L’Éloquence parlementaire en France avant 1789
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 650-673).
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L'ELOQUENCE
POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE
EN FRANCE AVANT 1789

II.[1]
LES ORATEURS DES ÈTATS-GÉNÉRAUX DE 1483 A 1615.
PHILIPPE POT, L’HÔPITAL, DU VAIR, ROBERT MIRON.


I

Les états-généraux de 1483, convoqués au lendemain de la mort de Louis XI, couronnent avec une certaine grandeur l’histoire politique du moyen âge. Cette assemblée, l’une des plus imposantes que l’ancienne France ait connues, l’une des plus riches en talens, en convictions vigoureusement soutenues, la plus célèbre, peut-être, par la gravité des questions de principes qui y furent discutées, se réunit à Tours, le 15 janvier, dans la grande salle du palais de l’archevêché où s’étaient déjà tenus les états de 1468. La session, marquée d’incidens notables, dura trois mois ; tout le détail des résolutions prises et des discours entendus nous est fidèlement rapporté dans le volumineux journal du député de Rouen, Masselin, auditeur intelligent des harangues d’autrui et déterminé harangueur lui-même. C’est le plus ample document où l’on puisse étudier les ressorts cachés de ces assemblées, leur intime constitution ; c’est là qu’on voit à l’œuvre l’éloquence, et qu’on apprécie au juste l’action qu’elle exerce, la réalité des succès qu’elle obtient.

Louis XI en mourant laissait une mémoire détestée. Les trois ordres, tour à tour opprimés ou trompés par lui, sentaient médiocrement les mérites supérieurs et les solides résultats d’une politique égoïste en apparence, sans scrupules dans ses moyens, qui, tout en travaillant avec une persévérante habileté à la grandeur nationale, semblait n’avoir eu d’autre but que d’exagérer le pouvoir d’un seul homme. Avant d’obtenir la tardive justice de l’histoire, ce règne si utile à la France, méconnu dans ses bienfaits, mis en cause pour ses fautes seules, qualifié de « régime sinistre » à la tribune des états, soulevait une réprobation presque unanime. Masselin, esprit très politique, a fort bien noté et retracé les dispositions générales, l’humeur dominante de cette assemblée, les brusques mouvemens d’opinion et les courans d’influences contraires qui agitaient l’ardeur inexpérimentée de ces trois cents députés. Le parti qu’on pourrait appeler libéral formait la majorité ; l’historien caractérise d’un seul trait ces mandataires du peuple, récemment arrivés du fondée leurs bailliages avec l’impatiente vivacité de leurs espérances : « Ils avaient, dit-il, le cœur chaud et la parole libre, ferventis erant animi et liberi verbi. » Lui, Masselin, chef de la députation de Normandie, officiai de l’archevêque de Rouen, renommé dans toute la contrée pour sa parole nette et ferme, pour son savoir en finances, il figurait au premier rang des patriotes, ainsi que le Bourguignon Philippe Pot, seigneur de la Roche ; son opposition déclarée au despotisme le mit aussitôt en crédit : élu d’emblée président de son bureau, il prit, comme nous dirions, la spécialité des questions de budget. Les défenseurs de l’ancienne cour, secrètement encouragés par la nouvelle, étaient en minorité ; entre ces deux fractions très inégales louvoyait et intriguait un parti flottant, le groupe malfaisant des ambitieux, maligna cohors, comme l’appelle Masselin.

Dans le programme imposé par les cahiers aux délibérations des états, deux points d’une importance capitale primaient tout le reste : l’organisation du conseil de régence et le vote de l’impôt. Par qui seraient nommés les membres du conseil ? A qui appartenait le droit de les choisir ? Nommer ceux qui gouvernent, c’est être maître du gouvernement ; si donc on reconnaissait aux députés le droit d’instituer le conseil de régence, c’était la nation qui allait se gouverner elle-même durant l’interrègne. Cette controverse touchait au principe organique de la monarchie, à l’essence du pouvoir des états. Pour faciliter le travail, les députés s’étaient partagés en six bureaux ou commissions ; les grands débats et les votes décisifs étaient réservés à l’assemblée générale : dans les bureaux, comme dans l’assemblée, la discussion, sur ce premier point, fut longue et orageuse. Partisan décidé de la souveraineté des états, Masselin se disposait à la soutenir de sa parole, quand le seigneur de La Roche, s’emparant de l’estrade qui servait de tribune, emporta le vote par une improvisation d’une force et d’une véhémence extraordinaires. Nous voici, cette fois, en présence d’un véritable orateur ; nous entendons un vrai discours politique, nerveux, serré, substantiel, d’une composition toute moderne : rien n’y ressemble aux deux harangues ampoulées que Jean de Rély, député de Paris, chancelier de Notre-Dame, vint déclamer au début et à la clôture de la session ; ici, le style est franc comme la pensée ; point de scolastique, ni de pédantisme, point d’invocations à Dieu et aux saints ; le développement, logique et passionné, court au but avec une simplicité rapide et une croissante énergie. Pourquoi Masselin, excellent connaisseur, mais trop dédaigneux de notre langue, a-t-il commis la faute de traduire en latin un discours si français d’allure et d’accent, qui avait excité l’enthousiasme de l’assemblée ? Lorsque Jean de Rély publiait dans leur texte primitif ses deux sermons diffus et ennuyeux, pourquoi le chroniqueur des états n’a-t-il pas eu l’heureuse idée de conserver sous sa forme originale ce monument de la liberté et de l’éloquence de notre pays, manquant ainsi l’occasion de rendre à l’histoire de notre littérature un service signalé ? Malgré le voile jeté d’une main malavisée sur les hardiesses du fond et de l’expression, le relief de ce discours s’accuse avec vigueur : des qualités de premier ordre, sensibles encore aujourd’hui, attestent le talent et le caractère supérieurs de l’homme qui l’a prononcé.

La thèse de Philippe Pot s’appuie sur des axiomes démocratiques dont la hardiesse inattendue n’a point échappé au profond historien du tiers-état, Augustin Thierry. Selon l’orateur, la royauté est une fonction et non un patrimoine héréditaire, regnum dignitas est, non hœreditas ; dans le peuple réside la souveraineté ; il la délègue aux rois, mais pendant l’interrègne des minorités royales la souveraineté retourne à la nation et aux états, ses mandataires. Ce principe, gros de conséquences, le seigneur de La Roche prétend l’établir par le raisonnement et le confirmer par la tradition. « Comme l’histoire le déclare, et comme je l’ai appris de mes pères, dans l’origine le peuple souverain créa les rois par son suffrage, suffragio populi rerum domini reges fuisse creatos ; il éleva à l’empire les plus vertueux et les plus habiles. Dans le choix de ses gouvernans le peuple ne consultait que sa propre utilité. Le roi est fait pour le peuple, et non le peuple pour le roi. S’il en est parfois autrement, c’est que le prince, au lieu d’être un bon berger, est un loup qui mange son troupeau. N’avez-vous pas lu bien souvent que l’état est la chose du peuple, rem publicam rem populi esse ? Puisque l’état appartient au peuple, pourquoi celui-ci négligerait-il son bien ? Comment se fait-il que des courtisans osent attribuer au prince, qui n’existe en partie que par le peuple, la souveraineté que le peuple lui a confiée ? C’est ici le point capital et fondamental : qui écoutera vos plaintes, si vos droits ne sont pas reconnus ? Convenons donc, avant tout, mes seigneurs, que l’état est la chose du peuple, qu’il l’a confiée aux rois, et que ceux qui l’ont eue par force ou autrement, sans le consentement du peuple, sont réputés tyrans ou usurpateurs. Lorsque le roi ne peut gouverner par lui-même, la chose publique retourne au peuple, donateur de cette chose, hujus rei donatorem, qui la reprend à titre de maître, velut suam, d’autant plus que les maux causés par la vacance du gouvernement retombent toujours sur lui et sur lui seul. Pourquoi donc hésiter ? Pourquoi baisser les yeux et les tenir attachés à terre ? Pourquoi vous fatiguer à saisir de faibles branches et négliger le tronc de l’arbre ? Maintenant que vous siégez ensemble, vous balanceriez ! Rien n’acquiert de force, selon moi, qu’après la sanction des états ; aucune institution n’est légitime ni solide, si elle s’élève malgré les états ou sans leur consentement. Où donc est l’obstacle qui pourrait vous empêcher d’accomplir une œuvre excellente de laquelle dépend la ruine ou la prospérité de la nation ? Je n’en vois aucun si ce n’est votre faiblesse et la pusillanimité qui vous rend indignes de tenter une si noble entreprise. Courage ! illustres seigneurs, reprenez confiance en vous-mêmes et fermeté. Cette liberté des états que vos ancêtres ont défendue avec tant d’énergie, ne la laissez point affaiblir par mollesse ou indifférence. Ne vous montrez pas inférieurs à vos pères, ni moins bons citoyens ; que la postérité n’ait pas à vous condamner pour avoir fait de votre pouvoir un emploi funeste à l’état : au lieu de la gloire, qui doit être l’objet de vos travaux, prenez garde de n’emporter qu’un opprobre éternel. »

Quelle perte que celle du texte français de cette admirable harangue dont nous ne donnons ici qu’un assez court fragment ! Et qu’on ne croie pas que ce soit un morceau oratoire, composé à loisir et après coup par l’auteur du journal. La fidélité avec laquelle Masselin a traduit en latin les discours de Jean de Rély, dont nous avons le texte français, nous est ici un sûr garant : ajoutons que le talent facile, mais diffus, du chroniqueur, ne pouvait inventer un discours si évidemment supérieur aux harangues prononcées par lui-même et qu’il nous a conservées. Quel était donc ce député bourguignon qui traçait avec tant de vigueur, en plein moyen âge, à la tribune d’une assemblée politique, la théorie d’une royauté constitutionnelle ? Philippe Pot, seigneur de La Roche, avait quitté, comme l’historien Gomines, le service de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire pour celui de la France ; Louis XI le nomma sénéchal de Bourgogne en 1477. Admirateurs de son éloquence, ses contemporains disaient de lui ; « C’est la bouche de Cicéron, » Sous l’impression du discours que nous venons de citer ». les états décidèrent que dix députés seraient adjoints au conseil de régence provisoirement institué par les princes du sang ; le seigneur de La Roche fut l’un des dix. Né en 1428, il mourut en 149A, gouverneur de Bourgogne.

Peu de jours après l’éclatant succès de Philippe Pot, un vote unanime des six bureaux de l’assemblée chargea Masselin d’exprimer en séance publique l’opinion des états sur le dégrèvement de l’impôt permanent. Le député de Rouen prit trois fois la parole. Ses discours n’ont pas la sève et le montant de l’éloquence bourguignonne du seigneur de La Roche : nets, coulans, judicieux, ils sont un peu trop chargés de citations de l’Écriture ; l’homme d’église s’y reconnaît sous le financier. Deux qualités les distinguent : un sentiment vif des maux du peuple, une courageuse ardeur à combattre ces théoriciens du pouvoir absolu qui, certains de faire leur cour, disaient tout haut que les biens des sujets sont le domaine des rois. « Sire, chassez loin de vous ces détestables flatteurs, peste de vos états, corrupteurs de votre esprit et de votre âme ; n’en laissez pas un seul auprès de vous. Votre peuple est le véritable maître des biens qu’il possède ; on ne peut les lui enlever, en tout ou en partie, s’il n’y consent pas. Vivant sous une monarchie légitime, il est libre et non point esclave. Soyez le père et non le tyran de votre peuple. Épuisé par d’iniques impôts, il paie plus qu’il ne peut ; il tire de sa pauvreté et de sa souffrance jusqu’à son nécessaire pour vous le donner et vous le remettre. N’en croyez donc pas ceux qui vous disent que nous, ses mandataires, nous voulons vous rogner les ongles jusqu’au vif et vous compter les morceaux. » Cette éloquence modérée, interprète de fermes convictions, ne réussit pas moins que la véhémente parole de Philippe Pot : la taille fut réduite de cinq millions à quinze cent mille livres.

Beaucoup d’autres députés parlèrent avec verve sur les mêmes sujets ou sur des questions moins importantes ; les trois cents pages du journal se composent en majeure partie de l’analyse ou de la traduction de tous ces discours. Irritée de sa défaite, la minorité absolutiste s’emportait à des déclarations d’une singulière impudence. « Les sujets, disait-elle, sont-ils donc, aujourd’hui, devenus des maîtres ? Vous détruisez l’ancienne constitution et vous mettez à sa place une monarchie imaginaire. A quoi bon un roi, s’il ne peut réduire à l’obéissance les mécontens ? Nous connaissons le caractère des vilains. Si on ne les comprime pas, ils s’émancipent et deviennent insolens. La liberté n’est pas faite pour eux ; ils ne doivent connaître que la dépendance. La taille est le meilleur frein pour les contenir. » — « Étranges paroles, dit Masselin ; comment un cœur d’homme a-t-il pu concevoir et exprimer de telles pensées ! Un jour, les choses s’envenimèrent ; l’accord faillit se rompre entre la noblesse et le tiers-ordre au sujet de l’indemnité des députés. Il faut savoir que, même sous ce régime aristocratique, les fonctions de représentant n’étaient pas gratuites ; les électeurs, et non les élus, supportaient les frais de séjour et de déplacement. L’assemblée fixait la somme due à chaque députation ; les bailliages, les villes, les provinces payaient à leurs mandataires l’allocation votée ; il arrivait parfois que les électeurs retenaient l’argent, s’ils n’étaient pas contens des députés. Un représentant de la ville de Dijon, au XVIe siècle, Etienne Bernard, réclamant des échevins pour lui et ses collègues, après la clôture des états de la ligue, l’indemnité de 15 livres par jour, conforme au tarif adopté, n’obtint que cette réponse insuffisante : « On ne vous doit rien pour la belle besogne que vous avez faite. » Combien d’électeurs modernes, s’ils osaient et s’ils pouvaient, paieraient leurs députés, après la dissolution, en monnaie des échevins de Dijon !

L’indemnité se mesurait au rang et à la qualité des personnes. Il y avait des députés à vingt-cinq francs et des députés à six francs par jour. Vers le temps où nous sommes, la taxe généralement admise accordait 25 livres à un archevêque, 20 livres à un évêque, 15 livres à un abbé chef d’ordre, 12 livres à un abbé commendataire, 10 livres aux doyens et aux archidiacres, 7 livres 10 sols aux députés des sièges royaux, 5 ou 6 livres aux députés du plat pays. On reconnaît l’ancien régime aux différences de ces tarifs politiques. Les comptes de la ville d’Orléans, à la date de 1468, font mention d’une somme de 415 livres 10 sols dépensée par les députés de cette ville pour une session de vingt-huit jours, « non compris 14 livres 10 sols pour huit poinçons de vin clairet, fournis pour leur boiste, et 9 livres payées au voiturier par eau qui les avait menés d’Orléans à Tours et de Tours à Orléans par la rivière de Loire. » Tout était donc prévu et calculé dans l’indemnité, même la buvette. Par une bizarre répartition des charges, qui n’étonnera personne, ce n’était point chacun des trois ordres qui subvenait aux dépenses de ses représentans particuliers : le tiers à lui seul portait le fardeau de la représentation des états. Selon le mot du chancelier de France en 1483, il était « l’asne banal, ayant bon dos pour toute espèce de charge. » Ou si l’on veut emprunter une autre comparaison aux comédies politiques du même temps, « quand Église, Noblesse et Pauvreté faisoient la lessive en commun, on chargeoit le linge sur les épaules de Pauvreté, et, si elle se plaignoit, Église et Noblesse répliquoient : Je te commande en tout temps de te taire. » Cela parut trop fort à quelques députés du tiers, dans cette même session : le moment étant venu de voter l’indemnité qui s’élevait à 50,000 livres, ils demandèrent que la part afférente aux représentans de la noblesse et du clergé pesât sur les deux ordres privilégiés : un avocat de Troyes, maître Guillaume Huyart, soutint cette motion.

Là-dessus, un député noble, messire Philippe de Poitiers, chevalier, se lève furieux et, dans une sortie violente, s’emporte contre l’insolence de ces avocats « qui se croient les représentans du peuple et s’attribuent le patronage exclusif des intérêts du tiers-état. » Son discours est à lire, même aujourd’hui ; car il nous montré pendant combien de temps ont couvé dans les cœurs ces fermens de discorde sociale que notre siècle voit éclater. « Je voudrais bien, dit-il, que M. le préopinant, dominus proponens, m’apprît s’il pense que les ecclésiastiques et les nobles, qui sont membres de cette assemblée, n’ont procuré aucun soulagement au peuple, et s’il s’imagine que ses services et ceux des députés du tiers ont plus profité à celui-ci que les travaux du clergé et de la noblesse. Qui donc a déclaré les misères du pauvre peuple et défendu sa cause ? Le clergé. Quels hommes, après le peuple, pâtissent le plus des souffrances du peuple et doivent s’attacher plus étroitement à ses intérêts ? Je l’affirme en toute conscience, ce sont les ecclésiastiques et les nobles, dont l’aisance et la fortune dépendent entièrement de celle du peuple et qui ont pour le peuple bien plus d’affection que les avocats et les gens de justice. Même quand le peuple est misérable, les avocats continuent de s’enrichir. Pourquoi donc ces avocats s’arrogent-ils le titre de défenseurs du peuple ? Il semble, à les entendre, que les ecclésiastiques ne s’occupent que d’affaires d’église, les nobles, que de questions militaires, et qu’eux seuls songent à la nation, afin que sa reconnaissance et son argent récompensent leur dévoûment. Si vous en croyez l’avocat, les parties supérieures du corps politique seront bientôt esclaves et tributaires des autres, ce qui bouleversera l’économie du corps social. Souhaiter cette désunion, je le jure, c’est le désir d’une âme qui n’est que folle ou perverse. Ordonnez donc que le peuple paie, et ne l’ordonnez qu’à lui. Aussi bien, les nobles ne vous obéiraient pas ; pour défendre l’état, ils ont appris à donner, non de l’argent, mais des coups de lance. » La proposition des députés du tiers fut repoussée ; l’usage prévalut, et, comme l’exigeait si cavalièrement le défenseur des privilèges de la noblesse, le peuple paya.

En votant la taille réduite à 1,500,000 livres, les trois ordres avaient formellement stipulé qu’elle ne serait exigible que pendant deux ans : passé ce terme, la nation devait être consultée de nouveau. C’était poser le principe de la périodicité des états et jeter les fondemens d’un régime constitutionnel. Assailli de réclamations, étourdi de plaintes et d’exigences, le gouvernement accepta cette clause onéreuse ; mais quand il vit tomber peu à peu l’ardeur des députés, la première ivresse de liberté et d’opposition se dissiper, la discorde, la fatigue, le désir du retour gagner les plus fougueux et amollir les résistances, usant d’une supercherie dont l’ancienne politique était coutumière, il supprima dans la séance finale les stipulations gênantes, et déclara l’impôt voté sans conditions.

Vaincue et dupe sur un point de telle importance, l’assemblée ne se résigna qu’en protestant contre cette trahison. « La salle entière frémissait, dit Masselin, un mouvement d’indignation courut sur presque tous les bancs et couvrit la voix du chancelier. » Il y eut même, pour parler en style moderne, une explosion à l’extrême gauche : un théologien, chaud partisan du peuple, plebis fervens et andax zelator, s’échappa en invectives dont ses voisins durent contenir la violence. « Oui, nous sommes joués, s’écria-t-il, et depuis qu’on a obtenu notre consentement pour la levée des deniers, tout le reste a été méprisé et foulé aux pieds. On n’a tenu compte ni des demandes inscrites dans nos cahiers, ni de nos résolutions définitives et des limites que nous avons fixées. Malédiction de Dieu, exécration des hommes sur ceux dont les complots et les intrigues ont causé ces malheurs ! N’ont-ils pas de conscience de nous prendre notre bien malgré nous et contre une convention solennelle ! Dites, larrons de l’état, détestables agens du despotisme, est-ce là le moyen de faire prospérer la nation ? Je vous parle au nom de Dieu : non-seulement vous tous, coupables et complices, mais vos amis qui ont prêté les mains à la consommation de ce forfait, vous êtes tenus à restitution. » Cet honnête homme d’église, aussi naïf qu’impétueux dans ses étonnemens, était de ce tempérament politique qui a produit au XVIIIe siècle l’opposition tenace et exaltée du jansénisme. N’est-ce pas pour nous un curieux sujet d’observation que cet esprit d’indépendance, déjà si vif, et en même temps si éclairé et si ferme, chez les orateurs du tiers-état ! N’est-il pas intéressant de constater, par des preuves irrécusables, la variété des talens et des opinions qui se produisaient dans nos anciennes assemblées, l’importance des questions traitées, la chaleur des débats, l’audace des idées de réforme. qui se déclaraient à la tribune ? Surpris et inquiets, les partisans du pouvoir sans contrôle ne s’y reconnaissaient plus : « Les têtes, disaient-ils, sont tournées à l’utopie. » On sait les causes qui, peu d’années après, ont surexcité cette ardeur et propagé, dans la seconde moitié du XVIe siècle, une agitation nouvelle que l’influence et l’éloquence des états-généraux ont été appelées, comme toujours, à dominer.

II

Près de quatre-vingts ans d’intervalle séparent les états tenus à Tours, sous Charles VIII, des états tenus à Orléans, sous Charles IX. Pendant ce silence de la nation, à peine interrompu par les deux assemblées peu importantes de 1506 et de 1557, la face du monde a changé ; la renaissance et la réforme, renouvelant les arts et la pensée, ont clos le moyen âge et ouvert les temps modernes. Avec les états-généraux de 1560, au lendemain de la conjuration d’Amboise, à la veille des massacres de Vassy, commence la période des guerres de religion : le feu intérieur qui depuis trente ans couvait en France éclata d’abord dans les élections générales.

Des opposans, animés d’une sombre énergie, se présentèrent devant les électeurs, et là, avec une audace et une âpreté que le moyen âge n’avait pas connues, dénoncèrent le trouble universel des âmes, l’insurrection des consciences, la profonde corruption des mœurs publiques, « les dix plaies d’Égypte » dont le royaume était accablé. Ces harangues, prononcées sur les places, dans les prévôtés et les « maisons de ville, » résonnaient, dit un historien, comme des coups de tocsin. A Blois, le protestant Jean Bazin, procureur du roi, acclamé par quinze cents électeurs, faillit payer de sa tête ce triomphe oratoire ; une prompte fuite le déroba à la vengeance des Guises. A Angers, un autre protestant, François Grimaudet, avocat du roi, fit au peuple un discours que la Sorbonne censura et que nous possédons : c’est un exposé complet de la situation morale et politique de la France. L’orateur passe en revue tous les ordres de l’état, flagellant d’une main rude les scandales, et comparant à l’effronterie des grands coupables impunis la patience des petits, « qui sont sans macule, » et qu’on opprime. « Qu’est-ce que le tiers-état ? disait-il. Si l’on considère les services rendus, c’est lui qui est tout et qui fait tout. C’est lui qui soutient les guerres ; en temps de paix, il entretient le roy, laboure la terre, fournit de toutes choses nécessaires à la vie de l’homme. Et pour prix de son travail, qu’obtient-il ? D’estre taillé, pressuré, molesté. Le pauvre peuple est comme la brebis qui tend le dos pendant qu’on lui oste la laine : il est tant foullé qu’il en est tout courbe… En regard de ces pauvres gens qui vendent leur vache, leur porc, leur lait pour acquitter les taxes, gabelles et subsides, qui ne mangent que du pain et ne boivent que de ’eau, voyez l’estat des prestres, des abbés, et des moines ! Ils vivent en délices le jour et la nuict ; ils sont lubriques, paillards, simoniaques, vestus de pourfilures et broderies, testonnés, épongés et parfumés, semblables à des amoureux, à des prestres de Vénus et non de Jésus-Christ, traînant après eux escuyers, palefreniers, laquais, rufiens, maistres d’hostel, courtisannes pompeuses et triomphantes, meutes de chiens de chasse et de vénerie, oiseaux de volerie, nombre de grands chevaux et autres infinis bagages… Considérez maintenant l’estat des nobles, ducs, barons, chevaliers et autres magnifiques seigneurs. Avortons dégénérés de leurs pères, aussi débonnaires envers l’ennemi, aussi peureux de l’offenser qu’on les voit terribles à battre et outrager le bonhomme au village, ils sont magnanimes comme Hercule pour faire violences infinies aux pauvres gens, pour voler le bien du marchand, et ne bougent de leurs maisons quand la nécessité des guerres les appelle sur les champs de bataille… Et vous, juges ? Votre justice est une boutique ; vous estes les sangsues, les bouchers, les harpyes et les griffons du peuple ; vous vous engraissez de sa substance. » Sans doute, rien n’était bien nouveau ni dans le fond ni dans la forme de ces diatribes : les comédies, les satires, les sermons du XVe et du XVIe siècle abondent en expressions aussi fortes, en accusations aussi violentes. La nouveauté, en 1560, l’audace périlleuse était de dire cela tout haut, non dans un livre peu lu, dans quelque poésie moqueuse et frivole, aussitôt oubliée, mais au grand jour, devant le peuple assemblé, en présence des factions impatientes et des sectes implacables ; c’était d’agiter ces torches de haine et de discorde au moment où le fanatisme allumait un vaste incendie.

Les états furent moins agités que ne semblait le présager la turbulence des élections. L’honneur de cette sagesse revient pour une bonne part à la politique tolérante que le chancelier de L’Hôpital fit prévaloir à la cour et qu’il soutint de sa parole en pleine assemblée. Nous avons les harangues prononcées par le chancelier en 1560 et 1561 : on y peut voir le double progrès qui s’accomplissait alors, sous l’influence d’un esprit nouveau, dans la raison publique et dans le goût littéraire de notre pays. Ces discours sont absolument dégagés des formes pédantesques ; la suite logique des idées ! et des faits, comme dans les harangues de Démosthène, y tient lieu de divisions artificielles. Souvent familier, mais toujours digne, le style respire l’honnêteté et tire sa force du bon sens. Sa noblesse lui vient des sentimens généreux qu’il exprime et des hautes pensées dont il est l’interprète. L’homme qui, le premier en France, dans le gouvernement de l’opinion, conçut l’idée de la grande politique, eut aussi le sentiment de la grande éloquence.

Placé entre la royauté discréditée et la nation divisée contre elle-même, l’Hôpital ne cherche pas, comme le tribun Grimaudet, ce qui irrite et désunit, mais ce qui apaise et réconcilie. Son loyal dessein est de raffermir la concorde en établissant sur une base solide des principes supérieurs à toutes les dissidences. Au roi il conseille de maintenir le tradition des assemblées nationales ; il invite les sujets à réprimer l’humeur ambitieuse et mécontente qui, agitant toutes les classes, met le royaume en confusion. Il oppose au débordement du fanatisme sa belle conception de l’état laïque, indépendant des religions, impartial entre les croyances, et cette distinction, si neuve alors et si hardie, du chrétien et du citoyen. « Il ne s’agit pas de régler la foy, mais de régler l’estat ; plusieurs peuvent estre citoyens, qui ne sont pas chrétiens ; mesme l’excommunié ne laisse pas d’estre citoyen. » Tout l’esprit de nos modernes constitutions est là. Que faut-il pour que les religions diverses vivent en paix ? Il faut qu’elles obéissent à la loi du prince et se tolèrent réciproquement. « Ne voyons-nous pas des familles dont les membres catholiques aiment ceux de la religion nouvelle ? Comme citoyens d’un mesme pays, nous formons une seule et vaste famille. »

De telles paroles suffisent à la gloire des états de 1560. Cette assemblée entendit d’autres discours ; mais ils sont écrits dans l’ancien goût et ne nous offrent ni des traits bien saillans, ni des pensées neuves et fortes, ni des informations dignes d’être recueillies. Même observation sur les états de 1576 et sur ceux de 1588, si intéressans, d’ailleurs, par la gravité des circonstances et par le déchaînement des passions ; aucun orateur ne s’y produit qu’on puisse comparer à L’Hôpital ou au seigneur de La Roche. C’est tout au plus si de ce fond de banalités oratoires sortent et se détachent deux harangues qui méritent quelque attention : l’une, datée de 1576, est du roi Henri III ; l’autre, prononcée en 1588, est d’un orateur du tiers-ordre, Etienne Bernard, député de Dijon.

Lorsque, le 6 décembre 1576, Henri III ouvrit en personne les premiers états de Blois, avec une magnificence dont témoignent de nombreuses descriptions, ce prince, qui devait tomber si bas dans le mépris de ses sujets, ne s’était pas encore déshonoré par l’hypocrisie sanglante et débauchée de la fin de son règne. Sa jeunesse, sa bonne grâce, le souvenir récent de ses faits d’armes, les espérances qu’il n’avait pas eu le temps de démentir, soutenaient chez lui le prestige royal. Aussi, en l’entendant prononcer d’une voix ferme et vibrante, avec un accent de sincère émotion, le discours aisé, naturel, élégant et pathétique, qu’il avait Composé lui-même et qui était l’image de son esprit séduisant, l’assemblée ne put retenir un cri de surprise et d’admiration ; elle se leva dans un transport naïvement constaté par les Mémoires du temps ; un orateur venait de se révéler sur le trône de France. Énumérant les souffrances du peuple, les dangers de l’état, le roi déclarait qu’il aimerait mieux perdre la vie à la fleur de son âge, que de rester spectateur impuissant de la désolation du royaume ; il suppliait les députés d’oublier leurs divisions et de s’unir à lui dans un commun effort pour le salut de la patrie. « Rien, disait-il, ne m’a pénétré si avant dans le cœur que les oppressions et les misères de mes pauvres sujets, la compassion desquels m’a souvent ému à prier Dieu de me faire la grâce de les délivrer de leurs maux ou de terminer, en cette fleur de mon âge, mon règne et ma vie, avec la réputation qui convient à un prince descendu, par une longue succession, de tant de rois magnanimes, plutôt que de me laisser envieillir au milieu des calamités démon peuple, sans y remédier, et que mon règne fût en la mémoire de la postérité marqué comme un exemple de règne malheureux. Je vous prie et conjure, par la foi et loyauté que vous me devez, par l’affection que vous me portez, par l’amour et la charité que vous avez envers votre patrie, au nom de votre salut, de celui de vos femmes, de vos enfans, de votre postérité, laissant toutes les passions arrière, veuillez tous, en cette assemblée, de cœur et de volonté unis, mettre avec moi la main à l’œuvre et m’aider à rétablir le royaume dans sa bonne santé et vigueur ancienne. » A cet appel, l’assemblée répondit par d’unanimes protestations de fidélité et de dévoûment ; ce fut le plus beau moment de ce triste règne : l’éloquence du monarque l’avait un instant transfiguré aux regards de ses sujets.

C’est peu de jours après l’assassinat du duc de Guise et l’enlèvement de cinq députés, saisis par un coup de force en pleine séance, qu’Etienne Bernard porta la parole, devant le roi, au nom du tiers-ordre. La terreur avait dissous les états. Impatiens de fuir ces lieux funestes, tremblant pour leur pays et pour eux-mêmes, les députés se réunirent une dernière fois sous l’impression de ces lugubres scènes et de ce tragique dénoûment : chacun des trois ordres remit à son tour le cahier de ses doléances. Dans la consternation universelle, l’orateur du tiers se signala par la dignité de son attitude. Tout en gardant le silence sur les événemens récens, il fit entendre à la conscience du prince des vérités pénibles : son discours mesuré, mais net et franc d’expression, releva les courages abattus et sauva l’honneur des derniers instans de l’assemblée. « Non, sire, dit-il, nous ne sommes pas des factieux, ni des rebelles ; nous publions haut et clair notre attachement à votre pouvoir, mais nos remontrances, pour être profitables au public et à votre service, ne doivent pas être fardées ou déguisées de quelque langage affecté. Vos sujets veulent et entendent les faire simples, libres et justes, sachant que les anciens avaient accoutumé de peindre la vérité toute nue, pour montrer qu’elle vouloit être ouïe, vue et connue à découvert, sans voile, fard, ni ornement quelconque. Cela est surtout à propos, quand on s’adresse à un roi, quand c’est tout un peuple qui parle, et qu’il y va du salut commun. » Après ce fier exorde, l’orateur mettait à nu, selon sa promesse, les plaies du royaume et les vices du gouvernement, a Vos officiers, sire, vos soldats, vos gens de finance, comme furieux et vrais parricides, ont déchiré, meurtri, violé et saccagé cette France, notre mère commune, avec une hostilité si barbare que la plupart des terres sont sans culture, les lieux fertiles déserts, les maisons vuides, tout le plat pays dépeuplé, toutes choses réduites en un désordre épouvantable. Et l’on parle d’imposer de nouvelles charges ! Et sur qui ? Sur un pauvre passant, détroussé et mis en chemise ; car c’est ainsi qu’il faut représenter l’état de votre peuple. Il est temps de mettre un terme à ces désordres dont la clameur monte jusqu’au ciel. Autrement, la simplicité et crainte de vos sujets se tournera en audace et vengeance, et la nécessité les portera au désespoir. Sire, l’amour du peuple est le fondement du royaume et la sûreté de votre sceptre. » Voilà comment l’ancienne liberté parlait en face à la royauté coupable, au lendemain d’un guet-apens royal et d’un coup d’état.

Un jour vint, en 1593, où la France, aveuglée et pervertie, travaillée de complots et d’intrigues, fut sur le point de se livrer à l’Espagne et de se jeter dans les bras de l’Inquisition. Il était impossible que cette criminelle folie se consommât sans provoquer, même sous la menace des poignards de la ligue, la révolte des âmes restées fidèles à l’honneur français. Le 20 juin, une décision des états, payant l’or de Philippe II, donnait la couronne à l’infante et à son futur époux. Indignés de cette trahison, les députés de Paris, du Vair en tête, quittèrent la salle et coururent dénoncer le vote de forfaiture au patriotisme du parlement. Toutes les chambres se réunirent pour en délibérer. Jamais question plus grave n’avait été soumise à une assemblée, puisque l’existence même de la nation était en jeu. Une sorte d’accablement produit par la gravité du débat tenait les esprits irrésolus : le conseiller du Vair, au milieu de l’hésitation générale, n’écouta que son cœur de citoyen et brava les périls de la parole. On peut dire que ce jour-là, dans cette discussion solennelle, comparable aux plus célèbres journées oratoires de l’antiquité, notre éloquence politique, égalant la grandeur du sujet, rivalisa avec les plus belles inspirations de l’éloquence grecque ou romaine.

S’autorisant de son titre de député pour intervenir dans le conflit des états et du parlement, l’orateur retraça d’abord avec une nerveuse précision les desseins profonds et les lointains cheminemens de la politique espagnole, cette habile captation de la volonté d’un peuple, cette mainmise insidieuse pratiquée sur son indépendance, tant de ressorts, sacrés et profanes, obéissant à une impulsion cachée et servant la même ambition, les prétextes les plus spécieux couvrant la perversité des moyens, l’église complice de l’émeute et de l’assassinat, les prédicateurs et les pamphlétaires soudoyés, toute cette vaste conspiration savamment ourdie, soutenue avec ténacité, touchant enfin à la victoire et se démasquant parle scandale de son succès, a Quelle pitié, messieurs, que nous ayons vu, ces jours passés, seize coquins de la ville de Paris faire vente au roy d’Espagne de la couronne de France, luy en donner l’investiture et lui en prester le premier hommage ! » Quand ce résumé des menées espagnoles a frappé les esprits, quand l’orateur les a conduits jusqu’au bord de l’abîme où la monarchie va sombrer, il s’adresse avec autant d’à-propos que d’énergie aux plus chers intérêts de ceux qui l’écoutent : il leur montre leur honneur perdu, par une indifférence qui sera taxée de complicité ou de lâcheté, leurs dignités, leurs fortunes, leurs vies même compromises ou menacées par le triomphe insolent de la faction d’Espagne, le parlement accablé sous les ruines de l’antique constitution du royaume. N’est-il pas temps de résister ? Qu’attendent-ils pour donner aux gens de bien le signal et l’encouragement de leur vertueuse résolution ? Souffriront-ils donc que tant de forfaits s’achèvent et qu’une poignée de misérables trafiquent de la couronne de France et de la nation française ? « Voilà, messieurs, l’estat où sont les affaires. Je voy vos visages pallir, et un murmure plein d’estonnement se lever parmi vous et non sans cause, car jamais il ne s’oüyt dire que si effrontément on se jouast de la fortune d’un si grand et si puissant royaume, si impudemment on mist vos vies et vos biens, vostre honneur, vostre liberté à l’enchère, comme on faict aujourd’huy. Et en quel lieu ? Au cœur de la France, au conspect des lois, à la veüe de ce sénat : afin que vous ne soyez pas seulement participans, mais coulpables de toutes les calamités qu’on ourdit à la France. Resveillez-vous donc, messieurs, et desployez aujourd’huy l’autorité des lois dont vous estes gardiens, car si ce mal peut recevoir quelque remède, vous seuls l’y pouvez apporter. Quand nous aurions oublié qui nous sommes, quand les vestemens que nous portons, les tapis sur lesquels nous siégeons ne nous rappelleroient point que nous sommes les dépositaires des lois et des droits de la couronne, si est-ce que le langage que nous parlons doit nous faire souvenir que nous sommes François. »

Encore une fois, n’est-ce pas là de l’éloquence ? Les qualités de la belle et forte prose oratoire ne brillent-elles pas, de toute évidence, dans ce discours de 1593 ? Presque partout la langue est à son point de maturité ; une forme nette et précise revêt une pensée juste et vigoureuse. Et ces qualités ne sont pas une exception ; nous les retrouvons aussi frappantes, aussi soutenues, dans d’autres harangues politiques du même orateur et du même temps. Du Vair parla, avec un égal talent, avec un pareil succès, en des circonstances et des situations très diverses : au parlement, en 1588, après la journée des barricades ; à l’Hôtel de Ville, en 1590, comme député de Paris, pour s’opposer à l’entrée d’une garnison étrangère ; plus tard enfin, en 1597, à Marseille, à Aix, au parlement de Provence, où Henri IV l’avait envoyé pour éteindre les derniers feux de la guerre civile. Citons seulement un passage de sa Défense de la loi salique, écrite sous forme oratoire, et publiée à l’ouverture des états de la Ligue, en réponse aux attaques de la Sorbonne et des universités espagnoles : il y préludait à l’admirable discours de 1593. « Qui nous eust demandé, il y a vingt ans, ce qu’on pourroit appeler la ruine de l’estat de France, nous eussions répondu que ce seroit d’estre soubmis à l’estranger. La passion qui nous aveugle fait que nous ne pouvons nous imaginer aujourd’huy quelles désolations apportent ces changemens. Nous sommes tellement ruinés et misérables que tout le monde, excepté nous, a pitié de nous… On nous propose le roy d’Espagne ! Si l’on nous eust proposé cela autrefois, lorsque nous avions quelque amour de notre patrie et l’affection que nous devons au nom françois, le cœur nous eust aussitost bondy. Et comme la nature, sans autre advertissement, abhorre ce qui lui est contraire et mortel, nous eussions, sans en vouloir davantage discourir, à ce seul nom d’espagnol, rejeté une telle proposition et vomy dessus nostre colère. » Nous le demandons de nouveau : cette prose est-elle indigne de figurer dans nos histoires littéraires à côté des beaux vers qu’un même sentiment national, ennemi de la ligue et de l’Espagne, inspirait alors à nos poètes ? Pourquoi donc négliger ces monumens de notre ancien génie politique, et lorsque tant de pages sont consacrées à d’insipides versificateurs ou à d’ennuyeux sermonnaires, pourquoi refuser un chapitre aux orateurs des états-généraux ?

Bien qu’ils portent la marque, toute personnelle, d’un esprit original et supérieur, les discours politiques d’Henri IV ont plus d’un trait commun avec les harangues des états-généraux, et cette ressemblance est un de leurs éminens caractères. Ces discours, comme ceux de L’Hôpital et de du Vair, respirent un profond amour du peuple et de la patrie ; ils invoquent et défendent les principes d’humanité, de justice, de mutuelle tolérance proclamés par les meilleurs esprits du XVIe siècle : plus heureux que ses devanciers, Henri IV ne se contente pas d’affirmer ces principes ; il les traduit en actes, et les convertit en lois. Nous avons entendu à la tribune de nos assemblées, dans la fureur des guerres de religion, l’éloquente protestation du droit luttant contre la force, et réduit à sa noble impuissance ; nous entendons ici l’éloquence du droit armé de la force et sanctionné par l’autorité du fait accompli. Voilà par où Henri IV orateur peut se comparer aux orateurs des états ; tout le reste, dans ces harangues bien connues, bien souvent citées, n’appartient qu’à lui et reflète la grandeur familière, la grâce souveraine de ce merveilleux génie, si ondoyant et si divers, d’une trempe si fine, si ferme et si souple, où tant de nuances et de contrastes, tant de qualités naturelles ou acquises venaient se mêler et s’assortir. Notre ancienne éloquence politique avait touché à la fin du XVIe siècle son point culminant : les ardentes controverses des états-généraux de 1614 lui fournirent une dernière occasion ; mais, malgré la violence des récriminations échangées, malgré le nombre et l’étendue des harangues prononcées, la parole, cette fois, ne s’éleva pas à la hauteur où l’avaient portée le vainqueur de la Ligue et le défenseur de la loi salique. Il y a plus de passion que de vrai talent dans les discours qui remplissent les procès-verbaux de ces états.

Deux querelles célèbres résument l’histoire de la session de 1614, l’une, qui met aux prises l’ultramontanisme du clergé et le gallicanisme du tiers-ordre ; l’autre, qui venge la juste fierté de ce même tiers outragé par les insolens mépris de la noblesse. Dans l’un et l’autre combat, le tiers est seul contre l’union des ordres aristocratiques : la noblesse appuie les doctrines du clergé, et le clergé soutient les prétentions de l’esprit de caste. Déjà s’annonce l’irréparable scission qui doit se consommer en 1789. Avant de clore cette longue étude, considérons un instant la dernière manifestation de la liberté des états : il ne saurait être sans intérêt de noter ce que le fond des cœurs recelait de désaccords invétérés et d’animosités séculaires au moment où le régime du silence absolu allait commencer.

Sous l’impression des souvenirs de la ligue et de l’attentat de Ravaillac, un sentiment d’une rare énergie s’était prononcé dans les réunions électorales. Presque tous les cahiers, par un vœu formel et spécial, réclamaient une loi qui protégeât contre les foudres spirituelles l’inviolabilité de la couronne, et la poitrine des rois contre les poignards sacrés. Quand la députation de Paris, dans la chambre du tiers, fit lecture de l’article ordonnant à tout régent et prédicateur d’enseigner comme une doctrine fondamentale l’indépendance du pouvoir civil et de désavouer la doctrine contraire, les représentans des provinces déclarèrent, à la presque unanimité, que leurs cahiers contenaient un article semblable. Sans mot d’ordre ni concert préalable, sous l’empire des mêmes craintes et des mêmes antipathies, une protestation spontanée contre les empiétemens de l’ultramontanisme était sortie des profondeurs du sentiment national. À cette ardeur gallicane le clergé répondit par une agitation pleine de colère. La chambre ecclésiastique affecta de voir dans les mesures réclamées une menace de schisme, et d’y reconnaître une suggestion calviniste. Décidée aux résolutions extrêmes pour étouffer ce qu’elle appelait une révolte, elle usa d’abord de ménagemens et tenta d’obtenir par la persuasion le retrait des projets et le désaveu des maximes. Ses plus habiles orateurs, l’onctueux évêque de Montpellier, Fenouillet, et le savant cardinal Duperron, vinrent haranguer, en grand appareil, avec une escorte de quatre-vingts prélats et seigneurs dans la salle du tiers-état.

Fenouillet parla le premier. Flattant la passion royaliste des députés, il maudit les doctrines et les attentats régicides : d’un style ardent et coloré, que relevait un débit pathétique, il peignit la terre de France « empourprée d’un sang précieux, qui conjurait les François éplorés de sauver les jours de leurs princes. » Les rois, s’écria-t-il, « sont les âmes tutélaires du monde, les images et les statues vivantes de Dieu. Oui, je me joins à vous, messieurs, pour demander que leur tête soit inviolable et sacrée. Qu’on dresse, si l’on veut, des colonnes publiques, qu’on mette sur la porte des villes et au front des maisons : Ne touchez pas à l’oint du Seigneur ! Anathème contre celui qui y touchera ! que toutes les furies le saisissent, et que l’horreur de ce crime détestable monte incessamment devant Dieu. » Le cardinal Duperron, insistant sur le point litigieux des rapports du spirituel et du temporel, déploya les ressources d’une dialectique pressante, d’un esprit fécond et d’une immense érudition. Son discours, publié tout au long dans le Mercure de 1615, dura trois heures. Par une habile riposte, par une sorte d’argument ad hominem, il toucha ses adversaires au vif en rappelant l’époque récente où le tiers ordre avait soutenu avec la même passion des principes opposés. « Il n’y a que vingt-cinq ans ceux de votre ordre, emportés par le tumulte du temps, voulurent establir en pleins estats une loy fondamentale toute contraire à celle de vostre article. Et maintenant vous en proposez une autre opposée à la leur, et vous voulez que les laïques la fassent jurer aux ecclésiastiques, que les laïques exigent en matière de foy le serment des ecclésiastiques ! Ainsi donc nostre foy sera sujette aux variétés, aux inconstances des affections des peuples qui changent tous les vingt-cinq ans ! Et ce seront les troupeaux qui guideront les pasteurs ! Et les enfans instruiront les pères ! et le disciple sera au-dessus du maistre ! » Le tiers avait alors pour président Robert Miron, frère de ce François Miron, prévôt des marchands sous Henri IV. Prévôt des marchands lui-même et président aux requêtes du parlement, il représentait mieux que personne, à ce double titre, les opinions dominantes et les aptitudes diverses de la bourgeoisie parisienne. Dans sa réponse, aussi ferme que mesurée, il démontra sans peine que le dessein du tiers n’était ni aussi ambitieux ni aussi dangereux que le prétendaient les orateurs du clergé. « Que veut l’article de notre cahier, sinon arrêter la licence de ces moines qui, au lieu de prier Dieu et de se mortifier, s’amusent en leurs cellules à sonner le tocsin contre la sacrée personne des rois, à allumer le feu pour embraser leur état, se rendant insolemment juges et arbitres de leur sceptre et les adjugeant à qui bon leur semble ? Nous disons avec Tertullien : La langue et la toge des théologiens font plus de mal à l’état que ne lui en feraient des armes et des cuirasses : Linguas et togas theologorum plus rem publicam lœdere quant loricas. Soulever le problème de la prétendue déposition de nos rois en la terre où nous vivons, c’est faire injure à tous ceux qui respirent l’air de France, et si la noblesse est venue avec vous en ce lieu pour témoigner du contraire, le roi pourra donner cette louange au tiers-état que son autorité a trouvé parmi le peuple son dernier asile : ultima per vulgus vestigia fixit. » Ces débats passionnèrent l’assemblée, la cour et la ville pendant un mois, et portèrent jusqu’à Rome un commencement d’inquiétude. On en connaît la fin : par un arrêt solennel du 2 janvier 1615, le parlement adhéra aux propositions du tiers ; quant à la cour, effrayée tout ensemble et satisfaite du royalisme des députés du peuple, elle céda aux obsessions des deux premiers ordres et supprima l’affaire en l’évoquant au grand conseil. Deux brefs du pape, sub annulo piscatoris, remercièrent le clergé et la noblesse du service rendu au saint-siège ; la fermeté du tiers-ordre obtint pour récompense l’applaudissement de Paris, qui vaut bien un bref.

Pendant que les députés des villes s’engageaient à fond dans cette controverse politique et théologique, un incident fortuit, surgissant d’une discussion sans importance, attirait sur leurs têtes, du côté de la noblesse, un plus violent orage. Savaron, député d’Auvergne, président au présidial de Clermont, chargé de faire un. rapport sur les pensions de cour, avait insinué que les gentilshommes ne servaient plus qu’à prix d’argent et qu’ils vendaient leur fidélité. « Faut-il donc, avait-il dit, que votre majesté fournisse, chaque année, 5,660,000 livres, somme à laquelle se monte l’état des pensions qui sortent de vos coffres ! Il y a de grands et puissans royaumes qui n’ont pas tant de revenu que celui que vous donnez à vos sujets pour acheter leur fidélité. Si cette somme étoit employée au soulagement de vos peuples, n’auroient-ils pas de quoi bénir vos royales vertus ? N’est-ce pas ignorer et mépriser la loi de la nature, de Dieu et du royaume, de servir son roi à prix d’argent et qu’il soit dit que votre majesté ne soit point désormais servie, sinon par des pensionnaires ? » Aggravant sa plainte par un rapprochement que l’assemblée saisit aussitôt, Savaron avait fait des maux du peuple une description dont s’étaient émus les auditeurs les plus habitués à l’énergie des doléances publiques. « Que diriez-vous, sire, si vous aviez vu dans vos pays de Guyenne et d’Auvergne les hommes paître l’herbe à la manière des bêtes ? Cette nouveauté et misère inouïe en votre état ne produiroit-elle pas en votre âme royale un désir digne de votre majesté pour subvenir à une calamité si grande ? Et cependant cela est tellement véritable que je confisque à votre majesté mon bien et mes offices, si je suis convaincu de mensonge. » Ainsi c’était pour payer des pensions à la noblesse qu’on réduisait le peuple à mourir de faim ! La chambre des nobles sentit le coup qui la frappait et se souleva contre l’audacieux orateur.

Tout en désavouant les intentions blessantes qu’on lui prêtait, Savaron répondit fièrement que « depuis vingt-cinq ans il avoit l’honneur d’être officier du roi, qu’auparavant il avoit porté cinq ans les armes, de manière qu’il avoit le moyen de répondre à tout le monde en l’une et l’autre profession. » Un gentilhomme répliqua « qu’il falloit abandonner M. Savaron aux pages et aux laquais. » Le président de Mesmes, lieutenant-civil et député de Paris, envoyé en conciliation auprès de la noblesse, prononça un discours qui nous montre comment le tiers comprenait alors et acceptait son rang dans l’organisation sociale : « Les trois ordres sont frères, enfans de leur mère commune, la France. Au premier, qui est le clergé, est arrivée la bénédiction de Jacob et de Rébecca ; il a obtenu le droit d’aînesse. Au second, représenté par la noblesse, sont échus les fiefs, comtés, et autres dignités de la couronne ; au cadet ou troisième, qui est le tiers-état, sont tombés en partage les offices de judicature. Le clergé est donc l’aîné ; la noblesse, le puîné ; le tiers-état, le cadet. Pour cette considération, le tiers-état a toujours reconnu messieurs de la noblesse comme étant élevés de quelques degrés au-dessus de lui ; il s’est toujours maintenu au respect et à l’honneur qu’il doit à cet ordre ; mais aussi la noblesse doit reconnaître le tiers-état comme son frère et ne pas le mépriser de tant que de ne le compter pour rien. Au reste, il se trouve bien souvent dans les familles particulières, que les aînés ravalent les maisons et que les cadets les relèvent. » Par un effet inattendu, la noblesse fut plus irritée de l’excuse que de l’offense. Cette déclaration fort modeste, mais qui se terminait dignement, lui parut « outrecuidante ; » elle fit savoir qu’elle s’en plaindrait au roi. Le conciliateur, comme il arrive parfois, avait rendu les deux partis irréconciliables. Il faut lire la harangue du baron de Senecey qui porta au Louvre, avec un nombreux cortège de gentilshommes, l’expression des griefs aristocratiques ; nul document n’éclaire d’un jour plus vif les prétentions de la noblesse, l’idée qu’elle se faisait d’elle-même et du reste de la France. « J’ai honte, sire, de vous dire les termes qui nous ont offensés. Ces hommes qui tiennent le dernier rang en cette assemblée, quasy tous hommagers et justiciables des deux premiers ordres, méconnoissant leur condition et oubliant leurs devoirs, se veulent comparer à nous ! Ils comparent votre état à une famille composée de trois frères : ils disent l’ordre ecclésiastique être l’aîné ; le nôtre, le puîné, et eux, les cadets… En quelle misérable condition sommes-nous tombés si cette parole est véritable ! Eh quoi ! tant de services signalés rendus d’un temps immémorial, tant d’honneurs et de dignités transmises héréditairement à la noblesse, et méritées par son labeur et sa fidélité, l’auroient-ils, au lieu de l’élever, tellement abaissée qu’elle fût avec le vulgaire en la plus étroite sorte de société qui soit parmi les hommes, qui est la fraternité ; et non contens de se dire nos frères, ils s’attribuent la restauration de l’état, à quoi la France sait assez qu’ils n’ont aucunement participé. Rendez-en, sire, le jugement, et par une déclaration pleine de justice faites-les mettre en leur devoir et reconnoître ce que nous sommes nés et la différence qu’il y a entre nous et eux. » Florimond Rapine, député du tiers, qui a laissé un journal de la session, raconte qu’au sortir de l’audience royale les délégués de la chambre des nobles, échauffés par le discours de leur président, s’écriaient : « Nous ne voulons point de fraternité entre le tiers et nous ; nous ne voulons pas que des enfans de cordonniers et de savetiers nous appellent frères : il y a autant de différence entre nous et eux comme entre le maître et le valet. »

Cet orgueil insensé, qui provoquait d’inévitables représailles, passant de la parole à l’action, s’emporta bientôt à d’odieuses violences. Un lieutenant-général d’Uzerches, membre du tiers-état de la province de Guyenne, le sieur de Ghavailles, rencontrant un matin près du couvent des Augustins un député noble du haut Limousin, messire de Bonneval, oublia de le saluer et de lui céder le pas. Le gentilhomme l’aborda brusquement : « Petit galant, vous passez devant moi sans me saluer ; je vous apprendrai votre devoir ; et lorsque vous me parlerez par votre bouche, je vous ferai connoitre de quelle façon vous devez parler d’un homme de ma sorte. » Et sans écouter les excuses du sieur de Chavailles, il lui brisa sa canne sur la tête. Insulté dans un de ses membres, le tiers-état bondit sous l’injure ; moins d’une heure après la rencontre, cent quatre-vingt douze députés allaient au Louvre demander justice de l’attentat. Florimond Rapine a décrit cette audience, où il assistait : « Le roi étoit assis dans une chaire de velours, couvert d’un chapeau gris ; la reine sa mère, assise à son côté gauche, M. le chancelier debout à son côté droit, nue tête. » Robert Miron, président du tiers, le sieur de Chavailles et tous les députés se jetèrent à deux genoux aux pieds du roi. « Sire, dit Robert Miron, le tiers-état, représentant tout votre peuple, se vient prosterner à vos pieds avec des larmes de sang, et les sanglots à la bouche, marques assurées de sa pressante douleur pour l’offense qui a été faite à Votre Majesté en la personne de l’un de vos députés. Toute la France s’en ressent blessée. Que fera la noblesse parmi les champs ? De quelle façon traitera-t-elle ailleurs vos sujets et vos officiers, puisqu’à la vue du Louvre, du parlement et des états, un gentilhomme a osé maltraiter à coups de bâton un lieutenant de province, un député qui est en votre particulière protection ? Que deviendra ce député, quand il sera de retour en sa maison, puisqu’au milieu de cette grande ville, capitale de votre royaume, il a été si indignement traité ? Où est le respect, où est la révérence des lois ? Quelle crainte aura-t-on de leur censure parmi le monde, puisqu’à Paris, demeure des rois et des loix, un officier, un député, une personne publique, protégée par votre royale garantie, a été outragée comme la plus abjecte et vile personne du monde ! » Le roi déféra la plainte au parlement. Un mois après, le sieur de Bonneval était condamné à 2,000 livres de dommages-intérêts, à la confiscation de ses biens et à la peine de mort. Le tiers avait obtenu satisfaction.

Fatiguée des violens discours et des scènes tragiques qui attestaient l’exaltation croissante des esprits, la cour résolut d’en finir. Sous l’ancien régime, quand une assemblée gênait, il existait à l’usage du pouvoir un moyen de dissolution peu compliqué et toujours le même : on dégarnissait les salles des séances pendant la nuit et on fermait la maison. Mis à la porte comme des locataires congédiés, les députés se dispersaient en murmurant, ils ébauchaient un semblant de protestation dans la rue indifférente, puis couraient oublier leur dépit au fond de leurs provinces. Ceux de 1614,traités sans plus de façon, s’agitèrent pendant une semaine. Chaque matin, ils venaient par groupes « battre le pavé » du cloître des Augustins où s’étaient tenus les états, l’œil fixé sur la porte immobile, discutant les nouvelles, maudissant les ministres, s’accusant de leur complaisance passée : les plus timides, dit Florimond Rapine, « minutaient leur retour et soupiraient après leurs femmes et leurs enfans ; » d’autre, plus fiers, exhalaient en libres propos leur amertume. « Quelle honte, disaient-ils, quelle confusion à toute la France, de voir ceux qui la représentent en si peu d’estime et si ravilis, qu’on ignore s’ils sont François, tant s’en faut qu’on les reconnoisse pour députés ! Sommes-nous donc autres que ceux qui entrèrent hier dans la salle de nos séances, ou bien si une seule nuit nous a ainsi changés d’état, de condition, d’autorité ! Que veut dire que nous sommes sans chefs ? que signifie cette porte fermée, ce déménagement hâtif et précipité, sinon un congé honteux qu’on nous donne ? Ah ! France plus digne de servitude que de franchises, d’esclavage que de liberté, que tu abuses bien du bas âge de ton roi ! »

Un historien moderne compare cette éloquente, mais vaine indignation des députés de 1614 au simple mot, énergique et puissant, prononcé par Sieyès en 1789, dans une situation assez semblable : « Nous sommes aujourd’hui ce que nous étions hier. Délibérons. » Mais entre ces deux époques, qu’un intervalle de cent soixante-quinze années sépare, quel travail de transformation a du s’accomplir dans le caractère, les mœurs, les croyances et les opinions de l’ancienne France, pour qu’une assemblée politique, frappée d’un coup d’autorité, osât se redresser et revendiquer ses droits ! De combien d’autres changemens profonds cette simple différence, en 1789, ce hardi passage de la plainte inutile à la résistance efficace, était la preuve et le résultat !

Nous avons suivi pendant trois siècles, de 1302 à 1615, les manifestations intermittentes de la liberté précaire de nos assemblées politiques, nous attachant surtout à observer la forme éloquente des inspirations que ces assemblées puisaient dans leur amour du peuple et de la patrie. Nous avons jugé leur rôle, leur influence, beaucoup plus d’après leurs intentions hautement avouées que d’après l’importance des faits accomplis, en leur tenant grand compte de ce qu’elles avaient réclamé ou tenté, et en dégageant volontiers de leur trop réelle impuissance la noble et touchante expression de leurs désirs et de leurs sentimens. Deux causes ont borné les progrès de cette primitive éloquence et l’ont empêchée d’atteindre à la perfection littéraire : le petit nombre et le peu de durée des assemblées ; enfin l’état très imparfait de la langue, de la littérature et du goût public. N’est-il pas étonnant que, dans ces conditions défavorables, des hommes subitement appelés à délibérer sur les plus graves intérêts, à résoudre les plus difficiles questions de la politique intérieure et extérieure, aient si souvent fait preuve d’un savoir, d’une intelligence pratique, d’une habileté et d’une autorité de parole qui auraient honoré des législateurs rompus à la discussion des grandes affaires ? Quels monumens, quels témoignages de sa vigueur et de sa fécondité cette éloquence nous eût laissés si la liberté politique, au lieu d’être une concession temporaire et révocable du pouvoir absolu, eût été une institution permanente, ou du moins régulière, assurant le retour périodique des assemblées et définissant avec précision le rôle de la parole, les attributions des députés ! Telle qu’elle est, avec ses rudesses, ses illusions naïves, ses négligences et ses lacunes, elle nous plaît par un caractère de loyauté, de franchise et de sagesse, visible d’un bout à l’autre de cette histoire. Ce qui domine dans ces assemblées confuses, inexpérimentées, pleines de passions locales et d’étroits préjugés, c’est un fonds de probité et d’honneur, un zèle sincère pour le bien de l’état, pour le soulagement des maux du peuple, et en même temps une invariable fidélité aux principes du gouvernement. Même en pleine sédition, il n’est pas une seule de ces harangues des états qui porte atteinte à la personne et à l’autorité du roi. Ces rudes discoureurs maltraitent les courtisans, maudissent les gens de finance et les gens de guerre ; ils n’épargnent ni le clergé, ni la noblesse, ni la justice, ni les officiers de la couronne : leur critique, dans ses plus grandes licences, s’arrête sur les marches du trône ; elle sépare le prince de ses ministres et pratique d’instinct, sans la connaître, cette théorie, cette fiction de l’irresponsabilité royale qu’on a si vainement essayé d’inculquer à notre public moderne. Suppléant par sa droiture à la science qui lui manquait, l’ancienne France avait les mœurs des pays libres sans en posséder les institutions ; il est permis de croire que la royauté aurait mieux compris ses vrais intérêts si, au lieu de s’isoler dans le despotisme, elle s’était plus librement confiée à un dévoûment si sûr et n’avait pas durement repoussé une opposition si loyale.

A dater de 1615, l’histoire des états-généraux est close, leur rôle est terminé. Ils n’existent plus que de nom, comme une espérance vague pour les peuples, comme un moyen extrême et redouté, comme un remède pire que le mal, pour le pouvoir en détresse. Et lorsqu’après cette longue disgrâce, invoqués par l’irritation croissante de l’opinion devenue irrésistible et par l’incapacité d’un gouvernement aux abois, ils sortent d’une désuétude deux fois séculaire et viennent donner à l’immense insurrection dès longtemps préparée les formes légales d’une antique tradition de liberté, c’est pour disparaître aussitôt, avec l’ancien régime tout entier, et faire place aux constitutions démocratiques de la France renouvelée. Tout le monde sait que, de 1615 à 1789, durant cette prorogation indéfinie des assemblées nationales jugées trop incommodes, le parlement de Paris s’est lui-même investi du mandat qu’elles avaient cessé de remplir : suppléant des états, il a revendiqué l’honneur de contrôler, de limiter la royauté absolue, et l’on a souvent décrit les incidens variés, les succès contraires d’une opposition qu’il considérait comme la plus haute de ses prérogatives, comme son devoir le plus impérieux. C’est la partie brillante et populaire de son histoire. Mais, dans cette lutte mémorable, le côté extérieur et dramatique des faits a seul frappé les esprits ; l’histoire ne nous raconte que les remontrances et les lits de justice, les coups d’état, les proscriptions et les retours triomphans : on connaît beaucoup moins, on ignore presque entièrement ce qui était l’âme de la résistance, le ressort puissant du drame, ce qui soulevait l’intérieur du parlement, ce qui fermentait ou éclatait à huis clos, dans le secret imposant de ses délibérations, je veux dire la chaleur des débats engagés sur des questions si graves, l’énergie des discours prononcés aux heures de crise, le talent, la renommée, l’ascendant des orateurs qui se disputaient l’empire de l’assemblée, qui précipitaient ou modéraient son impulsion. Ces discours, ces émotions et ces controverses, d’où les événemens ont jailli, comme l’incendie sort de son foyer même, ces figures et ces caractères d’orateurs, surgissant dans l’orage et le conflit, tout cela a-t-il donc péri sans laisser aucune trace de son rapide passage, aucun souvenir de sa fugitive apparition ? Ce grand corps parlementaire dont toute la force résidait dans le conseil et la parole, nous savons ce qu’il a résolu, exécuté ; nous ignorons ce qu’il a dit avant d’agir, quels entraînemens de passion, quelles convictions raisonnées ont emporté ses votes et décidé ses résolutions. Les témoignages de son action politique sont partout dans l’histoire ; les monumens de son éloquence politique ne se voient nulle part. Est-il possible de retrouver et de ressusciter cette éloquence ? Quel en était le trait distinctif, le mérite original ? Les orateurs du parlement ressemblaient-ils ou non à ceux des états-généraux ? Il y a là un aspect nouveau du sujet qui appelle notre attention et que nous voulons examiner.


CHARLES AUBERTIN.

  1. Voir la Revue du 15 décembre 1879.