L’Edda de Sæmund-le-Sage/Le Poème sur Fafner

anonyme
Traduction par Mlle Rosalie du Puget.
Les EddasLibrairie de l’Association pour la propagation et la publication des bons livres (p. 342-351).

IX

LE POÈME SUR FAFNER




Sigurd et Reginn se rendirent dans la bruyère de Gnita, où ils découvrirent le sentier sur lequel Fafner se glissait pour descendre vers la rivière. Sigurd y fit un grand trou et s’y blottit. Fafner, en glissant de dessus son trésor, lança du venin et passa sur la tête de Sigurd ; celui-ci lui donna un coup de glaive dans le cœur. Fafner se secoua, frappa la terre avec sa tête et sa queue ; Sigurd sortit du trou, et ils se virent face à face.

fafner chanta.

1. Jeune homme, quelle mère t’a porté ? de quel héros es-tu fils, puisque tu as pu teindre ta brillante lame dans le sang de Fafner et enfoncer ton glaive dans son cœur ?

(Sigurd cache son nom, parce qu’on croyait, dans l’antiquité, que si un mourant maudissait son ennemi en le nommant, il lui portait malheur infailliblement. Il chanta.)

sigurd.

2. On me nomme Bête-des-Bois ; j’ai avancé sans mère dans la vie, et je n’ai pas eu de père comme les autres fils des hommes. Je suis seul.

fafner.

3. Si tu n’as point eu de père comme les autres fils des hommes, à quel prodige dois-tu la vie ?

sigurd.

4. Mon origine te serait aussi inconnue qu’elle l’est à moi-même. Sigmund était mon père, et je me nomme Sigurd, moi qui t’ai tué.

fafner.

5. Comment cette pensée est-elle venue à ton esprit, jeune homme aux yeux brillants ? ton père avait une humeur sauvage.

sigurd.

6. Mon courage a dirigé ma main et mon glaive tranchant a fait le reste. On trouve rarement des hommes braves parmi ceux qui commencent par avoir peur et sont timides dans leur enfance.

fafner.

7. Si tu avais grandi dans le sein d’une famille, on te verrait dans ce moment combattre avec bravoure ; maintenant tu es lié ici et prisonnier de guerre ; les prisonniers, dit-on, tremblent toujours.

sigurd.

8. Pourquoi Fafner me reproche-t-il mon isolement ? Je ne suis pas lié, quoique prisonnier de guerre : tu as éprouvé que je suis libre.

fafner.

9. Toutes ces paroles méritent vengeance ; mais je vais t’en dire une vraie. L’or qui résonne, le bon or rouge étincelant, sera ton meurtrier.

sigurd.

10. Tout homme veut posséder de l’or jusqu’au dernier jour ; chacun de nous doit se rendre chez Hel.

fafner.

11. Tu auras constamment devant les yeux la sentence des Nornes[1] ; tu te noieras si tu vogues au vent ; tout est occasion de malheur pour le lâche.

sigurd.

12. Dis-moi, Fafner, car on te croit sage et très-instruit, quelles sont les Nornes qui délivrent une mère de son fils ?

fafner.

13. Les Nornes ont des origines diverses et ne sortent pas de la même race : les unes descendent des Ases, les autres des Alfes, quelques-unes sont filles de Dvalinn.

sigurd.

14. Dis-moi, Fafner, car on te croit sage et très-instruit, comment nomme-t-on cette île où le festin des glaives confondra ensemble les Ases et Surtur ?

fafner.

15. On appelle Oskopper l’île où tous les dieux joueront avec le javelot. Bæfrœst croulera quand ils se mettront en route ; les chevaux nageront dans Mode.

16. Lorsque j’étais couché sur mon trésor parmi les enfants des hommes, je portais le casque d’Æger. Je me croyais le plus fort de tous, car je rencontrais peu d’hommes sur mon chemin.

sigurd.

17. Le casque d’Æger ne garantit d’aucun danger au milieu des hommes qui combattent avec colère ; on reconnaît alors qu’on n’est pas fort aux yeux de tous.

fafner.

18. Je lançais du venin quand j’étais couché sur le grand héritage de mon père.

sigurd.

19. Hideux serpent ! tu lançais beaucoup de venin et tu avais une humeur rude. C’est ce qui excitait surtout la colère des fils de la terre.

sigurd.

20. Je te donne un avis, Sigurd, mais écoute-le avec attention : retourne chez toi. Cet or résonnant et rouge causera ta mort.

sigurd.

21. Assez de conseils m’ont été donnés ; je vais au contraire me diriger vers la bruyère où ton or repose. Quant à toi, Fafner, tu resteras couché sur la place où ta vie s’éteint, où Hel va te posséder.

fafner.

22. Reginn m’a trahi ; il te traitera de même et sera la cause de notre mort à tous deux. Fafner, je le sais, va perdre la vie ; la tienne en deviendra plus puissante.

(Reginn s’était caché tandis que Sigurd frappait Fafner, et reparut lorsqu’il vit le héros essuyer le sang dont son glaive était souillé, et chanta.)

reginn.

23. Honneur à toi, Sigurd ! tu as remporté la victoire et tué Fafner. Je déclare que tu es le plus intrépide des hommes.

sigurd.

24. Quand tous les fils de la victoire seront réunis, on verra lequel d’entre nous aura montré en effet le plus d’intrépidité. Bien des hommes sont courageux, tout en n’ayant pas rompu de glaive dans le sein de leur semblable.

reginn.

25. Tu es joyeux maintenant, Sigurd, tu es joyeux de ta besogne, en essuyant Gram dans l’herbe. La blessure de mon frère est ton œuvre ; cependant j’y suis pour quelque chose.

sigurd.

26. Tu m’as conseillé de chevaucher par ici en franchissant de hautes montagnes. Le serpent hideux posséderait encore et la vie et son or, si tu ne m’avais pas excité à tenter cette aventure.

reginn.

27. Maintenant assieds-toi, Sigurd, et tiens devant le feu, tandis que j’irai dormir, le cœur de Fafner. Après avoir bu ce sang, il me faut une nourriture plus rafraîchissante.

sigurd.

28. Tu t’es éloigné tandis que je teignais mon glaive bien affilé dans le sang de Fafner. Pendant que je combattais avec force contre le vigoureux serpent, tu étais caché dans la bruyère.

reginn.

29. Le vieux démon serait resté longtemps couché sur son or, si tu n’avais point eu le glaive tranchant que j’ai fait pour toi.

sigurd.

30. Le courage, quand des êtres irrités combattent, est préférable au fil du glaive. J’ai vu souvent l’homme courageux remporter la victoire avec une arme émoussée.

31. Pour prendre part aux jeux de Hildur, on doit préférer l’homme brave à l’homme craintif. En toute circonstance, un homme gai est préférable à un homme triste.

(Sigurd fit rôtir le cœur de Fafner à la broche ; ayant posé le doigt dessus pour savoir s’il était cuit, il se brûla et porta le doigt à sa bouche. Mais lorsque le sang du cœur de Fafner vint sur sa langue, Sigurd comprit le chant des oiseaux et entendit des hirondelles gazouiller. L’une d’elles chanta.)

une hirondelle.

32. Sigurd, taché de sang, rôtit le cœur de Fafner. Il agirait sagement, selon moi, s’il mangeait ce brillant nerf de la vie.

seconde hirondelle.

33. Reginn est étendu sur la bruyère, il médite en lui-même et veut trahir le jeune héros qui se fie à lui. Il amasse des paroles mal ajustées par la colère ; cet instigateur d’infortunes veut maintenant venger son frère.

troisième hirondelle.

34. Que le vieillard descende plus court de la tête dans l’abîme, et Sigurd pourra disposer seul de tout l’or sur lequel Fafner était couché.

quatrième hirondelle.

35. Sigurd serait heureux, mes sœurs, s’il suivait votre conseil et s’il réjouissait les corbeaux. Lorsque je vois les oreilles du loup, je pense qu’il n’est pas loin.

cinquième hirondelle.

36. Le jeune héros ne sera aussi habile que je l’avais présumé du chef de l’armée, s’il laisse échapper Reginn après avoir tué son frère.

sixième hirondelle.

37. Sigurd est encore incertain sur le compte de son ennemi ; il épargne la place où est étendu Reginn, qui pourra lui faillir, s’il ne sait point détourner ses coups.

septième hirondelle.

38. Que l’homme au côté froid s’éloigne de cet or, plus court de la tête, alors tu jouiras seul des trésors de Fafner.

sigurd chanta.

39. Le sort ne sera point assez puissant pour sous­traire Reginn à mon arrêt de mort. Les deux frères se réuniront bientôt dans l’abîme.

(Sigurd coupa la tête de Reginn, mangea le cœur de Fafner, but le sang de tous deux, et entendit alors les hirondelles chanter :)

les hirondelles.

40. Sigurd ! attache ensemble les anneaux d’or ; il n’est pas royal de gémir sur beaucoup de choses. Nous connaissons une vierge, la plus belle des belles ; elle est richement parée avec de l’or ; tu serais heureux si tu pouvais l’obtenir.

41. Il y a chez Gjuke des sentiers verts ; le destin montre la route au voyageur. C’est là que ce roi sage a élevé sa fille ; tu pourrais, Sigurd, l’obtenir avec une dot.

42. Sur la haute montagne de Hind est une salle environnée de flammes ; des hommes habiles l’ont bâtie avec de l’or.

43. Sur la montagne dort une femme habituée à la guerre ; le feu joue au-dessus de sa tête. Ygger[2] a fixé autrefois l’épine du sommeil dans le manteau de la jeune fille ; tous les héros voudraient pouvoir arrêter leur choix sur elle.

44. Jeune guerrier, tu verras le visage de cette jeune fille, qui était montée sur un aigle en sortant des batailles. Descendant de Skœld, tu ne pourras troubler le sommeil de Sigurdrifa, avant que les Nornes l’aient ordonné.

Sigurd suivit à cheval les traces de Fafner jusqu’à sa demeure. Il la trouva ouverte et les portes de fer entre-bâillées ; l’or était enfoui dans le terreau. Sigurd trouva un trésor considérable, il remplit deux caisses d’or. C’est là aussi qu’il prit le casque d’Æger, la cotte de mailles en or, le glaive Hrotta, et beaucoup d’objets précieux ; il en chargea son cheval ; mais Granne refusa de marcher tant que Sigurd ne fut pas monté sur son dos.



  1. La mort. (Tr.)
  2. Odin. (Tr.)