L’Église et l’État en Belgique

L’Eglise et l’Etat en Belgique
Calmon-Maison

Revue des Deux Mondes tome 27, 1905


L’ÉGLISE ET L’ÉTAT
EN BELGIQUE

Un système de « fausse séparation, » un système « d’oppression, » ainsi que le qualifiait récemment M. Emile Ollivier[1], menace de remplacer le pacte concordataire qui, depuis un siècle, régit en France les rapports de l’Église catholique et de l’Etat. Avant que cette œuvre funeste ne soit accomplie, il nous semble utile de faire connaître aux lecteurs de la Revue quelles sont les relations entre les deux pouvoirs dans un pays gouverné par des institutions essentiellement libérales, en cette Belgique, nation unie à la nôtre par une communauté de race et de lointains souvenirs.


I

Soumise par l’Espagne aux néfastes rigueurs de l’Inquisition dans le temps où la Réforme s’épanouissait en Europe, la Belgique se trouva ainsi épargnée des atteintes du protestantisme. Au contact de ses maîtres, elle se pénétra même d’une foi particulièrement rigoriste et démonstrative qui subsiste de nos jours, entretenue par le sang espagnol jadis infusé dans les veines de ses habitans.

L’incorporation de leurs provinces à la France avait imposé aux Belges l’obligation de se conformer à la réglementation constitutionnelle du culte. On comprend quel soulagement apporta à leurs consciences la promulgation du Concordat, qui pourtant ne leur garantissait point encore la liberté religieuse, liberté qu’allait tout d’abord leur accorder, sinon totalement, du moins dans une large mesure, le régime hollandais.

Mais enhardis par les dispositions bienveillantes du gouvernement des Pays-Bas, les catholiques, belges commirent alors la faute de se montrer trop exigeans. Espérant, après 1815, un retour pur et simple à l’ancien régime, les évêques réclamèrent pour les catholiques « le monopole de la liberté religieuse, l’exclusion des dissidens des emplois publics en rapport direct avec le culte, la proscription de la liberté de la presse, l’entrée du clergé dans les assemblées nationales et provinciales à titre d’Ordre reconnu dans l’Etat, une dotation fixe pour l’Eglise et la direction souveraine de l’instruction publique[2]. » A leur suite les chefs du parti catholique repoussèrent, comme attentatoire aux droits de l’Eglise, la loi fondamentale des Pays-Bas, sorte de charte constitutionnelle octroyée par Guillaume Ier à ses sujets.

Les libéraux, voyant leurs adversaires revendiquer ces privilèges surannés, adhérèrent au contraire à la loi fondamentale, n’hésitant point ; ainsi à soutenir le gouvernement hollandais, allant même jusqu’à donner leur assentiment « aux mesures les plus arbitraires, aux actes les plus despotiques, aussitôt que, de près ou de loin, ils tendaient à restreindre l’influence ou l’autorité de la hiérarchie catholique[3]. »

Fort de cet appui, le cabinet néerlandais remit bientôt en vigueur non seulement le Concordat français subordonnant l’Eglise à l’Etat ; mais aussi les articles organiques de la loi du 18 germinal an X, assujettissant aux règlemens de police l’exercice public du culte.

« Ces inconséquences et ces contradictions eurent un terme en 1828, écrit Thonissen dans la préface de son savant ouvrage sur la Constitution belge. Libéraux et catholiques finirent par comprendre que ces luttes stériles ne produisaient d’autre résultat que l’affaiblissement des uns et des autres au profit des Hollandais et au détriment des Belges.

« Les chefs des libéraux acceptèrent sans, réserve la liberté des cultes, la liberté d’enseignement, la liberté d’association, sans se préoccuper désavantages qui pourraient en résulter pour les catholiques. Et ceux-ci, après quelques hésitations, s’unirent à leurs ennemis de la veille pour réclamer la responsabilité ministérielle, le rétablissement du jury, l’indépendance du pouvoir judiciaire, la liberté de la presse et, en général, toutes les institutions inhérentes au régime parlementaire largement el généreusement pratiqué.

« Dès cet instant, le grand parti national, le parti de l’Union était fondé… Toutes les aspirations et tous les vœux se confondaient dans la revendication de la liberté commune[4]. »

Deux ans plus tard, grâce à cette union, la Belgique s’affranchissait de la domination hollandaise.


II

Le gouvernement provisoire, qui prit la direction des affaires au lendemain de la révolution, décréta aussitôt la convocation d’un congrès national chargé de doter le pays d’institutions nouvelles ; mais, sans attendre la réunion de cette assemblée, il proclama l’indépendance réciproque de la religion et de l’Etat.

Animée des mêmes sentimens, la commission à laquelle le gouvernement provisoire confia le soin de préparer un projet de constitution, destiné à être soumis aux délibérations du futur congrès, y inscrivait la liberté absolue des cultes, mais en accordant au législateur le droit d’interdire leur exercice hors des temples lorsqu’ils troubleraient l’ordre public ; la liberté d’enseignement, sans enlever au pouvoir législatif le droit de prescrire les mesures de surveillance et de répression ; le droit d’association, sans toutefois accorder aux sociétés formées en vertu de ce droit le privilège de la personnification civile.

Le Congrès devait se montrer plus libéral encore.

Bien que disposant du vote de cent quarante-deux députés parmi les deux cents membres de cette assemblée, le parti catholique sut non seulement se montrer plus sage qu’en 1815, mais il donna, cette fois, l’exemple d’une modération remarquable, et même d’une extraordinaire impartialité.

« Oubliant, dit Thonissen, que le clergé formait jadis le premier ordre dans l’organisation politique de nos provinces, les cent quarante catholiques du Congrès votèrent unanimement en faveur de l’article 6 de la Constitution qui proscrit à jamais toute distinction d’ordres.

« Renonçant loyalement et sans arrière-pensée aux privilèges dont ils jouissaient sous l’ancien régime, ils s’unirent à toutes les nuances du libéralisme pour proclamer la liberté absolue des cultes dissidens et la liberté illimitée de la presse.

« Ils mirent au nombre des garanties constitutionnelles une disposition portant que nul ne peut être contraint d’observer les jours de repos prescrits par la loi religieuse.

« Ils décrétèrent l’égalité des catholiques, des protestans et des juifs devant la loi civile, et ils les déclarèrent tous admissibles aux emplois publics.

« Ils ne songèrent pas un instant à réclamer une dotation immobilière pour les ministres de leur culte.

« Ils songèrent moins encore à revendiquer le droit de censure que le clergé avait exercé pendant plus de deux siècles sur toutes les productions de l’esprit humain.

« Ils votèrent pour la liberté absolue des opinions politiques, philosophiques et religieuses[5]… »

Le prince de Méan, archevêque de Malines et ancien souverain de la principauté de Liège, associait solennellement le clergé belge à l’œuvre du Congrès.

« Les catholiques, écrivait aux députés le primat de Belgique, forment la presque-totalité de la nation que vous êtes appelés à représenter et à rendre heureuse. Ils se sont constamment distingués par un dévouement sincère au bonheur de leur patrie, et c’est à ce double titre que je réclame en leur faveur la protection et la bienveillance de votre assemblée.

« En vous exposant leurs besoins et leurs droits je n’entends demander pour eux aucun privilège. Une parfaite liberté avec toutes ses conséquences, tel est l’unique objet de leurs vœux, tel est l’avantage qu’ils veulent partager avec leurs concitoyens. »

Indiquant la nécessité de rompre avec le précédent régime en soustrayant les exercices religieux aux mesures de police préventives, le prélat ajoutait : « Si, à l’occasion ou au moyen du culte, des abus se commettent, les tribunaux doivent en poursuivre les auteurs ; mais il serait injuste d’interdire le culte même, puisque la peine rejaillirait toujours sur. des innocens et souvent n’atteindrait pas les coupables[6]. »

Et ce fut dans cet esprit dépourvu de toute tendance cléricale ou même particulièrement catholique, puisque le principe adopté par lui s’applique indistinctement à tous les cultes, que le Congrès réglementa les rapports des Eglises et de l’Etat.

Trois articles devaient suffire à cette réglementation. Ce sont les articles 14, 15 et 16 de la Constitution, auxquels il convient pourtant d’ajouter l’article 117, relatif aux traitemens des ministres des cultes.


III

L’article 14 est ainsi conçu : « La liberté des cultes, celle de leur exercice public ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés. »

La liberté des cultes, improprement dénommée liberté de conscience, car la conscience échappe à toute investigation humaine, est non seulement pour chacun le droit de croire en telle ou telle religion, mais aussi de la professer, sans être astreint à aucune réglementation émanant du pouvoir civil.

En vertu de ce principe, nettement proclamé par l’article 14, tout Belge est admis à pratiquer publiquement sa foi.

Catholique, il peut donc se livrer aux exercices religieux à l’intérieur des églises paroissiales[7], des chapelles, et même des oratoires domestiques, dont l’ouverture reste exempte de toute autorisation administrative[8]. Mais le peut-il aussi, et non moins librement à l’extérieur, hors des édifices consacrés au culte, c’est-à-dire dans le silence des campagnes ou dans le tumulte des rues ?

La conduite solennelle du Saint-Sacrement aux malades, la présence des prêtres revêtus de leurs ornemens sacerdotaux aux enterremens des fidèles, la bénédiction des cimetières, la sonnerie des cloches, les plantations de croix, les processions, courent-elles constitutionnellement le danger d’être administrativement interdites ?

Nous ne croyons pas que telle ait été l’intention du Congrès.

Tandis que notre loi de Germinal, afin d’éviter les conflits que risque de provoquer l’existence de plusieurs religions dans une même commune, prohibe, en certains cas, toute cérémonie hors des édifices du culte, il semble que la Constitution belge ait voulu soustraire les cérémonies extérieures à toute interdiction préventive du pouvoir civil, et cela en vertu du principe de la liberté religieuse, du principe de la séparation.

« La liberté des cultes, la liberté d’enseignement et celle de la presse, disait devant le Congrès le baron de Gerlache, ont été justement rapprochées dans le projet de constitution. Elles sont en quelque sorte identiques. C’est toujours la manifestation de la pensée sous des formes diverses. C’est précisément pour cela que ces libertés doivent être mises sur la même ligne et que vous ne pouvez faire ni plus ni moins pour l’une que pour l’autre. Or le grand principe qui prédomine ici tous les autres… c’est l’absence de toute mesure préventive[9]. »

Répondant à l’objection soulevée par plusieurs de ses collègues qu’une liberté aussi absolue menaçait de compromettre l’ordre public, un autre membre du Congrès, M. de Meulenaere, ajoutait : « On me demande quelle garantie nous vous donnons contre les désordres que l’exercice d’un culte peut faire naître… Je réponds d’abord à cette objection que le culte, sous ce rapport, est placé sur la même ligne que la presse… Quant à la religion catholique, treize siècles sont là pour dissiper toutes vos inquiétudes et pour vous convaincre que l’exercice public de ce culte se saurait jamais par lui-même troubler le bon ordre. Si à l’occasion de l’exercice du culte, des individus quels qu’ils soient portent atteinte à la tranquillité publique, les lois ordinaires sont suffisantes pour les atteindre et pour les punir[10]. »

La volonté du Congrès paraît résulter si nettement de ses délibérations que Thonissen, envisageant les inconvéniens de l’intervention du pouvoir dans l’exercice public des cultes, n’hésite pas à écrire en commentant l’article 14 : « On pourrait, sous des prétextes plus ou moins plausibles… susciter à l’exercice public d’un culte mille entraves de toute nature. La police locale ne peut pas plus, sous la crainte d’un désordre éventuel, interdire l’exercice public d’un culte qu’elle ne pourrait, sous le même prétexte, interdire la publication d’un journal politique hostile aux ministres. Dans les deux cas, la société ne possède que le droit de réprimer les délits[11]. »

Bara, qui fut une notabilité du parti libéral et qui, par suite, échappe à toute suspicion de cléricalisme, professe ici la même opinion que le catholique Thonissen.

« Ces termes, — ceux de l’article 14, — sont généraux, lisons-nous dans son Essai sur les rapports de l’Etat et des religions. Ils consacrent la liberté du culte public et du culte domestique… La liberté des cultes ne comprend pas seulement pour les religions le droit de faire ce qu’elles veulent à l’intérieur des temples, elle leur donne aussi le droit de se produire dans la rue… »

Toutefois, se fondant sur le second paragraphe de l’article 19[12], relatif aux rassemblemens, Bara ajoute : « La différence des droits de l’autorité civile vis-à-vis des rassemblemens en plein air se résume donc en ceci : Elle peut toujours les disperser quand elle les croit dangereux à l’ordre et à la tranquillité publique ; mais elle ne peut empêcher leur formation. Quant à ce point, les réunions en plein air sont sur la même ligne, sous le même régime que les réunions dans un lieu couvert et fermé[13]. »

Nous devons cependant reconnaître que la jurisprudence ne se montre point en parité de sentimens avec ces deux savans commentateurs de la Constitution. La Cour de cassation a, en effet, reconnu aux autorités communales le droit d’interdire certaines manifestations extérieures du culte, et notamment les processions, dans l’intérêt du maintien de l’ordre.

« L’article 14, allègue la Cour suprême, doit être mis en rapport avec l’article 19, § 2, qui soumet aux lois de police tous les rassemblemens en plein air… Il est incontestable que si, pour manifester leurs opinions, les citoyens descendent dans la rue, ils ne peuvent pas se soustraire aux lois de police[14]. »

Mais il n’est pas moins incontestable que la discussion de l’article 19 eut pour unique objet les rassemblemens de masses « dangereuses à l’ordre social » et se mouvant « sous l’impulsion pernicieuse d’orateurs populaires[15]. » Nous pensons donc, avec M. de Corswarem, que, malgré la haute autorité qui s’attache aux décisions de la Cour de cassation, « il est permis de se demander si la thèse consacrée par l’arrêt du 23 janvier 1879 est bien conforme à l’intention du législateur constituant[16]. »

Quoi qu’il en soit, l’autorité gouvernementale ne se trouve nullement privée des moyens de réprimer, de châtier les infractions à la loi commises hors des temples, car outre le droit que possède toujours le pouvoir civil de dissiper un rassemblement paraissant compromettre la tranquillité publique, il est suffisamment armé pour conduire devant les tribunaux ceux qui, par leur témérité ou leur imprudence, auraient provoqué ce rassemblement.

« Or l’imprudence du ministre du culte, disait au Congrès le comte de Theux, auteur de l’amendement devenu l’article 14 ; l’imprudence du ministre du culte serait évidemment répréhensible si, averti par l’expérience et la connaissance de la disposition des esprits, il faisait un acte extérieur du culte non nécessaire, qui serait suivi de désordres qu’il avait pu prévoir.

« Mais qu’on le remarque bien, ajoutait le comte de Theux, il ne suffit pas, en ce cas, d’avoir posé un fait d’où aurait pu résulter du trouble. Il faut encore que le fait ait été gravement imprudent[17]. »

Les abus dont certains prêtres se rendraient coupables, en attaquant dans l’exercice de leur ministère soit le gouvernement, soit une loi, soit un arrêté, soit un acte quelconque de l’autorité civile, n’échappent pas davantage à une juste répression[18].

« Ce pouvoir de punir les infractions aux lois du pays, réservé à la société civile, écrit Thonissen, n’a rien d’ailleurs d’incompatible avec le principe de la liberté des cultes sainement entendu. Aussi longtemps que la législature se renferme dans le cercle de ses attributions législatives, ses prescriptions doivent être respectées. » Toutefois, observe ce jurisconsulte, « la critique des actes de l’autorité est permise aussi longtemps qu’elle ne dégénère pas en provocation directe à la désobéissance aux lois. Cette règle doit s’appliquer au prêtre, comme à tout autre citoyen. Tous les Belges, quels que soient leur caractère ou leur profession, sont égaux devant la loi[19]. »

Mais si le pouvoir civil a le droit d’imposer au prêtre le respect de son autorité humaine, il a de son côté le devoir de le protéger comme citoyen jusque dans l’exercice de son sacerdoce. Et, puisque la Constitution garantit à chacun la liberté de manifester ses opinions en toute matière, il reste à la loi d’assurer la pleine jouissance de cette liberté. C’est pourquoi deviennent punissables ceux qui auraient empêché, retardé ou interrompu l’exercice d’un culte, qui en outrageraient les ministres dans l’accomplissement de leurs fonctions[20].

Ainsi la Constitution belge accorde bien aux religions la liberté la plus étendue qui soit compatible avec l’ordre social.


IV

Si la liberté des cultes consiste dans le droit pour chaque individu de professer publiquement sa foi, l’application de ce principe entraîne pour lui la dispense de participer, contrairement à sa conscience, aux exercices d’un culte et d’en suivre les préceptes. L’article 15 constitue donc le corollaire de l’article précédent, quand il édicté : « Nul ne peut être contraint de concourir d’une manière quelconque aux cérémonies d’un culte ni d’en observer les jours de repos. »

Cette disposition est tout à l’honneur du Congrès. « Alors que, en Amérique, en Angleterre et ailleurs, l’observance du repos du dimanche trouvait sa sanction dans la loi civile, au milieu de l’engouement dont les institutions anglaises étaient l’objet en 1830, il eût été facile de faire glisser un précepte analogue dans la Constitution belge. Les catholiques n’y songèrent pas un instant[21]. »

Le dimanche n’est donc point en Belgique un jour légalement férié, mais il demeure officiellement consacré comme jour de repos, parce qu’il « coïncide avec une fête de la religion de la majorité[22]. »

Il en résulte notamment que, dans l’armée, toute latitude est laissée aux hommes pour l’accomplissement de leurs devoirs religieux. Sous aucun prétexte, autre que celui de l’intérêt public, ils ne se voient privés d’assister aux exercices de leur culte.

Mais, puisque les citoyens appelés sous les drapeaux y sont, au point de vue religieux, exempts de toute contrainte, puisque, libres de pratiquer leur religion, ils le deviennent de n’en pratiquer aucune, comment les forcer à rehausser parfois de leur présence les cérémonies du culte catholique, comment les obliger à rendre au Saint-Sacrement les honneurs accoutumés ?

La réponse est aisée.

Si en effet les autorités gouvernementales s’associent à certaines solennités de la religion catholique, parce qu’elle est celle de la majorité, l’armée doit suivre cet exemple. Mais alors l’homme de troupe n’agit plus comme citoyen. Il participe simplement à l’acte public du corps constitué dont il fait partie. C’est comme « dépositaire de la force armée[23] » qu’il rend les honneurs au Saint-Sacrement.

Le respect de la foi du plus grand nombre a également fixé en Belgique la formule du serment judiciaire, sans pour cela porter atteinte à l’indépendance des consciences.

Anciennement, dans certaines provinces, le témoin après avoir, en levant la main droite, prononcé les mots : « Je le jure, » ajoutait : « ainsi m’aident Dieu et les saints. » Dans les autres provinces il prenait Dieu seul à témoin.

« Je le jure, ainsi m’aide Dieu, » reste aujourd’hui en Belgique la formule légale du serment. Le législateur l’a maintenue sans en altérer le caractère religieux, parce qu’il sait que le serment fortifié de ce caractère constitue « un lien puissant. » Toutefois cette formule chrétienne consacrée par l’usage n’en devient point pour cela obligatoire aux témoins. Chacun peut prêter serment selon les principes du culte auquel il appartient, le prêter même sans aucune adjonction aux mots : Je le jure ; car l’article 15 « défend de contraindre un citoyen dans n’importe quel but à poser un acte religieux. »

Si donc un magistrat, sous peine de voir annuler toute une procédure, est astreint par la loi à- proposer Je serment sous la forme civile et religieuse, il n’y a pour un témoin « que le serment civil, la simple affirmation judiciaire sans invocation de la divinité qui soit obligatoire[24]. »


V

Tandis que le régime concordataire attribue au chef de l’Etat la nomination des évêques, pour ne laisser au Souverain Pontife que leur institution canonique, et subordonne le choix des curés à l’agrément de l’autorité civile, tandis que la législation française soumet à l’autorisation du gouvernement la publication des bulles, brefs ou autres manifestations de la Cour pontificale et punit les membres du clergé qui, sur des questions ou matières religieuses, entretiendraient une correspondance avec une cour ou puissance étrangère, sans y être autorisés par le département ministériel chargé de la surveillance des cultes, l’article 16 de la Constitution belge statue :

« L’Etat n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination, ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication.

« Le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu. »

Le premier paragraphe de cet article est pleinement conforme à la théorie de la séparation. Si, en effet, le pouvoir civil prétend intervenir dans la nomination des ministres d’un culte, s’il exerce une surveillance quelconque relativement aux rapports de ces ministres avec leurs supérieurs, même avec ceux qui résident à l’étranger, l’Etat s’arroge alors, à l’égard de ce culte, une autorité incompatible avec le principe de l’absolue liberté.

Mais en subordonnant, par le second paragraphe du même article, la bénédiction nuptiale à la célébration du mariage civil, le Congrès s’est écarté de ce principe. Telle est d’ailleurs l’unique restriction qu’il y ait apportée.

Thonissen nous en donne les motifs.

« Après la restauration de la religion catholique en France, l’article 54 de la loi du 18 germinal an X prescrivit aux curés de ne donner la bénédiction nuptiale qu’à ceux « qui justifieraient, en bonne et due forme, avoir contracté mariage devant l’officier de l’état civil. » En 1810, le Code pénal, sanctionnant cette prohibition, prononça des peines sévères contre les ecclésiastiques qui procéderaient aux cérémonies religieuses d’un mariage « sans qu’il leur eût été justifié d’un acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l’état civil. »

« En 1815, un arrêté du prince souverain abrogea l’article 54 de la loi de Germinal et les articles 199 et 200 du Code pénal. Il en résulta de graves abus. Un nombre considérable d’habitans des campagnes, oubliant [que le mariage civil était indispensable pour légitimer la famille aux yeux du législateur temporel, se contentaient de faire célébrer le mariage religieux. Le gouvernement des Pays-Bas s’émut de cette situation. Une loi du 10 janvier 1817 révoqua l’arrêté du 7 mai 1815 et remit en vigueur la législation française relative à la célébration du mariage.

« Telle était la situation lorsque, par un arrêté du 16 octobre 1830, le gouvernement provisoire abrogea les lois générales et particulières « entravant le libre exercice d’un culte quelconque et assujettissant ceux qui l’exercent à des formalités qui froissent les consciences et gênent la manifestation de la foi religieuse. » On en conclut aussitôt que le clergé avait récupéré le droit de donner la bénédiction nuptiale, sans être obligé d’attendre la célébration préalable du mariage civil ; mais les évêques belges, en vue de prévenir les abus qui s’étaient manifestés sous le régime des Pays-Bas, enjoignirent aux cures et aux desservans de n’user de cette faculté que dans les cas d’urgence et après avoir consulté leurs supérieurs ecclésiastiques.

« Il semble que, malgré les prudentes et sages recommandations de l’épiscopat, un grand nombre de couples, surtout dans les campagnes, négligèrent cette fois encore de l’aire célébrer leur mariage civil, et ce fut pour mettre un terme à cette négligence coupable que la majorité du Congrès, par esprit de conciliation, vota l’amendement devenu le second paragraphe de l’article 16[25]. »

Ainsi contrainte par les nécessités sociales, cette majorité ne se résigna qu’après de longs débats à voter le second paragraphe de l’article 16. La plupart des catholiques, qui y sentaient une atteinte à la théorie de la séparation, nombre de libéraux qui regrettaient d’admettre, fût-ce au profit du pouvoir civil, une restriction quelconque au principe de liberté, tinrent, par suite, à réserver l’avenir, en adjoignant au texte primitif dudit paragraphe les mots suivans : « sauf les exceptions à établir par la loi s’il y a lieu. »

En conférant ainsi au législateur la faculté de déroger à la règle générale, le Congrès prévoyait surtout l’exception à créer en faveur du mariage in extremis.

Aucune loi n’est venue remplir ce vœu.


VI

Nous avons avancé que la subordination du mariage civil constituait l’unique atteinte donnée par le Congrès au principe de la séparation. Nous maintenons cette appréciation, quoique l’article 117 semble tout d’abord nous interdire de la formuler

« Les traitemens et pensions des ministres des cultes, énonce cet article, sont à la charge de l’Etat ; les sommes nécessaires pour y faire face sont portées annuellement au budget. »

Certains esprits peuvent trouver étrange que, après s’être refusé sur les cultes toute autorité, tout contrôle, l’Etat belge se soit imposé le devoir d’entretenir les ministres de ces cultes. Mais il convient de ne point oublier que l’Assemblée constituante, en nationalisant les biens de l’Eglise, prit l’engagement de pourvoir aux frais du culte catholique et à l’entretien du clergé. Or, par suite de leur annexion à la France en 1795, l’Eglise subit dans les provinces belges cette même spoliation de ses biens. La Belgique, devenue nation indépendante, s’est donc sentie liée, tout comme la France, par ce solennel engagement.

Le gouvernement des Pays-Bas n’avait point contesté les obligations résultant pour lui du décret de l’Assemblée constituante et, après la Révolution de 1830, le Congrès allait se montrer imbu « des mêmes idées de justice et de réparation[26]. »

« Sous le gouvernement français, déclarait M. de Sécus devant le Congrès national, les corps ecclésiastiques ont été dépouillés de biens immeubles d’une valeur immense. La Cour de Rome a ratifié l’aliénation de ces biens sous la condition que l’Etat, qui en avait profité, se chargeât des frais du culte et de l’indemnité aux ministres. Cette indemnité est donc une dette de l’Etat, dette dont il a reçu le capital[27]. » Il est donc exact de soutenir que, en accordant un traitement aux ministres du culte, la Constitution belge ne déroge nullement au principe de liberté. Elle n’a nullement voulu « donner aux fonctions ecclésiastiques rémunérées une sorte de caractère public[28]. »

Mais, si après avoir décidé de subvenir aux frais du culte catholique, le Congrès se fût refusé à traiter d’une façon identique les autres religions, il eût semblé placer intentionnellement ces dernières dans un état d’infériorité marquée. C’est pourquoi l’article 117 n’établit aucune distinction entre les cultes. « La proposition de l’une des sections du Congrès tendant à restreindre le bénéfice de cette règle constitutionnelle aux cultes chrétiens, ne fut pas reproduite dans les débats de l’Assemblée[29]. »

En vertu de l’article 117, la Belgique inscrit annuellement au budget du ministère de la Justice pour les services des différens cultes une somme d’environ 7 150 000 francs, dont la presque-totalité se trouve attribuée à la religion catholique, pour cette seule raison qu’elle est de beaucoup la plus répandue dans le royaume.

L’ensemble des crédits demandés au budget de 1905, que nous avons sous les yeux, s’élevait à 7 196 900 francs ; savoir : culte catholique, 7 061 500 ; culte protestant, 99 900 ; culte Israélite, 35 500 francs.

Sur les 7 061 500 francs réclamés en faveur du culte catholique, 817 500 sont applicables au « clergé supérieur, » 5 844 000 au a clergé inférieur » et 900 000 francs restent destinés à des « subsides aux provinces, aux communes et aux fabriques pour les édifices servant au culte, aux frais du culte dans l’église du camp de Beverloo et à l’ameublement des églises. »

Le clergé supérieur[30] se compose en Belgique d’un archevêque et de cinq évêques recevant ensemble 101 000 francs de traitement et 25 000 francs pour frais de tournée ; de 79 prêtres remplissant les fonctions de secrétaires d’évêchés, vicaires généraux et chanoines, dont les émolumens forment un total de 190900 francs.

Le clergé inférieur[31] comprend 247 curés inscrits au budget pour la somme de 455 700 francs ; 3 000 desservans pour celle de

. 3 504 700 et 1945 chapelains et vicaires, dont les appointemens réunis s’élèvent à 1 783 000 francs[32].

Quant aux 31 pasteurs protestans, aux 12 rabbins ou ministres officians du culte israélite, nous nous bornerons à dire qu’ils jouissent de traitemens généralement égaux et parfois supérieurs à ceux des prêtres catholiques auxquels ils pourraient être assimilés.


VII

Nous avons exposé comment le Congrès, lié par des engagemens antérieurs, put mettre à la charge de l’Etat les frais du culte catholique et par extension ceux des autres cultes, sans pour cela déroger au principe de la séparation.

Mais il est plus difficile d’expliquer par quels motifs le législateur s’est cru en droit de placer parfois les ministres de ces cultes dans « une position exceptionnelle, tantôt favorable, tantôt défavorable » relativement à la généralité des citoyens.

Il faut voir là vraisemblablement une tendance des pouvoirs publics « à substituer les cultes salariés aux cultes reconnus des régimes français et hollandais ; » une tendance aussi « à tirer des subsides que reçoivent certaines religions la nécessité d’une différence à leur égard dans la législation. »

Cette double tendance a ainsi amené le législateur à considérer les prêtres et les étudians en théologie comme exempts du service de la milice et à les dispenser de celui de la garde civique ; à assimiler les membres du clergé « aux ministres, aux gouverneurs de province, aux membres des députations permanentes, aux juges, aux membres de la Cour des comptes, aux militaires[33], » eu interdisant leur inscription sur les listes de jurés ; enfin à les contraindre d’opter entre leur qualité de ministre salarié d’un culte et tout mandat électif.

Il convient d’observer que ces diverses mesures touchent simplement le prêtre et qu’en outre elles tournent pour la plupart à son avantage. Rien ne vient donc de ce fait affecter l’indépendance des cultes.

Si, en tant que religions, les Églises ne jouissent point de la personnalité civile, les cathédrales, les grands séminaires, les fabriques, les consistoires et les synagogues[34], reconnus personnes civiles par les législations précédentes, bénéficient, en Belgique, au profit des cultes et sous la surveillance de l’autorité civile[35], de tous les avantages pouvant résulter de cette qualité.

L’article 17 de la Constitution, proclamant la liberté de l’enseignement, confère au clergé la faculté d’ouvrir des écoles et des collèges. L’article 20, exemptant de « toute mesure préventive » le droit de s’associer, permet la libre formation des congrégations religieuses, la libre existence des ordres monastiques[36].

Sous le régime de la séparation, l’Église catholique jouit ainsi en Belgique d’une liberté qu’elle n’a jamais connue en France et que pourtant elle n’y réclame pas, car si, en vertu du pacte concordataire, l’Etat français « reçoit plus qu’il ne donne, » les catholiques considèrent que « ce pacte a été bienfaisant » et que son application loyale garantit « la liberté spirituelle de l’Église[37]. »

Mais aujourd’hui qu’il est question de dénoncer le Concordat et que, sous le faux prétexte de la séparer d’avec l’État, il est question d’asservir l’Eglise, la comparaison du régime belge et des projets soumis aux Chambres fait mieux sentir encore ce que ces projets contiennent d’arbitraire, à quel point ils insultent aux consciences, combien ils sont attentatoires à la liberté et, par cela même, combien ils sont contraires aux principes qui seuls doivent régir le système de la séparation.


CALMON-MAISON.


  1. Pour le Concordat, dans le Correspondant du 25 mars 1905.
  2. J. -J. Thonissen, la Constitution belge annotée, p. XI.
  3. Ibid., p. XI.
  4. Thonissen, p. XIII.
  5. Thonissen, p. XIV.
  6. Huyttens, Discussions du Congrès national, t. I, p. 525.
  7. La plupart des églises paroissiales font partie du domaine public et sont gratuitement affectées au culte. Il en existe pourtant un certain nombre appartenant à des particuliers. (Corswarem, Législation civile des cultes, p. 102.)
  8. Jules Bara, Essai sur les rapports de l’État et des religions au point de vue constitutionnel, ch. VII.
  9. Huyttens, t. I, p. 574.
  10. Huyttens, t. I, p. 579.
  11. Thonissen, p. 57.
  12. L’article 19 de la Constitution est ainsi conçu : « Les Belges ont, le droit de s’assembler paisiblement et sans armes en se conformant aux lois qui peuvent régler l’exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préalable.
    « Cette disposition ne s’applique point aux rassemblemens en plein air, qui restent entièrement soumis aux lois de police. »
  13. Bara ; ch. VII.
  14. Arrêt du 23 janvier 1879.
  15. Thonissen, p. 94.
  16. Corswarem, p. 34.
  17. Huyttens, t. I, p. 578.
  18. Article 268 du Code pénal.
  19. Thonissen, p. 50, 51.
  20. Articles 261 et 262 du Code pénal.
  21. Thonissen, p. 62.
  22. Bara, ch. XIII.
  23. Thonissen, p. 61.
  24. Bara, ch. XIII.
  25. Thonissen, p. 65.
  26. Thonissen, p. 363.
  27. Huyttens, t. V, p. 576.
  28. Bara, ch. V.
  29. Thonissen, p. 364.
  30. Clergé supérieur
    Nombre d’agens Appointemens par an Frans Total des traitemens Francs
    Archevêque 1 21 000 21 000
    Evêques 5 16 000 80 000
    Frais de tournée et des secrétariats « « 25 600
    Secrétaires d’archevêché 3 1 500 4 500
    « d’évêché 10 1 000 10 000
    Vicaires généraux 4 4 500 18 000
    « 10 4 000 40 000
    Chanoines 56 2 400 86 400
    « 16 2 0032 000
    317 500
  31. Clergé inférieur
    Nombre d’agens Appointemens par an Frans Total des traitemens Francs
    Curés de 1re classe 123 2 100 258 300
    Curés de 2e classe 44 1 800 79 200
    « 31 1 600 49 600
    « 40 1 400 68 600
    Desservans 800 1 400 1 120 000
    « 872 1 200 1 047 600
    « 1 1 100 1 100
    « 1 336 1 000 1 336 000
    Chapelains 7 1 100 7 000
    « 23 900 20 700
    « 120 800 96 000
    Vicaires 24 1 000 24 000
    « 745 900 670 500
    « 1 206 800 964 800
    Places restant à créer en 1904 12 600
    Desservans d’églises annexes et d’autres services reconnus par l’État. Indemnités. Places nouvelles à créer en 1905. Élévation de curés de 2e classe à la 1re 88 000
    5 844 000
  32. L’archevêque et les évêques, les curés et les desservans ont en Belgique l’usage gratuit des palais épiscopaux et des presbytères. A défaut desdits immeubles, ces prélats et ces prêtres ont droit à un logement ou à une indemnité pécuniaire. (Corswarem, p. 91 et 192.)
  33. Bara, ch. XIII.
  34. Corswarem, p. 74 et 583.
  35. Corswarem, p. 304.
  36. Le Congrès a manifesté l’intention de ne rien changer à la législation antérieure en ce qui concerne la qualité civile des associations. C’est-à-dire que les associations religieuses qui, avant la Constitution, n’étaient pas des personnes civiles, ne le sont pas devenues par le vote de l’article 20 et que les associations qui l’étaient sont restées en possession de ce privilège. (Bara, ch. XIII.)
  37. Emile Ollivier, Pour le Concordat.