que l’unique bateau de la Mer Morte emportera demain à Kérak, petite garnison turque de la côte moabitique. Une brise légère enfle les voiles blancs de leurs cache-cols, les soies bariolées de leurs beaux foulards syriens. Les nez en bec d’aigle, les anguleux profils sémitiques se découpent vigoureusement sur le fond bleu de la mer et du ciel. Les mains sèches et noueuses du Juif se plongent avidement dans le blé des sacs. Autour de la cabane, les bois naufragés reluisent au soleil, pareils à des hampes d’or plantées dans le sable. Au loin, les Monts de Juda s’étagent comme les coupoles innombrables d’une immense ville blanche. A perte de vue, tout est splendeur et sérénité. La pulsation lente de la mer dévastatrice expire en un frôlement de caresse...

L’étrange pays, à la fois terrible et suave, désolé et prestigieux, adorable et décevant !

Un nuage passe, le ciel s’obscurcit : alors, c’est une horreur qui dépasse les plus sombres imaginations lyriques.

La partie occidentale de la côte, celle qui s’infléchit dans la direction de Nabi-Moussa, est peut-être la plus désolée de toute cette région. Le sol dépouillé, sans autre végétation que des mousses semblables à des taches de vert-de-gris, est couvert d’une mince couche de sel qui craque sous les pas comme du givre. De loin en loin, des mares salines étalent, sous le ciel livide, la vitre blême de leurs eaux stagnantes. On dirait des yeux aveugles. Rien de lugubre, au milieu de cette lande cimmérienne, comme ces lentilles d’eau morte, sans éclat et sans regard. Au fond, à travers la transparence verdâtre du liquide inerte, on distingue une couche de sel, qui a l’air d’une banquise submergée. Sur les bords corrodés de la cuvette, les bois naufragés se redressent, s’affaissent et se couchent en des poses tragiques de révolte ou d’agonie. Nulle vie, pas un reflet qui luise dans cette atmosphère de limbes. On s’imagine ainsi le squelette de la Terre, après une catastrophe cosmique et à la veille du Jugement.

Cependant, des formes humaines se courbent, comme pour une besogne maudite, sur l’eau lourde de ces mares. Ce sont des pêcheurs de sel. Continuellement, d’un geste automatique, ils en emplissent des couffes que des fellahs emportent, toutes ruisselantes, sur leurs épaules. Affreux métier ! Ils travaillent là, pendant des heures, plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture. Leurs membres sont d’une maigreur effrayante, leurs dents claquent de froid, les muscles de leurs mâchoires se contractent en une expression presque bestiale. À les voir se baisser et se relever sans trêve, avec un craquement de toute leur charpente, on songe à ces réprouvés du Dante, dont le torse est pris dans un étang gelé, et qui, d’un effort désespéré, s’acharnent éternellement à rompre la glace qui étreint leurs os.

Si le paysage pénitentiel décrit par l’auteur des Martyrs a jamais existé, c’est ici, sans doute, dans ce repli de la vallée du Jourdain, où de légères exhalaisons sulfureuses trahissent la proximité des jaillissemens souterrains. Bien plus que sur la berge du fleuve, toute bruissante de murmures et de chants d’oiseaux, c’est dans cette plaine d’amertume et de stérilité qu’on imagine le Précurseur, l’homme de Pénitence, saint Jean le Baptiste.

Il me semble que je l’y ai vu… C’était au détour d’une haute dune de sable qui cachait la piste du chemin. Un homme surgit, tout à coup, nu comme Adam au sortir du limon, avec une tête léonine, des yeux fixes, enfoncés sous la broussaille des sourcils et qui, dardés tout droit devant lui, paraissaient ne rien voir. La barre de ses épaules se déplaçait tout d’une pièce, au rythme de la marche. Au bout de son long bras maigre d’ascète, sa main gauche, énorme, s’avançait, comme pour aplanir la voie, tandis que la droite pendait, rigide, derrière le bassin saillant et la cavité du ventre affamé. Ses jambes aux muscles tendus avaient la raideur et la massiveté de deux pièces de bois mal équarries. Ses pieds démesurés s’enfonçaient dans le sol, comme les bases d’une statue qui marche. Il sortait de l’eau saline, — et sa rude peau bronzée était encore luisante du baptême amer.

C’est à peu près ainsi que le sculpteur Rodin, par une divination qui franchit les siècles et la distance, a représenté le Baptiste en une effigie fameuse. Sans doute, il n’avait jamais vu les pêcheurs de sel de la Mer Morte !

Ces misérables qui remplissent leurs couffes dans les mares du Jourdain sont peut-être mieux que des documens historiques : ce sont des documens humains en qui se conserve la silhouette immuable de l’homme primitif, tel qu’il se manifeste toujours dans ces régions du Midi, tel que les peintres égyptiens l’ont dessiné sur les murs des nécropoles et que les céramistes grecs archaïques Font reproduit sur les panses de leurs vases. Les canons de la sculpture classique se modelèrent sur les types du gymnaste et de l’athlète qui étaient déjà des œuvres d’art. La réalité est autre. Une tête barbue, des épaules droites, une taille mince, des lombes renflés, des poignets et des chevilles très grêles, des pieds larges et plats, — tel fut sans doute le schéma du héros et de l’esclave antiques. Tel apparaît encore aujourd’hui le fellah du Nil et le nomade de la vallée du Jourdain.

Ce paysage des dunes et des salines de l’Asphaltite a quelque chose de si frappant, il s’en dégage une impression si particulière qu’on voudrait y fondre les dissonances de l’ensemble. A travers lui, on voudrait voir tout le reste. Mais on sent bientôt qu’il est impossible de ramener à une unité factice tant d’aspects divers. Au fond, le caractère de ce pays est double : il est tout ensemble ascétique et voluptueux. C’est un lieu d’enchantement et de terreurs religieuses. L’amollissante influence des villes coupables flotte toujours sur les eaux de la Mer Morte.

Cependant, quand on y porte avec soi l’obsession du passé, il est malaisé de n’y point apercevoir d’abord un paysage spirituel, d’une grandeur et d’une beauté unique. Qu’on monte, un peu au-dessus de l’oasis de Jéricho, jusqu’à la Fontaine d’Elisée, à l’heure où le soleil est encore dans son plein. L’immensité de l’horizon, la simplicité extrême du spectacle sont accablantes. Cela déconcerte nos petites âmes d’Europe, dont l’attention, pour être soutenue, a besoin de détails anecdotiques. Là, rien ne parle à la curiosité. Tout se présente avec le même caractère de généralité hautaine. L’imagination découragée ne sait où se prendre. Un éblouissant foyer de lumière diffuse, des nuances très pâles qui se dissolvent dans les vibrations de l’atmosphère, des lignes fuyantes à l’infini, — c’est moins la vallée du Jourdain qu’un lieu sublime de l’espace.

Et puis, peu à peu, dans la mortification des sens privés de nourriture, la pensée se réveille, la mémoire s’ouvre. Les symboles, les souvenirs se pressent en foule dans l’enceinte trop étroite de la vallée, ils se disputent la réflexion hésitante, ils s’écrasent les uns les autres. Là-bas, au-dessus de la Mer Morte, le Nébo arrondit son crâne chauve, dans le poudroiement de l’étendue ; à gauche, vers le nord, ce sont les pierres de Guilgal, où l’Arche errante se reposa ; en face, le Baptistère du Précurseur ; par derrière, le Mont de la Quarantaine, et, plus loin, le Mont des Oliviers, le Temple, — le Golgotha. Moïse, Josué, saint Jean, Jésus, — les initiateurs de la Nouvelle et de l’Ancienne Loi se sont levés dans cet intervalle de pays, qui va des Monts de Moab aux Monts de Juda. L’histoire religieuse d’Israël et de l’humanité occidentale se résume entre ces deux murailles de roches, où se brise le regard.


Les roches arides du désert palestinien ! Quelle puissance d’exaltation en émane ! Dès l’origine, elles exercèrent sur toutes les âmes ferventes une attraction impérieuse. Le désert fut l’école des Prophètes. Saint Jean, après y avoir bu l’eau des torrens et mangé le miel sauvage, en sortit sacré pour sa mission. Jésus s’y recueillit et s’y conforta. Aujourd’hui encore, ces montagnes sont pleines de solitaires. Les couvens et les ermitages y abondent. Depuis les siècles évangéliques, les pénitens et les voyans s’y sont succédé en une filiation ininterrompue. L’ascèse et l’extase s’y épanouissent comme les fleurs naturelles de ces solitudes. Sans doute, les autres déserts ont aussi leurs prestiges. Mais celui-là est à part. Il est purificateur, créateur d’enthousiasmes, révélateur du divin. C’est le paysage spirituel par excellence, le lieu de composition pour la prière, le support de la vie mystique, comme le corps est le soutien de l’âme. Il faut que son influence soit bien puissante pour que nous autres profanes nous n’y résistions point. Dès qu’on y entre, on y dépouille le personnage de théâtre que la vie moderne nous imposa. On y secoue l’automatisme des habitudes et de la discipline sociale. On y redevient un être spontané, attentif aux formes, aux couleurs, aux rumeurs et aux bruits les plus fugaces. Les sens s’affinent et se fortifient. On éprouve la richesse de son cœur et la pauvreté de ses paroles. On découvre un peu de l’ineffable que l’on porte en soi. On se replie sur soi. On soupçonne tout l’informulé de la pensée, tout ce qui déborde nos pauvres consciences d’éphémères. On commence à pouvoir se tourner vers Dieu...

Mais voici que le soleil descend derrière les cônes de Juda. Le ciel, limpide comme un diamant blond, devient rose et orangé. Les montagnes se détachent en noirceurs sombres, du côté d’En-Gaddi. A l’opposé, une anse à peine distincte de l’Asphaltite luit doucement à travers des vapeurs bleuâtres, pareilles à des fumées de turquoise qui vont s’évanouir. Tout l’Orient se fonce de ce violet très doux, dont les peintres mystiques aiment à baigner les cimes des bois sacrés.

A présent, la lumière qui se retire laisse apparaître les accidens de la plaine. Des formes particulières se précisent. Les choses se mettent à vivre d’une vie individuelle, et les couleurs chaudes du couchant en avivent les contours. A mesure que la féerie crépusculaire envahit l’espace, on assiste, des hauteurs de la Fontaine, à la naissance d’un paysage extraordinaire.

Au bas du monticule, se déploie l’oasis, regorgeante de bananiers, d’orangers, de grenadiers en fleurs. Des champs de cotonniers aux boules neigeuses se découpent dans la zone de verdure, qui va s’éclaircissant jusqu’à la limite des Monts de Moab. Tout près du regard, les grandes feuilles vernissées des bananiers retombent en éventails, comme des palmes. Leurs branches se confondent avec celles des palmiers qui s’élancent au-dessus des petites maisons blanches de la moderne bourgade :


Jéricho s’aperçoit, c’est la ville des palmes.


Et cette nappe de verdure miraculeuse fait paraître plus immense l’immensité de la plaine d’ivoire et d’or. Les monts bleus et violets sont plus hauts, plus inaccessibles. La Mer Morte illuminée rougeoie comme une forge géante. Le ciel s’embrase d’un rose de feu et, par places, d’un rose de chair. Des cristaux orangés y pleuvent en gouttes lumineuses. Comme les veines marbrines dans les blocs de porphyre, des nuages pourpres, incarnadins s’y étirent, s’y métamorphosent, imitent des palmes couchées. Des palmes flottent partout sur Jéricho et dans le ciel. Maintenant, toute une partie de l’étendue est bleue, du bleu virginal et souriant des vierges de Lourdes. Gardienne de l’horizon, la chaîne moabitique resplendit comme une muraille de bronze rose.

Bientôt, l’espace entier n’est plus qu’un grand jardin de couleurs et de splendeurs, au-dessus du petit jardin fleuri de l’oasis. Les palmes frissonnent, les oranges mûres luisent entre les feuilles. Des effluves de fièvre montent des canaux. Une douceur, une volupté morbide se répandent dans l’air avec la fraîcheur nocturne et les voiles de carmin qui traînent aux quatre coins du ciel.

Alors, on se rappelle les Royaumes qui furent offerts à Jésus sur la montagne de la Quarantaine par le Démon tentateur… Les Royaumes ! Quel beau nom sonore et fascinateur ! Sans doute, c’était la royauté du monde que Satan offrait au Christ. Mais, cette royauté terrestre, aucune image plus glorieuse ne pouvait en être évoquée aux yeux que par cet immense corridor de plaines et cette succession triomphale de sommets qui s’étendent de l’Idumée à l’Hermon. Au pied du désert de sainteté, se déroule la terre de joie et d’opulence, le Pays du baume et des aromates, que convoitèrent les luxurieux et les puissans.

À deux pas d’ici, le palais d’Hérode développait les colonnades de ses exèdres, dans tout le faste de la ville nouvelle, maudite par les Prophètes. Cléopâtre d’Egypte y oublia les délices de Canope. Elle s’y plut : c’est tout dire. Jéricho et la Mer Morte lui valurent Alexandrie et les rives du Nil. Là-haut, à Machærous, dans le château aérien, qui dominait les eaux du lac, Salomé dansa, Hérodias s’accouda sur la balustrade de la terrasse. Plus près de la Fontaine, sur l’éminence sablonneuse qui la surplombe, se resserrait la vieille Jéricho païenne et légendaire, celle dont les trompettes d’Israël firent tomber les murs et qui fut livrée à Josué par l’entremise de Rahab, la bonne courtisane… Rahab, Hérodias, Salomé, Cléopâtre, ces figures féminines symbolisent les enchantemens de l’Asphaltite. Femmes de plaisir, elles expriment la sensualité magnifique de ce pays. Elles y règnent toujours, elles sont les reines éternelles des Royaumes ! Elles y reviendraient aujourd’hui que, tout de suite, leurs pareilles les reconnaîtraient comme des sœurs.

Nous-mêmes, les hommes du Nord qui venons de si loin, qui sentons nos âmes si éloignées des leurs, nous ne pouvons pas nous défendre contre leur sortilège. Ces femmes d’Orient, — elles ont beau nous paraître enfantines et grossières, ridicules sous leurs fards, leurs oripeaux et tout l’amas pesant des pendeloques qui les écrasent : leurs joues peintes d’idoles, leur silence, l’immobilité presque hiératique de leurs attitudes ont quelque chose qui surpasse toutes les grâces et tous les raffinemens que nous aimons. Nulles ne nous donnent comme elles, — même les plus brutales et les plus misérables, — le sentiment de ce qu’il y a de mystérieux et de splendide dans la volupté. Et ce sentiment s’accompagne d’un autre encore plus troublant, plus enivrant et plus inexprimable, qui, dans son amertume et sa douceur, est peut-être le tout de la jouissance : le sentiment de l’infinité et de la vanité poignante du désir.

Ainsi, les mirages du présent et du passé se mêlent aux féeries crépusculaires pour en accroître la magnificence. La danse de Salomé, les châteaux des Hérodes, la litière voyageuse de Cléopâtre, tous ces fantômes se raniment dans cette serre chaude de la Vallée du Jourdain. Aux entours de son oasis, avec les molles images qu’elle évoque, elle nous apparaît comme un voluptueux jardin d’hiver.

Mais je crains qu’elle ne masque le vrai visage de l’Asphaltite. Sous les palmes de Jéricho, parmi les odeurs trop fortes qui s’exhalent des orangers, on se sent trop loin de la Mer Morte. On n’a fait que l’entrevoir. Pour arriver jusqu’à elle, il faut prendre un chemin plus austère...


LOUIS BERTRAND.

  1. Déjà l’historien Josèphe avait noté ces différences de coloration.
  2. Ici même, dans un article paru le 15 août 1881, Gabriel Charmes protestait, lui aussi, contre la légende calomnieuse. Avec une finesse et une justesse parfaites de notation, il restituait au paysage de la Mer Morte et de la vallée du Jourdain son aspect véritable, — je veux dire celui qu’il offre ordinairement au voyageur non suggestionné de littérature.
  3. Voyez Sainte-Beuve : Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, p. 78-80
  4. C’est à peu près la distance de Jérusalem à la Mer Morte.
  5. Il est bien forcé de le reconnaître. Mais son idée préconçue lui interdit d’insister.
  6. Lorsque je passai à Tibériade, en novembre 1906, des équipes de terrassiers italiens étaient en train de défricher la plaine de Gennésar, — la patrie de Marie-Madeleine, — concédée à une compagnie allemande.