L’Empire des tsars et les Russes/Tome 2/Livre 4/Chapitre 5


CHAPITRE V


La justice criminelle. — La police et l’instruction. — Crainte d’être impliqué dans les affaires criminelles. — De l’emploi de la torture. — Création de juges d’instruction. — Première dérogation à la loi. — Le jury. — Sa composition. — Ses défauts. — Jurés illettrés et indigents.


De toutes les branches de la justice russe, la plus défectueuse, celle qui avait le plus besoin de réforme, était encore la justice criminelle. Tout était à réformer, le mode d’instruction, le mode de jugement et, en partie même, le code pénal.

Sous les prédécesseurs d’Alexandre II, l’instruction de toutes les affaires criminelles était dévolue à la police ; et la police, d’ordinaire mal composée, mal rétribuée, ne voyait trop souvent dans les délits et les crimes qu’une mine souterraine à exploiter. Les agents vivaient moins de leur maigre traitement que des affaires qui leur passaient par les mains. Ils avaient deux moyens d’augmenter leurs profits, l’un en ménageant les malfaiteurs, l’autre en inquiétant les innocents. La police faisait ainsi un double commerce : aux voleurs elle vendait son silence, aux honnêtes gens sa protection. Les criminels de toute espèce devenaient les clients des hommes chargés de les poursuivre ; entre les uns et les autres il s’était établi une sorte d’association tacite, parfois même de contrat en règle, de manière que les auxiliaires officiels de la justice étaient le principal obstacle à une bonne justice[1].

Pour accroîlre ses profits, la police avait intérêt à traîner en longueur l’instruction des affaires ; mais eût-elle voulu les instruire rapidement que, le plus souvent, elle n’en eût pas été maîtresse. Toutes les précautions de la loi et de l’autorité se retournaient contre la justice. Dès qu’elle apprenait ou soupçonnait un crime, la police devait immédiatement mettre la main sur tous ceux qui en avaient connaissance ou qui en avaient été témoins, pour ne les relâcher que l’instruction terminée. Celui qui dénonçait un acte coupable était arrêté sur l’heure comme suspect, et détenu jusqu’à ce que son innocence eût été prouvée. On devine les effets pratiques de pareils procédés. Les vols, les meurtres commis en plein jour, dans un lieu public, n’avaient point de spectateurs.

Personne n’avait jamais rien vu, rien entendu, rien su. Un homme appelait-il à l’aide, tout le monde se détournait et s’enfuyait ; les victimes d’un crime pouvaient rester étendues sur la voie publique, sans rencontrer aucun secours, tant chacun redoutait d’avoir quelque chose à démêler avec les tribunaux et la police. Pour les attentats les plus notoires on trouvait difficilement des témoins ; plutôt que de se laisser, à ce titre, impliquer dans une affaire, les gens prudents payaient à la police une rançon. Dans les villages où l’on découvrait un assassinat, les paysans s’entendaient pour ne rien ébruiter et dérouter toutes les recherches. Un meurtre était-il commis sur une grande route, les familles du voisinage en faisaient avec précaution disparaître toutes les traces.

Un jour, dit-on, un marchand avait été attaqué dans la campagne et laissé pour mort dans sa voiture ; le cheval, abandonné à lui-même, se remit en route et vint s’arrêter dans un village, devant une auberge où son maître avait coutume de descendre. À peine les habitants virent-ils dans la voiture un homme couvert de sang qu’avant d’examiner si le voyageur était mort, ils chassèrent de devant leur demeure le sinistre équipage, et le malheureux cheval, chassé de porte en porte, dut avec le cadavre reprendre sa course vers un prochain village, où il trouva même accueil, jusqu’à ce qu’enfin, repoussé de partout, il s’abattit dans la campagne. La crainte de la police faisait des honnêtes gens les complices involontaires des malfaiteurs. Les choses se passent souvent encore de la sorte, pour les crimes politiques, sinon pour les crimes privés. L’appréhension excitée par les agents de la répression explique la fréquente impuissance de la justice[2].

Les vexations de la police et les lenteurs de l’instruction étaient naguère si fastidieuses, si dispendieuses, que les victimes d’un délit ou d’un crime hésitaient à le faire poursuivre. Avait-on recours à la justice, après un vol ou une agression, il fallait payer les frais de l’enquête, payer l’entretien des témoins et des accusés, avec toutes les démarches réelles ou imaginaires de la police, en sorte qu’il en coûtait plus de faire arrêter le voleur que d’être volé. Aussi, au lieu d’en appeler comme ailleurs à l’autorité, voyait-on les Russes qui avaient à se plaindre d’autrui se tenir cois, et, au besoin, nier leur cas ou même payer la police pour qu’elle n’inquiétât pas le malfaiteur. À d’imprudents étrangers qui, en pareille circonstance, avaient bruyamment réclamé le secours des tribunaux, il est arrivé de se désister à force d’ennuis, et même d’acheter à prix d’argent la suspension des poursuites qu’ils avaient chèrement subventionnées au début.

La justice avait jadis, en Russie, comme dans toute l’Europe, un mode d’information rapide, si ce n’est toujours sûr : c’était la question, la torture. Ce procédé de nos anciens tribunaux, qui existait déjà sous les vieux tsars, avait, à l’imitation de l’Occident, été perfectionné sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand. Catherine II avait beaucoup réduit l’emploi de la question, Alexandre Ier en avait légalement aboli l’usage. Ce souverain philanthrope disait que le mot de torture devait être effacé de la langue russe. Si la question fut rayée de la législation, elle ne disparut pas aussi vite du pays. Grâce à l’usage des verges et des châtiments corporels, grâce à l’éloignement du pouvoir central et à l’absence de toute publicité, la question a pu, sous des formes plus ou moins déguisées, subsister çà et là, dans les provinces écartées, jusque sous le règne de Nicolas, parfois même jusque sous le règne de son fils[3]. Dans les dernières années les agents du pouvoir ont souvent été accusés, sous Alexandre III de même que sous Alexandre II, d’user de pareils moyens pour arracher des révélations aux prisonniers politiques. À en croire leurs amis, les uns auraient été mis à l’épreuve de la faim ou de la soif, les autres auraient tout bonnement été mis à la question. Il en aurait été ainsi notamment des meurtriers de l’empereur Alexandre II ; Ryssakof, en montant sur l’échafaud, aurait montré au peuple ses mains disloquées, et Mikhaïlof aurait crié : « On nous a torturés ! » (my pytali)[4]. Il est impossible de constater la vérité de telles allégations. Si on a recouru à de semblables procédés, ils sont, croyons-nous, demeurés une exception. Ce qui est certain, c’est que la plupart des révolutionnaires russes sont convaincus du contraire. C’est pour ne pas se laisser extorquer des révélations par la torture que tant de criminels politiques portaient sur eux du poison.

En fait, la question ne pouvait pratiquement être abrogée qu’avec la suppression des peines corporelles, et surtout avec la publicité de la justice et la diffusion de la presse. À défaut de torture physique, on recourait naguère à une sorte de torture morale. La loi, préoccupée avant tout de leur arracher un aveu, prescrivait d’envoyer aux prévenus un prêtre chargé de les exhorter, au nom de la religion et de leur salut, à confesser leur crime. Abandonnés aux mains d’une police rapace, sans conseils et sans défense, soumis à une procédure secrète, sans être confrontés avec les témoins qui les accusaient, sans même avoir le droit de se faire montrer les charges écrites et les pièces produites contre eux, les inculpés en butte à l’hostilité de la police, c’est-à-dire tous ceux qui n’avaient pour eux ni l’appui d’un protecteur influent ni le secours d’une bourse bien garnie, succombaient inévitablement dans une lutte inégale. L’instruction était menée de telle sorte qu’aux yeux des hommes les plus compétents les preuves en apparence les plus concluantes, les aveux mêmes les plus catégoriques, ne prouvaient rien.

Pour corriger un ordre de choses aussi intolérable, la Russie n’avait qu’à regarder l’étranger. Le réformateur n’avait guère d’autre embarras que celui du choix. Ici, comme pour la composition des tribunaux, comme pour la procédure civile, c’est la France surtout que la Russie semble avoir imitée, et sur ce point elle eût peut-être mieux fait de moins nous emprunter. Notre code d’instruction criminelle, qui permet de séquestrer le prévenu, qui le livre sans conseil à l’interrogatoire malveillant d’un magistrat disposé à flairer partout un crime, se ressent encore de l’ancienne procédure inquisitoriale ; loin d’y voir un modèle pour autrui, la France, on le sait, songe à le soumettre à une revision.

En Russie, la réforme opérée n’en constitue pas moins un progrès immense. Comme en tout pays civilisé, le prévenu dut être estimé innocent et traité comme tel, tant qu’il n’était point régulièrement condamné. De même qu’en Angleterre, la loi russe a même cherché à lui épargner les ennuis et le déshonneur de la détention préventive. Pour certaines affaires, l’inculpé est admis à demeurer en liberté, sauf à fournir une caution. Dans les cas où l’on n’osait dispenser l’accusé de la prison préventive, on remit le droit de le maintenir en arrestation, non plus à l’accusation ou à la police, mais à une magistrature nouvelle, indépendante et impartiale, ou du moins réputée telle.

D’accord avec les principes et avec l’expérience d’autrui, le réformateur de 1864 a partagé les fonctions judiciaires en trois branches séparées et indépendantes l’une de l’autre ; L’accusation, l’instruction, le jugement ont été strictement distingués et possèdent chacun leur organe particulier. On a introduit ainsi, dans l’enceinte même des tribunaux et de la magistrature, le principe nouveau de la séparation des pouvoirs et de la spécialisation des fonctions. L’autonomie de chacun des trois services judiciaires a été proclamée par la loi, et l’instruction rendue aussi indépendante de l’autorité qui poursuit que du tribunal qui juge. Sur ce point encore la législation russe est conforme aux principes ; mais, sur ce point comme sur trop d’autres, la pratique a dérogé à la théorie.

D’après la loi, les procureurs ont pour unique mission de poursuivre les crimes et de soutenir l’accusation devant les tribunaux. Des magistrats spéciaux, créés dès 1860, quatre ans avant la réforme et appelés soudebnye slêdovateli, sont seuls chargés de l’instruction criminelle. Le parquet n’y devait point s’immiscer, la police n’y devait prendre part que comme auxiliaire et instrument des nouveaux magistrats. Les faits sont loin de toujours répondre aux vues du réformateur, et, dans un pays comme la Russie, il n’en pouvait guère être autrement. Bien qu’elle n’agisse plus que sous la direction et le contrôle du juge d’instruction, la police n’a pu en quelques années renoncer à tous ses anciens errements. Elle a gardé d’autant plus d’autorité que les juges d’instruction n’ont point conservé la position indépendante que prétendait leur assurer le législateur. La loi les déclarait inamovibles, à moins d’actes coupables dont l’appréciation devait être remise aux tribunaux ; or le ministère a pris l’habitude de confier l’instruction criminelle non à des magistrats titulaires, mais à des employés en faisant fonctions, à des tchinovniks révocables à volonté. La loi séparait entièrement l’accusation de l’instruction, et le parquet des soudehnye slédovateli ; les mœurs autoritaires et les traditions bureaucratiques ont bien vite amené le parquet à s’emparer de la direction des enquêtes judiciaires, si bien que les juges d’instruction ont fini par n’être plus guère en réalité que les subordonnés des procureurs.

À cette déviation des principes posés dans la loi, il y avait plusieurs raisons, en dehors même des convenances du pouvoir, jaloux d’étendre la sphère d’action de ses agents les plus directs. Pour ces nouvelles fonctions, comme pour bien d’autres, on manquait d’hommes. Les premiers juges d’instruction, pour la plupart jeunes gens sans expérience, ont montré peu de capacité, peu de zèle et d’activité. Leur négligence semblait d’autant plus grande que leur position était légalement mieux assurée. Le gouvernement a considéré qu’il ne pouvait les laisser jouir des bénéfices de l’inamovibilité qu’après avoir mis leurs lumières à l’épreuve. Par malheur, on leur alloue un traitement trop modique pour beaucoup attirer les hommes cultivés. Un millier de roubles, tel était, au moins il y a quelques années ; tout ce que le trésor accordait en province, à la plupart de ces magistrats. Pour les juges d’instruction, plus encore que pour les juges proprement dits, l’État a longtemps renoncé à exiger aucun diplôme spécial, voire même aucun diplôme universitaire.

Une magistrature ainsi recrutée avait peu de chance de voir ses prérogatives légales respectées des ministres et des agents du pouvoir. Les juges d’instruction sont naturellement tombés sous la double dépendance du parquet et de l’administration, des procureurs et des gouverneurs de province. Ce qui ne semblait d’abord qu’une déviation temporaire de la loi a été peu à peu érigé en règle. Ce qu’il faisait au commencement par nécessité, le gouvernement a continué à le faire par goût et par système. Au lieu de profiter de l’amélioration progressive de son personnel pour restituer aux soudebnye stédovateli l’indépendance et les droits que leur assurait le législateur, le ministère, qui s’accommodait mal de leur inamovibilité, a préféré les maintenir dans une situation précaire. S’appropriant un procédé employé jadis par Napoléon Ier, il a pris l’habitude de ne nommer de juges d’instruction à titre définitif qu’après un noviciat de plusieurs années et, pour rester plus longtemps maître de leur sort, il n’a pas même fixé la durée de ce noviciat. Vers la fin du règne d’Alexandre II, les juges d’instruction confirmés dans leurs fonctions étaient encore en infime minorité[5]. D’une magistrature inamovible on a ainsi fait un emploi révocable. C’était sur l’instruction judiciaire qu’avait porté la première réforme de la justice criminelle, c’est elle qui a été l’objet de la première dérogation à cette réforme.

L’un des principes essentiels de la nouvelle législation s’est ainsi trouvé violé ou éludé dans la pratique. La loi considérait tout procès criminel comme une sorte de duel, où les armes devaient être égales entre les deux parties, où l’autorité chargée de l’instruction devait, tout comme le juge, conserver une absolue neutralité. Aujourd’hui l’équilibre tant cherché entre l’accusation et la défense se trouve rompu aux dépens de la dernière. Il y a, dans l’instruction judiciaire, un des deux plateaux de la balance qui pèse plus que l’autre, et ce plateau est celui de l’accusation. Par bonheur la balance, pour les causes privées du moins, est d’ordinaire redressée dans l’enceinte du tribunal, et l’équilibre ainsi rétabli. Si l’instruction et le juge qui préside aux débats penchent trop souvent du côté de la sévérité et de la vindicte publique, l’autorité qui prononce souverainement dans les causes criminelles, le jury, incline du côté du prévenu et dans le sens de l’indulgence.

Les lois de 1864 ont introduit en Russie le jury. C’était la plus haute marque de confiance que le gouvernement impérial pût accorder à la nation, ainsi conviée spontanément à prendre une part directe à la répression des crimes. Il fallait une certaine hardiesse pour recourir à une telle institution, au sortir du règne de Nicolas, dans un État où une moitié du peuple venait à peine d’être affranchie de la servitude. Aux yeux de beaucoup de fonctionnaires ou d’hommes de cour, c’était là un acte d’imprudence, presque de démence, que le temps devait bien vite condamner. L’expérience a montré, en effet, que dans l’empire autocratique, plus encore qu’ailleurs, le jury avait, lui aussi, ses défauts. En dépit de toutes les attaques, en dépit des récentes restrictions dont il a été l’objet, le jury est loin cependant d’avoir justifié toutes les prédictions des prophètes de malheur.

Une dizaine d’années avant que s’ouvrit le règne de l’émancipateur des serfs, un ancien fonctionnaire russe, qui, dans l’exil, écrivait des plans de réforme dont la réalisation semblait indéfiniment éloignée, Nicolas Tourguénef, remarquait que le jury, né aux époques barbares chez des tribus demi-sauvages, était une des rares institutions qui parussent susceptibles de s’adapter à tous les âges de la civilisation, et pussent convenir à des peuples enfants aussi bien qu’à des nations d’une haute culture. L’exemple de la Russie n’a point démenti la remarque de Tourguénef[6].

En Russie comme chez nous, le jury ne fonctionne d’ordinaire qu’au criminel et non au civil. Sur ce point encore les commissions de Pétersbourg nous ont imités de préférence à l’Angleterre, ou n’ont imité l’Angleterre qu’à travers l’imitation française. On ne saurait s’en étonner. En Angleterre même, le jury au civil semble devoir bientôt tomber en désuétude ; il n’est guère à sa place que dans les contrées et les tribunaux où règne le droit coutumier, comme par exemple, en Russie, les tribunaux de paysans. La complexité habituelle des affaires civiles, la difficulté de séparer la question de fait de la question de droit, l’impossibilité enfin de recruter des jurés capables dans des contrées aussi arriérées que beaucoup des provinces de l’empire, ont naturellement décidé le réformateur à restreindre le jury aux causes criminelles.

Au criminel même, l’introduction du jury se heurtait à d’autant plus d’obstacles qu’on manquait de précédents ; s’il s’en rencontrait quelques-uns, les principes de la réforme ne permettaient guère de s’y conformer. En remontant très haut dans l’histoire, on découvre bien, dans la libre Novgorod, et même dans la Moscovie des premiers tsars, des institutions plus ou moins analogues à notre jury, des jurés ou jureurs sur la croix auxquels était confié le jugement de leurs concitoyens[7]. Tout cela avait dès longtemps disparu ; si Catherine II avait, sous le nom d’assesseurs (zasêdatéli), accordé aux différentes classes du peuple une part dans la justice criminelle, aussi bien que dans la justice civile, c’était toujours sous forme corporative, c’est-à-dire sous une forme en opposition avec les mœurs modernes, comme avec les tendances nouvelles du gouvernement impérial. Dans les tribunaux criminels, à côté d’un président et d’un conseiller, nommés par le gouvernement, siégeaient des délégués de la classe à laquelle appartenait le prévenu. En empruntant le jury aux États de l’Occident, la première question était de savoir s’il fallait s’en tenir au système corporatif, ou bien si, au contraire, les jurés devaient, pour tous les prévenus, être pris indistinctement dans toutes les classes de la nation.

Il eût sans doute été plus conforme aux habitudes, si ce n’est aux idées russes, de donner à chacun le droit de n’être jugé que par ses pairs[8]. Si la fusion des diverses classes en eût été retardée, la justice y eût peut-être gagné. Le gouvernement de l’empereur Alexandre II a mieux aimé demeurer fidèle aux maximes qui avaient présidé à la plupart de ses réformes. Sur les bancs du jury, comme dans l’enceinte des états provinciaux ou dans les rangs de l’armée, il a préféré effacer les vieilles distinctions d’origine et de condition, pour rapprocher les différentes classes, naguère encore si profondément séparées par l’usage, l’éducation et la loi. Le noble, le marchand, le paysan ont dû trouver place dans le même jury, et l’on a pu voir l’ancien seigneur y siéger à côté de l’ancien serf. Dans cette réunion des différentes classes, le législateur a cru trouver le meilleur moyen de renverser l’antique barrière des préjugés, et en même temps de rehausser le niveau moral du jury, de lui donner un esprit plus large et plus élevé en le plaçant au-dessus des intérêts comme des préventions de caste.

Cette décision n’était pas d’une exécution fort aisée. Dans un pays comme la Russie, il était difficile de recruter de cette manière un jury homogène et éclairé, capable de comprendre toutes les classes de la nation et de leur inspirer à toutes une égale confiance. Le jury, de même que le suffrage politique, peut être considéré comme une fonction ou comme un droit. Le gouvernement russe l’a surtout regardé sous le premier aspect. En principe, la loi reconnaît à chaque citoyen le droit d’être juré ; en fait, elle n’admet à l’exercice de ce droit que les hommes qui en sont reconnus capables. À cet égard, la Russie ne fait que se conformer aux usages des pays les plus libéraux, qui presque tous exigent plus de garanties de l’homme appelé à prononcer sur la liberté de son semblable que de l’électeur admis à décider des intérêts de l’État.

En aucun pays il n’était moins facile de trouver un critérium de capacité applicable à toutes les classes de la nation. Le réformateur prétendait ne laisser asseoir sur les bancs du jury que les représentants les plus éclairés et surtout « les plus moraux » de la société, mais à quel signe reconnaître les qualités intérieures, les qualités morales des hommes ? Dans son embarras, le gouvernement russe a dû recourir aux vieux procédés en usage à l’étranger, il a demandé aux jurés certaines conditions d’âge, de domicile, de fortune ou de position. Le principe du cens, nouveau en Russie, a été appliqué au jury aussi bien qu’aux états provinciaux. Pour les assesseurs jurés (prisiajnié zasêdatéli), le cens varie suivant les localités[9]. Dans un pays où les classes qui se livrent aux affaires sont encore souvent fort ignorantes et peu scrupuleuses, où la richesse même est loin d’être toujours un indice d’instruction et de moralité, un revenu de quelques centaines de roubles n’offre pas à la justice une bien solide garantie. Aussi n’a-t-on pas cru pouvoir se contenter du cens. Les gens que leur âge et leur fortune placent dans les conditions indiquées par la loi, sont inscrits sur la liste générale du jury (obchtchii spisok), mais cette inscription ne fait d’eux que des candidats aux fonctions de jurés. Sur les rôles ainsi dressés on choisit les hommes qui paraissent présenter le plus de garanties ; on forme ainsi une seconde liste (otcheredny spisok) qui comprend les noms parmi lesquels doivent être tirés au sort les jurés. Ce délicat travail d’épuration, le réformateur ne l’avait pas confié aux agents du pouvoir, il l’avait abandonné aux représentants élus des provinces, à une commission de ces zemstvos de district auxquels revient déjà le choix des juges de paix. Depuis, sous Alexandre III, en 1884, on a donné aux procureurs le droit de faire rayer des listes, par les tribunaux, toutes les personnes qui ne leur paraîtraient pas aptes à remplir cette fonction[10].

Il semble qu’un jury ainsi passé à un double crible ne doive être composé que d’hommes dignes d’y siéger. Les faits montrent qu’il est loin d’en être toujours ainsi, et beaucoup des défauts reprochés au jury russe proviennent de ce premier vice. La formation des listes est souvent défectueuse[11]. Les commissions chargées de ce soin se font accuser de négligence, d’arbitraire, de partialité ; on prétend que d’ordinaire la liste des jurés est dressée dans le bureau du maréchal de la noblesse du district. Quand elles apporteraient à cette tâche tous les soins du monde, les commissions des zemstvos resteraient, du reste, singulièrement embarrassées devant la quantité de noms, pour la plupart inconnus, qu’elles ont à examiner, et la quantité de personnes que la loi les oblige à porter sur leurs listes[12].

Le cens et la fortune ne sont point le seul titre à figurer sur les listes du jury ; les premiers à être portés sur les rôles sont les serviteurs de l’État, en dehors de l’armée, du clergé, de la magistrature et de la police, en dehors de tous les tchinovniks des cinq premières classes que leur rang affranchit de cette charge. Il y a plus : l’accès du jury est également ouvert à toutes les fonctions électives locales, spécialement aux élus des paysans, tels que les juges de bailliage, les anciens de commune ou de village (starchina ou starosta), qui sont demeurés un certain temps en place. Or toutes ces fonctions électives sont nombreuses ; par suite, le jury russe est loin de n’être composé que de propriétaires ou de censitaires.

En adoptant ce double mode de recrutement, la loi a voulu éviter que le jury devînt le monopole des classes riches ou aisées, du noble et du marchand, à l’exclusion du mechtchanine des villes ou du moujik des campagnes. Le législateur prétendait que le jury demeurât accessible à des hommes de différents degrés de culture, accessible à toutes les couches de la société, sans en exclure les plus humbles. Le moujik et le mechtchanine y devaient introduire un élément indispensable à une bonne justice, la connaissance des mœurs et des habitudes populaires, l’intelligence du milieu social et des notions morales du plus grand nombre des justiciables.

D’après ce principe, le jury a une composition plus démocratique qu’en France ou en tout autre pays de l’Occident. Sur les bancs des assesseurs jurés, comme dans les états provinciaux, sont admis à siéger de simples et pauvres paysans. Le réformateur qui les avait émancipés avait peut-être, sans l’avouer, plus de confiance dans la sagacité et l’esprit non sophistiqué des moujiks, dans le jugement sain et droit des affranchis de la glèbe, que dans l’instruction et les lumières des hommes plus éclairés. Il ne s’agissait pas tant, disait-on, d’avoir en face des criminels des gens instruits que des gens consciencieux, et, à cet égard, l’homme du peuple n’a rien à envier à l’homme du monde[13].

Ainsi formé, le jury russe a un tout autre aspect, un tout autre esprit que nos jurys d’Occident. Jusque sous les formes de la justice moderne on y peut trouver quelque chose de patriarcal et de primitif. C’est déjà une singularité que d’y voir assis côte à côte des gens d’éducation et de mœurs si différentes. Cette composition bigarrée influe naturellement sur les décisions du jury, car, en Russie, plus que partout ailleurs, on peut dire que chaque classe de la société a son code de morale. De là des surprises, des verdicts inattendus pour le juge, pour l’accusé, pour l’opinion. D’un jury aussi peu homogène, il eût été difficile de réclamer l’unanimité, bien qu’en pareille matière l’unanimité seule semble emporter la certitude, et qu’à cet égard la coutume anglo-saxonne eût pu trouver des précédents dans les traditions slaves et les usages du mir moscovite[14]. Pour la justice, une telle garantie eût trop souvent bénéficié aux criminels.

La loi, qui a voulu réunir dans le jury toutes les classes de la nation, y a par là même introduit des hommes de peu d’instruction, voire des hommes entièrement illettrés. Beaucoup, en effet, des humbles fonctionnaires ou magistrats de village, ne savent ni lire ni écrire. Des gens dont la main n’a jamais tenu une plume peuvent ainsi être appelés à rendre un verdict dans des affaires de faux. La presse a plus d’une fois demandé qu’on imposât aux jurés un cens d’instruction ; mais, si modestes que fussent à cet égard les exigences, elles risqueraient d’exclure presque entièrement la classe la plus nombreuse.

La versatilité, reprochée parfois aux jurés de province, tient avant tout à leur ignorance, qui les rend plus accessibles aux influences de toute sorte. S’il se rencontre parmi eux un homme instruit et décidé, cet homme peut aisément les assujettir à son ascendant ; ils seront à son gré sévères ou indulgents. Il ne faut pas s’étonner d’entendre dire que le chef du jury, lequel est élu par ses collègues, s’arroge souvent une autorité excessive et dicte arbitrairement sa volonté. C’est parfois le seul homme lettré ; on a même vu des jurys ne pouvoir se constituer faute d’un membre sachant lire et écrire. Quoi de surprenant, après cela, si le verdict, rendu au nom de tous, n’est en bien des cas que l’expression d’une opinion individuelle ?

Aujourd’hui, le seuil du jury est encore si bas qu’avec les inalfabeti, comme disent les Italiens, il n’est pas rare d’y voir entrer des indigents. Or, pour des hommes appelés à décider de la liberté de leurs semblables, la pauvreté n’est guère meilleure conseillère que l’ignorance. Dans les cours d’assises russes, la présence de ces jurés prolétaires a parfois donné lieu aux scènes les plus tristes et aux faits les plus graves. On a vu des jurés, de malheureux paysans, arrachés au travail qui les faisait vivre, demander l’aumône à la porte du palais de justice ; on en a même surpris qui se livraient au vol dans l’intervalle des audiences. D’autres trafiquent de leur verdict, comme ailleurs certains électeurs trafiquent de leur vote ; quand le prévenu est riche, ils se font payer leur indulgence. La dignité, l’intégrité même de la justice se sont trouvées atteintes par des règlements dont on admirait l’esprit libéral. La Russie a éprouvé quelques-uns des inconvénients de cette fausse et téméraire démocratie qui, sous prétexte d’égalité, prétend imposer à tous les mêmes charges avec les mêmes fonctions[15].

Il y a bien un moyen de rendre le jury accessible à tous, c’est de le rétribuer, ainsi que l’ont demandé en Angleterre les congrès des Trades Unions. En Russie, où tend à prévaloir le principe démocratique de la rémunération de tout service public, il a naturellement été question d’attribuer aux jurés une indemnité ; mais, grâce à cette disposition à tout salarier, les fonds manquent pour de nouveaux traitements. Puis le législateur prétend conserver au jury son caractère de gratuité. Plusieurs assemblées provinciales ont voulu venir au secours des jurés indigents, tantôt en établissant près du palais de justice des logements et des restaurants à bon marché, tantôt même en concédant aux jurés besogneux une allocation. La question a été portée devant le sénat, qui a décidé que la loi n’accordait pas aux zemstvos le droit de voter de tels subsides, qu’un pareil office excluait toute rémunération. La cause des jurés indigents a vainement été plaidée par quelques journaux, effrayés de voir retomber toute la charge des cours d’assises sur les gens aisés. En laissant le jury ouvert à la pauvreté et à l’ignorance, on a refusé de les y subventionner.

Un jury ainsi recruté ne saurait manquer d’être en butte à des jugements peu bienveillants. « Vous ne pouvez, me disait un propriétaire des bords du Volga, rien imaginer de plus pitoyable, de plus divertissant et de plus navrant à la fois qu’un jury de l’intérieur de l’empire. J’ai été une ou deux fois juré, on ne saurait croire ce que j’ai vu ou entendu : des gens qui ne savaient rien, ne comprenaient rien ; les uns riant, comme d’un bon tour, d’une odieuse fourberie et n’y voyant qu’une innocente habileté ; les autres acquittant un voleur parce qu’il se repentait, ou parce que sa famille avait besoin de ses bras ; ceux-là touchés par la voix larmoyante d’un avocat déclamateur, et pleins de commisération pour un pauvre assassin ; ceux-ci au contraire indignés qu’on permette à un scélérat de s’acheter un défenseur, et fâchés tout rouge contre ce menteur d’avocat qui ose tromper effrontément les honnêtes gens. Bref, il n’y a pas de naïvetés, pas de bévues qu’on ne rencontre dans nos cours d’assises, et l’on ne saurait s’en étonner quand on sait dans quel monde se recrutent les arbitres de l’honneur et de la liberté des Russes. »

Il circule à ce sujet de nombreuses anecdotes plus ou moins authentiques[16]. Une fois, ce sont des jurés qui, après de longues et inutiles discussions, décident de s’en rapporter au sort ; une autre fois, c’est un jury qui, dans sa passion d’indulgence, rend un verdict de non-coupable avec circonstances atténuantes. Ailleurs des marchands et des paysans, siégeant en cour d’assises durant la semaine sainte, acquittent tous les prévenus, parce qu’au temps de la Passion, des chrétiens ne sauraient condamner leurs frères. Ailleurs encore, un jury, pour échapper à la nécessité de mentir à sa conscience ou de faire déporter un pauvre diable, se sauve silencieusement par la fenêtre. En de telles histoires, il faut naturellement faire la part de la légende. Il n’est que trop certain cependant que le jury a donné lieu aux scènes les plus regrettables et aux décisions les plus choquantes. Il est arrivé maintes fois que des prévenus dont la culpabilité ne laissait aucun doute, des accusés qui n’essayaient même pas de nier leur crime, obtenaient un verdict favorable. En 1879, par exemple, le jury de Tikhvine acquittait les meurtriers d’une vieille paysanne, sous prétexte que c’était une sorcière qui portait malheur au village. En 1880, à Pétersbourg même, on acquittait un facteur qui avait, depuis des années, l’habitude de jeter la moitié de ses lettres à la rivière, et un employé de la poste qui s’emparait des valeurs confiées à son bureau. Aussi le jury, qui avait d’abord été accueilli avec un si confiant enthousiasme, est-il, dans le public et dans la presse, devenu l’objet d’un dénigrement peut-être non moins excessif. Les nouvelles cours d’assises ont été accusées de porter le trouble dans la conscience publique. On s’est demandé si le peuple russe n’avait pas été mis prématurément en possession de droits dont il ne savait pas user. Quelques-uns, tels qu’un jour la Gazette de Moscou, ont proposé d’obliger le jury à motiver ses verdicts, oubliant que ce serait en dénaturer le caractère ; d’autres, de lui enlever le jugement des accusés qui s’avouent coupables »

Faut-il rejeter tous les défauts du jury russe sur sa composition, sur la présence dans son sein d’artisans ignorants et de paysans incultes ? Ces derniers ont leurs défenseurs et ne semblent pas les seuls coupables. « Ne croyez pas à toutes ces doléances sur le moujik ou le mechtchanine, me disait un fonctionnaire que j’interrogeais à ce sujet ; ces pauvres gens font souvent de meilleurs jurés que leurs nobles ou riches détracteurs. Certes ils ont leurs défauts et leurs préjugés, ils sont plus indulgents pour les gens de leur classe, pour les crimes commis par misère ou par ignorance, ils ont peu d’indignation pour certaines fraudes qui leur paraissent une malice permise, ou pour certaines violences qui ne leur semblent qu’un acte de brulalité excusable ; mais ils n’épargnent point les crimes les plus odieux ou les plus funestes, le vol, l’assassinat, l’incendie. Ils n’entendent pas que l’on badine avec ce qui touche à la religion, à l’État, aux grands principes sociaux. Si nous n’avions que des jurés de cette sorte, nous aurions pu étendre la sphère du jury au lieu d’élre obligés de la restreindre. On ne saurait au contraire se fier aux classes instruites, à vos Russes civilisés, à leur nuageux libéralisme, à leur vide philanthropie, à leurs idées quintessenciées. Ceux-là acquittent parfois les coupables les moins intéressants et les plus dangereux. Pour ma part, je préférerais encore un jury de moujiks et d’ignorants provinciaux à un jury de lettrés de nos capitales. Après tout, si nous absolvons trop de coupables, cela ne vaut-il pas mieux que de condamner des innocents, et n’est-ce qu’en Russie que l’on voit des acquittements scandaleux ou des circonstances atténuantes pour les crimes qui en méritent le moins ? »

Dans ce langage du tchinovnik perce, avec un autre point de vue, une exagération dans un autre sens. Sur les cours d’assises comme sur bien d’autres questions, l’étranger rencontre, chez les Russes, les opinions les plus contradictoires. La vérité paraît être entre ces extrêmes. Pour apprécier sainement le jury russe, il faut, croyons-nous, remonter à des causes plus générales. Ses défauts proviennent moins d’une sorte de relâchement moral que du caractère national et de l’éducation populaire. L’indulgence peut-être outrée du jury, notamment, tient à la bonté native et à la douceur du peuple, à ses scrupules à disposer de la liberté d’autrui, à ses sentiments de charité chrétienne. Un des écrivains les plus populaires de la Russie, peut-être parce qu’il avait l’imagination fiévreuse et les facultés mal équilibrées de beaucoup de ses compatriotes, Dostoievsky, a tiré de là, dans son dernier roman, un titre de gloire pour son pays. D’après lui, ou mieux, d’après l’avocat d’un de ses héros, si la justice des autres nations se borne à l’observation de la lettre de la loi et au châtiment du coupable, la justice et le jury russes ont avant tout en vue l’esprit de la loi et la rédemption du coupable[17]. Chez un pareil peuple, en effet, de telles considérations, malgré leur aspect paradoxal, ne sont peut-être pas toujours sans influence réelle. Puis, il n’y a pas de pays où, le crime soit plus souvent le fait de la pauvreté et de l’ignorance. La misère des coupables excite aisément la commisération des petites gens, et la pitié est une corde que l’avocat russe s’entend à faire vibrer[18].

L’indulgence du jury peut venir aussi d’une réaction naturelle contre l’iniquité de l’ancienne justice. Une société qui avait longtemps souffert des rigueurs de tribunaux jugeant à huis clos, devait être portée à se montrer plus compatissante vis-à-vis des prévenus. À force d’avoir vu poursuivre des innocents, les Russes ont plus de peine à croire à la culpabilité des coupables. Les abus des anciens tribunaux, joints à l’insuffisance fréquente des enquêtes, ont émoussé l’indignation publique, et la longue prépotence de la police s’est retournée contre la justice.

Aux verdicts en apparence les moins rationnels il y a souvent en Russie, comme en France, une autre raison. Dans les deux États, la loi ne concède au jury que l’examen de la question de fait ; le point de droit lui doit demeurer étranger. Pour éviter toute espèce d’empiétement de ce côté, le réformateur a interdit de faire connaître aux jurés les conséquences légales que peut avoir leur décision pour l’accusé. On se flatte par là de les enfermer dans la question de fait ; c’est une erreur : tout jury tend invinciblement à porter ses regards plus loin, il ne perd jamais de vue les peines que doit entraîner son verdict. Moins on les lui fait connaître, plus il est défiant ; il redoute les rigueurs de la loi ou du juge, il se montre indulgent de peur de devenir malgré lui le complice de ce qui lui paraît une inique sévérité. Dans la pratique, cette ingénieuse distinction entre le point de fait et le point de droit devient ainsi plus ou moins illusoire. On voit, en Russie, ce que l’on voit souvent chez nous, spécialement dans les affaires d’assassinat ou d’infanticide : un jury reconnaître des circonstances atténuantes dans les crimes où l’on n’en saurait découvrir aucune, ou bien encore déclarer non coupable un accusé qui s’accuse lui-même. De pareils verdicts ne sont pas toujours aussi déraisonnables qu’ils en ont l’air. Les jurés, en effet, n’ont pas seulement à constater le fait : matériel, la réalité de l’acte incriminé, mais bien aussi la culpabilité morale du prévenu, ce qui les autorise à prononcer l’acquittement en présence des aveux les plus complets et des faits les mieux établis.

Cette prérogative du jury étend indirectement son pouvoir jusqu’au domaine législatif. Partout il a pour effet de redresser ou de tempérer la législation dans ce qu’elle peut avoir d’excessif, d’en adoucir les sévérités outrées, d’en corriger ou d’en éluder les parties qui ne répondent plus aux mœurs. Le jury ainsi considéré cesse d’être un simple ressort ou un rouage inerte de la machine répressive. Grâce à lui, l’action de la société, intervenant dans la justice, remonte jusqu’au code et affecte la législation même. En un mot, le jury a pour effet, si ce n’est pour mission, de plier la rigidité des lois aux mœurs. C’est par là surtout qu’il est un agent de liberté et de progrès ; dans une législation inanimée il fait pour ainsi dire pénétrer la conscience vivante. En des pays tels que la Russie, où la législation garde encore plus d’une disposition archaïque ou vicieuse, l’indulgente initiative du jury peut souvent avoir moins d’inconvénients que d’avantages, elle est un utile correctif aux rigueurs de lois surannées. Il y a tels chapitres du code pénal russe, code dont la réforme est à l’étude, qui ne sauraient être appliques que par un juge esclave de la lettre de la loi, et auxquels l’intervention du jury enlèvera tôt ou tard toute efficacité pratique.

Je citerai entre autres certains articles touchant les « crimes contre la religion », articles inspirés bien moins par un intérêt moral qu’un intérêt politique. En 1877, par exemple, la cour d’assises d’Odessa avait à juger des paysans stundistes, inoffensifs sectaires qui, à l’instar de colons protestants ou mennonites du voisinage, rejettent le clergé, les sacrements et toutes les pratiques de l’Église officielle. Ces stundistes étaient traduits en justice pour un crime prévu par le code pénal, celui d’avoir abandonné la foi orthodoxe. Le crime était bien défini et les accusés le confessaient ; le jury n’en a pas moins refusé de les reconnaître coupables. Si ce verdict d’acquittement était contraire à la loi, il ne l’était certes pas au droit naturel.

En 1880, le jury de Saint-Pétersbourg rendait un verdict analogue dans un cas où, devant la loi, la culpabilité du prévenu était aussi bien établie. Il s’agissait d’un ancien militaire, d’origine juive, enlevé à ses parents à l’âge de onze ans pour être élevé en soldat. C’est ainsi que la conscription procédait avec les Israélites. Baptisé moitié de gré, moitié de force, à l’école des enfants de troupe, ce malheureux, après être resté trente ans sous les drapeaux, était revenu secrètement au culte de ses ancêtres et avait épousé une de ses coreligionnaires. Pour cela il avait été obligé de substituer, sur ses papiers, au nom d’Alexis Antonof, dont on l’avait affublé à son baptême, son ancien nom de Moïse Eisemberg. Il était ainsi poursuivi pour le double crime d’avoir falsifié un document officiel et abjuré la foi orthodoxe. L’apostasie était patente, l’accusé n’en a pas moins été absous. Je pourrais citer nombre de faits du même genre. Pour couper court à de pareils empiétements sur la puissance législative, il n’y a qu’un moyen, supprimer le jury ou enlever à sa compétence les affaires dans lesquelles on redoute son indépendance. C’est, nous le verrons, ce qu’on a fait pour toutes les causes touchant à la politique[19].

Le jury a été en Russie l’objet des accusations les plus diverses. On lui a reproché à la fois ses défauts et ses qualités, sa mollesse et son ignorance, ses scrupules et son indépendance ; on s’est amusé à le tourner en ridicule. C’est encore là une de ces institutions, vivement désirées et accueillies avec enthousiasme, qui, à la société comme au gouvernement, ont apporté plus d’une déception. Faut-il s’étonner de pareils mécomptes ? Faut-il en conclure que le jugement par jurés a été introduit prématurément ? Je ne le pense pas ; si, pour certaines réformes, on devait attendre la pleine maturité d’un peuple, on risquerait d’attendre indéfiniment, car, si les institutions ne suffisent pas à créer l’esprit public, l’esprit public ne saurait entièrement mûrir sans les institutions.

Et cela ne saurait jamais être plus vrai que lorsqu’il s’agit du jury, c’est-à-dire d’un mode de justice qui, à toutes ses garanties pour l’individu et la société, joint des défauts inhérents à ses avantages. Les inconvénients, les abus mêmes, qui, en d’autres pays des deux mondes, ont parfois accompagné le jugement par jury, eussent dû avertir les Russes de n’en pas trop attendre d’avance et de ne s’en pas trop plaindre après. N’a-t-on pas vu des contrées, en Sicile et en Irlande par exemple, où l’on ne pouvait trouver des jurés assez courageux pour condamner les attentats les plus avérés ? N’a-t-on pas vu en Amérique des jurys composés de complices des criminels qui passaient devant eux ? La Russie n’a connu aucune de ces hontes, elle n’a pas eu non plus le spectacle plus triste encore d’un jury sans conviction, se faisant par lâcheté l’instrument d’un pouvoir tyrannique, comme autrefois chez nous les jurés du tribunal révolutionnaire. Quel que soit le prestige de l’autorité, elle a presque toujours rencontré dans les cours d’assises des hommes résolus à rendre un verdict conforme à leur conscience[20].



  1. Sur le rôle de la police avant les réformes, voyez les spirituelles lettres de M. de Molinari sur la Russie, lettres réimprimées en 1878.
  2. A Kief, par exemple, on a vu, dans la principale rue de la ville, un conspirateur, poursuivi en plein jour par la police, s’arrêter plusieurs fois et faire feu sur les agents, sans que personne eût l’idée de prêter main-forte à l’autorité.
  3. En 1875 par exemple, plus de dix ans après la réforme judiciaire, dans une région, il est vrai, où cette réforme n’avait pas encore été introduite, dans une petite localité des provinces baltiques, on a vu un juge du nom de Kummel, convaincu d’avoir employé, vis-à-vis d’un accusé, différents moyens de torture, tels que les poucettes et les verges, la faim et la soif, si bien que le prévenu en était mort. On a dit que ce magistrat était atteint d’aliénation mentale, mais des faits identiques viennent de temps en temps à la lumiére, et, quelque isolés qu’ils soient, de pareils traits jettent un jour sinistre sur le pays ob ils peuvent se produire. Un procès jugé à Kazan, en 1879, a révélé que, jusque dans le centre de l’empire, la police avait parfois recours à de semblables arguments. Des actes du même genre ont été reprochés aux agents du gouvernement, à propos de « criminels religieux » et spécialement d’anciens Uniates ou de convertis catholiques, qu’on voulait faire rentrer dans l’église orthodoxe. Voyez, outre les rapports des consuls anglais, le Golos, 1880, no 283, et le Véstnik Evropy, mars 1881.
  4. Le Nabat (Tocsin, oct. 1881). De pareils bruits sont si répandus, qu’en février 1883, lors du procès de Soukhanof, Trigoni, etc., l’avocat de l’un des accusés a cru devoir déclarer que son client n’avait pas été mis à la torture. Il est vrai que, d’après leurs partisans, ce serait entre leur jugement et leur exécution qu’on appliquerait la question aux condamnés politiques.
  5. Lors de la retraite du comte Pahlen, en 1878, il n’y avait, assure-t-on, dans tout l’empire, qu’une vingtaine de juges d’instruction à titre définitif. En 1880, dans le gouvernement de Kief, sur 47 soudebnye stédovaleli, il n’y en avait qu’un seul de titulaire, et cependant presque tous ces magistrats, 45 sur 47, avaient fait leurs études de droit, et la plupart avaient plusieurs années d’exercice.
  6. La Russie et les Russes, t. II ; p. 232. On doit noter que la Russie a accepté le jury avant l’Autriche. L’Espagne, à cet égard, est encore inférieure à la Russie. Établi, croyons-nous, par la révolution de 1868, le jury n’a pu fonctionner au sud des Pyrénées, grâce surtout à la pusillanimité des jurés.
  7. Voy. par exemple Hermann : Russlands Geschichte, t. III, p. 56. Il est question de quelque chose de semblable dans le soudebnik d’Ivan III.
  8. C’est ce que proposait Nicolas Tourguénef dans son plan de réforme de la justice (La Russie et les Russes, t. II, p. 234-236). Pour adapter le jury aux mœurs de son pays, il croyait utile de n’admettre parmi les jurés que des hommes de la même classe que l’accusé ou d’une classe supérieure.
  9. Il faut posséder cent déciatines (environ 100 hectares) de terre, ou bien un immeuble d’une valeur de 5000 roubles dans les capitales, de 1000 roubles dans les chefs-lieux de gouvernement, de 500 roubles dans les autres localités, ou bien encore il faut jouir d’un revenu d’au moins 500 roubles dans les capitales et 200 dans le reste de l’empire.
  10. Dans les provinces de l’ouest ; qui demeurent privées d’assemblées provinciales, les listes des jurés doivent être dressées par des commissions spéciales, composées de juges et d’arbitres de paix, de fonctionnaires de la police et de propriétaires fonciers. La revision de ces listes est confiée à une commission provinciale qui a le droit d’en rayer qui bon lui semble, sans avoir à mentionner les motifs de ses décisions. Le chiffre des Israélites portés sur les registres du jury doit être proportionnel au chiffre de la population juive du district, mais, en aucun cas, le chef du jury ne peut être Israélite. Le jury a été introduit, en 1864, dans le royaume de Pologne, mais avec l’obligation de se servir de la procédure et de la langue russes ; les récents règlements judiciaires l’ont refusé aux provinces baltiques.
  11. Plus d’une fois il s’est rencontré, parmi les jurés, des hommes ayant subi une condamnation judiciaire, des vieillards ayant dépassé l’âge légal, ou des gens ne comprenant pas la langue des débats.
  12. Le droit de récusation, comme d’autres garanties empruntées à l’étranger, semble souvent aujourd’hui nuire à une bonne justice. L’expérience a enseigné aux gens de loi que, pour certaines catégories d’affaires, il était avantageux de récuser les représentants de toute une classe de la société. S’agit-il d’un crime contre la propriété, la défense s’efforce d’éloigner les marchands ; est-il question de violences domestiques, ce sont au contraire les membres des hautes classes que l’on tâche d’écarter ! On m’a cité des avocats qui devaient, prétend-on, leurs succès, moins à leur éloquence, qu’à leur art de composer le jury. Aussi a-t-on, depuis 1884, borné à trois le nombre des jurés que la défense ou l’accusation peuvent chacune récuser. Jusque-là, les deux parties avaient le droit de récuser chacune six jurés sur les trente-six personnes convoquées et, si l’accusation ne faisait pas usage de cette faculté, la défense était libre d’en récuser douze.
  13. Commentaires officiels des statuts judiciaires.
  14. Voyez plus haut, livre I, chap. III.
  15. Pour relever le niveau du jury, le gouvernement de l’empereur Alexandre III a, en 1887, relevé sensiblement le cens exigé des jurés.
  16. Voici un trait raconté dans le Novoié Vrémia (19 février, 3 mars 1883) par le chef même d’un jury, M. N. Leskof (Stebnitski). Le prévenu était un jeune homme poursuivi pour avoir engagé chez un usurier un billet d’un emprunt à lots, sorti au tirage d’amortissement et portant un faux numéro. L’accusé s’avouait coupable, mais sa misère et diverses circonstances excitaient la pitié du jury. En entrant dans la salle des délibérations, un des jurés, un marchand, s’écria : « Pas un mot avant que nous n’ayons prié ! » et, prenant le chef du jury par les épaules, il lui tourna hi tête du côté des saintes images et lui fit réciter le pater. Au moment où le chef du jury prononçait ces mots : c Que votre volonté soit faite », le marchand, levant les bras au ciel ; s’écria : « Non coupable ! » et tous les jurés répétèrent en chœur : « Non coupable », verdict qui fut immédiatement inscrit en marge des questions posées par le tribunal.
  17. Discours de l’avocat de Dmitri Karaniazof, dans les Frères Karamazof.
  18. La proportion des verdicts d’acquittement est, depuis quelques années de 36 ou 37 pour 100, c’est-à-dire que plus d’un tiers des accusés trouve grâce devant le jury. Nulle part peut-être ce dernier ne se montre aussi facile. En Prusse, la proportion des verdicts d’acquittement oscille entre 18 et 22 pour 100 ; en Angleterre, elle est d’environ 25 pour lOO, et en France même, malgré l’indulgence croissante des jurés, elle ne dépasse encore ce chiffre que pour les crimes contre les personnes.
  19. Les « crimes contre la religion » étaient cependant de ceux pour lesquels le jury, en province surtout, se montrait le plus sévère. Le chiffre des condamnations pour blasphème, sacrilège ou apostasie, demeure encore considérable : il s’élève, croyons-nous, à près d’un millier par an.
  20. Il y a peu de chose à dire de la procédure des cours d’assises. À cet égard, la Russie a plutôt imité la France que l’Angleterre, bien que, sous quelques rapports, elle ait cherché à combiner les usages des deux pays. Comme en France, les avocats plaident au criminel aussi bien qu’au civil ; mais, comme en Angleterre, les témoins sont interrogés contradictoirement (cross-questionning) par les avocats et le ministère public, aussi bien que par le président ; ce dernier termine les débats par un résumé où, comme autrefois chez nous, il ne se maintient pas toujours dans une stricte impartialité. Lorsque le jury a rendu son verdict, la défense et l’accusation sont admises à présenter leurs conclusions sur l’application de la peine. Le verdict, nous l’avons dit, est rendu à la majorité, et le partage des voix profite à l’accusé, même pour l’obtention des circonstances atténuantes.