L’Éloquence parlementaire en France avant 1789
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 914-935).
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L'ELOQUENCE
POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE
EN FRANCE AVANT 1789

LES ORATEURS DES ÉTATS-GÉNÉRAUX[1]

La parole, dans les états-généraux, intervenait et se manifestait sous deux formes très distinctes : l’une, prétentieuse et solennelle, empanachée des modes extravagantes du faux goût contemporain ; l’autre, d’une simplicité pratique, ayant la verve, l’audace négligée et la puissance rapide de l’improvisation. Ces deux sortes de discours public, dont le contraste rappelle le mot de Pascal : « La vraie éloquence se moque de l’éloquence, » ne nous sont pas également connues ; la première seule, pour laquelle on eût préféré l’oubli, a pris soin de perpétuer jusqu’à nous le fastueux souvenir de ses ridicules : on possède les harangues d’ouverture et de clôture, « aux longueries d’apprêt, » qui faisaient partie du cérémonial des grandes séances et continuaient, dans un français mêlé de scolastique et de bel esprit, la tradition des panégyriques de l’époque gallo-romaine. Rien, au contraire, ou presque rien ne subsiste des discours vraiment éloquens et vraiment politiques, improvisés dans la chaleur des débats et que le pédantisme n’avait pas le temps de gâter ; ceux-là ont tout fait, tout décidé ; ils ont soutenu les motions hardies, enlevé les votes importans ; finalement, ils ont imposé ou suggéré au pouvoir absolu les nombreuses réformes, si bien expliquées par M. Picot, qui resteront les monumens du patriotisme et de l’activité des états. Leur retentissement n’a pas répondu à leur énergie ; il est bien rare que ces réclamations du droit contre le privilège, de l’opprimé contre l’oppresseur, ces cris échappés à la conscience nationale aient percé l’enceinte qui gardait le secret des délibérations : les interprètes momentanés des vœux du pays, satisfaits de l’effort tenté, du résultat obtenu ou promis, trop souvent indifférens à leur renommée personnelle, ont laissé se perdre ces témoignages de leur sincérité courageuse. C’est précisément cette partie oubliée, dispersée, la seule virile et sérieuse de l’éloquence des états, que nous voulons, s’il se peut, rassembler et faire revivre.

Représentons-nous tout d’abord, sous leurs traits véritables, ces députés des trois ordres, que le hasard d’une convocation royale réunissait de tous les points du territoire, et qui apportaient, du fond de leurs provinces, les plaintes longtemps étouffées, les ressentimens invétérés, les longs espoirs d’un peuple entier, comme aussi les oppositions d’humeur et d’intérêt, les rivalités de classes, les impatiences et les ambitions cachées sous la concorde apparente de l’ancien régime. Dans quelles conditions de savoir, d’expérience, d’indépendance, leurs commettans les avaient-ils choisis ?

Le suffrage à deux degrés nommait la plupart des députés de la noblesse et du clergé, comme il nomme aujourd’hui les sénateurs de la république ; mais un bon nombre d’élections, dans le tiers-ordre, étaient le produit direct du suffrage universel. C’est ce que les savantes recherches de MM. Hervieu et Boutaric ont démontré. Parmi les villes qui possédaient le droit de vote, et qu’on appelait bonnes villes, villes insignes, beaucoup étaient de vieilles communes jurées, pourvues d’une charte municipale et d’antiques franchises, ayant conservé l’usage de traiter leurs affaires en assemblée publique : convoqués à son de trompe, à voix de héraut, ou par ban et par cri, les bourgeois, renforcés quelquefois des manans, se rassemblaient dans une église, dans un cimetière, sous les vastes portiques d’un cloître ou sur la place de ville, et là se faisaient les élections. De quel côté se portaient, dès lors, les préférences du suffrage populaire ? Qu’on examine les listes des députés du tiers depuis 1302 jusqu’en 1614, on y verra figurer de nombreux officiers royaux ou municipaux, très peu de mandataires du commerce ou du travail manuel ; la grande majorité se compose de légistes, de docteurs et d’avocats. Les électeurs ont cherché, avant tout, le savoir reconnu, le talent de parole constaté par l’expérience du barreau, de la chaire et de l’enseignement ; souvent même la. noblesse préférait à des députés nobles des procureurs choisis parmi les capacités du tiers-ordre. L’instinct des intérêts est invariable comme les intérêts eux-mêmes ; de tout temps le corps électoral a donné sa confiance à ceux qu’il jugeait les plus capables de plaider sa cause et de soutenir ses droits. Les hommes habiles dans l’art de parler et de persuader ne faisaient donc pas défaut à nos anciennes assemblées ; plusieurs d’entre eux avaient dû, comme candidats, prouver leur aptitude et se mettre publiquement, avant le vote, en conformité de sentimens avec leurs électeurs. Il est bien vrai qu’on s’inquiétait moins alors qu’aujourd’hui de la façon de penser d’un candidat et qu’on exigeait de lui, sur ce point particulier, moins de déclarations et de garanties : l’ancien régime, suivant la tradition de l’époque gallo-romaine, avait organisé dans les états la représentation des intérêts plutôt que celle des opinions ; mais qu’est-ce qu’une opinion, très souvent, trop souvent, sinon la théorie d’un intérêt ? A certains momens, les intérêts veulent être défendus avec passion et réclament des professions de foi : nous avons, du XVIe siècle, des harangues électorales dont la véhémence et l’ampleur ne le cèdent en rien aux manifestes de nos modernes députés. Ces hommes, que leur talent avait désignés aux suffrages de leurs concitoyens et qui venaient soutenir en face du pouvoir les doléances du « pauvre commun, » n’avaient pas pour unique inspiration, comme on serait tenté de le croire, la haine des abus et des privilèges, la rancune des vanités blessées, le désir d’exercer contre de scandaleuses impunités des représailles tardives ; leur éloquence s’appuyait sur un fonds sérieux de doctrines ; elle avait des convictions, et non pas seulement des passions ; l’étude des moralistes et des philosophes, la critique comparée des législations anciennes et des coutumes nationales avaient donné à bon nombre d’esprits réfléchis des vues très précises sur les conditions d’un bon gouvernement. Qui ne sait d’ailleurs que, dès le xiv8 siècle, il existait chez nous, en latin et en français, une véritable littérature politique, souvent indigeste et confuse, naïvement subtile, lourdement chimérique, mais ingénieuse, hardie, parfois même originale et profonde ? Sortie des universités et s’y retrempant sans cesse, encouragée tantôt par le pouvoir, tantôt par l’opinion mécontente, littérature à la fois d’opposition et de gouvernement, s’inspirant des querelles du jour, elle avait remué beaucoup de choses anciennes ou nouvelles, exhumé des systèmes, traduit des textes, éveillé d’indiscrètes curiosités ; elle avait mis en circulation une foule d’idées inconnues au pur monde féodal et qui alimentaient la poésie satirique : celle-ci les propageait à son tour dans ses légères fictions ou dans ses longs romans. Ainsi s’était formée par la propagande du livre, de l’école, de la chaire et du poème, de la prose et des vers, une disposition générale des esprits, tout ensemble grave et moqueuse, une habitude de fronde, de contrôle et de libre examen, une tendance à sonder, d’un regard pénétrant, les bases mêmes des institutions. La substance des meilleures productions de cette littérature diversifiée à l’infini a passé dans les discours des états-généraux ; nos anciens orateurs ont eu pour maîtres les écrivains politiques de leur temps, comme plus tard les constituans de 1789 furent les élèves des philosophes du XVIIIe siècle.

Quand les députés, après un voyage difficile et périlleux, après une de ces longues chevauchées à travers la France, si souvent faites et racontées par Froissart, arrivaient au rendez-vous royal, un spectacle imposant les attendait : la cour, en paraissant au milieu des mandataires de la nation, déployait ses magnificences ; elle se plaisait à imprimer un caractère de majesté et d’autorité à la première séance des états. Une vaste salle, décorée de tapisseries de haute lice, de draps d’or, de tentures de velours bleu ou violet fleurdelisé, s’ouvrait aux cinq ou six cents membres dont se composait l’assemblée, — ce nombre même parfois s’est élevé au double ; — les officiers de la couronne, les dames, les spectateurs de marque prenaient place dans de larges galeries ou tribunes ; un espace clos de barrières était réservé à la foule. Du haut d’une estrade, d’où l’on dominait les trois amphithéâtres destinés aux trois ordres, le roi, entouré de sa maison militaire, prononçait un discours ou donnait la parole au chancelier de France ; quelques-unes de ces harangues royales comptent parmi les plus remarquables monumens de notre ancienne éloquence. La gravité de la crise politique et du péril national, cause trop ordinaire de ces convocations d’assemblées, ajoutait à la solennité de l’événement et redoublait l’émotion : n’oublions pas que cet intervalle de 1302 à 1614, presque entièrement rempli par la guerre de cent ans et par les guerres de religion, est l’époque la plus sombre et la plus tragique de notre histoire. Appelés au secours du pouvoir en détresse, et pénétrés du mandat de salut qui leur était confié, les états appliquaient leur contrôle au gouvernement tout entier ; ils portaient l’œil et la main sur l’ensemble des services publics : la justice l’armée, les finances, la paix et la guerre, les rapports du spirituel et du temporel, l’établissement des régences et des tutelles royales, la succession au trône et la dévolution de la couronne, les intérêts les plus considérables comme les plus hautes questions tombaient sous leur compétence et sollicitaient leur examen ; plus d’une fois ils ont conquis la plénitude de la puissance et de l’action dirigeante, en profitant des défaillances de la royauté. Ce n’était donc ni la grandeur des sujets, ni l’inspiration des circonstances, ni le sentiment d’un important devoir à remplir qui pouvaient manquer aux orateurs : tout concourait à leur élever l’âme, à développer l’étroit horizon de leurs pensées habituelles, à remuer chez eux les passions fortes qui sont les ressorts de l’éloquence sérieuse comme de la haute poésie. Nous savons dans quelles conditions se produisait l’éloquence des états ; il est temps d’en fixer les souvenirs épars, de signaler l’influence qu’elle a exercée, de mettre en lumière les talens qui lui ont donné une forme vivante et personnelle.


I

Le gouvernement de la parole a commencé en France au milieu du XIVe siècle, pendant l’interrègne de liberté populaire qui suivit la défaite de Poitiers et précéda l’avènement du roi Charles V. Sous le coup de ce désastre qui annulait la royauté captive, détruisait le prestige militaire de la féodalité et compromettait l’indépendance de la nation, le pouvoir s’était brusquement déplacé ; dans le vide où tant de forces sociales venaient de s’affaisser et de disparaître, deux puissances nouvelles avaient surgi et se montraient seules : une assemblée d’états réunie au palais, et une commune de Paris siégeant en place de Grève à l’Hôtel de Ville. Autour de ces deux gouvernemens intérimaires, grondait l’émeute de la rue et de l’école, attendant ou donnant l’impulsion. Pour diriger la foule soulevée et l’assemblée maîtresse, il restait une force, nouvelle aussi, sans art encore et sans expérience, la parole : de tous côtés s’élevèrent, dans les états, à l’Hôtel de Ville, dans les noirs carrefours du Paris gothique, des tribuns improvisés, des meneurs de parti, des chefs de clubs et de barricades, puissans par leur inculte véhémence et par cette rhétorique grossière que la passion enseigne ; tout ce monde de harangueurs semi-barbares, éclos en quelques jours de l’effervescence publique, reproduisait à son insu, sous des costumes du XIVe siècle, les types classiques de la sédition et jouait d’instinct, avec l’ardeur d’un zèle ignorant, les éternels personnages des drames révolutionnaires.

Jusque-là, de 1302 à 1355, on avait vu souvent s’assembler en grande pompe les états-généraux, d’institution récente ; ces premières assemblées, nombreuses, actives, avaient pris d’importantes résolutions, que M. Hervieu a fort savamment analysées : elles avaient combattu l’ultramontanisme, détruit les templiers, maintenu la loi salique, exclu un prince anglais du trône et généreusement aidé les rois dans leurs guerres contre la Flandre ou l’Angleterre. Plus d’une fois elles avaient déclaré, en réponse aux pressans appels de la couronne, « qu’elles voulaient vivre et morir avec le roy et mettre corps et avoir à son servise. » Des questions aussi sérieuses et d’aussi hautes matières ne s’étaient pas traitées, assurément, sans débats et sans discours ; mais l’histoire, en s’attachant aux faits, a négligé les paroles, elle n’a retenu, de ces délibérations, que les résultats. Nous possédons, traduite en latin, la fière et brève déclaration de Philippe le Bel contre les prétentions de Boniface VIII ; on croyait avoir conservé un fragment de l’adresse présentée au roi par les députés du tiers dans cette même session : il a été prouvé que le texte cité par Savaron est l’œuvre d’un publiciste officieux, un article de pamphlet ou de journal. L’unique souvenir un peu précis qui subsiste de cette période d’essai et de début est une description de l’assemblée du 1er août 1314, convoquée à Paris avant la guerre de Flandre, ; nous emprunterons aux Grandes Chroniques de France l’esquisse animée et parlante de la séance, comme une assez juste image de ces tenues d’états, très fréquentes, mais fort courtes, dont la première moitié du XIVe siècle est remplie. S’avançant sur le bord de l’estrade où le roi, les barons et les prélats étaient assis, tandis que les députés des villes se tenaient debout au pied de « l’échafaud, » Enguerrand de Marigny, surintendant des finances, « prescha » avec un succès extraordinaire. Il loua fort l’excellent esprit du peuple de Paris, moyen oratoire très ancien et qui ne vieillit pas : il appela la ville de Paris « la nourrice des princes, la vraie chambre royale, à laquelle le roy se devoit plus fier pour avoir aide et bon conseil qu’en nulle autre cité. » Énumérant ensuite les trahisons et les méfaits des comtes de Flandre depuis cent ans, les justes griefs des Français, il échauffa le patriotisme des assistans et réclama leur secours contre cet ennemi félon. Quand il eut fini « sa complainte », le roi, s’avançant à son tour, demanda aux représentans des communes quels étaient ceux qui tenaient pour lui. Cet appel hardi et la harangue du surintendant enlevèrent les suffrages. Un bourgeois de Paris, Etienne Barbette, jura « qu’ils estoient tous prêts à marcher à leurs coûts et dépens là où le roy les vouldroit mener contre lesdits Flamens. » Tous les députés des villes répétèrent cette formule d’adhésion. Une lourde taille fut établie en conséquence de ce vote plus généreux que prudent : l’année suivante, les Parisiens poussaient au gibet de Montfaucon l’orateur qui les avait si bien loués et si durement rançonnés. Il y a toujours eu de cruels reviremens d’opinions, à Paris, contre les interprètes trop habiles de la politique des princes. — Voilà, sans doute, de quelle façon simple et rapide, sinon aussi dramatique, les choses se passaient dans les primitives sessions des états, avant les troubles de 1355.

À cette époque, tout change de face. Nous n’avons plus affaire aux députés timides et dociles de la première moitié du siècle, qui se séparaient après quelques jours de délibération et un vote complaisant ; nous sommes en présence d’une assemblée que son isolement grandit, que la pression populaire surexcite, qui, sans formuler aucune théorie antimonarchique, a le sentiment confus de sa souveraineté et l’ambition d’établir son contrôle en permanence. Suivant la mode française, elle entreprend une réforme constitutionnelle avec la fièvre de l’esprit factieux, avec l’audace d’une révolution. Rappelés subitement, au lendemain de la défaite, par un prince de dix-neuf ans, pâle, chétif, mésestimé, tremblant sous le fardeau d’une régence dans son palais désert, les états-généraux de 1355, qui avaient déjà fourni trois sessions, se réunirent à Paris, le 17 octobre. L’assemblée comptait plus de huit cents membres dont la moitié appartenait au tiers-état. S’il faut en croire la bonne opinion qu’elle avait d’elle-même et qu’elle a exprimée dans un très long procès-verbal, jamais réunion politique n’avait contenu un pareil nombre d’éminens personnages, d’hommes de sens et d’expérience : c’était « la fleur de la sagesse » du pays. Pendant que les députés, accourant des provinces, s’installaient, non sans émoi, le peuple de Paris, mis en rumeur par les nouvelles de la guerre, par la légende, rapidement grossie, du champ de bataille, promenait à travers la ville cette oisiveté agitée qui est le prélude des grandes explosions : les artisans délaissaient leurs métiers, disent les chroniques, « ils alloient de çà, de là, par tourbes, tout enflambéz, » poussant des cris de mort contre « les traîtres et les fuyards ; » leur foule, s’amassant aux portes du couvent des Cordeliers, — aujourd’hui l’École de médecine, — où l’assemblée, dès ses premières séances, s’était transférée, faisait écho par ses clameurs aux délibérations. C’est dans ces conditions exceptionnelles, dans cette violente crise des esprits et des affaires, que la parole, pour la première fois en France, passant du conseil à l’action, d’un rôle subalterne à un rôle prépondérant, fut appelée à diriger le mouvement politique.

Tout d’abord, et sur le premier plan, paraît l’homme du roi, le chancelier de La Forest, archevêque de Rouen, humble et décontenancé devant la colère publique, avocat d’une cause qu’il sait désespérée, marqué lui-même et désigné pour les futures vengeances, essayant, par devoir, de plaider les circonstances atténuantes de l’incapacité de son maître et de faire briller sur ce pouvoir absolu, tombé si bas, le prestige de l’héroïsme et du malheur. Un froid silence accueille cette apologie officielle, cet appel intempestif qui s’adresse à des dévoûmens aigris et fatigués. Alors se lève l’orateur de l’opposition, débordant de haines et de ressentimens accumulés, de projets impatiens d’aboutir, s’autorisant des rumeurs menaçantes du dehors, et, à travers les emportemens d’une indignation légitime, ourdissant la trame des ambitions égoïstes d’un parti. Robert Le Coq, évêque de Laon, ancien avocat et maître des requêtes au parlement, « esprit léger, périlleux en paroles et très mauvaise langue », vendu à Charles de Navarre, candidat au chapeau de cardinal et au poste de chancelier de France, — une sorte de Retz du XIVe siècle, — donne le signal d’un éclat que tout le monde sent inévitable. « Il est temps de parler, s’écrie-t-il ; honni soit qui bien ne parlera, car oncques mais n’en fut temps si bien comme maintenant. ». Puis il entame la matière, toujours riche et facile, des abus, vexations et dilapidations du présent règne : « le mauvais gouvernement du roy et de ses officiers a tout gasté et tout perdu ; il en sera ainsi et rien n’est à espérer tant qu’il durera. » Au nom du peuple il demande que « les officiers du roy, » c’est-à-dire les fonctionnaires, soient tous destitués : « trop de méchefs sont advenus de leur fait au royaume de France, et le peuple ne veut plus souffrir ces choses. » Il continue « son sermon et preschement » en attaquant à mots couverts le roi et le dauphin, duc de Normandie, en insinuant que les états ont bien le droit d’ôter et de transférer la couronne ; enfin, par manière de péroraison, il propose aux députés comme un serment du jeu de paume, et leur fait jurer « d’estre tous unis et alliés ensemble, » ligués et confédérés contre la royauté. « Prenez bien garde à ce que vous ferez, dit-il en terminant ; certes, on essayera de vous endormir ; mais, quelque pardon ou rémission que l’on vous fasse, quelque lettre que l’on vous baille, on trouvera bien prétexte et embusche contre vous et l’on cherchera à vous faire morir de mal mort. »

À ce discours agressif, qui, en flattant les passions de la majorité, avait l’art de les diriger secrètement vers un but certain, succédèrent des motions hardies soutenues par Le Coq et ses amis, tout un programme de réformes et d’innovations que l’assemblée s’empressa d’adopter. On décida que deux commissions, l’une de quatre-vingts membres, l’autre de trente-six, seraient nommées pour étudier d’urgence les mesures jugées indispensables. Tous les fonctionnaires publics, magistrats et autres, furent « suspendus », sauf à recevoir, après enquête, une nouvelle investiture. On contraignit le régent à choisir ses conseillers, c’est-à-dire ses ministres, dans l’assemblée : Le Coq, Marcel, tous les chefs du mouvement, les pires ennemis du prince, formèrent son conseil. Des députés, munis de pleins pouvoirs, escortés d’une force militaire, partirent pour les provinces avec le titre de « réformateurs généraux » ou de « gouverneurs des subsides, » et avec la mission de surveiller les autorités locales, spécialement les financiers. Le régent frémissait sous le joug et cherchait à s’y dérober ; une émeute brisa sa résistance. Sur un mot d’ordre du prévôt des marchands, les boutiques se fermèrent ; « les ménestrels, » qui remplissaient les places et les rues, cessèrent de jouer ; des maisons silencieuses sortirent trois mille hommes des métiers de Paris, portant le chaperon rouge et bleu ; leur foule en armes s’assembla aux abords du palais : c’était la première apparition de la garde nationale dans l’histoire de France. Le lendemain, ils s’emparaient du Louvre, par surprise, y enlevaient « l’artillerie » et la traînaient à l’Hôtel de Ville. Désormais, l’insurrection en permanence est maîtresse des rues : « tousjours estaient ceux de Paris ainsi comme esmeus, et se armoient et assembloient souvent. » Échauffant de leurs discours la sédition, les hommes de Marcel, mêlés aux groupes, s’agitent et manifestent dans les quartiers populeux, aux halles, aux Innocens, en place de Grève, tandis que leurs émissaires, courant le pays, sollicitent les bourgeois d’arborer les couleurs parisiennes et de sceller publiquement « l’union » des communes de France. L’Hôtel de Ville, qui avait commencé par appuyer l’assemblée, finit par la supplanter et la congédier.

Marcel, homme d’action énergique, n’était pas un discoureur. Il s’imposait par l’audace calculée de ses projets, par l’intrépide sang-froid de son caractère. Il était de la race des taciturnes, dont la pensée profonde et concentrée exerce sur les multitudes une fascination mystérieuse, non moins puissante que le brillant prestige des harangueurs : en cela il différait des agitateurs contemporains, tels que Jacques et Philippe d’Arteveld, « beaux langagers », selon Froissart. Les Grandes Chroniques ont cité de lui quelques paroles jetées à la foule après l’assassinat des maréchaux de Champagne et de Clermont ; nous regrettons d’y trouver, sous les formes embarrassées de la langue du XIVe siècle, l’ordinaire apologie des crimes commis dans l’emportement des passions révolutionnaires : il s’excuse du sang versé en alléguant « le bien commun et la volonté du peuple », tristes sophismes des consciences que la politique a faussées et que le remords inquiète.

Ce gouvernement du silencieux prévôt avait de bruyans organes. Il se tenait en rapports directs avec le peuple par la voix des quatre échevins, Pierre Boudon, Jean Belot, Philippe Giffart, Charles Toussac, chargés d’expliquer la pensée du chef, d’exciter le zèle des tièdes, de combattre et de rallier les dissidens. Tous les jours, des paroles ardentes étaient lancées, « des fenestres de la maison de ville », aux bandes armées qui couvraient la place de Grève ; ces motions provoquaient l’invariable cri de la foule : « Nous voulons vivre et morir avec le prévost des marchans ! » Remarquons comme les grands mots viennent facilement dans les situations violentes, et comme les sentimens extrêmes se traduisent vite, même chez les hommes peu cultivés, par l’exagération de la phrase : ces harangueurs et ce public populaire de 1356 possèdent, sans l’avoir appris, le vocabulaire des révolutions. Un méridional naturalisé Parisien, Charles Toussac, passait pour une des bonnes têtes et pour la meilleure langue de tout cet échevinage ; il joignait à la faconde pittoresque et sonore du pays des troubadours la finesse d’esprit particulière aux provinces de langue d’oïl. Instigateur des mesures les plus radicales, c’était lui qui, dans les occasions décisives, dans les journées du parti, avait pour mandat de faire l’opinion des masses, d’attaquer et de démasquer « les royaux ; » aussi les Grandes Chroniques ont-elles recueilli plusieurs morceaux de ses harangues et rapporté quelques-unes de ses maximes, dont voici la plus notable : « Il y a, disait-il, trop de mauvaises herbes au jardin du public, elles empeschent les bonnes de fructifier et amender ; pour le profit et sauvement du peuple, il faut nettoyer le jardin. » Le naïf génie du moyen âge avait deviné de bonne heure la raison du « salut public » et poétiquement exprimé, comme on le voit, l’idée du « nettoyage » ou de l’épuration en politique.

Autre preuve bien frappante de l’empire exercé par la parole en ce temps-là : les amis du régent, opposant discours à discours, descendaient sur la place, y tenaient des meetings en plein vent, et disputaient aux gens de la commune l’adhésion du peuple et de la bourgeoisie. Le futur Charles V en personne alla d’abord essayer sa puissance de persuasion sur la province et haranguer, hors de Paris, des assemblées d’une humeur plus soumise. Parcourant les villes de la Champagne, du Vermandois et de l’Ile-de-France, il leur peignit avec force les désordres de la capitale, l’abaissement de la royauté, les massacres dont il avait été le témoin outragé, presque la victime ; il conjura les bons Français de mettre fin à ces divisions qui perdaient le royaume et de rentrer sous l’autorité de « leur naturel seigneur. » Les états de Compiègne lui rendirent grâces de ne point désespérer du salut de la France en de telles extrémités ; ceux de Champagne lui répondirent : « Monseigneur, nous Champenois qui icy sommes, nous vous mercions de ce que vous nous avez dit, et nous attendons que vous fassiez bonne justice de ces méfaits. » Enhardi par un premier succès, le prince résolut d’affronter ce terrible « commun de Paris, » accoutumé, disent les chroniques, « à se tenir fier et haut contre ses maîtres légitimes ; » il osa s’aventurer dans les quartiers du centre, où foisonnait la multitude, et lui parler face à face.

Un jeudi de janvier 1357, « environ l’heure de tierce, » c’est-à-dire sur les neuf heures du matin, il sortit à cheval de son chas tel du Louvre, « lui sixiesme ou septiesme, » et poussa jusqu’aux halles ; le peuple, l’apercevant, enveloppa son escorte. Là, il déclara qu’on l’avait calomnié, qu’il n’était pas vrai qu’il songeât à fuir Paris ou à le remplir de gens d’armes, qu’il avait au contraire l’intention de vivre et de mourir avec les habitans de sa bonne ville ; prenant ensuite l’offensive et rétorquant les dires de ses adversaires contre eux-mêmes, il affirma que, si l’Anglais couvrait le royaume et si lui, régent, ne pouvait « rebouter » l’ennemi, la faute en était à ceux qui tenaient le gouvernement et la finance, et que, pour lui, il n’avait encore vu ni denier, ni maille des subsides levés depuis deux ans par les états. Charles V, qualifié de roi « sage et éloquent » dans son épitaphe, parlait en effet avec une élégante et naturelle précision. Son langage exprimait le bon sens net, tranquille, spirituel qui était son talent et qui fut le génie sauveur de la France. « Cette belle parleure étoit si bien ordonnée, dit Christine de Pisan, et avoit si bel arrangement, sans aucune superfluité, qu’un rhétoricien quelconque en langue françoyse n’y sceust rien amender. » Aussi fut-il applaudi des Parisiens, tout prince qu’il était, et l’opinion lui revint ce jour-là. Effrayés de se voir battus par leurs propres armes sur un terrain dont ils se croyaient maîtres, les échevins convoquèrent une assemblée dans les vingt-quatre heures à Saint-Jacques-de-l’Hôpital, église bâtie en 1327 au coin de la rue Saint Denis et de la rue Mauconseil, près du rempart, au lieu appelé la Porte-aux-Peintres. Le régent s’y rendit avec son chancelier, qui prit la parole ; mais la réplique de Toussac fut si véhémente, il parla de Marcel avec une telle chaleur de conviction que le populaire acclama les hommes de l’Hôtel de Ville et tourna le dos, cette fois encore, aux royalistes. Si beaux parleurs que soient les princes, il est bien rare que l’éloquence toute seule les tire d’affaire en temps de révolution.

Sur la rive gauche, à la même époque, un autre harangueur, un maître fourbe d’une désinvolture tout à fait moderne, poursuivait sa campagne oratoire et s’avançait, lui aussi, par cette voie de rapides succès, dans la faveur publique : nous avons suffisamment désigné Charles le Mauvais, démagogue de sang royal, flagorneur de la rue, mendiant de popularité, remuant les bas-fonds pour y guetter l’occasion de voler une couronne. « Sire larronciaux, lui disait d’un ton de valet insolent l’un de ses affidés, le fameux Robert Le Coq, encores te aideray-je à mettre ceste couronne en ta teste comme roy de France. » Par un de ces caprices de la nature dont on ne connaît que trop d’exemples, la perversité d’une âme scélérate se doublait chez lui d’un merveilleux talent de parole. Petit, mais plein d’esprit et de feu, d’un œil vif, d’un abord familier, il possédait en perfection l’art de séduire. Dix-huit mois plus tard, lorsque le régent victorieux vengea par de sanglantes représailles ses longues humiliations, les bourgeois de Paris qu’on menait au supplice s’écriaient : « O roi de Navarre, c’est vous qui nous avez perdus ! Heureux si jamais nous n’avions vu votre regard ni entendu vos discours ! « Il allait de ville en ville, pérorant à Paris, à Rouen, à Amiens, faisait ouvrir partout les prisons, et colportait dans le peu qui restait du royaume ses motions insurrectionnelles et sa candidature. Un jour, à Paris, le 4 décembre 1356, monté sur une estrade adossée aux murs de Saint-Germain-des-Prés, devant dix mille personnes qui remplissaient le val des écoliers, il parla depuis huit heures du matin jusqu’à midi, raconta les souffrances de sa captivité, attaquant à mots couverts le roi et le régent ; « on avoit disné par toute la ville qu’on l’entendoit encore preschant sur son eschafaud. » Une autrefois, le 11 janvier suivant, le jour même où le régent haranguait le peuple dans les halles de Paris, Charles de Navarre fit à Rouen l’oraison funèbre des « martyrs » de son parti, c’est-à-dire de ses anciens complices abandonnés par lui et décapités par l’ordre du roi. Il parlait du haut d’une fenêtre de l’abbaye de Saint-Ouen, et la foule couvrait la place devant l’abbaye. Son discours, suivant l’usage, développait un texte emprunté aux livres saints : « Innocentes et recti adheserunt mihi : Les purs se sont dévoués à ma cause. » Qu’on ne s’étonne pas trop de ces formes religieuses et des habitudes scolastiques transportées dans une éloquence aussi profane que celle-là. Il n’existe, au moyen âge, qu’une grande école de parole publique : c’est la chaire ; il n’y a pas d’autre modèle de discours que le sermon ; parler devant un auditoire, quel qu’il soit, déclamer devant une foule sur n’importe quel sujet, c’est « prescher, » et l’on dit d’un général haranguant son armée sur le champ de bataille qu’il « sermonne » ses soldats.

Le temps était venu pour Charles de Navarre d’achever son dessein et de toucher le faîte où aspirait son ambition. Présenté au peuple de Paris par Charles Toussac, il fut proclamé capitaine général du royaume à l’Hôtel de Ville : ce titre le plaçait sur le premier degré du trône de France. « Beaux seigneurs, dit-il à ses électeurs populaires, je fais serment de vous gouverner bien et loyalement, et de vivre et morir avec vous, contre tous, sans aucun excepter. Ce royaume est moult malade, et y est la maladie moult enracinée, et, pour ce, ne peut-il estre sitost gary : si, ne vous vueillez pas émouvoir contre moy si je ne apaise sitost les besognes, car il y faut trait et labour. » A peine avait-il étendu sa main sur la couronne qu’un coup de force, parti des rangs de la bourgeoisie parisienne, renversait le gouvernement de Marcel et rétablissait pour vingt ans le régime du silence. Mais tel était encore l’ascendant de la parole au moment où il prenait fin que ceux-là même qui le détruisaient s’en servirent pour se justifier. Maillart, après le meurtre de Marcel, convoqua une assemblée aux halles, et, monté sur un échafaud, dit pourquoi on avait tué le prévôt des marchands ; le régent, rentrant à Paris au mois d’août 1358, s’arrêta près de la croix qui s’élevait au milieu de la place de Grève : là, dominant la foule et réclamant le silence, il accusa de félonie ceux qui venaient de succomber. Le peuple, « l’espée nue au poing » et tout fumant du sang de ses anciens chefs dont les cadavres « despouillés étaient estendus sur les quarreaux en la voie, » applaudit les discours de Maillart et du régent.


II

L’agitation renaît en 1381, pendant la minorité de Charles VI ; la parole ressaisit aussitôt son empire. Un trait particulier de ces nouveaux troubles, qui raniment avec les factions l’éloquence séditieuse, c’est que les harangueurs ne sont pas toujours des bourgeois, comme Toussac, ou des princes, comme Charles de Navarre, ou des clercs et des évêques, comme Robert Le Coq ; bien souvent, ces meneurs populaires sortent des rangs du peuple. Ils émergent subitement de l’effervescence de la rue ; ils marquent le but aux ardeurs incertaines, aux impatiences aveugles : dès que le coup est fait, leur rôle éphémère est rempli, ils retombent dans le silence et le néant. Au début de l’insurrection des Maillotins, en 1381, un ouvrier corroyeur, alutarius quidam, ramassant trois cents émeutiers armés de poignards, les harangue en place de Grève, puis, franchissant les ponts à leur tête, les lance contre le palais, où tremblaient et se cachaient les oncles du jeune roi Charles VI. Nous avons ce discours d’un ouvrier parisien du XIVe siècle, traduit, il est vrai, en latin par un chroniqueur trop scolastique ; il est d’une violence que des insurgés de ce temps-ci ne désavoueraient pas. « A quand donc notre tour de jouir du repos et des douceurs de la vie ? qui nous délivrera du joug de ces seigneurs dont la rapacité nous exploite, dont l’orgueil nous écrase ? Ils vivent de notre substance, substantias nostras illis impertimur ; c’est avec nos dépouilles qu’ils bâtissent des palais et nourrissent leurs gens ; l’éclat du règne vient de la sueur du peuple, ex sudore regnicolarum regius fulget homos. Notre patience est à bout. Levons-nous tous ! Que Paris prenne les armes plutôt que de souffrir la honte et la servitude. »

À ces invectives, dont l’accent révolutionnaire et la couleur toute moderne pourraient d’abord nous surprendre, comparons les prédications égalitaires du couvreur anglais Wat Tyler et du prêtre John Ball, qui, cette même année, déchaînaient contre Londres une invasion furieuse de soixante mille ouvriers et paysans, si vivement décrite par Froissart : « Bonnes gens, les choses ne peuvent bien aller en Angleterre, ni ne iront jusques à tant que les biens seront de commun et qu’il n’y aura ni vilains, ni gentilshommes, et, que nous ne soyons tous unis. A quoi faire sont ceux, que nous nommons seigneurs, plus grands maîtres que nous ? Ils sont vêtus de velours et de camocas fourrés de vair et de gris ; et nous sommes vêtus de povres draps. Ils ont les vins, les épices et les bons pains ; et nous avons le seigle, le retrait, la paille, et buvons de l’eau. Ils ont le séjour et les beaux manoirs ; et nous avons la peine et le travail, la pluie et le vent aux champs ; et faut que de nous vienne, et de notre labour, ce dont ils tiennent leurs estats. » Partout alors, à Paris, en Angleterre, en Flandre, couvaient dans le cœur du peuple des sentimens de haine et des désirs de vengeance qui armaient les petits contre les grands ; et ce qui prouve bien la redoutable énergie de ces revendications populaires, c’est la gravité des concessions qu’elles arrachent aux gouvernemens. Pendant que l’émeute parisienne, poussée par le corroyeur tribun, bat le seuil de la demeure royale et menace d’en forcer l’entrée, une fenêtre s’ouvre : le chancelier de France, Miles de Dormans, évêque de Beauvais, parlemente avec les assaillans. Dans son discours d’apaisement, il va jusqu’à reconnaître le principe de la souveraineté nationale : « Oui, les rois auraient beau le nier cent fois, le suffrage populaire est le fondement de la monarchie, reges regnant suffragio populorum… Ni le roi, ni ses conseillers ne pourraient faire un peuple, mais un peuple ferait bien un roi. » Ainsi parle le pouvoir, en tout temps et en tout pays, quand il se sent vaincu, et qu’il a peur. L’année suivante, la chevalerie française, conduite par les compagnons d’armes de Du Guesclin, écrasait à Rosebecque, sous les yeux du jeune roi, la ligue des communes et, par contre-coup, l’émeute parisienne ; mais, après un intervalle de repos, la démence de Charles VI, les scandales du règne, les rivalités sanglantes des princes, la défaite d’Azincourt précipitèrent encore une fois la France dans une crise de guerre civile et d’invasion étrangère, où elle faillit succomber.

On taxerait volontiers d’exagération ou de mensonge le narrateur moderne qui, pour peindre cette navrante période de notre histoire, emprunterait fidèlement aux chroniqueurs contemporains les pages naïves qu’ils ont écrites sous l’impression des événemens, en face du spectacle qui se renouvelait chaque jour. On l’accuserait de faire le roman du passé avec des couleurs beaucoup plus récentes et de transporter au XVe siècle, par un travestissement rétrospectif, les procédés et l’appareil des époques de terreur. La vérité est que dans leurs récits, d’une irrécusable sincérité, les péripéties bien connues et la mise en scène ordinaire de toutes les perturbations politiques se trouvent au complet. Voici les clubs, aux motions incendiaires, notés par le religieux de Saint-Denis, témoin très clairvoyant, historien presque officiel du règne de Charles VI ; voici les sociétés secrètes, les conciliabules nocturnes où le « menu peuple » des métiers et des faubourgs, « la multitude mécanique, » s’assemble « par flottes d’hommes noirs et petits, » comme dit Froissart, et pérore « en gesticulant avec fureur, en roulant des yeux menaçans. » Voici la garde nationale, commandée par ses « dizeniers, cinquanteniers, quarteniers, » coiffée de chaperons blancs et verts, vêtue de hoquetons bleus, et marchant sous la bannière de la ville, appelée « estendart. » Oisive et bruyante, défilant, paradant sans but et sans trêve, dépeuplant les ateliers et les boutiques, encombrant les rues de patrouilles inutiles, elle étale avec orgueil ses 30,000 hommes « appareillés de toutes pièces, » et traîne à sa suite une tourbe de vagabonds en guenilles, « couverts d’armes brillantes, » qui passent les nuits et les jours « en gourmanderies et beuveries, » dociles à tous les mots d’ordre scélérats, prêts pour tous les forfaits.

Quel étrange aspect que celui de Paris en 1413 et 1420, de ce champ clos hideux et sanglant où les Écorcheurs, les Armagnacs et les Bourguignons s’exterminent en attendant l’Anglais vainqueur à Azincourt ! Les hôtels des puissans seigneurs, garnis de herses et de mâchicoulis, se hérissent d’armes et se remplissent de soldats, comme des forteresses menacées par l’ennemi. Six cents chaînes de fer, tendues chaque soir, barrent les rues et la rivière ; dans chaque maison, on mure les ouvertures des caves, par crainte du feu grégeois que lancent des malfaiteurs. De temps en temps, du milieu de cette ville barricadée et frémissante, qui « s’agite à la moindre rumeur comme la feuille au souffle du vent », partent des groupes d’hommes armés poussant devant eux un orateur : ils vont « manifester » sous les fenêtres du palais ou du château Saint-Paul, et coiffer du chaperon populaire le roi et le dauphin. Des placards couvrent les murs et les portes des églises : « Chers concitoyens, cives amantissimi, on veut vous désarmer, vous enlever vos chaînes de fer et vos barricades. Aux armes ! nos vengeurs approchent. » Pendant la nuit, des cris sinistres réveillent la ville en sursaut : « Aux armes ! nous sommes trahis ! Ad arma ! quia nunc prodendi sumus. » On décrète un emprunt forcé, proportionnel au revenu présumé des plus riches habitans, civium facultates metiendo. Des mots féroces courent dans les masses : « Il y a des gens qui ont trop de sang et qui ont besoin qu’on leur en tire avec l’épée. » On colporte des listes de suspects sur lesquelles en regard de chaque nom se lit une lettre à l’encre rouge, T, B, R, signifiant l’un de ces arrêts sans appel : à tuer, à bannir, à rançonner. Alléchée et mise en goût par ces excitations sanguinaires, la foule se rue aux prisons, aux deux Châtelets, au Temple, à Saint-Eloi, à Saint-Magloire, au For-l’Évêque, dans tous les lieux où l’on a entassé ceux qu’on hait et qu’on redoute : plus de quinze cents personnes sont égorgées en un seul jour. Le chroniqueur ajoute : ad cavillas pedum madebant effuso cruore, « les pieds des assassins baignaient dans le sang jusqu’à la cheville. »

Voilà le public de nos harangueurs pendant tout le premier tiers du XVe siècle. Leur place est dans cette mêlée ; leur action s’exerce sur cette folie furieuse du peuple de Paris, presque toujours pour l’exaspérer, quelquefois, mais rarement, pour la calmer et la guérir. Il y a bien des variétés à distinguer parmi ces boute-feux de sédition et de guerre civile. Le grand seigneur à langue dorée, le chef de parti, au langage caressant, en quête de dupes et de complices, racoleur d’hommes de main, y coudoie le démagogue, l’aboyeur de carrefour, pourvoyeur du gibet et de la prison : l’un et l’autre cèdent le pas à l’orateur scolastique, au discoureur en bonnet carré, dont les syllogismes passionnés fanatisent les masses. Signalons l’intervention de l’Université dans les questions d’état comme un des faits dominans de l’époque où nous sommes ; le moment est venu de caractériser cette forme bizarre, semi-laïque et semi-cléricale, de notre ancienne éloquence.

L’Université était une puissance aux XIVe et XVe siècles ; son autorité avait gagné tout ce que le saint-siège divisé et la royauté discréditée avaient perdu, et l’on peut dire que pendant cinquante ans elle fut, en Occident, le seul pouvoir moral incontesté. En 1378, quand l’empereur Charles IV vint en France, l’Université lui fit les honneurs de la ville de Paris : un notable docteur, chancelier de Notre-Dame, maître Jehan de la Chaleur, escorté des facultés « honorablement vestues de leurs chappes et habits fourrés, » adressa au prince un de ces discours d’apparat qu’on appelait alors collations, pour les distinguer des sermons et des thèses scolastiques. « À quoi l’empereur répondit de sa bouche en latin. » En 1382, dans la ville occupée militairement par l’armée victorieuse qui revenait de Rosebecque, l’Université essaya de modérer la fureur des représailles et demanda grâce pour le peuple de Paris, en développant ce texte : « Les rois d’Israël sont clémens : Reges Israel clementes sunt. » Le principe électif, base de l’institution, les hardiesses de l’enseignement, l’ardeur de la jeunesse, la propagande démocratique dont les « nations » de Flandre et d’Italie étaient le foyer, inclinaient ce grand corps, fier de ses privilèges et sûr de sa force, vers le parti des revendications violentes : aussi le vit-on sortir de l’abstention où il s’était enfermé du temps de Marcel, céder au torrent, entrer dans le mouvement, avec la prétention de l’arrêter ou de le conduire.

Gerson, le plus illustre et le plus prudent de ces docteurs égarés dans la politique, justifie la nouveauté du rôle qu’il avait accepté, en alléguant l’importance même du corps enseignant. « Qui oserait, disait-il, nous dénier le droit de représenter le royaume dans l’assemblée des états ? L’Université, c’est plus qu’un peuple, c’est un monde. Universitas reprœsentatne totum regnum ? Immo vero totum mundum. » Elle concentrait, en effet, dans son sein, sous une forme barbare comme la société même, la puissance collective dataient de la science et de la foi. Gerson venait de poser, en style d’école, le principe de la suprématie politique de l’esprit ou de la prépondérance des capacités. Figurons-nous donc cette fusion de la rue et de l’école, ce mélange et cette promiscuité des docteurs de Sorbonne avec les agitateurs qui soulevaient les Écorcheurs et les Maillotins : l’originalité de l’état révolutionnaire que nous retraçons est là. Princes et peuple, séditieux et gens paisibles, tout le monde subissait l’empire de la parole universitaire : cette lourde faconde, qui s’imposait par l’autorité du savoir et par son caractère sacré, imprimait le respect aux auditoires les plus divers. Sa tribune était partout, sur la place publique, au Louvre et au palais, dans l’assemblée des états, dans la chaire chrétienne, en pleine église. En 1405, dans un grand conseil de gouvernement, tenu par le roi et ses oncles, sur les moyens de réformer l’état, le recteur de l’Université, accompagné de nombreux professeurs en droit civil et en droit canon, siégeait au premier rang. Souvent aussi, sans être mandés et sous l’impulsion des partis, nos docteurs, tout fourrés d’hermine et bardés de syllogismes, portaient leurs remontrances au pouvoir et l’interpellaient en grand appareil. Ces harangues fabriquées dans l’officine de l’école, s’appelaient propositions. Ce sont des thèses politiques, soutenues d’argumens en forme, hérissées de citations, farcies de commentaires : on s’en fera une idée en parcourant les huit discours de Gerson que nous possédons en français, imprimés ou manuscrits, et dont chacun fut à son heure un événement.

Bien au-dessous de Gerson et de sa vertueuse gloire, viennent se placer les noms de trois docteurs qui se signalèrent par leurs fougueuses invectives dans les états-généraux de 1413, convoqués à Paris au château Saint-Paul : ce sont Benoît Gentien, moine de Saint-Denis, professeur de théologie, Eustache de Pavilly, carme du couvent de la place Maubert, et l’abbé du Moutier Saint-Jean, de « la province de Lyon, » tous les trois députés du clergé auxdits états. A tour de rôle, soit dans l’assemblée même, soit dans la grande cour du château où le roi les recevait en audience publique, ils prenaient à partie les courtisans, « les officiers à gros gages, » ces cumulards du régime gothique ; ils vouaient au carcan et au pilori les gens de finance, « ces mangeurs du peuple ; » leurs sanglantes apostrophes, bravant tous les pouvoirs, faisaient trembler les magistrats prévaricateurs, conseillers et présidens du parlement, assis sur les fleurs de lys. « Voyez, s’écriaient-ils, ces truandeaux qui tantost estaient clercs à un receveur, gens de néant et de petit estat, et qui aujourd’hui sont fourrés de martres et autres riches habits, tellement qu’on ne les congnoist plus ; ils ne donneront à disner à aulcun s’ils n’ont le hypocras et autres telles friandises, et toutes ces dépenses-là viengnent du roy..* Et vous, gens du parlement et de la chambre des comptes, jeunes maistres des requestes ignorans, choisis à la faveur ; présidens, qui, en faisant gagner sa cause à un malfaiteur, dictes : « c’est contre le droit, mais il est mon parent ; » vous, chancelier, qui recevez 2,000 livres par an de traitement, 4,500 francs d’or pour les lettres de rémission, 26,000 livres sur les subsides de guerre, 2,000 livres pour vostre garde-robe ; vous, procureurs généraux, appoinctés à 600 livres, conseillers appoinctés à 300 livres, quémandeurs de pots-de-vin, trafiquans d’arrêts et de sentences ; vous, officiers de la cour, qui occupez trois ou quatre emplois que vous ne pouvez remplir, et dont vous cumulez les grands et excessifs gages ; serviteurs et servantes du roy et de la reyne, mauvaises herbes et orties périlleuses du jardin royal, qui empeschez les bonnes herbes de fructifier, il faut vous oster, sarcler et nettoyer, afin que le demeurant en vaille mieulx. Sur ce, nous requérons qu’on vous prenne tous, vous, et vos biens aussi. » Ces diatribes, et d’autres semblables dont Monstrelet a conservé le texte, vociférées, toutes fenêtres ouvertes, dans la grand’salle de Saint-Paul, passaient et se. répétaient, en s’exagérant, jusqu’aux jardins ouverts à la foule : accueillies par d’effrayantes clameurs, elles donnaient presque toujours le signal des arrestations et des massacres. Ce que les harangueurs avaient suggéré, là sédition l’exécutait dans les vingt-quatre heures.

Il y avait bien, parmi les bourgeois de Paris, quelques esprits sages, fatigués du désordre, qui se moquaient de ces docteurs travestis en factieux et se scandalisaient fort des ridicules descentes de la rue du Fouarre et de la montagne Sainte-Geneviève sur la place publique. « Voilà, disaient-ils, de plaisans personnages et de singuliers hommes d’état ! Quelle pitié que des liseurs de livres, habitués à régenter des écoliers, à gloser sur l’Écriture et sur Aristote, osent prendre en main le gouvernement du royaume ! Tous leurs discours sont des fadaises ; ils ne s’entendent ni à la paix, ni à la guerre, ni aux finances : autant en emporte le vent ! Qu’ils retournent à leurs études et que chacun fasse son métier. » Déjà perçait ce malin bon sens qui, au temps de la Ligue, devait inspirer la Ménippée. L’éloquence frénétique de l’Université n’était pas seule à remuer les masses parisiennes ; les chefs de parti, comme en 1356, raffermissaient leur popularité par des harangues fréquentes : l’intervention de la parole était si nécessaire que tous les hommes qui ont joué quelque rôle dans cette époque orageuse et tragique y figurent avec le renom de personnages éloquens. Le duc Philippe de Bourgogne, mort en 1404 avait une brillante facilité d’élocution, fort admirée des chroniqueurs ; le duc d’Orléans, ce prince aimable et séduisant, effaçait les plus célèbres orateurs de l’Université par l’abondance et l’éclat de son langage. Lorsqu’on venait le haranguer et développer devant lui, d’un ton solennel, quelque proposition savamment élaborée, la simplicité élégante et précise de sa réponse déconcertait tout ce savoir alambiqué, et l’humiliait par le contraste. Les autres princes de la famille royale, le duc d’Anjou, le roi de Navarre, le duc de Berry, sont cités comme excellens orateurs ; tel est aussi le mérite attribué au fameux comte d’Armagnac : tous ces seigneurs, ces hommes de guerre et de faction, puissans par l’intrigue, vivant dans les périls imprévus et les subites alarmes d’une lutte implacable, possédaient ce talent, cette ressource toujours prête de la parole facile et persuasive, qui désarmait les colères, prévenait les défaillances et suppléait par l’ascendant personnel à la faiblesse d’un pouvoir contredit et contesté.

Dans la tourbe des harangueurs de carrefour, il en est un que son importance a distingué des autres et tiré de l’obscurité : c’est Jean de Troyes, échevin de Paris, concierge de l’huis-de-fer au palais. L’histoire n’a pas dédaigné de rapporter quelques-uns de ses discours. Sa voix était comme le clairon de l’émeute. Précédant les bandes insurrectionnelles, il allait sous les fenêtres de la demeure royale interpeller le gouvernement, le sommer de comparaître et d’écouter ses remontrances. Un dialogue s’engageait entre lui et les ministres du prince ou le prince en personne. « Bonnes gens, que voulez-vous ? disait en tremblant le roi ou le dauphin. Me voici prêt à vous entendre et je ferai selon votre désir. Retournez à vos métiers, er, pour Dieu, calmez-vous. — Nous voulons, répondait Jean de Troyes, que vous preniez le chaperon blanc et vert du peuple de Paris (la mode avait changé depuis 1350) ; nous voulons, nous tous qui sommes ici, que les traîtres de votre cour, corrupteurs de la jeunesse des princes, nous soient livrés et jetés en prison. » Si la harangue restait sans effet, si la liste de proscription était repoussée, l’orateur faisait un signe à ses hommes : la bande aussitôt, brisant les portes, fouillait les appartemens du prince, arrachait les proscrits à sa sauvegarde, les emmenait ou les massacrait sous ses yeux. — Sortons de ce Paris fanatique et sanguinaire, surexcité dans ses pires instincts par la longue immoralité des guerres civiles. Dominant cette agitation, l’échauffant de ses ardeurs cyniques, la parole, pendant près d’un demi-siècle, a disputé avec succès à la force brutale le gouvernement du désordre ; elle a recueilli l’empire échappé aux mains débiles de la royauté et à l’impuissance des lois. Lasse enfin de ces excès, déchue de cette souveraineté révolutionnaire, elle va s’épurer et s’ennoblir, comme l’esprit public lui-même, sous l’influence du sentiment patriotique qui, s’exaltant à son tour dans les suprêmes épreuves de la nationalité française, maîtrisera les factions, suscitera Jeanne d’Arc, tournera contre l’ennemi commun les volontés unies, les cœurs réconciliés.

De 1422 à 1439, Charles VII usa largement de la suprême ressource des royales détresses ; il fit appel dix fois aux états-généraux. Ceux-ci, convoqués en province, à Chinon, à Orléans, à Tours, à Meun, sur le terrain même de la lutte à outrance contre l’envahisseur, furent admirables de loyauté et de résolution. Ils donnèrent des hommes et de l’argent, sans se décourager, sans se plaindre ; ils votèrent la création d’une armée régulière et d’un impôt permanent ; ils forcèrent les nobles qui avaient déserté le champ de bataille et se tenaient cachés dans leurs châteaux à rejoindre le drapeau du roi. On aimerait à connaître les discours et les orateurs qui ont alors raffermi le cœur de la nation et soutenu, pendant tant d’années, en de si dures extrémités, l’esprit de sacrifice et l’invincible espérance ; mais presque rien ne s’est conservé des paroles qui furent dites en ces occasions décisives ; le silence des historiens semble indiquer qu’on y a plus agi que parlé, et que le sentiment qui dominait dans ces assemblées était un patriotisme sans phrases. Le plus curieux fragment qui nous reste de cette époque appartient à des jours meilleurs ; c’est un discours prononcé aux états de 1439 par Jean Juvénal des Ursins, évêque de Beauvais, l’auteur d’une chronique souvent citée par nous. Issu d’une famille de riche bourgeoisie que sa résistance aux factieux avait illustrée au XIVe siècle, fils d’un prévôt des marchands et frère d’un chancelier de France, Jean Juvénal, qui fut plus tard archevêque de Reims, était en 1439 le chef de la députation ou, comme on disait, de « l’ambassade de Paris » dans l’assemblée d’Orléans : personne n’y représentait plus dignement, avec une autorité plus imposante, le courage, les vertus et les lumières du tiers-état.

La péroraison surtout de son discours est à remarquer. L’orateur s’adresse à ce sentiment monarchique qui, dans l’ancienne France, était la forme vivante et l’expression populaire du sentiment national : rappelant les récentes victoires, le merveilleux changement survenu dans les affaires, tant de villes reconquises, tant de périls dissipés et de si terribles ennemis subitement vaincus ou écartés, il voit dans ce retour de fortune une preuve certaine de la protection divine ; il conjure les députés de se serrer autour d’un prince choisi par le ciel pour la délivrance et le relèvement de la patrie. « Regardez, dit-il, et advisez quelles merveilles Dieu a faites pour lui ; comme il fut sauvé de la main de ses ennemis à Paris, la bataille de Beaugé, la déroute des sièges mis par les Anglois à Montargis, à Orléans, à Compiègne, et le recouvrement en partie des pays de par deçà ; la mort miraculeuse du roy d’Angleterre, du comte de Salisbéry et autres ennemis. Ces choses sont-elles venues par les vaillances et vertus des nobles, par les prières des gens d’église ? Je crois que non. Mais Dieu l’a fait et a donné courage à petite compagnie de vaillans hommes à ce entreprendre et faire, à la requeste et prière du roy. Considérez cette noble maison de France, le roy, la reyne, M. le dauphin ; quelle auguste famille, de Dieu gardée, de Dieu aimée, de Dieu prisée et honorée, comme vous pouvez voir apparemment. Ne la devez-vous doncques aimer ? Certes si faites. Regem honorificate, Deum timete. » Nous reconnaissons là, si je ne me trompe, l’accent particulier aux inspirations et aux croyances des contemporains de Jeanne d’Arc, une effusion de ce sentiment religieux et patriotique qui éclate dans certaines pièces de Christine de Pisan, d’Alain Chartier, de Charles d’Orléans, écrites de verve sous le coup de l’émotion excitée par le miracle des victoires françaises.

Vingt ans après, Jean Juvénal, devenu archevêque, premier duc et pair de France, prit la parole dans une autre assemblée d’états-généraux, à Tours, en 1468. Les temps étaient changes. Le pouvoir royal, consolidé par les institutions et par la gloire de Charles VII, tournait à un despotisme rusé ; l’impôt permanent, porté par Louis XI de 1,200,000 livres à 5,000,000, accablait le peuple. L’orateur défendit cette fois les opprimés et les faibles. Son éloquence, dont la vigueur rappelle, mais avec moins de rhétorique, le Quadriloge invectif d’Alain Chartier, nous est un exemple du ferme langage que les bons citoyens osaient tenir en avertissant les grands de la misère des petits. Il décrit d’abord, d’un style naïf, expressif, et qui ne craint pas le mot propre, les brigandages de toute sorte qui ruinent les provinces : « Vos peuples sont tout détruits, appauvris de chevance, tellement qu’à peine ont-ils du pain à manger pour les excessives tailles qu’on leur met sus, et par pilleries et mangeries qu’ils souffrent. De là, une terrible fièvre, resverie et frénésie en laquelle vivent marchans, laboureurs et autres ; car qui perd le sien, perd le sens. » D’où viennent ces maux ? De l’excès des pensions payées aux courtisans, « non mie seulement à hommes, mais à femmes qui ne sauraient de rien servir la chose publique. Hélas ! s’écrie-t-il, dans un mouvement qui n’est pas sans hardiesse, hélas ! tout est du sang du peuple ! on oste la pasture du pauvre commun, et la rapine qu’on fait est en vos maisons. Pourquoi grévez-vous et destruisez-vous ainsi mon peuple ? comme dit Dieu par le prophète. » Une autre « vuidange » de l’or de France, — nous dirions un drainage, — ce sont les sommes « qu’on porte à Rome pour avoir bénéfices vacans, grâces expectatives de bénéfices dans les chapitres et les abbayes, au mépris des franchises et libertés de l’église gallicane. Une grande partie de notre or va ainsi au delà des monts… En toutes ces choses l’âme et la substance de la chose publique s’en va et ne revient point. Où est le remède ? Dans l’humanité et la sagesse du roi. C’est à lui qu’il appartient de délivrer son peuple de la main des méchans, d’oster les dommages et extorsions qu’il souffre. Il y eut quelqu’un en un conseil qui dit un jour : Exigez et taillez hardiment, tout est vostre. Ce sont maximes de tyran, non dignes d’estre entendues. » Ainsi parlait la liberté de l’ancien temps, plus généreuse qu’efficace, trop souvent impuissante lorsque la sédition n’était pas là pour lui prêter main-forte. Elle avait le cœur droit et de nobles fiertés ; elle savait faire entendre des vérités utiles, mais ses avertissemens, comme ses menaces, manquaient de sanction.

A mesure qu’on s’éloigne de la primitive simplicité du moyen âge et qu’on touche aux temps modernes, les états-généraux gagnent en importance. Les débats de ces assemblées, devenus plus longs, plus approfondis et plus variés, désormais mieux connus et conservés plus fidèlement, offrent à l’historien un attrait qui jusque-là leur avait en partie manqué. Il ne s’agira plus uniquement d’octroyer au roi, après une délibération rapide et des pourparlers officiels, les subsides nécessaires pour l’armement de quelques milliers d’hommes : on discutera des questions plus hautes, plus compliquées, d’un intérêt permanent et d’une solution difficile ; la responsabilité agrandie des représentans du pays s’augmentera de préoccupations nouvelles. Le temps est venu d’arrêter les empiétemens du pouvoir royal, l’avidité croissante et les prodigalités de la cour, de sauvegarder la fortune et la liberté des peuples en maintenant le principe du libre consentement de l’impôt ; le principal souci des états sera désormais d’empêcher la transformation de la monarchie française en despotisme. Bientôt surgiront les redoutables difficultés des controverses religieuses et de l’agitation des consciences. Les guerres civiles ajouteront leurs fermens de discorde aux passions ordinaires de la politique ; aussi, cette période de cent cinquante années qui nous reste à examiner est-elle, dans l’histoire entière des états, la plus féconde en grandes discussions, en enseignemens utiles, celle où se marquent avec le plus de vigueur et de netteté les caractères distinctifs et la réelle influence de notre ancienne éloquence nationale.


CHARLES AUBERTIN.

  1. Voir la Revue du 1er décembre 1878.