Le Céleste Empire depuis la guerre de l’opium
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 223-249).
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LES MOLUQUES


Sous la domination hollandaise,


SOUVENIRS D’UNE STATION DANS LES MERS DE L’INDO-CHINE.[1]




I.

La corvette qui avait reçu la mission de transporter en Chine le personnel du nouveau poste diplomatique créé à Canton était descendue des chantiers depuis six mois à peine; mais, avant même que la brise eût enflé ses voiles, cette noire et robuste carène inspirait déjà la confiance par l’aisance avec laquelle on la voyait se balancer sur ses ancres. Un heureux assemblage de force et de grâce faisait reconnaître, dans le nouveau navire qui allait montrer aux peuples de l’extrême Orient le pavillon de la France, un des plus nobles échantillons de notre architecture navale. Construite sur les plans d’un habile ingénieur, M. de Moras, la Bayonnaise semblait faite pour la navigation des mers orageuses dont elle devait affronter les périls. Elle portait sans fléchir vingt-huit canons obusiers et un équipage de deux cent quarante hommes; un tirant d’eau peu considérable lui ouvrait l’accès des mouillages qui eussent été fermés à une frégate; une mâture solidement assujettie à ses larges flancs lui permettait de défier sans crainte les grains et les rafales; sa marche supérieure lui promettait de lutter avec succès contre les vents contraires. Souple et docile comme un cheval de race, on éprouvait à la guider dans un détroit sinueux, ou à travers les embarras d’une rade encombrée de navires, je ne sais quelle secrète émotion de plaisir jaloux et de fierté satisfaite. L’architecture navale a fait d’immenses progrès depuis un demi-siècle, et ces progrès, en abrégeant la durée des plus longs voyages, ont favorisé le développement des relations commerciales entre les contrées de l’Occident et les lointains rivages du Céleste Empire. Quelques années avant la révolution de 89, lorsque la France et l’Angleterre se disputaient encore la prépondérance sur les côtes de l’Inde, les navires qui se rendaient à Canton par le cap de Bonne-Espérance, partis dans les premiers jours de janvier, n’étaient de retour en Europe qu’au mois de juin de l’année suivante. Il fallait dix-huit mois, en y comprenant les relâches, pour accomplir ce double voyage. On avait grand soin alors de s’assurer le secours des vents périodiques qui conduisent les navires arabes des côtes orientales de l’Afrique aux rivages de l’Indoustan, et les jonques chinoises des bords du Céleste Empire à la presqu’île de Malacca. Ces courans atmosphériques, qui, sous le nom de moussons, font sentir leur influence alternative jusqu’aux îles Mariannes et jusqu’aux côtes du Japon, fixaient invariablement l’époque à laquelle on devait se diriger vers Canton ou vers l’Europe. Profitant de la mousson qui, de la mi-mai aux premiers jours d’octobre, souffle du sud-ouest, on arrivait en Chine au mois d’août ou au mois de septembre ; on en repartait avant la fin de février avec les vents de nord-est, qui règnent pendant le reste de l’année dans ces parages. Les cinq mille lieues qui séparent l’Europe de la Chine sont franchies aujourd’hui en moins de quatre mois. On a vu des bâtimens américains expédiés de Canton atteindre en quatre-vingt-dix jours les ports des États-Unis. Pour ces navires rapides, le cours régulier des moussons est un bienfait presque superflu ; il fût devenu une entrave, si une heureuse audace n’eût dédaigné les règles auxquelles le commerce européen avait, pendant près de deux siècles, assujetti ses opérations. Les clippers, ces hardis contrebandiers qui transportent l’opium du Bengale dans les mers de Chine, ont appris les premiers à braver la mousson contraire. Les navires de guerre et les bâtimens qui se livrent à un commerce plus régulier ont cherché une route moins directe, mais plus sûre : ils ont su découvrir, en pénétrant dans l’Océan Pacifique par un des détroits voisins de l’Equateur, le moyen non plus de vaincre, mais de tourner la mousson.

Le ministre de la marine avait pressé le départ de la Bayonnaise dans l’espoir que cette corvette pourrait arriver dans les mers de Chine avant la fin de la saison favorable ; retardés par diverses missions qui modifièrent notre itinéraire, obligés de toucher à Lisbonne et au Brésil, nous n’arrivâmes au cap de Bonne-Espérance qu’à la fin du mois d’août, et n’en partîmes que le 8 septembre 1847. Pour accomplir le voyage à contre-mousson qu’il nous fallait entreprendre, nous choisîmes la route indirecte qu’adoptent généralement les navires de guerre. Un long circuit devait nous épargner la lutte obstinée à laquelle se résignent les clippers; mais, pour gagner la Chine par cette voie détournée, il fallait atteindre d’abord l’Océan Pacifique.

On sait que cette immense nappe d’eau, incessamment poussée vers l’Occident par les vents alizés, rencontre, avant d’atteindre les rivages de l’Asie, une chaîne d’îles à peine interrompue par d’étroits passages, barrière opposée, dès les premiers âges du monde, à sa vague majestueuse, et qui semble destinée à en amortir le choc. Des bords de la Nouvelle-Hollande à l’île Formose, on voit se développer successivement, vers le nord-ouest, la Nouvelle-Guinée, les îles de Gillolo et de Morty, le groupe des Tulour, les côtes abruptes de Mindanao, de Samar, de Luçon, et enfin, dernier effort de cette convulsion plutonienne, la chaîne des Babuyanes et des Bashis. Une branche distincte de ce vaste système relie de l’est à l’ouest les côtes de la Nouvelle-Hollande à celles de la presqu’île malaise, et offre à l’Océan Austral une barrière semblable à celle qui repousse les flots de l’Océan Pacifique. Timor, Java et Sumatra sont les principaux élémens de ce groupe, et forment, avec le vaste embranchement dirigé vers le nord, l’enceinte générale des mers de l’Indo-Chine. Pour se rendre à Macao, la Bayonnaise, en partant du cap de Bonne-Espérance, devait donc se diriger sur l’île de Timor, pénétrer dans l’Océan Pacifique en passant au nord ou au sud de Gillolo, s’avancer vers l’est à l’aide des brises variables qui règnent sous l’équateur, et venir de nouveau couper l’immense barrière près des îles Bashis, quand elle se serait placée par ce détour au vent du point qu’elle voulait atteindre.

Le 19 octobre, vigoureusement poussés jusqu’alors par les vents d’ouest, nous avions dépassé la hauteur de la Nouvelle-Hollande ; le 25, nous avions atteint le détroit qui sépare Timor de l’île d’Ombay. Aux grandes brises des mers australes avait succédé le souffle irrégulier d’une mousson encore incertaine. Nous n’avancions plus que lentement sur une mer presque immobile, dont le vent semblait à regret troubler l’azur. La grande île de Timor étendait à notre droite la placide majesté et les lignes régulières de ses coteaux chargés d’une sombre verdure; à notre gauche, les pics volcaniques de Florès, de Lomblen, de Panthar et d’Ombay dressaient leurs cônes de lave au-dessus des nuages effilés qu’on voyait errer dans les plis de la montagne et se suspendre aux lèvres des cratères. Il n’eût fallu qu’un jour pour franchir ce passage; mais des courans contraires nous disputaient avec obstination le terrain que nous avions gagné. Chaque heure de calme nous ramenait de trois milles en arrière. Nos vœux impatiens appelaient vainement la brise qui semblait souvent frémir à l’horizon et s’éteignait avant d’avoir pu arriver jusqu’à nous. Du haut du zénith, le soleil versait une épaisse langueur sur la nature entière. Les vents mêmes semblaient frappés de léthargie. Quelquefois, pendant les nuits brûlantes, longues nuits d’insomnie et d’agitation, nos voiles se gonflaient sous un souffle inespéré : une joyeuse écume scintillait sous la proue; l’onde phosphorescente fuyait le long du bord ou heurtait gaiement la joue du navire; puis, au moment le plus inattendu, ce murmure des vagues mourait soudain ; les lourdes voiles s’affaissaient sur elles-mêmes, l’Océan reflétait de nouveau les mille clartés du ciel, et, quand le jour venait à paraître, nos premiers regards rencontraient encore le morne aspect de ces sommets noirâtres qui dessinaient toujours leur silhouette gigantesque sur l’azur immaculé de l’éther. Ces calmes désespérans triomphèrent de notre constance, et le 1er novembre, lassés d’une lutte ingrate, nous vînmes jeter l’ancre sur la côte de Timor, devant l’établissement portugais de Batou-Guédé.

Cet établissement est peut-être le plus humble débris qu’ait laissé en s’écroulant le vaste empire si glorieusement fondé au-delà des mers par l’épée des Albuquerque et des Juan de Castro. A quelques mètres de la plage, dont la courbe insensible marque entre deux pointes basses et boisées une baie peu profonde, quelques pierres madréporiques assemblées sans ciment protègent de leur modeste enceinte le toit de feuillage du gouverneur. Deux canons de fonte, qui doivent avoir figuré aux sièges de Diù et d’Ormuz, sont braqués vers la mer. Ces reliques vénérables partagent, avec quelques escopettes confiées à une demi-douzaine de soldats indigènes, l’honneur de faire respecter par les baleiniers anglais ou américains l’étendard de dona Maria et les ambitieuses armoiries d’Emmanuel. Vers le milieu du XVIIe siècle, le Portugal fut contraint de céder aux Hollandais ses plus riches conquêtes. Il ne lui resta dans les mers de l’Indo-Chine que l’île de Solor et la partie orientale de Timor. Dans cette dernière île, les chefs les plus influens s’étaient convertis, dès l’année 1630, à la foi catholique, et ce lien moral a suffi, malgré les efforts réitérés de la Hollande, pour maintenir sous la domination portugaise la majeure partie de la population. Le pavillon des Pays-Bas flotte sur le fort de Coupang; le drapeau du Portugal est encore arboré sur les murs de Dilly et sur ceux de Batou-Guédé.

Bien qu’on évalue à près de cinq cent mille âmes la population de Timor, cette île n’occupe qu’une place insignifiante dans le commerce général de l’archipel indien. Les colons chinois établis sur la côte se chargent d’expédier à Java ou à Singapore le tripang que recueillent les pêcheurs de Célèbes, la cire et le bois de sandal que fournissent aux habitans les forêts de l’intérieur. L’active industrie des Européens ne stimule point ici, connue à Java, le labeur indigène, et c’est à l’exportation de ces produits peu importans que se borne le commerce d’une ile presque aussi vaste que la Sardaigne ou la Sicile. Dans ces contrées brûlantes, la flore tropicale déploie sans relâche sa magnificence inépuisable. Les champs ne connaissent pas les teintes jaunes et flétries de l’automne; ils ne voient pas non plus des milliers de bourgeons éclore sous la tiède haleine du printemps; mais à chaque heure du jour, à chaque instant de l’année, on peut entendre l’éternel murmure de la végétation. Le sein fécond de la terre est toujours gonflé de la même ardeur désordonnée, ardeur infructueuse ou funeste, si la main de l’homme ne la contient et ne la dirige. Partout où cette nature luxuriante est livrée à elle-même, elle ne présente bientôt qu’un dédale inextricable. Le rivage est couvert de palétuviers qui s’avancent vers la mer comme une troupe de dryades prêtes à s’élancer dans les flots; on essaierait vainement de se frayer un chemin à travers ces arbres touffus, au milieu de ces racines traçantes qui s’unissent pour défier les efforts de la vague. La montagne est couronnée de géans séculaires dont le dôme impénétrable intercepte les rayons du jour. Là, entre les vieux troncs chargés d’orchidées, d’innombrables rejetons ouvrent comme des corbeilles leurs palmes épanouies ou font jaillir de terre une tige impatiente. Sous ces voûtes confuses, les lianes et les convolvulus jettent d’une branche à l’autre leurs festons et enlacent la forêt de leurs mille guirlandes. Il faut que l’incendie balaie cet opulent désordre, que les touffes du bambou au feuillage aérien, le ricin aux capsules épineuses ou l’hibiscus aux fleurs de pourpre entourent d’une haie protectrice la portion de terrain destinée à la culture, pour que le bananier vienne ombrager de ses larges feuilles la cabane de l’Indien, pour qu’auprès de l’aréquier au tronc svelte et inflexible, du papayer à la tige laiteuse, le cocotier incline sous la brise son panache verdoyant et ses coupes toujours pleines.

A Batou-Guédé, les habitans n’ont défriché qu’une zone étroite qui s’étend le long du rivage. Dès que cette zone est franchie, on se trouve au milieu d’une forêt vierge. Un magique spectacle s’offre alors à la vue. Le figuier des banians, le jaquier aux feuilles digitées, le cassier aux grappes roses et aux siliques monstrueuses, bordent la lisière du bois et mêlent les teintes variées, la bizarre découpure de leur feuillage aux masses sombres et uniformes des lataniers ou des cycas. Les kakatoès à huppe jaune peuplent l’abri touffu des tamariniers et les cimes des canaris gigantesques; les pigeons s’ébattent au milieu des muscadiers sauvages; les loris, au plumage de carmin et d’azur, se bercent doucement sur les longs pétioles des palmiers, tandis qu’autour des régimes naissans voltigent les nombreux essaims des guêpiers et des souimangas, joyaux vivans qui insèrent leurs becs recourbés jusqu’au fond des corolles tubulaires pour y chercher les insectes et le miel des fleurs.

Au milieu de tout cet éclat, au milieu de cette splendeur animée de la création, bien des cœurs cependant restent froids et s’étonnent de n’emporter d’un pareil spectacle que des impressions peu profondes. C’est qu’il manque à ces régions du soleil, à ces îles fantastiques de l’archipel d’Asie, le charme mystérieux qui n’appartient qu’à l’histoire. Timor a vu des collisions sanglantes mettre souvent aux mains de ses tribus guerrières la sagaie et la sarbacane aux flèches empoisonnées; mais ces obscures iliades n’ont point trouvé d’Homère, et la lyre des rapsodes n’a pas sauvé la mémoire des Achilles qu’ont vus naître les sauvages provinces de Koutoubava ou d’Amanoubang. Nulle ombre auguste n’erre sous ces ombrages; nul débris n’y redit les choses du passé; la rêverie n’a point de prise sur cette terre où les hommes tombent et se renouvellent comme les feuilles desséchées des arbres : le sol reste muet, car il est sans souvenir.

Quelques jours employés à visiter les environs de Batou-Guédé devaient facilement épuiser l’intérêt qui pouvait s’attacher à une pareille relâche. Dès que l’aspect du ciel vint nous promettre des chances de navigation plus favorables, nous nous hâtâmes de déployer nos voiles et de reprendre la mer. Le 3 novembre, favorisés par un violent orage, nous franchîmes, au milieu de la nuit, le détroit d’Ombay, et, doublant les îles de Pulo-Cambing et de Wetta, nous nous dirigeâmes vers la rade d’Amboine, étape presque inévitable d’un voyage de Chine à contre-mousson. C’est à Amboine que la Hollande a placé le chef-lieu du gouvernement des Moluques. Cette province des Indes néerlandaises comprend de vastes territoires qui n’ont jamais été défrichés et quelques îles d’une étendue peu considérable, mais qui ont depuis long-temps subi la culture. L’île d’Amboine est spécialement affectée à la production du girofle, les îles Banda sont exclusivement plantées de muscadiers. Ternate et Tidor, où résident les deux princes indigènes dont les peuples des Moluques reconnaissent encore le pouvoir, sont plutôt des centres politiques que des établissemens agricoles. Céram, Bourou, Oby, Batchian, Mysole, Waigiou, Salawatty, situées au sud de l’équateur, Morty et Gillolo, placées au nord de la ligne équinoxiale, offrent, sur un espace de soixante et un mille kilomètres carrés, — la valeur de dix départemens français, — des terrains entièrement vierges et des forêts presque impénétrables.

On sait par quels prodiges de ténacité les marchands des Provinces-Unies réussirent à fonder, vers le milieu du XVIIe siècle, cet empire colonial qui semble fait pour rivaliser un jour avec l’Inde anglaise, et dont les Moluques ne sont plus qu’une des annexes les moins importantes. D’abord rançonnés par les souverains et les chefs indigènes, desservis par les intrigues des Portugais, inquiétés, égorgés par des populations perfides, ils finirent par s’insinuer habilement dans les querelles de ces princes malais, plus occupés de se nuire que de repousser de concert les envahissemens des puissances européennes. Bientôt ces marchands se montrèrent avec des forces imposantes dans les mers de l’archipel indien. Les immenses profits qu’ils retiraient de leurs expéditions commerciales, ils les employèrent à équiper des escadres. Les Portugais, les Espagnols, les Anglais eux-mêmes, durent renoncer à leur disputer une prépondérance affermie par de nombreuses victoires. Ce fut alors que les Hollandais imposèrent aux sultans des Moluques la dure condition de ne plus commercer qu’avec eux et de faire détruire tous les arbres à épices qui croissaient ailleurs qu’à Banda et à Amboine. La domination de la compagnie, pendant plus d’un siècle, fut à peine ébranlée par quelques soulèvemens partiels, et lorsqu’après la paix de 1815 la Hollande rentra en possession des colonies qu’elle avait perdues pendant la guerre, elle trouva des princes dociles et des peuples indifférens tout disposés à reprendre leur ancien joug.

L’île d’Amboine se compose de deux péninsules montueuses, Hitou et Leytimor, qui convergent l’une vers l’autre et vont s’unir près de leur extrémité orientale par un isthme de sable dont la largeur ne dépasse pas sept cents mètres. Entre ces murailles de basalte renversées par un déchirement souterrain s’étend la vaste baie d’Amboine. L’ancre n’atteindrait pas le fond au milieu de ce canal : la profondeur de l’eau y est trop grande. Les aspérités des rives offrent seules quelques plateaux de peu d’étendue. C’est sur ces plateaux qu’il faut mouiller. Le meilleur mouillage, situé près de la côte méridionale, est commandé par le fort Vittoria, que les Portugais avaient bâti dans les premières années du XVIe siècle, et dont les Hollandais s’emparèrent en 1605. Ce fut sous les murs de ce fort que la Bayonnaise vint jeter l’ancre le 7 novembre, quatre jours après avoir quitté la baie de Batou-Guédé.

Les Hollandais attachaient jadis une importance extrême à éloigner les étrangers de leurs possessions coloniales, et surtout des ports des Moluques; mais, depuis cinquante ans, l’administration ombrageuse de la compagnie des Indes a fait place au gouvernement direct de l’état. L’île d’Amboine a cessé d’être le jardin des Hespérides. L’arrivée d’un bâtiment de guerre n’y est plus un sujet d’alarmes, mais une occasion avidement saisie de déployer dans tout son éclat la noble et gracieuse hospitalité des colonies néerlandaises. L’ancre touchait à peine le fond, nos voiles pendaient encore en festons sous les vergues, que déjà les officiers et les employés civils d’Amboine s’empressaient à bord de la Bayonnaise. Sur tous les points où s’était jusqu’alors arrêtée notre corvette, à Lisbonne, à Ténériffe, à Bahia, au cap de Bonne-Espérance, notre qualité d’étrangers avait suffi pour nous assurer une réception empressée et bienveillante. A Amboine, ce ne fut point comme des étrangers, mais comme des compatriotes, que l’on nous accueillit. Là, pour la première fois, nous rencontrâmes, sur les riches domaines que son courage a conquis et que son industrie féconde, ce peuple qu’en dépit des événemens politiques une invincible sympathie attire encore vers la France. À quatre mille lieues de notre pays, nous nous retrouvâmes au milieu d’officiers qui savaient toutes nos gloires et se plaisaient à les redire, qui vivaient de notre vie intellectuelle, ne goûtaient que nos idées et notre littérature, ne parlaient avec plaisir que notre langue. Si nous devions juger de tous les Hollandais par ceux que nous avons rencontrés dans les mers de l’Indo-Chine, nulle part la France ne trouverait des alliés plus dévoués et plus sympathiques que sur les bords de l’Escaut et de la Meuse.

La population d’Amboine est peu considérable. On compte à peu près trente mille habitans, répandus dans les deux péninsules, et, sur ce nombre, la ville seule renferme plus de huit mille âmes. Cette ville, composée de trois quartiers distincts, est complètement masquée du côté de la mer par la vaste enceinte du fort Vittoria. Pour y arriver, il faut traverser la forteresse, qui elle-même est une ville à part. En face de cette cité militaire s’étend la ville européenne, avec ses blanches maisons précédées de leurs frais portiques ; à gauche se pressent, au milieu des ombrages touffus et sur les deux rives d’un ruisseau qui va se perdre à la mer, les chaumières de bambou des Malais ; à droite se développe le quartier ou campong qu’habitent les Chinois. Établis depuis plus de deux siècles à Amboine, où leur ingénieuse industrie, leurs habitudes laborieuses, leur singulière aptitude au commerce de détail les rendaient pour la colonisation européenne de précieux auxiliaires, ces Chinois, issus de mères malaises, ne diffèrent en rien des sujets du Céleste Empire. Le type mongol ne s’est point altéré chez eux par le mélange inévitable d’une autre race. Les yeux n’ont pas perdu leur obliquité, la face a conservé ses saillies anguleuses, le teint est demeuré terne et blafard. Le sang chinois traverse les alliances étrangères comme le Rhône traverse le lac Léman. Ce peuple étrange semble marqué d’un sceau ineffaçable. Il garde dans l’émigration sa physionomie, son costume, ses instincts et ses mœurs. Soumis à un impôt personnel d’une piastre par tête, les Chinois d’Amboine n’ont pas de rapports directs avec les autorités de la colonie. C’est un Chinois qui est chargé de la police du campong. Ce chef porte le titre de capitaine et reçoit du magistrat civil les ordres qu’il doit faire exécuter par ses compatriotes. Le quartier chinois offre un curieux coup d’œil, quand le soir les lanternes en papier peint illuminent d’un bout à l’autre ses longues rues parallèles à la mer. Chaque maison semble ouverte aux regards indiscrets des passans ; mais un écran posé au milieu du vestibule protège, sans gêner la circulation de l’air, les mystères de la vie domestique. Dès qu’on a franchi cet écran, au fond d’une vaste pièce apparaît une statuette au ventre rebondi et au visage enflammé, devant laquelle brûle l’encens inépuisable des bâtonnets odorans. Cet autel est celui des dieux lares : il rappelle au Chinois la patrie absente. D’autres autels sont consacrés aux aïeux. Des tasses de thé, des fruits secs, des parfums sont offerts chaque jour à ces mânes vénérés par la piété des générations qui se succèdent.

L’activité de la race chinoise fait mieux ressortir encore la mollesse apathique des autres habitans de la zone torride. Les naturels d’Amboine sont avant tout paresseux et ennemis du travail. Quand ils ont cuit sous la cendre un gâteau fabriqué avec la moelle du palmier à sagou, quand ils ont recueilli dans un tube de bambou la sève abondante que distillent les pédoncules d’une autre espèce de palmier, le sagouer, — ils n’envient rien des superfluités de ce monde et ne connaissent de jouissance réelle que le repos. Si vous pénétrez au milieu du campong pittoresque qu’ils habitent, vous les verrez accroupis sur le seuil de leur demeure ou à l’ombre des bananiers de leur jardin. Là, oublieux du passé et indifférent à l’avenir, le Malais savoure lentement et dans un demi-sommeil le bonheur inappréciable de l’oisiveté. Il ne s’arrache à cette torpeur que pour aller promener une ligne indolente sur les bords poissonneux de la mer, ou, s’il est musulman, pour aller se livrer, dans le bassin ombragé de Batou-Méra, aux ablutions commandées par les préceptes de Mahomet. Le jour où ce peuple cesserait d’obéir à la pression étrangère, le jour où chaque village, maintenant rangé sous les lois d’un chef indigène percepteur d’impôts et inspecteur de culture, serait libre de négliger les girofliers qu’il a plantés, Amboine verrait bientôt ses montagnes envahies par la végétation déréglée des tropiques. Dans un pays où la tige des arbres produit sans culture une moisson inépuisable, où chaque tronc de sagoutier contient la subsistance d’un homme pour six mois, il n’y a que la contrainte qui puisse vaincre la langueur qu’inspire le climat, il n’y a que le labeur forcé qui puisse mettre à profit la fécondité merveilleuse de la terre. Si les Hollandais ont obtenu dans l’exploitation de l’archipel indien les étonnans résultats qui font depuis quelques années l’envie de l’Angleterre et l’admiration de l’Europe, s’ils ont fertilisé le sol sans soulever les populations, c’est que leur esprit froid et méthodique, leur flegme affectueux semblaient les désigner, dans les vues de la Providence, pour mesurer à ces natures indolentes et passives la tâche modérée, mais inflexible, de chaque jour.

Les habitans d’Amboine, comme ceux de Timor, comme la plupart des insulaires de l’archipel indien, offrent dans leur physionomie, leur langage, leurs instincts, tous les caractères qui peuvent indiquer une origine malaise. Les tribus dispersées de cette grande famille, à laquelle. malgré son rôle subalterne, il faut encore assigner une place importante sur le globe, se distinguent des races aborigènes, qu’elles ont refoulées dans les montagnes, par des traits plus délicats, par un teint plus clair, par la souplesse de leur chevelure, qui contraste avec les cheveux crépus et incultes des Papous et des Harfours. Les Malais ont l’imagination vive et gracieuse : la poésie exerce sur eux son prestige. La musique leur rend légers les travaux les plus pénibles, car leur oreille délicate en saisit avec une étonnante facilité les intonations et la cadence. Il suffit que le tam-tam retentisse, que le gong, frappé en mesure, mêle à ce bruit sourd ses sons argentins, pour que les rameurs qui font voler les grandes pirogues aux toits de bambou et aux doubles balanciers sur les eaux paisibles de la rade oublient à l’instant leurs fatigues et retrouvent leur ardeur.

Après avoir visité la ville, notre premier soin fut de parcourir les rivages de la baie. Les bosquets de cocotiers, de sagoutiers, de litchis s’y pressent jusque sur la plage: mais au premier rang brillent ces magnifiques arbres aux feuilles charnues[2], dont les fruits broyés et jetés dans l’eau enivrent le poisson, et dont les grandes fleurs laissent pendre du sein des calices épanouis leurs longs filets de pourpre. Tous ces arbres sembleraient sortir de la mer, si un sable fin et blanc n’invitait partout le pied du baigneur, et ne séparait de l’azur des flots les masses verdoyantes derrière lesquelles apparaissent par de rares échappées les cabanes des Malais ou les pittoresques villas des habitans d’Amboine. Ces villas, bâties sur la rive septentrionale pour aspirer la délicieuse fraîcheur des brises du large, ont toute la simplicité d’une maison rustique. Les branches des sagoutiers en ont formé les planchers et les murailles; les feuilles des palmiers, enfilées sur des tringles de bambou, en composent la couverture, et remplacent le chaume employé dans nos campagnes.

Quand les bords de la baie n’eurent plus pour nous de mystères, nous songeâmes à gravir les montagnes; au jour fixé pour cette nouvelle excursion, nous nous trouvâmes tous réunis, dès six heures du matin, chez le résident d’Amboine. Quarante chaises à porteurs nous attendaient. A Bahia, où nous avions déjà fait l’épreuve de ce mode de transport, deux vigoureux nègres de la côte d’Afrique suffisent pour promener d’un pas magistral et grave la lourde cadera aux allures solennelles. A Amboine, les brancards de bambou pèsent à la fois sur huit ou dix épaules; mais il faut voir avec quelle prodigieuse rapidité cet attelage humain fait voler à travers les montagnes le fauteuil ainsi transformé en tilbury! Des chevaux lancés au galop ont moins de vitesse; des chèvres ont le pied moins sûr : on dirait des fourmis s’empressant autour d’un fétu de paille. Ce fétu, les fourmis amboinaises le tournent et le retournent à leur gré, lui font franchir les torrens, descendre les collines, gravir les rochers, raser les précipices; elles le transporteraient au besoin à la cime d’un cocotier. En tète de la colonne, un des chefs de la police indigène livrait à la brise les plis du drapeau hollandais. Près de lui, le tam-tam et le gong marquaient la cadence d’un chant improvisé, que psalmodiait d’une voix sonore notre porte-étendard et que toute la bande répétait en chœur : « Que les étrangers soient les bienvenus! disait la chanson malaise. Nous avons beaucoup vu de ces pâles visages. Les Portugais sont venus les premiers, mais ils ont été chassés par les Hollandais. Les Anglais se sont montrés à leur tour sur les rivages d’Amboine. Nous n’avons jamais connu les Français pour maîtres... Les meilleurs maîtres sont les Hollandais, nos bons pères les Hollandais! Bale ! balé ! yan ! Balé ! balé ! batoutan ! » Et à ce dernier cri la chaise volait, comme si elle eût été enlevée par six vigoureux chevaux de poste. Nous avions ainsi dépassé le quartier chinois, franchi le ruisseau qui traverse Batou-Gadja, cette fraîche et délicieuse résidence du gouverneur; notre immense cortège serpentait déjà sur le flanc de la montagne. Pareille à je ne sais quelle diablerie fantastique, cette bruyante caravane s’étendait à perte de vue, s’amoindrissant peu à peu dans le lointain et finissant par disparaître au milieu des hautes herbes qui nous montaient jusqu’à mi-corps. En moins d’une heure, nous avions atteint le but de notre excursion, et nous pénétrions, à la clarté des torches, jusqu’au fond d’un long souterrain volcanique dont les parois ont laissé suinter quelques infiltrations calcaires. A l’entrée de cette sombre caverne, devant le fronton couronné de fougères gigantesques, une élégante colonnade d’arbres au stipe élancé élevait, comme les piliers d’un portique athénien, ses faisceaux de palmes et ses chapiteaux de verdure; mais un spectacle plus saisissant encore nous était réservé par nos guides. Non loin de la grotte que nous venions de quitter, le ruisseau de Batou-Gadja nous apparut soudain, descendant du sommet de la montagne, bondissant au milieu des rochers de basalte, se frayant un passage à travers les lianes qui embarrassaient son cours. Un large plateau poli par le frottement de l’onde recevait la cascade un instant apaisée. La nappe d’eau transparente s’écoulait alors sans écume et sans bruit et s’approchait par une pente insensible de l’abîme. Arrivée sur le bord du gouffre, elle écartait d’un dernier effort les branches vagabondes qui lui faisaient obstacle, et, plongeant d’un seul bond dans le vide, s’élançait impatiente vers le calme bassin qui devait l’engloutir dans ses profondeurs.

Il était dix heures quand nous rentrâmes à bord de la corvette, éblouis, étourdis de tant de merveilles. C’était assez d’émotions pour un jour; mais notre visite était attendue dans un des villages de l’intérieur, et c’eût été mal reconnaître l’aimable empressement de nos hôtes que de vouloir nous soustraire à cette attention nouvelle. Nous nous remîmes donc en route vers quatre heures du soir. Les Malais qui portaient nos chaises avaient à gravir cette fois un sentier moins rude; mais une température étouffante baignait de sueur leurs corps nus jusqu’à la ceinture. Nous nous sentions émus et honteux en voyant sur leurs épaules de bronze les rayons du soleil tomber presque d’aplomb et se réfléchir comme sur la surface polie d’un miroir. Ce n’est point en effet dès le premier jour que l’on peut goûter sans remords les sensuelles douceurs de la vie orientale. La gaieté, la joyeuse émulation des hommes qui enduraient à cause de nous ces fatigues, la pensée que leur peine aurait bientôt son salaire, contribuèrent heureusement à calmer le trouble secret de notre conscience; et quand nous atteignîmes le terme de notre course, nous ne songions plus qu’à embrasser du regard la scène imposante qui se développait sous nos yeux.

Nous étions arrivés au sommet d’une de ces collines dont les croupes arrondies s’entassent l’une sur l’autre pour former la péninsule de Leytimor. De ce point culminant, on apercevait, au-delà des jardins de Batou-Gadja, au-delà des allées régulières de la ville, l’immense canal où la Bayonnaise, entourée d’un essaim de pirogues, semblait un cetacée monstrueux échoué sur la grève. Au fond des ravins, l’œil distinguait à peine quelques palmiers à demi submergés sous des flots de verdure; mais, sur le penchant des coteaux échelonnés, les girofliers au tronc pyramidal étendaient leurs rians quinconces, dont la brise faisait frissonner le feuillage mobile; les muscadiers apparaissaient au-dessus des haies d’agaves, et, sous leurs feuilles luisantes, les fruits aux valves charnues montraient en s’entr’ouvrant la noix parfumée que le macis enveloppe d’un réseau écarlate. Convoqués par le chef indigène du village, Vorang-kaya, les Malais se pressaient dans l’enceinte que fermaient d’un côté la maison communie, de l’autre les hangars sous lesquels devaient sécher le girofle et la muscade. Pour les habitans des tropiques, toute journée ravie à leurs travaux est un jour de fête. Une troupe choisie avait revêtu, en cette occasion, le costume de guerre des Céramois. La tête couverte d’un casque de bois peint que surmontait, comme un cimier, le corps déployé d’un oiseau de paradis, le bras gauche passé dans les courroies du bouclier, la main droite armée du kris flamboyant, ces guerriers engagèrent, au son d’une musique étrange, un de ces combats simulés qui précédaient autrefois les expéditions sanglantes des Harfours. Un morion portugais, trophée précieusement conservé depuis plus de deux siècles, ornait le front du coryphée qui conduisait cette pyrrhique sauvage. Les danseurs, guidés par leur chef, se mêlaient ou s’évitaient avec une dextérité singulière. On voyait briller les kris, on entendait les boucliers se choquer en cadence : on eût dit une de ces mêlées barbares dont les montagnes de Bourou et de Céram sont encore le théâtre; mais, depuis long-temps, les paisibles habitans d’Amboine ne brandissent plus leurs kris que dans ces danses guerrières; la civilisation les a définitivement conquis. Lorsque le tam-tam eut cessé de se faire entendre et que les danseurs haletans se furent retirés, nous pûmes juger de la sollicitude avec laquelle les Hollandais s’occupent de pacifier et d’instruire ces populations, dont la destinée leur a été confiée. Une vingtaine d’enfans étaient réunis dans l’école primaire où nous fûmes introduits. Nous admirâmes la netteté des caractères tracés par la main de ces bruns écoliers; nous les entendîmes chanter en malais quelques versets de la Bible, et nous comprîmes sans peine le naïf orgueil dont semblait empreinte la physionomie de leur instituteur, mulâtre au teint de bistre, qui, pour un si grand jour, avait tiré de la cheminée, où il bravait les atteintes des insectes destructeurs, l’habit noir de famille cher à tous les chrétiens amboinais.

L’établissement de ces écoles primaires n’est point de date récente; ce fut la compagnie des Indes qui les fonda, vers la fin du XVIIIe siècle, en vue de propager dans l’île les principes du calvinisme. La population d’Amboine avait été convertie au mahométisme par les marchands javanais et par les conquérans venus de Ternate; les religieux portugais lui avaient porté, à leur tour, la connaissance de l’Évangile. Les Hollandais trouvèrent donc à Amboine des musulmans et des chrétiens. Ces derniers, confirmés dans leurs privilèges et distingués des musulmans par leur costume, ne soupçonnèrent point qu’en se conformant aux pratiques religieuses de leurs nouveaux maîtres, ils abjuraient leurs anciennes croyances. Le calvinisme s’enrichit de ces conversions faciles, et la domination hollandaise se trouva assise à Amboine sur une base qui devait lui manquer partout ailleurs. Aussi cette colonie s’est-elle montrée, de tout temps, fort attachée à la métropole; elle fournit encore aujourd’hui à l’armée des Indes ses meilleurs soldats. La Hollande cependant, avec sa circonspection habituelle, ne confie pas aux naturels d’Amboine la défense de leurs propres rivages; elle préfère entretenir dans cette île une garnison javanaise et opposer à la foi douteuse de Java ou à la turbulence de Célèbes le dévouement des bataillons qu’elle recrute dans les Moluques.

Les villages d’Amboine, avec leurs humbles cases de bambou et de terre détrempée, sont tous entourés, comme celui que nous venions de visiter, d’immenses enclos destinés à la culture du girofle. L’exportation annuelle de cet embryon précieux est de cent cinquante mille kilogrammes, dont la valeur varie entre 6 et 700,000 francs. Le gouvernement hollandais a fixé le prix auquel doit lui être livré le girofle cultivé par les naturels de l’île; mais il ne s’empare pas de la récolte entière. Quand l’approvisionnement de ses magasins est assuré, il autorise les indigènes à vendre aux négocians hollandais ou malais, seuls admis à commercer avec les Moluques, les épices dont il n’a point lui-même réclamé la livraison; il se contente de prélever sur ces échanges un droit de 6 ou 12 pour 100.

Les heureux habitans d’Amboine ne connaissent point d’autre industrie que la culture et la préparation du girofle. Ils naissent et meurent au milieu des parfums. Un giroflier planté le jour de leur naissance grandit avec eux et répand sur leurs dépouilles mortelles l’arôme de ses fleurs. Il est deux arbres que l’idolâtrie n’eût point manqué de consacrer aux dieux tutélaires des Moluques : le giroflier et le sagoutier. Si les gracieuses fictions de la Grèce eussent été importées par quelque marchand phénicien jusque dans la Malaisie, Minerve aurait sans doute déposé à Amboine la branche d’olivier classique pour cueillir un de ces rameaux de giroflier tout diaprés de fleurs roses ou chargés de jaunes embryons; Cérès eût, à son tour, arraché les blonds épis qui couronnent sa tête pour se faire un nouveau diadème d’une palme de sagoutier. Le sagoutier remplace pour les habitans d’Amboine le riz de Java et le manioc du Brésil. Notre journée n’eût donc point été complète, si nous n’eussions vu abattre un de ces palmiers, ouvrir ce large tronc tout rempli d’une fécule ligneuse et retirer, à l’aide d’une petite erminette de bambou, cette fécule que l’on verse dans un sac tissu de pétioles de cocotier : on agite ensuite ce sac dans un courant d’eau pour séparer rapidement des parties fibreuses le gluten nourricier, et on recueille ainsi, en moins d’une heure, près de deux cents kilogrammes de farine.

C’est par de pareils épisodes que chacune de nos journées se trouvait remplie; mais le moment de quitter Amboine était arrivé. Nous avions renouvelé notre provision d’eau et nos vivres. Les symptômes de scorbut qui s’étaient manifestés à bord de la corvette depuis notre départ du cap de Bonne-Espérance avaient complètement disparu. Malgré les attentions dont on nous comblait, malgré les sollicitations employées pour nous retenir, nous demeurâmes inébranlables, et le jour de notre départ fut fixé au 15 novembre. Il fallait d’ailleurs se hâter de fuir ces séduisans rivages avant qu’ils devinssent pestilentiels. Le temps n’est plus où le chef-lieu des Moluques était réputé pour la salubrité de son climat. A l’époque où Batavia méritait d’être appelée le tombeau des Européens, Amboine offrait aux employés de la compagnie ses asiles enchantés et son climat réparateur. C’est le séjour d’Amboine aujourd’hui que l’on redoute. Des tremblemens de terre successifs, en bouleversant le sol de cette île, ont livré passage aux miasmes délétères qui s’y étaient accumulés pendant des siècles. Chaque année, des fièvres pernicieuses se déclarent dès le mois de décembre et exercent leurs impitoyables ravages jusqu’à la fin du mois d’août. L’année 1847 avait coûté à la garnison d’Amboine quatre officiers. Les deux années qui suivirent notre passage se montrèrent heureusement plus clémentes. Que le feu intérieur s’apaise dans les entrailles de cet archipel volcanique, et l’île d’Amboine, rendue à ses conditions premières, redeviendra peut-être ce qu’elle était quand le contre-amiral d’Entrecasteaux la visita en 1792, ce qu’elle nous parut encore pendant le court séjour que nous y fîmes : le paradis des Indes néerlandaises.


II.

Le 15 novembre, avant que le soleil eût disparu sous l’horizon, la Bayonnaise avait doublé la dernière pointe de la baie d’Amboine. On nous avait prédit pour la traversée que nous allions entreprendre de nouvelles contrariétés. Tant que la mousson du nord-ouest ne serait pas franchement établie dans la mer de Java, nous devions nous attendre à des calmes obstinés dans la mer des Moluques. La première journée qui suivit notre départ fut, en effet, une journée perdue; le lendemain, une belle brise de sud nous fit franchir en quelques heures, le canal qui sépare Bourou de Manipa. Nous découvrions déjà les îles Xulla, quand le vent tomba subitement; mais l’orage grondait encore sur les sommets de Céram, et nous espérions un prompt retour de la brise. Cet espoir fut bientôt déçu : les nuages amoncelés se dispersèrent, et le ciel reprit sa sérénité désespérante. Pendant douze jours, nous errâmes entre le groupe des Xulla et les îles Oby, sans cesse repoussés par les courans, dont les tourbillons sillonnaient le détroit de longues stries d’écume. Quelquefois, au milieu de la nuit, un cachalot se levait sous la poupe de la corvette, et faisait jaillir l’eau de ses évens; un koro-koro[3] traversait le canal en excitant les rameurs par les roulemens cadencés du tam-tam : ces rares incidens troublaient seuls la monotonie des longues heures qui se succédaient dans l’impatience. Aucune voile ne se montrait autour de nous. Sur la mer silencieuse et déserte, on n’apercevait que quelques touffes d’agaves, ou quelques troncs d’arbres entraînés par les crues subites des rivières qui se jettent dans le golfe de Gorontalo. Notre persévérance cependant ne se démentait pas. Dès qu’une fraîcheur capricieuse enflait ses voiles hautes, la Bayonnaise s’éveillait soudain, et glissait vers Lissa-Matula ou vers Oby-Minor, Il nous semblait qu’une fois ces îles dépassées, le charme magique qui nous enchaînait serait rompu. Le 1er décembre, nous réussîmes enfin à sortir de ces détestables parages; mais les collines et les courans contraires nous poursuivirent au-delà du détroit d’Oby. Décidés à relâcher à Ternate pour laisser à la mousson le temps de s’établir, nous ne pûmes arriver à la hauteur de cette île que le 6 décembre. Nous avions fait quatre-vingt-dix lieues en vingt-un jours.

Le groupe volcanique situé entre la Calabre et la Sicile peut donner une idée de l’archipel qu’une vaste éruption a fait surgir sous l’équateur quelques milles en avant de la côte occidentale de Gillolo. Les cônes gigantesques de Ternate et de Tidor s’élèvent en regard l’un de l’autre, couronnés de cratères comme l’île de Stromboli. Un étroit passage sépare ces deux blocs de lave dont le front se perd dans les nuages à près de quatorze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous nous engageâmes sans hésiter dans cette passe qu’une brise de nord-est nous promettait de franchir en moins d’une heure; mais, quand nous fûmes abrités par la terre, le vent ne tarda pas à nous abandonner : la marée, d’abord favorable, changea brusquement, et nous commençâmes à revenir sur nos pas en dépit de tous nos efforts. Pendant que nous étions ainsi livrés à la merci des courans, une pirogue se détachait du rivage de Tidor et se dirigeait vers notre corvette. Dix Malais, nus jusqu’à la ceinture et coiffés du chapeau conique des Chinois, maniaient la pagaie avec ardeur et faisaient bondir sous leurs bras nerveux la nacelle dorée dont un élégant tendelet protégeait la poupe contre les rayons du soleil. Lorsqu’un souffle de vent écartait les rideaux qui pendaient du toit de la galère, deux blanches robes de femmes apparaissaient entre les rangs serrés des rameurs, deux fronts pâles et gracieux semblaient se pencher vers nous, et se rejetaient aussitôt en arrière. Cette suave apparition nous eût rappelé dans les mers de la Grèce les riantes théories qui voguaient vers Délos. Dans les eaux de Ternate, nous devions naturellement penser que le hasard propice nous avait placés sur la route de l’heureux sultan de Tidor; mais les dalems des princes des Moluques ne renferment pas de ces fraîches houris, fleurs délicates du ciel de l’Occident, et plus la pirogue s’approchait, plus cette première supposition devenait improbable. Nos incertitudes furent bientôt dissipées: à quelques pieds de la corvette, les Malais, par un geste brusque et rapide, relevèrent leurs pagaies, et le riche Européen qui montait, avec sa fille et sa nièce, ce charmant bateau de plaisance se porta sur l’avant de la pirogue pour nous offrir ses services. Ancien marin, il voulut nous laisser un de ses rameurs, qu’il chargea de nous guider dans la passe jusqu’au moment où, ayant déposé sa famille à terre, il vint lui-même, à défaut de pilote, conduire pendant la nuit notre corvette au mouillage. Un pareil début faisait assez connaître quel accueil nous attendait à Ternate. C’était pour nous une heureuse fortune que d’atteindre cette nouvelle relâche le décembre. Nous savions que chaque année, à pareille époque, la fête du roi Guillaume réunissait dans les salons du résident le sultan de Ternate et les délégués du sultan de Tidor, contraints de déposer pour ce grand jour leurs inimitiés éternelles. Pressés par le résident d’assister à ce bal officiel, nous nous promîmes tous de n’y point manquer. Les formes avec lesquelles s’exerce le pouvoir de la Hollande sur les trois principaux groupes des Moluques rappellent encore les péripéties variées de la conquête et l’établissement du monopole commercial de la compagnie. A Amboine, où s’était concentrée la culture du girofle, on ne rencontre que des chefs de district servant d’intermédiaires entre les employés néerlandais et les naturels. Dans les îles Banda, consacrées à la culture de la muscade et dépeuplées par la guerre, l’exploitation du sol est confiée aux convicts, transportés de Java. L’administration est tout entière entre les mains des fonctionnaires européens. A Ternate, à Batchian, à Tidor, où il suffisait de proscrire la production des épices, la compagnie s’était contentée de s’attribuer une certaine portion du territoire pour y élever ses comptoirs et ses forts : le régime du protectorat remplace encore aujourd’hui dans ces trois îles le système du gouvernement direct. Cette combinaison permet à la Hollande d’étendre son influence sur d’immenses territoires, sans grever son budget d’occupations onéreuses. Les sultans de Ternate, de Tidor, de Batchian, se disputent sa bienveillance et s’inclinent devant ses décrets. A chacun d’eux, elle accorde annuellement une sorte de liste civile, chétif tribut destiné à caresser leur orgueil et à les consoler de la perte de leur indépendance. C’est au nom de ces princes rivaux, dont elle a pris soin d’apaiser les sanglantes querelles, mais non d’éteindre les inimitiés, qu’elle règne sur l’archipel des Xulla, sur le nord de Célèbes, sur le groupe des Sanguir comme sur la grande île de Gillolo, et qu’elle fait respecter sa puissance jusque sur les côtes inexplorées de la Nouvelle-Guinée.

Entre les nombreux descendans qui entourent les trois sultans des Moluques, une dépêche mystérieuse confiée au résident de Ternate a déjà désigné ceux qui recueilleront un jour l’héritage paternel. Tel est le droit que s’est réservé le gouvernement des Pays-Bas. A la dynastie légitime appartient la couronne; à la Hollande, la faculté de choisir celui des princes du sang qui doit la porter. Sûre de diriger à son gré ces sultans qu’elle fait asseoir elle-même sur le trône, la Hollande a voulu leur laisser l’éclat extérieur et le prestige de la royauté. Loin d’affaiblir les ressorts des gouvernemens indigènes, elle a donc, sur tous les points de son immense empire, respecté et raffermi la seule puissance morale qu’elle eût à sa disposition. Ambassadeur autorisé à parler en maître, le résident de Ternate doit adoucir autant que possible, par d’adroits ménagemens et d’habiles égards, la rudesse de ses exigences. S’il veut accomplir avec succès sa mission, il faut que son langage ne trahisse jamais l’irritable impatience du proconsul; il faut, dans ces fantômes de rois, qu’il respecte l’heureuse fiction sur laquelle est basée l’organisation coloniale de l’archipel indien. Les fonctionnaires hollandais ont une dignité froide qui leur permet de flatter la vanité des princes indigènes, sans descendre eux-mêmes du haut rang que leur assignent leurs vastes pouvoirs. C’est surtout dans les cérémonies publiques qu’ils affectent de prendre au sérieux ces souverains dépossèdes, derrière lesquels s’abrite encore la domination étrangère. La tête à laquelle on nous avait conviés devait mettre en présence le résident et le sultan de Ternate. Nous saisîmes avec empressement l’occasion de voir à l’œuvre, de prendre pour ainsi dire sur le fait la diplomatie néerlandaise.

Avant de pénétrer dans les salons du résident, on pouvait deviner qu’un hôte auguste y était attendu. Sur la route qui, du quartier européen, se dirige, à travers le campong chinois et les cabanes malaises, vers le palais du sultan, des tiges de bambou formaient, en se courbant, une longue avenue tout ornée de fragiles arcades; la résine du dammer flamboyait de toutes parts, et jetait au milieu des ténèbres ses lueurs fantastiques et ses clartés bleuâtres. La maison qu’habite le résident se compose d’un simple rez-de-chaussée ; un large péristyle en couvre la façade. Ce portique étincelait du feu des bougies, protégées par des globes de verre contre le souffle capricieux de la brise. A huit heures, le tambour bat aux champs; les cymbales et les clarinettes retentissent. Précédé de ses gardes, qui portent encore l’antique panoplie des guerriers de Célèbes, le casque de fer et la cuirasse damasquinée, le sultan s’avançait dans une calèche découverte. Deux longues files de sujets enthousiastes traînaient au pas de course l’illustre représentant de la nationalité malaise. Parmi les femmes du sultan, il en est une que le gouvernement hollandais admet à partager avec son époux les honneurs du rang suprême. Compagne obligée du souverain de Ternate dans ces rares solennités, elle avait pris place à côté de lui. Les jeunes princesses suivaient le couple royal dans une seconde voiture. Dès que le tambour s’était fait entendre, le résident s’était empressé de franchir le seuil du vestibule. Il reçut le sultan dans ses bras. Le programme de ces effusions est tracé d’avance. Si le résident négligeait le plus minutieux détail d’une étiquette qui a traversé les siècles dans sa curieuse intégrité, le sultan ne manquerait pas le lendemain de s’en plaindre. Aux yeux du souverain de Ternate, cet oubli serait une violation de ses privilèges, une atteinte portée aux droits de sa couronne par celui qu’il appelle respectueusement son frère aîné. Le résident, grave et solennel, ainsi que l’exigeait son rôle, fit asseoir le sultan devant une table dressée au fond du salon. Sur cette table, un plat d’argent ciselé, merveilleux travail d’un autre âge, contenait les feuilles de bétel, la chaux et les noix d’arek qu’il est d’usage d’offrir aux princes indigènes en pareille occasion. Le sultan pouvait dédaigner cette offrande, mais il n’eût pu se dispenser de tremper ses lèvres dans la coupe remplie d’eau que le résident lui fit apporter. Il garda cette eau quelque temps dans sa bouche avant de la rejeter dans un vase d’argent que lui présenta un de ses serviteurs. Dans les temps barbares où fut institué ce cérémonial, le poison, non moins que le fer, avait plus d’une fois délivré les princes malais de leurs ennemis : on avait donc témoigné une confiance sans réserve à son hôte, quand on avait accepté de ses mains un breuvage trop souvent apprêté par la trahison.

Le sultan de Ternate entrait dans sa soixante-cinquième année. Sous un réseau de rides, sa figure, moins brune que ne l’est ordinairement celle des Malais, présentait cependant le type écrasé de cette race : — le nez aplati, les pommettes saillantes, les lèvres épaisses et ensanglantées de bétel. — La bienveillance du regard prêtait seule un certain charme à cet ensemble peu séduisant. On ne pouvait toutefois s’empêcher de sourire à la vue des bizarres oripeaux dont le sultan avait affublé sa personne. Un turban, monstrueux édifice enrichi de plumes et de pierreries, ceignait son front royal, qui semblait succomber sous tant de magnificence. Un habit de velours vert, d’où s’échappait un flot prétentieux de dentelles, chargeait de broderies fanées ses épaules déjà voûtées par l’âge; des bas de soie et une culotte de casimir blanc frissonnaient autour de ses jambes amaigries, semblables aux tiges bifurquées au pandanus. La sultane suivait d’assez près son époux dans le sentier de la vie. Sa physionomie dure et sèche faisait encore mieux, ressortir toute la bonhomie empreinte sur les traits du vieux souverain. Les jeunes princesses groupées autour de l’épouse légitime du sultan étaient vêtues comme elle d’une simple robe de mousseline blanche à laquelle l’œil jaloux d’une mère aurait pu désirer plus d’ampleur. Cette étoffe légère dessinait imprudemment, dans un salon inondé de lumière, des contours habitués aux clartés discrètes du datem. La saya péruvienne ne serre pas de plus près la taille élancée des femmes de Lima. Quelques-unes de ces jeunes filles ne manquaient ni de grâce ni de beauté. La pâleur cuivrée de leur teint s’alliait bien avec le long regard de ces grands yeux pensifs dont aucun éclair ne troublait la sombre et impassible sérénité. Leur longue chevelure noire leur eût servi de voile, si elles eussent voulu la laisser retomber jusqu’à terre.

Après s’être livré pendant quelques minutes à notre muette contemplation, le sultan se retira dans une autre chambre; mais il tarda peu à reparaître. Son front portait alors une couronne moins lourde, et ses souliers à boucles avaient fait place à des pantoufles de castor. L’étiquette exige que le résident ouvre le bal avec la sultane, et que le souverain malais offre à son tour sa main brune au gant de soie d’une dame européenne. La musique a donné le signal. Les jeunes princes de Ternate en uniforme d’officiers hollandais et la tête ceinte d’un turban de diverses couleurs, les princes rivaux de Tidor portant avec l’uniforme militaire le turban noir qui les distingue, les officiers de la garnison en grande tenue viennent se ranger sous le péristyle à la suite du sultan et du résident. Les dames s’arrêtent en face de leurs danseurs. La contredanse anglaise remplace à Ternate les quadrilles français. Le premier, le sultan parcourt avec sa danseuse cette longue galerie où la saya malaise se mêle aux volans de soie européens. Quelle légèreté, quelle souplesse dans le jarret a conservée ce vieux guerrier, blessé cependant à la jambe dans une des attaques que les Anglais dirigèrent, il y a quarante ans, contre Ternate! quelle délicatesse dans les jetés-battus dont il sait égayer la maussaderie des chassez-croisez officiels ! Les Malais, accourus de tous les points de l’île, se pressaient en foule devant la maison du résident pour assister au triomphe de leur maître et subir avec une joie naïve l’irrésistible empire de sa grâce et de sa majesté. Bientôt cependant à ce spectacle étrange succéda le coup d’œil d’un souper splendide. Une table de deux cents couverts était dressée sous un immense hangar tout éblouissant de bougies et de fleurs. Les danseurs quittèrent la salle de bal pour s’asseoir à ce riche banquet. Vers la fin du souper, ce fut le sultan de Ternate qui se chargea de porter la santé du gouverneur-général de Java : à l’un des princes de Tidor fut réservé le soin de porter celle du gouverneur des Moluques. Le résident, après avoir remercié au nom de son souverain, au nom du gouverneur-général, les sultans de Tidor et de Ternate, rappela dans un long discours tous les titres de ces illustres alliés à la bienveillance de la Hollande. Enfin, vers deux heures, le vieux souverain, accompagné de la sultane et suivi des princesses, reprit le chemin du dalem, les torches s’éteignirent, et nous regagnâmes la Bayonnaise.

Avant de se retirer, le sultan de Ternate avait exprimé au résident le désir de nous recevoir dans son palais, et, deux jours après la fête du roi des Pays-Bas, les portes du dalem s’ouvraient devant nous. La civilisation demi-européenne, demi-barbare des Moluques semblait se prêter complaisamment à nos études. Dans la cour extérieure, nous trouvâmes sous les armes la milice indigène et la garde d’honneur, composée de soldats européens, qui, placée par le gouvernement hollandais auprès du sultan, entoure constamment ce royal captif et surveille ses moindres démarches. L’architecture du datem offre un aspect monumental qu’est loin de présenter la modeste demeure du résident de Ternate. C’est au bas d’un double perron aux nombreux degrés de lave que nous attendait le vieux sultan. Cet escalier nous conduisit, au milieu des sauvages fanfares d’une musique militaire, jusqu’à l’entrée du vestibule. Nous traversâmes cette première pièce sans nous y arrêter, et fûmes introduits dans un vaste salon où de simples banquettes se trouvaient symétriquement rangées autour des murailles austères, dont aucun ornement n’égayait la nudité. Les princes de l’archipel indien ne connaissent point de distraction plus agréable à offrir à leurs hôtes que celle d’un spectacle dont eux-mêmes ne se lassent jamais. Ils les feront assister pendant des heures entières aux danses symboliques, aux graves pantomimes par lesquelles les femmes de leurs dalems, mêlant à des pas lentement cadencés un chant nasillard et monotone, essaient, dit-on, de retracer les fabuleux épisodes des âges héroïques de la Malaisie. De riches diadèmes, des ceintures d’or massif garnies de pierres précieuses, attestent souvent l’opulence du maître envié de ces bayadères. Le sultan de Ternate, dont le revenu le plus certain consiste dans la pension de 67,000 francs que lui paie annuellement le gouvernement hollandais, ne pouvait, dans l’entretien de son corps de ballet, égaler la somptuosité bien connue des régens de Java. Nous vîmes cependant apparaître douze danseuses vêtues de longues robes traînantes et coiffées d’un diadème bizarre. Un tambour aux sons étouffés, une musette aux aigres accens, réglaient la marche et les évolutions des mystiques prêtresses, dont les mains répandaient d’invisibles pavots sur nos paupières appesanties. Je ne sais quel parfum s’associait à cette musique étrange pour seconder l’accablante uniformité de ces gestes magnétiques et de ces attitudes mesmériennes. Pendant que ces danseuses passaient et repassaient sous nos yeux, nous sentions nos cœurs défaillir, nous éprouvions un singulier mélange de lassitude et de dégoût dans lequel se trahissait l’influence d’un charme surnaturel. Est-ce dans cet assoupissement invincible, dans cette prostration involontaire de la pensée, que réside pour les Malais l’attrait de ces maussades pantomimes? Recherchent-ils dans ce fastidieux spectacle les vagues sensations qu’ils savent rencontrer dans la lourde ivresse de l’opium? Nous jugeâmes inutile de questionner à ce propos le sultan ou les jeunes princes qui nous entouraient; mais il nous sembla que nous respirions plus à l’aise quand cette apparition funèbre glissa sans bruit hors de la salle et que nous vîmes les portes se refermer sur ces ombres échappées des antres du Ténare.

Heureusement, les successeurs de Magellan ont su trouver le chemin des Moluques, et la domination espagnole a laissé sa gracieuse empreinte à Ternate. A la lugubre cantilène des danseuses qui venaient de quitter la place succédèrent tout à coup les notes vives et enjouées d’un air qui eût sans doute éveillé mille échos et fait vibrer mille guitares sur les bords du Guadalquivir. Vingt enfans, âgés de huit ou dix ans à peine, s’élancèrent à cet appel au milieu du salon. Armés d’un sabre de bois, coiffés d’un feutre noir dont les trois cornes déployaient les longues soies et les ailes touffues des oiseaux de paradis, ces charmans négrillons portaient l’ancien costume des hidalgos espagnols. Un robuste adolescent conduisait cette bande agile. C’était la célèbre danse de l’épée transportée sous l’équateur. Le cliquetis des sabres, l’écho du parquet résonnant sous les pieds nus des danseurs, animaient ces passes rapides; on voyait les groupes brusquement rompus ou reformés se mêler et se séparer avec une dextérité singulière. Quelquefois cette armée de mirmidons se pressait autour de son capitaine et semblait lui jurer d’exterminer toutes les grues du Strymon; puis, après ce serment martial, elle développait soudain son front de bataille et courait vers les rangs ennemis ou se dispersait pour mieux atteindre les fuyards. Il y avait toute une épopée dans cette danse guerrière qui eût remué le cœur d’Achille et fait tressaillir Fernand Cortez. Les invasions qui laissent d’aussi joyeuses traces après elles sont à demi justifiées. Les conquérans du XVIe siècle nous apparurent en ce jour environnés de tous les poétiques souvenirs qui se mêlent encore à l’histoire de leurs combats chevaleresques et jettent un fantastique éclat sur la découverte du Nouveau-Monde.

Le thé qu’on vint servir interrompit ce curieux ballet, qui nous avait dédommagés du léthargique spectacle qui avait rempli les premières heures de la soirée ; mais ce plaisir inattendu ne répondait point complètement à l’espoir qui nous avait conduits chez le sultan de Ternate. Déjà il nous avait été donné d’entrevoir dans une autre fête les contours extérieurs de cette monarchie qui semble se mouvoir, régulière et docile, dans l’étroite enceinte d’un manège. Nous eussions voulu cette fois observer de plus près l’existence intime du dalem, savoir quelles distractions ou quels travaux occupent les longs loisirs de ces jeunes princes sevrés de la guerre, de ces jeunes filles sortant du tourbillon d’un bal pour rentrer dans le silence d’un cloître. Ces détails demeurèrent pour nous un mystère. Nous apprîmes cependant des officiers hollandais familiarisés par un long séjour dans les Indes avec les mœurs indigènes que la règle la plus sévère régnait dans le dalem, que les princesses, sans être assujetties à se voiler le visage comme les femmes de Smyrne ou de Constantinople, n’en subissaient pas moins l’inexorable contrainte des lois de Mahomet. Protégée par la réclusion la plus absolue, leur chasteté se trouve encore placée sous la garde de tous les sujets musulmans, dont le fanatisme n’hésiterait point à punir la moindre atteinte portée à l’honneur de leur prince.

Quand le thé et les rafraîchissemens eurent circulé autour île la salle, nous quittâmes le sultan pour ne plus le revoir. Notre attention jusqu’alors lui avait été exclusivement consacrée. Absorbés tout entiers dans la contemplation de ce vieux souverain, nous avions presque oublié de jeter les yeux sur son royaume. Ce ne fut qu’après cette nouvelle fête, qu’arrivés à Ternate depuis trois jours, nous songeâmes à parcourir une île qui méritait cependant moins d’indifférence. Le territoire de Ternate, habité par une population de sept mille âmes, est peu considérable. Les pentes adoucies du volcan entourent d’une ceinture de bosquets et de champs cultivés le sommet au double cratère qui s’élance brusquement vers le ciel. Du côté du nord-est, la montagne est entièrement dépouillée de végétation; de longs sillons noirâtres marquent encore la route qu’a suivie, en 1838, la lave incandescente. Du côté opposé et faisant face à l’île de Tidor, s’étend une longue allée plantée d’arbres que bordent les maisons de la ville européenne. En suivant cette avenue vers le nord, on traverse le marché où chaque soir, à la lueur des torches, les échoppes malaises étalent, avec le riz pimenté qu’enveloppent de larges feuilles de bananier, les divers produits de cette île féconde. C’est à la sortie du marché que le campong chinois déroule sa double rangée de boutiques et fait briller, dès que la nuit succède au jour, ses énormes lanternes de papier. Plus loin, le fort d’Orange développe parallèlement au rivage sa vaste enceinte rectangulaire, qui renferme les magasins et les logemens de la garnison. Au-delà du fort hollandais se déploie la ville malaise, dominée par le dalem du sultan et signalée par le toit à quatre étages de sa mosquée. Les rians enclos de cette cité paresseuse sont unis par des barrières de bambou. Une longue route sablée serpente entre ces jardins, et au-dessus des haies en fleurs les branches touffues des manguiers et des pamplemousses étendent comme de verts écrans leur ombre protectrice. Si vous dépassez le quartier malais, si vous continuez à suivre le rivage, vous rencontrerez bientôt de vastes terrains éclaircis par la flamme et envahis par les hautes herbes des jungles. C’est là que le cerf de la Malaisie erre en troupes nombreuses et qu’effrayé par les cris perçans des chasseurs, il tombe sous leurs coups avant d’avoir pu gagner la montagne ou le refuge des bois impénétrables.

Si, rentrant au contraire dans la ville européenne, vous dirigez vos pas vers le sud, de nouvelles avenues, bordées d’une végétation plus riche encore, vous conduiront aux fraîches retraites que se sont ménagées sur le bord de la mer les riches habitans de Ternate; mais quittez plutôt la terre ferme, qu’une pirogue vous fasse descendre en moins d’une heure le canal de Tidor, et vous dépose, à cinq milles de la ville, sur le rivage de Ternate. Saisissez cette échelle de bambou, franchissez sans hésiter la falaise, et, tournant le dos à la mer, admirez la magique perspective qui s’offre à vos regards. Une nappe d’eau que ne ride jamais le souffle de la brise s’étend à vos pieds : c’est l’enceinte escarpée d’un cratère éteint qui presse de sa berge verdoyante ce lac immobile. Rien au monde ne saurait donner une idée des sensations qu’éveille cet aspect imprévu. Ce profond bassin séparé du canal de Tidor par une digue de lave, les grands arbres qui se penchent au-dessus de ces flots sinistres, le silence qui plane sur cet Averne mystérieusement enfoui au sein de la montagne, l’absence d’horizon, l’air lourd et étouffé qu’on croit respirer en ces lieux, tout se réunit pour ébranler l’imagination et la préparer à l’apparition de quelque fantôme. On assure que les Portugais, quand ils occupaient l’île de Ternate, voulurent créer un port sur ce point où la nature n’avait creusé qu’un abîme : il suffisait de couper l’étroite barrière qui sépare le lac de la mer; mais les indigènes employés à ce travail refusèrent de le continuer : sous les pioches qu’ils enfonçaient dans le sol ils avaient cru voir jaillir du sang.

Il n’existe peut-être point sous le ciel un coin de terre qui puisse rassembler dans un espace aussi restreint autant de merveilleux paysages, autant de richesses naturelles que Ternate. Le cacaotier au tronc chargé de fruits, le cotonnier aux fleurs jaunes, le caféier ployant sous ses baies rouges, prospèrent sur ce sol volcanique à côté des litchis et des orangers de la Chine, des mangoustans et des durians de Java, à côté des arbres à épices. Cette fertilité n’est point le partage exclusif de Ternate. Les îles nombreuses qui composent l’archipel des Moluques offrent toutes un terrain également favorable à ces fructueuses cultures. Cependant, depuis l’abolition de la traite et l’émancipation graduelle des esclaves, il ne faut plus juger de l’importance des possessions asiatiques par l’étendue ou la fertilité du territoire; ces possessions n’ont de valeur que par le nombre de bras indigènes dont elles procurent à l’industrie européenne l’indispensable concours. Dans l’île de Java, la Hollande peut employer aux travaux de la campagne soixante-six habitans par kilomètre carré. Aussi cette île est-elle devenue l’objet constant de sa sollicitude, la clé de voûte de son édifice colonial. Les Moluques sont loin de présenter la même proportion entre la surface du sol et la population. Ces vastes territoires renferment à peine six habitans par kilomètre carré. Une population aussi clairsemée ne peut autoriser de bien grands projets. Les îles d’Amboine et de Banda, ces deux centres de production de l’archipel des Moluques, n’occupent plus elles-mêmes, dans les Indes néerlandaises, qu’un rang secondaire, depuis que la culture du girofle et de la muscade s’est naturalisée à Cayenne et à Bourbon.

A la vue de ces rades désertes, auxquelles le comptoir de Singapore A déjà enlevé, par la navigation interlope des prôs de Célèbes, le commerce de Céram et de la Nouvelle-Guinée, les partisans des franchises commerciales ont conseillé au gouvernement hollandais d’ouvrir les ports des Moluques aux pavillons des puissances étrangères. cette concession, peu importante en elle-même, aurait-elle pour effet de calmer, comme on l’assure, les impatientes obsessions de l’Angleterre? Nous n’oserions pas l’espérer. C’est l’approvisionnement du marché de Java et non celui de ces insignifiantes dépendances qu’ambitionnent les maîtres inquiets de l’Indoustan. Tant que la Hollande reculera devant ce suprême sacrifice, elle ne doit point se flatter de désarmer cette envieuse surveillance qui se plaît à jeter la déconsidération sur tous les actes de son gouvernement, et offre un appui empressé aux moindres résistances que son administration soulève. Dans la question des Moluques, la Hollande ne doit donc se laisser guider que par son propre intérêt et par celui de ses possessions coloniales. Quant aux déclamations des journaux de l’Inde et de Singapore, à l’irrégulière intervention de la diplomatie britannique, aux accusations si souvent dirigées contre la dureté des autorités hollandaises, le gouvernement des Pays-Bas n’y doit répondre que par une sollicitude plus active pour le bien-être de ses nombreux sujets, que par de sages mesures qui puissent consolider sa puissance morale et placer la sécurité de ses établissemens au-dessus des attaques passionnées de la presse anglaise. Les habitans de la Malaisie, comme ceux du Bengale, subissent sans murmure le joug étranger. La domination européenne, qui a effacé dans ces lointaines contrées les derniers vestiges de l’indépendance nationale, a sauvé les peuples de l’archipel indien des anarchiques dissensions qui les eussent ramenés à la barbarie. Imprévoyans et sensuels, les Malais n’ont ni l’élévation de pensée ni l’ardeur de bien-être qui distinguent les Européens : il existe chez eux un principe de quiétude et d’inertie qui explique leur attachement aux anciens usages et leur apathique soumission aux conditions dans lesquelles ils naissent. Ils n’auraient point songé à améliorer leur sort : la conquête étrangère s’est chargée de ce soin. Elle n’a pas sans doute apporté à ces peuples enfans les institutions libérales, qui n’eussent été pour eux qu’un funeste bienfait, incompatible avec le degré de civilisation auquel ils étaient parvenus; mais elle a substitué aux puérils et sanglans caprices de la tyrannie indigène une direction plus ferme et plus régulière. Jusque dans leurs exigences les plus rigoureuses, dans leur plus âpre exploitation du sol et des habitans, les Hollandais conservèrent du moins sur les princes qu’ils dépossédaient l’inappréciable avantage de la précision dans les vues et de la méthode dans les désirs. Par l’ascendant de leur médiation, ils protégèrent ces populations misérables contre l’avidité turbulente de leurs chefs; ils les protégèrent contre elles-mêmes par une police énergique et par l’influence moralisante du travail. Sectateurs fanatiques de la loi de Mahomet, les Malais n’ont guère adopté des préceptes de l’islamisme que certains rites extérieurs. Leur religion vague et superficielle n’impose aucun frein aux passions. Si l’amour du plaisir ou du pillage, si la soif de la vengeance s’éveille chez le Malais, il n’y a que la crainte du châtiment qui puisse l’arrêter; mais, dans l’emportement d’un penchant soudain, son intelligence obscurcie méconnaît aisément cette unique barrière, et n’hésite presque jamais à la franchir. Le travail vient dompter, par de salutaires fatigues et par les mille liens dont il entoure le cultivateur, ces dispositions versatiles et ces appétits sauvages. Les Hollandais ont le sens positif et pratique; leur politique froide ne s’égare point dans les voies de l’utopie. Nul gouvernement n’était mieux fait que celui des Pays-Bas pour ménager les instincts des peuples de la Malaisie, pour triompher avec habileté de leurs répugnances, pour exploiter sans brusquerie cette race endurante et facile à conduire, pourvu qu’on ne viole pas ses antiques coutumes. Les Hollandais, dans l’archipel indien, ont maintenu la constitution de la propriété telle qu’ils la trouvèrent établie. Héritier des souverains musulmans, leur gouvernement est le seul possesseur de la terre. Satisfait d’avoir su préserver ces vastes contrées des famines qui ont si souvent désolé l’Inde anglaise, il regarde comme légitimes les immenses bénéfices qu’il prélève sur le travail de seize millions de sujets, auxquels il assure un bien-être supérieur à celui dont jouissaient ces peuples résignés sous l’autorité de leurs anciens maîtres. Ce n’est point dans les Moluques, c’est à Java qu’il faut étudier le système de culture des colonies néerlandaises; c’est là qu’éblouis par les magnifiques résultats auxquels ont concouru l’industrie des Européens et le labeur des indigènes, on se sent disposé à amnistier la contrainte féconde qui a enfanté de tels prodiges. C’est dans les Moluques au contraire que l’on peut, bien mieux qu’à Java, admirer la sollicitude de l’administration néerlandaise pour l’avancement moral des populations. A Java, le gouvernement hollandais n’ose point tenter ce qu’il essaie d’accomplir à Amboine et sur d’autres points du grand archipel d’Asie. Il craint de froisser des croyances fanatiques et s’abstient soigneusement de toute propagande. La Hollande ne saurait oublier cependant que l’exercice de la puissance oblige. Il n’est aucune race sur la terre qui ne soit, dans une certaine mesure, perfectible, et si le respect pour les préjugés des populations peut être momentanément conseillé par une politique prudente, ce respect ne doit jamais tendre à maintenir dans une perpétuelle enfance des peuples auxquels la Providence n’a point accordé sans dessein le contact d’une civilisation plus avancée. Les efforts du gouvernement hollandais pour propager dans les Moluques la connaissance de l’Évangile et la morale chrétienne offrent donc un heureux contraste avec l’apparente indifférence que, sous ce rapport, la Hollande témoigne à Java. Ces efforts honorables ne donneront point seulement à l’armée des Indes de meilleurs et de plus fidèles soldats; ils serviront à justifier la métropole du reproche qui lui fut si souvent adressé par l’Angleterre de n’avoir eu en vue dans ses établissemens coloniaux que les intérêts d’une exploitation égoïste.

Pendant le cours de notre longue campagne, il devait nous être donné de retrouver dans l’île de Célèbes et dans l’île de Java la domination néerlandaise; mais ces ports hospitaliers des Moluques où nous avait accueillis une si gracieuse bienveillance, nous nous apprêtions à leur dire un éternel adieu. Tandis que, montés sur de gracieux poneys de Macassar et de Sandalwood, ou assis sous le toit de bambou d’un koro-koro malais, nous visitions les sites enchantés de Ternate, de livides éclairs commençaient à sillonner le ciel et nous annonçaient l’approche de la mousson. Le premier souffle orageux qui descendit des sommets de Gillolo nous trouva prêts à mettre sous voiles. Le 12 décembre, nous sortions de la rade au moment où le soleil touchait de son disque de feu le bord d’azur de l’océan. L’époque des calmes était passée. La mousson régulièrement établie roulait au-dessus de nos têtes les gros nuages floconneux des tropiques, et nous environnait de chaudes vapeurs qui se condensaient quelquefois en torrens de pluie. Trois jours après notre départ, nous avions doublé les îles de Gillolo et de Morty; la corvette se balançait sur les longues lames de l’Océan Pacifique. Il ne nous restait plus qu’à nous élever suffisamment dans l’est pour pouvoir, à l’aide des grandes brises de nord-est qui nous étaient promises, atteindre la chaîne des îles Bashis et cingler vent arrière vers les côtes du Céleste Empire.

Il existe dans le voisinage de l’équateur, entre l’espace livré aux vents alizés de l’hémisphère septentrional et les parages où règnent les vents généraux de l’autre hémisphère, une sorte de terrain neutre qu’occupent des brises variables et de fréquens orages. C’est sur la limite de cette zone que nous dûmes louvoyer pour nous soustraire aux courans qui auraient retardé notre marche. Pendant quinze jours, le soleil ne perça qu’à de rares intervalles les lourdes nuées aux épais contours et aux masses bleuâtres qui pesaient de toutes parts sur l’horizon. Le 21 décembre, nous pûmes remonter vers le nord et diriger notre route entre les îles Pelew et les Carolines. La Bayonnaise s’inclina de nouveau sous ces fortes brises qu’elle ne connaissait plus depuis deux mois, et bientôt les sommets des Bashis se montrèrent devant nous. Nous touchions au terme de notre long voyage. Quarante-huit heures après être entrée dans la mer de Chine, le 4 janvier 1848, la Bayonnaise laissait tomber l’ancre sur la rade de Macao.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la livraison du 1er septembre.
  2. Barringtonia speciosa.
  3. Bateau malais.