G. Charpentier (p. 3-11).

PREMIÈRE PARTIE
LE DRAME DE ROQUEBERRE


I

LA DERNIÈRE HEURE


Le 29 décembre 1863, vers sept heures du soir, la petite ville de Roqueberre dans l’Armagnac était en proie à une animation qui contrastait singulièrement avec sa tranquillité de chaque jour.

La plupart des habitants sur le pas de leur porte chuchotaient entre eux.

Les domestiques des grandes maisons couraient vers le quartier bas de la ville, bousculant leurs maîtres qui se dirigeaient en toute hâte du même côté ; la cloche d’agonie de la vieille église envoyait lentement dans les airs ses tintements égaux et tristes ; il était évident que quelqu’un de considérable se mourait à Roqueberre.

C’était en effet le maire de la ville, M. de Sauvetat, qui touchait à ses derniers moments.

Atteint depuis trois semaines environ d’une indisposition subite, il s’était alité presque contre l’avis de son médecin.

Le docteur Delorme qui le soignait, n’avait jamais paru inquiet ; deux jours auparavant, il répétait encore :

— Ce ne sera absolument rien ; la fièvre est violente parce que le tempérament de M. de Sauvetat est très fort ; mais il n’existe pas le moindre danger, je le certifie.

Devant une affirmation aussi catégorique, les nombreux amis de M. de Sauvetat s’étaient rassurés ; ils attendaient même la nouvelle de sa convalescence, lorsque, subitement, la veille au soir, cette hépatite si bénigne diagnostiquée par le docteur Delorme s’était compliquée d’une foudroyante péritonite, il n’y avait plus d’espoir, la mort arrivait à grands pas.

Dire le bouleversement, l’effarement, la douleur même que cette catastrophe imprévue apporta dans Roqueberre, est chose impossible.

M. de Sauvetat âgé de quarante-cinq ans, marié à une jeune femme des plus sympathiques, Blanche d’Auvray, père d’une enfant de quinze ou seize ans, était l’homme le plus considérable, le plus riche, et, chose plus rare, le plus estimé de la contrée.

En effet, maire de la ville et membre du conseil général depuis de longues années, il avait fait un bien immense dans le pays. Il l’avait doté à ses frais d’une infinité de choses trop utiles et trop coûteuses pour que le gouvernement voulût les accorder ; il avait régularisé ses impôts, mis de l’ordre dans les petites finances, pris en main les intérêts de chacun ; enfin il avait su conquérir la sympathie de tout le monde, et on le lui prouvait à cette heure suprême par une douleur qui n’était pas feinte.

La nuit s’avançait, une froide nuit d’hiver où l’on entendait la pluie battre les murs et le vent siffler dans les arbres.

Dans une grande chambre de l’hôtel de Sauvetat, la famille, le docteur, les vieux domestiques étaient réunis autour du lit du mourant.

Afin que la lumière ne gênât point le malade, une seule lampe éclairait l’immense pièce et rendait plus triste et plus lugubre cette scène de mort.

M. de Sauvetat affaissé sur ses oreillers, la figure horriblement contractée par les affres de l’agonie, avait les yeux fermés. Son sommeil était pénible, tout agité de soubresauts convulsifs. Sa respiration inégale soulevait les couvertures.

De loin en loin une plainte déchirante s’échappait de ses lèvres.

Sa femme, madame de Sauvetat, assise dans un grand fauteuil au chevet du lit, suivait des yeux les progrès rapides du mal et l’affaiblissement visible du mourant. Elle pleurait abondamment, et de temps à autre, par quelque exclamation désespérée, elle maudissait son malheur ou suppliait le docteur de sauver son mari.

Au pied du lit, une autre jeune femme qu’on appelait simplement Marianne, était debout, aussi pâle que celui dont on attendait le dernier soupir.

Plus blanche qu’un marbre, aussi immobile, en apparence aussi impassible que lui, elle ne gémissait pas, elle ne pleurait pas, mais ses traits d’une beauté admirable, altérés par un désespoir indicible, en faisaient si bien l’image de la suprême douleur ici-bas, qu’en la voyant on se sentait remué jusqu’au fond de l’âme.

— N’y a-t-il donc plus d’espoir, s’écria tout à coup madame de Sauvetat. Ô docteur ! docteur ! sauvez-le, et que Dieu prenne ma vie, s’il le faut, en échange de la sienne.

— M. de Sauvetat touche à sa dernière heure, Madame, dit M. Delorme en essuyant une larme rebelle, il n’y a plus rien à tenter.

Blanche se renversa dans son fauteuil avec un bruyant sanglot, tandis que l’autre jeune femme silencieuse, l’œil sombre et la narine frémissante, se cramponnait au grand dossier d’ébène comme si l’angoisse qu’elle éprouvait devenait plus forte que l’énergique volonté qu’on lisait sur son large front légèrement renflé vers les tempes.

— Je ne veux pas que mon mari meure, reprit Blanche au bout de quelques minutes, je ne le veux pas ! Est-ce que nous pouvons nous séparer ? Au nom de tout ce que vous pouvez aimer, rendez-le moi.

Étienne Delorme se retourna.

— Tout est inutile, dit-il, une péritonite s’est déclarée, il n’y a plus de remède.

Marianne tressaillit profondément, et d’une voix singulièrement indignée :

— Plus bas, Monsieur, fit-elle avec hauteur, vous devriez comprendre l’inconvenance de ces explications.

— Monsieur de Sauvetat n’entend plus, il ne voit plus, Mademoiselle, répondit le docteur, il ne perçoit certainement plus aucune sensation.

— Qu’en savez-vous !

— Voyez plutôt.

Joignant tout aussitôt le geste à la parole, M. Delorme saisit la main du mourant et l’ayant soulevée à une certaine hauteur, il l’abandonna subitement. Avec une lourdeur de plomb, inerte et inconsciente, cette main retomba sur le linceul blanc. La figure de M. de Sauvetat n’avait pas laissé échapper le moindre tressaillement.

Marianne chancela, ses traits se contractèrent horriblement, mais pas un mot ne sortit de ses lèvres.

Madame de Sauvetat tomba à genoux, appelant son mari, lui prodiguant toutes les expressions d’une folle tendresse, mêlant à des protestations d’amour infini des sanglots, des cris, des spasmes sous lesquels elle se tordait tout entière. Les deux vieux serviteurs affaissés dans leur douleur priaient et pleuraient. M. Delorme se mouchait bruyamment, seule Marianne contemplait cette scène avec une sorte de farouche dédain.

En revanche, au moindre frémissement du malade sa pâleur déjà si grande augmentait encore, son sein ne battait plus, on eût dit sa vie suspendue au souffle de celui qui se mourait.

Enfin M. Delorme se leva :

— Ma présence ici n’est plus nécessaire, dit-il. J’ai promis à madame Sembrès d’aller chez elle ce soir, sa fille a le croup. Adieu, Madame.

Madame de Sauvetat regarda le docteur d’un air presque épouvanté.

— Vous le quittez ? demanda-t-elle. Oh ! docteur, je vous en supplie, restez.

— Je ne le puis pas, Madame ; cependant si vous le désirez aussi vivement, dans une heure, je serai de retour.

— Oh ! oui, revenez le plus vite possible, qui sait si votre science ne fera pas un miracle.

Le docteur hocha douloureusement la tête ; et tandis qu’il s’éloignait accompagné du valet de chambre, il put entendre les sanglots de Blanche dont le désespoir semblait redoubler de violence.

La porte ne s’était pas refermée que le malade s’agita sur son lit.

— Marianne ! murmura-t-il d’une voix faible mais distincte.

La jeune fille se précipita vers lui.

— Renvoie Cadette, ordonna-t-il, je veux demeurer seul avec Blanche et toi.

Ces mots avaient été prononcés très bas ; madame de Sauvetat pourtant les entendit.

— Ah ! balbutia-t-elle, il avait sa connaissance, je suis perdue !

Marianne fit descendre Cadette en lui recommandant expressément de ne laisser monter personne.

M. de Sauvetat s’était péniblement soulevé sur ses oreillers. Son front qu’avait déjà effleuré l’aile de la mort était livide, mais ses yeux brillaient pleins de colère et de volonté.

— Blanche ! dit-il, d’une voix dure, approchez !

— Madame de Sauvetat se dressa inconsciente et raide comme un automate, elle fit quelques pas au hasard, folle de peur, avançant malgré elle vers ce spectre terrible dont elle ne pouvait détacher ses yeux.

Le moribond la fixa un instant sans prononcer une parole. Enfin ses lèvres blêmes, laissèrent tomber ce seul mot :

— Misérable !

Rien de plus, mais quel accent de mépris et d’horreur.

Elle se précipita à genoux suppliante, terrifiée. Marianne se jeta entre eux.

— Lucien, s’écria-t-elle, Lucien ! grâce, pardonne…

— Jamais ! dit-il.

— Jamais ?… reprit-elle, et ta fille, Marguerite, que va-t-elle devenir ?…

À ce nom, surtout au souvenir d’amour et de paix qu’il évoquait, un sourire ineffable passa sur les lèvres du mourant.

— Marguerite !… redit-il doucement, Marguerite, oh ! il faut qu’elle soit heureuse, et pour cela elle ne se séparera pas de toi ; je te la confie. Je l’ai donnée à Jacques comme pupille ; à Jacques ton fiancé d’aujourd’hui, mais ton mari dans un mois, je le veux, entends-tu. Au milieu de votre loyauté, de votre honneur, Marguerite sera moins orpheline ; à votre contact elle deviendra une vaillante et droite créature comme vous, mes enfants bien-aimés.

À son tour, Marianne pleurait le visage caché sur le linceul de M. de Sauvetat.

Le malade étendit la main et l’appuya sur cette belle tête brune qui tressaillait de douleur à ses côtés.

— Chère Marianne, murmura-t-il d’une voix adoucie, chère fille, toi l’honneur et le dévouement incarnés, toi par qui j’aurais été consolé, si j’avais pu l’être, sois bénie !…

Il s’attendrit ; de grosses larmes coulèrent sur ses joues déjà marbrées de taches livides.

Elle s’aperçut de son émotion.

— Tu m’aimes donc ?… demanda-t-elle en entourant de ses bras la tête souffrante de M. de Sauvetat.

— Oh oui !… Marguerite et toi vous remplissez bien mon pauvre cœur blessé, et à cette heure suprême, c’est vous seules que je regrette et que je bénis !

— Eh bien, en son nom, au mien, appelle un autre médecin que le docteur Delorme, laisse-toi sauver.

— Me laisser guérir ?… sauver mon corps ?… à quoi bon, lorsque l’âme est morte ? Je n’ai plus la foi. Tout ce que j’ai adoré, il m’a fallu le briser, tout ce que j’avais mis sur un autel est descendu dans la boue. Non, ni l’amour de Marguerite ni le tien ne combleraient de tels vides, il vaut mieux que je parte. D’ailleurs, à quel homme sur terre oserai-je confier le secret de ma mort. Je n’en connais pas. N’insiste pas, Marianne, c’est inutile.

La jeune fille tordit ses mains.

— Inflexible !… s’écria-t-elle. Ah ! rien ne pourra donc le désarmer !… Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Les forces de M. de Sauvetat s’en allaient rapidement ; d’intolérables souffrances lui arrachaient de faibles cris.

Blanche crut le dernier moment arrivé, elle sortit de l’ombre où elle s’était réfugiée.

— Grâce, répéta-t-elle, je me ferai l’esclave de ta fille, la servante de Marianne, oh ! pardonne, Lucien, pardonne !…

Mais lui, comme si cette voix lui eût rendu ses forces avec sa haine un instant assoupie :

— Jamais, dit-il, pas même après ma mort. Des précautions sûres sont prises, et si vous ne savez pas conserver à Marguerite un nom intact, Marianne a dans les mains de quoi me venger. Mais à défaut de cœur ou de sens moral, l’orgueil peut-être, dans tous les cas la peur, vous feront marcher droit. Je veux que Marguerite soit heureuse ; je veux que vous abandonniez tous vos droits sur elle, jurez-le.

— Je le jure, répéta Blanche d’une voix tremblante ; j’aime Marguerite par-dessus toutes choses ; Lucien, encore une fois, pardonne !

Elle voulut saisir ses mains déjà froides. Une horrible expression de dégoût s’empara de M. de Sauvetat, il se recula.

— Ah ! vipère, s’écria-t-il, soyez maudite.

Puis tout à coup ses joues se colorèrent, un frisson le secoua, il se dressa sur son séant, et attirant Marianne à lui, s’écria :

— Ô Marianne, Marguerite ! prenez garde, la vipère vous mord ! Ah ! elle la tue ! ah !…

Une dernière convulsion le tordit des pieds à la tête. M. de Sauvetat était mort.