L’Echec de la restauration monarchique en Chine

L’Echec de la restauration monarchique en Chine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 640-662).
L’ECHEC
DE LA
RESTAURATION MONARCHIQUE EN CHINE

Le 22 mars, le chef de l’État chinois, à la fois président et empereur, s’est vu obligé de publier un décret-édit, pour faire savoir qu’il renonçait à ceindre la couronne impériale.

Pourtant ce personnage astucieux et habile semblait devoir réaliser le mot du poète en marchant « vivant dans son rêve étoile. » Tout semblait conspirer pour le pousser sur le trône rétabli des anciens empereurs.

Les événemens actuels, la rébellion du Yunnan, bientôt étendue à d’autres provinces, l’impuissance du pauvre dictateur à empêcher les scissions de se produire, sont venus démontrer combien fragile est sa position, combien artificiel son pouvoir, et souligner en même temps l’erreur de ceux qui comptaient sur l’heureuse étoile de l’ancien mandarin. Celui-ci se trouve aujourd’hui désemparé en présence des complications intérieures et extérieures dont il ne peut sortir.

Ces complications extérieures affectent la politique mondiale. C’est là ce qui donne tant d’intérêt aux choses de la Chine d’aujourd’hui, et particulièrement à l’évolution du projet de restauration monarchique au profit de Yuen Chekai, brusquement arrêté par la révolte du Sud.


I

Après le coup d’État de 1913, lorsque la dictature eut été établie à Pékin, il devint évident, pour tous ceux qui suivaient de près les événemens, qu’un effort allait être accompli afin de stabiliser le nouveau pouvoir personnel de Yuen Chekai ; influences chinoises, influences étrangères, y poussaient.

Le président s’était entouré d’une foule de gens qu’il attachait à sa personne par les liens puissans de l’intérêt pécuniaire. Un bon nombre d’hommes avaient été nommés Kouwenn, c’est-à-dire conseillers. Venus de leurs provinces où ils auraient pu exercer peut-être une action indépendante de celle de la capitale, ils se trouvaient paralysés à Pékin. Pour la plupart, la fonction de conseiller n’était qu’une sinécure, un prétexte à émolumens. Parmi ces Kouwenn, on trouvait très peu de gens à principes, réellement partisans d’une dictature en vue du bien public. Le gros de la troupe, fonctionnaires de l’ancien régime, n’attendait du nouveau que le moyen de vivre sans peine. D’autre part, quelques conseillers n’étaient que de faux ralliés qui, avec la profondeur de dissimulation des Asiatiques, se faisaient payer un concours passif, en attendant le moment propice de jeter le masque et de combattre le chef de l’Etat qu’ils considéraient comme un tyran. Ces derniers étaient peu nombreux.

Avec les conseillers sinécuristes, gravitaient, autour de Yuen Chekai, les fonctionnaires effectifs de la capitale, flanqués de leurs secrétaires et de leur clientèle, ainsi que les membres de quelques corps politiques, débris des institutions des premiers temps de la république, le Tsan chengyuen, qui remplaçait l’ancien Sénat de la monarchie déchue, le Lifayuen ou Cour législative, les ministres et leurs bureaux, le cabinet présidentiel, avec ses fidèles vivant dans l’atmosphère du dictateur, le tout recruté parmi les gens d’ancien régime, habitués à vivre dans le milieu corrompu de la Cour impériale.

Tout ce personnel n’aimait point et ne pouvait aimer la république, car le parti républicain, composé de réformistes et d’occidentalisés désireux de gouverner et d’administrer la Chine selon les méthodes d’Europe et d’Amérique, se proposait, lors de son avènement, de mettre dans les places des hommes nouveaux, imbus de son esprit. Aussi, lorsque, en mai 1912, l’Assemblée provisoire se fut transportée à Pékin, tout ce monde de fonctionnaires s’employa-t-il à entraver son action autant qu’il put ; ce fut bien pis après les élections de 1912-1913, qui nommèrent une Chambre et un Sénat hostiles à Yuen Chekai. En réalité, ces assemblées ne fonctionnèrent librement pas même un seul jour et jamais leurs décisions ne furent exécutées.

L’avènement du parti républicain devant être, pour tout ce personnel, le signal de la débâcle, il était assez naturel que des conseils et des bureaux montât aux oreilles de Yuen Chekai comme un écho de la parole du devin : « Tu seras roi ! » Un géomancien quelconque lui avait en effet, dans sa jeunesse, prédit son ascension au trône impérial.

Yuen était d’ailleurs de l’étoffe dans laquelle tous les grands ambitieux sont taillés. On l’avait toujours connu avide de commandement et de pouvoir ; tous ses actes s’étaient inspirés du désir de la domination. Il prêtait donc une oreille favorable aux conseils intéressés de son entourage chinois, et cela avec d’autant plus de complaisance, que ces avis indigènes se trouvaient appuyés de ceux des Européens qui, également, entourent le dictateur.

Dans les derniers temps de l’empire tartare-mandchou, les diverses grandes Puissances s’étaient efforcées de mettre auprès du débile gouvernement chinois des hommes à elles, chargés, en dehors du monde diplomatique officiel, de suivre les mouvemens de ce vieillard décrépit, de soutenir ses pas chancelans et de les diriger dans le sens des intérêts de chacune de ces Puissances. Ces personnages portaient eux aussi le titre de conseillers.

Non seulement les gouvernemens, mais aussi les Puissances économiques, industrielles, financières, avaient leurs agens, installés dans la capitale, le plus près possible des détenteurs effectifs du pouvoir et entretenant avec eux des rapports suivis.

Yuen Chekai qui avait rempli, sous l’Empire, les fonctions de gouverneur et de ministre, s’était aperçu du parti qu’on pouvait tirer de cette situation pour entretenir des rapports utiles et fructueux avec le monde extérieur sans passer par les intermédiaires officiels ; aussi, dès son avènement, il se garda bien de congédier les anciens conseillers, il en augmenta le nombre au contraire, il en mit quelques-uns tout près de sa personne et se les attacha par d’énormes émolumens. Tandis que les Kouwenn chinois touchaient des soldes modestes de quelques milliers de piastres, les conseillers étrangers avaient, qui, cinquante, qui, soixante-quinze mille francs, ou plus encore. D’autre part, ces étrangers, vivant dans l’ambiance du prince, pouvaient, s’ils étaient habiles à servir d’intermédiaires dans un tel milieu, édifier de véritables fortunes. Une restauration monarchique au profit de leur patron chinois était évidemment le meilleur moyen d’assurer, avec la stabilité du pouvoir, celle de leur situation et la continuité de leurs profits.

Aussi, était-ce dans ce milieu que Yuen Chekai avait déjà trouvé les plus vifs encouragemens à accomplir son coup d’Etat, à chasser le Parlement, lorsqu’on s’aperçut que celui-ci voulait remplir sérieusement sa fonction. Certains de ces conseillers étrangers lui mettaient sous les yeux, en l’engageant à le suivre, l’exemple de Bonaparte jetant, avec ses grenadiers, les députés par les fenêtres ; d’autres le secondèrent directement dans la conduite des opérations militaires, lorsqu’il s’agit d’écraser les républicains soulevés contre l’arbitraire du pouvoir.

D’autre part, la diplomatie de la plupart des Puissances fondait les plus grands espoirs sur la restauration de l’Empire. Le consortium qu’elle avait imaginé pour conduire et gouverner indirectement ce peuple immense dans les voies de la civilisation occidentale pensait s’accommoder beaucoup mieux d’une monarchie que d’une république. Un homme seul est toujours plus facile à manier que des assemblées à huit cents têtes, élues et renouvelables.

Les Anglais attendaient, pour la réussite de leurs affaires, pour l’obtention de concessions fructueuses de chemins de fer et de mines, pour le développement de leur commerce et de leur influence, beaucoup plus d’un régime qui, à cet égard, avait fait ses preuves de faiblesse, que d’un système nouveau combiné et mis en jeu par des gens connus comme désireux d’arriver dans l’avenir à assurer l’indépendance économique de leur pays.

Les Allemands, animés d’ailleurs des mêmes sentimens, espéraient de la constitution d’un pouvoir unique la militarisation future de la Chine, ce qui leur aurait fourni l’occasion d’y implanter leurs instructeurs militaires, d’y prendre pied comme en Turquie et de se faire de cet immense réservoir humain un instrument utile à leur ambition de domination mondiale.

La diplomatie russe tenait avant tout à ce qu’une république, propagatrice par l’exemple des idées et des sentimens démocratiques, ne se créât pas sur les frontières de l’Empire autocratique, non loin de cette Sibérie où, lors de la révolution de 1905, des républiques locales, nées de la révolte, avaient dû être rapidement écrasées.

Quant aux Français, ces grands prêteurs d’argent, il leur semblait que leurs intérêts financiers seraient mieux garantis par un pouvoir personnel que par tout autre genre de gouvernement. Ils avaient aventuré beaucoup de capitaux en Chine, dans le passé ; ils avaient soutenu financièrement l’instauration de la dictature ; certains d’entre eux avaient même uni directement leurs intérêts financiers à ceux du dictateur lui-même, s’attachant ainsi étroitement à sa fortune.

Seuls, les Etats-Unis ne se montraient pas favorables à une restauration par raison de principe. Sur ce point, l’opinion de M. Wilson était bien connue.

Quant au Japon, il observait une attitude expectante, ménageant l’avenir, flattant et protégeant les républicains exilés depuis deux ans et demi.

Avant la guerre, ces deux dernières Puissances se trouvaient entraînées dans l’orbe d’attraction de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la France et de la Russie, derrière lesquelles suivaient l’Autriche, l’Italie et les Puissances secondaires. Comment les États-Unis et le Japon, divisés d’ailleurs entre eux par de profonds dissentimens, auraient-ils pu faire bande à part ou rester isolés en dehors du formidable groupe mondial ? C’eût été se condamner à une impuissance fatale dans tout règlement des questions chinoises. C’est manifestement pour cette raison que ces deux Puissances, bien que s’étant montrées hostiles à la dictature de Yuen Chekai, lorsque celle-ci n’était encore qu’en préparation, se joignirent aux autres quand la diplomatie eut décidé de reconnaître la république chinoise, après le coup d’État de novembre 1913, qui faisait de celle-ci une pure illusion verbale.

Enfin, en dehors du monde officiel et des conseillers, les résidens européens en Chine, commerçans, gens d’affaires, courtiers de finance en quête d’emprunts à négocier, représentans de fabriques d’armemens désireux de conclure de gros contrats, attendaient également d’un gouvernement personnel de sérieux profits. Il n’était pas jusqu’aux trafiquans de bas étage, habitués à évoluer au milieu de la vieille corruption mandarinale, qui ne désirassent voir continuer indéfiniment ce régime.

Telle était la situation avant le mois d’août 1914. Aussi, Yuen Chekai pouvait-il s’avancer d’un pas assuré vers le trône, objet de son ambition, en jetant un regard dédaigneux sur ses adversaires de l’intérieur, redoutables pourtant. Jamais peut-être un tel concours de circonstances favorables ne s’était rencontré dans l’histoire pour, soutenir un semblable projet.


Les étrangers en Chine, ainsi que les milieux diplomatiques, entraînés par leurs préjugés, semblaient croire que le parti républicain, une première fois abattu, ne pourrait jamais se relever.

La difficulté de la langue chinoise, et surtout celle de l’écriture, le caractère idéographique de la représentation des idées dans les livres et les imprimés rendant impossible à presque tous les Européens de suivre le développement de la politique, des erreurs de ce genre sont ordinaires en Extrême-Orient. Déjà, avant, et même pendant la Révolution, les étrangers résidant en Chine s’étaient lourdement trompés sur le caractère des événemens ; il devait en être de même, cette fois encore, au sujet de la restauration monarchique. Cette erreur était d’ailleurs d’autant plus explicable que les républicains, toujours plus nombreux, en Chine même, dissimulaient. Mais ils agissaient dans l’ombre, reconstituaient leurs cadres, attendant le moment propice de combattre de nouveau pour la liberté.

La dictature s’affirmant de plus en plus depuis le coup d’État, quelques impatiens reprenaient, comme dans les derniers temps de l’Empire, la lutte individuelle par les moyens terroristes. De-çà, de-là, des attentats avaient lieu contre les fonctionnaires connus comme les plus dévoués à la cause du dictateur ; des traîtres se glissaient même jusque dans les bureaux de la présidence. La compression produisait sur les militans son effet ordinaire. Tout droit de réunion, toute liberté de presse ayant été abolis, les Sociétés secrètes s’étaient reformées ; la fameuse Tongmong houei, ou Société de l’Union jurée, qui avait joué un si grand rôle dans la préparation et dans le succès du mouvement révolutionnaire de 1911, s’était reconstituée sous d’autres noms ; comme au temps de l’Empire, ses chefs, réfugiés à l’étranger, recommençaient la préparation de leurs complots ; leurs centres dirigeans étaient le Japon, Hongkong, Singapour, l’Indochine, San-Francisco, où ils trouvaient l’appui moral et pécuniaire des dix millions de leurs compatriotes, dont l’élite fut le soutien le plus précieux de la révolution. Aussi, Yuen Chekai et son entourage s’efforçaient-ils de paralyser leur action ; ils cherchaient à conclure des conventions avec les diverses Puissances, afin que ces hommes dangereux fussent expulsés ou mis hors d’état de nuire.

En raison du voisinage de la Chine et du Tonkin, Yuen put signer avec le gouvernement français un accord en vue de réprimer toute action contre sa politique, soit en Indochine même, où résident plusieurs centaines de mille Chinois, soit sur les concessions françaises en Chine, et particulièrement dans l’importante concession de Changhai.

Des démarches analogues furent faites au Japon, lieu d’asile de certains leaders de l’opposition, et particulièrement du docteur Sun Yatsen ; mais le gouvernement japonais, fidèle à sa politique, ne voulut jamais entrer en conversation à ce sujet.

A l’intérieur, des mesures particulières furent prises pour réduire à l’impuissance les républicains, dont on prévoyait la colère lorsque la monarchie serait proclamée. Tous les gouverneurs militaires provinciaux, les tsangkiun, que Yuen s’était attachés, durent faire la chasse aux opposans et aux suspects ; mais l’imperfection de l’administration, la corruption du personnel rendait l’opération difficile et souvent vaine.

A Changhai, l’amiral Tseng, une première fois manqué, succomba enfin à seize coups de revolver. En d’autres provinces, on signala, dans les derniers mois de 1915, des faits analogues.

Mais, Yuen Chekai et ses conseillers, ne voulant pas tenir compte de la force des convictions qui animaient des hommes décidés à sacrifier leur vie à la cause qu’ils avaient embrassée, attachaient peu d’importance à ces prodromes du mécontentement populaire ; ils se laissaient aller à l’illusion, si commune chez les gouvernemens despotiques, de croire que la force peut avoir toujours raison de toutes les rébellions et qui ne distingue point entre celles-ci. Eux et les Européens, en Chine, se disaient, ainsi qu’en témoigne la lecture des journaux édités par les blancs, qu’on vient toujours à bout des minorités, fermant volontairement les yeux à la vérité historique qui enseigne que toutes les révolutions, même les plus considérables, ont toujours été le fait d’un petit nombre d’initiateurs résolus.

L’emploi de la force, de mesures de police, au besoin une action militaire, semblaient des moyens suffisans pour réprimer toute tentative de révolte contre la réalisation d’un projet cher à tant de gens. Ce n’était point de l’intérieur qu’on redoutait les plus grandes difficultés, c’était du dehors.

On pouvait, croyait-on, négliger l’opinion publique chinoise, sans organe pour se manifester ; mais il fallait tenir compte de l’étranger. Celui-ci a, depuis déjà de longues années, pris un tel pied en Chine, que le gouvernement de ce pays ne peut plus faire un mouvement sans son assentiment. De plus en plus endettée, la Chine est à la merci de ses créanciers, qui, se prévalant de leurs prêts, réclament des droits d’intervention de plus en plus étendus pour la sauvegarde de leurs intérêts. Il faut, en outre, ménager l’opinion publique étrangère, en vue des emprunts futurs, sur lesquels compte toujours un gouvernement incapable de se créer un système de finances viable. Que le régime nouveau, c’est-à-dire l’impérialat de Yuen Chekai ne fût pas reconnu au dehors, il était pour ainsi dire inexistant, condamné à une mort rapide.

Pour gagner l’opinion de l’extérieur, on imagina donc deux moyens principaux devant permettre aux diplomates de consacrer l’usurpation et de détruire définitivement la république reconnue précédemment comme le gouvernement légitime du pays.

Le premier de ces moyens fut la rédaction, par le docteur Goodnow, conseiller du président, d’un rapport auquel on donna la plus grande publicité. Le Dr Goodnow est de nationalité américaine, et c’est vraisemblablement à cause de cette particularité qu’il fut choisi pour présenter aux diverses chancelleries et au public mondial les raisons pour lesquelles il devenait urgent d’annuler ce qui restait de l’œuvre de la révolution de 1911, au profit de l’ancien ministre de la vieille et despotique impératrice Tseushi.

Ce rapport débute par des considérations générales sur l’existence des diverses républiques à travers l’histoire, les trois quarts du document sont consacrés à des amplifications de rhétorique, la partie concernant spécialement la Chine s’y trouve réduite à fort peu de chose. Visiblement le rédacteur se trouva assez embarrassé pour soutenir sa thèse. Lors de son élection à la présidence, Yuen Chekai n’avait-il pas fait dire, en effet, qu’il entendait être le Washington de la république chinoise ?

L’effet produit par le rapport Goodnow ne répondit pas à l’attente du cabinet présidentiel et il ne convertit personne, surtout dans les cercles américains où l’on remarqua la pauvreté d’argumentation de cet exposé fait par ordre. La situation même de son rédacteur, dépendant étroitement du dictateur, enlevait toute valeur à ses dires ; l’expression d’une opinion a besoin d’indépendance pour inspirer confiance. M. Wilson ne fut nullement convaincu, et il le fit savoir ; quant aux chancelleries, elles n’avaient pas besoin de l’être. D’autre part, le rapport du conseiller américain passa inaperçu auprès du public mondial, absorbé par la grande guerre.

Afin de gagner la bienveillance de celui-ci, le dictateur chinois employa donc un deuxième moyen : l’organisation d’un semblant d’élection destiné à produire au dehors l’illusion de la voix populaire acclamant l’accession au trône de celui qui avait chassé les représentans du peuple librement élus, avait dispersé leurs assemblées et leurs comités.

Il ne pouvait être question de faire des élections régulières et sincères, car le sentiment de toute la partie de la nation qui s’occupe des choses politiques, c’est-à-dire de la classe moyenne et supérieure : commerçans et lettrés, était bien connu ; son hostilité à la dictature et à la personne même du dictateur ne faisait doute pour personne. On reprochait à celui-ci de paralyser toutes les réformes utiles, de faire à l’étranger des concessions humiliantes, de ne penser qu’à satisfaire son ambition et celle de toute la camarilla de dévorans, chinois et étrangers, qui constituent sa clientèle.

On décida donc de faire, selon l’expression des journaux japonais, « une élection d’opéra-comique, » à l’usage du public mondial.

Pour cela, on créa d’abord la Société pour l’organisation de la paix, la Tcheounganhoei, présidée par le bras droit de Yuen, M. Liang Cheu-y ; on fonda quelques journaux spéciaux ; on donna des ordres aux fonctionnaires qui figurèrent, avec quelques comparses, les électeurs, et finalement, Yuen Chekai fut plébiscité par deux mille voix unanimes. Ainsi se trouvait exprimée l’opinion de quatre cents millions et plus des citoyens en puissance de cet immense pays.

On retrouvait, dans cette simili-élection, le caractère enfantin qui marqua si souvent les finesses et les ruses du monde mandarinat, lorsque celui-ci s’essaya, dans le passé, à lutter contre les Européens.

Les dépêches des agences annoncèrent pourtant avec fracas au monde entier l’élection au trône de Yuen par le peuple chinois, la presse mondiale publia cette importante nouvelle et la diplomatie d’Angleterre, de France, de Russie, d’Italie, qui avait précédemment reconnu, en apparence, la république comme gouvernement légitime, s’apprêta à faire consacrer la destruction de celle-ci au profit du dictateur. La diplomatie américaine se montrait toujours hostile ; celle du Japon se réservait.


En somme, tout semblait devoir marcher à souhait du côté de l’extérieur, car on pensait que, ainsi qu’il était arrivé une première fois, États-Unis et Japon finiraient par se rallier au groupe des autres Puissances. La proclamation du changement d’étiquette n’était plus qu’une question de jours. Le bureau des rites ressuscitait pour cet événement les vieilles cérémonies de l’ancien empire. On s’efforçait même de rendre la vie à la religion officielle qui, depuis de longues années, avait, avant de s’écrouler lors de la révolution, dégénéré en simple formalisme rituel dont toute foi était absente.

La proclamation de la restauration était fixée au mois de février 1916 ; on fit dresser le trône impérial, broder la robe à dragons.

Le premier ministre du Japon, le comte Okuma, venait de faire des déclarations publiques favorables à la monarchie. Cela sembla singulier et inquiétant à ces Asiatiques défians si facilement portés à croire le contraire de ce que l’on dit ; seuls peut-être, les diplomates de race blanche crurent que le Japon allait enfin entrer dans leurs vues.

De son côté, l’Allemagne, en la personne de M. von Hintze, ministre à Pékin, manifestait bruyamment son approbation. Le Kaiser faisait dire à Yuen Chekai qu’il pouvait compter sur tout son concours moral et sur tout l’appui possible pour le présent et pour l’avenir.

Avoir pour soi, unis dans le même dessein s les deux groupes de Puissances alors en guerre en Europe, était vraiment une bonne fortune diplomatique autorisant tous les espoirs. L’ancien mandarin étendait donc la main pour saisir cette couronne objet de son ambition, lorsque soudain un coup de théâtre se produisit.

Le 28 octobre, le gouvernement japonais faisait remettre une note au gouvernement chinois dans laquelle il lui exposait le danger pouvant résulter de la restauration de l’empire, dans les circonstances actuelles. Il était demandé au dictateur s’il se croyait assez fort pour pouvoir résister à une révolte qu’on prévoyait, ou mieux, s’il pouvait empêcher celle-ci de se produire et de compromettre, par les troubles qu’elle occasionnerait, les intérêts étrangers en Chine. Le Japon a, en effet, pendant la Grande Guerre, assumé leur défense. La note concluait en disant qu’il fallait « renvoyer sagement le projet de changer la forme du gouvernement pour éviter que des troubles n’éclatent et pour consolider la paix en Extrême-Orient. »

Les ministres de Russie et d’Angleterre se joignaient au représentant du Japon pour appuyer ses observations, et, quelques jours plus tard, on apprenait que la France elle-même, toujours si favorable à la restauration monarchique, ne restait plus à l’écart ; son représentant s’unissait lui aussi au groupe ; l’Italie en fit autant.

De puissantes considérations avaient évidemment milité aux yeux des diplomates pour qu’ils pussent abandonner ainsi soudain, ou tout au moins différer, un projet qui était, en somme, le leur, et à la réalisation duquel ils travaillaient depuis la fondation de la République.

En effet, au Japon, l’opinion s’était montée et la nouvelle en arrivait en Chine ; le ministère Okuma était accusé, au dedans et au dehors du Parlement japonais, de sacrifier les intérêts nationaux et ceux de la race jaune à la politique des Puissances. Déjà, celles-ci avaient obligé le Japon à retirer, en mai 1915, le cinquième groupe de ses réclamations au sujet des Affaires chinoises ; le ministère Okuma avait cédé et renoncé à prendre en mains Yuen Chekai ; celui-ci passait aux Européens. Est-ce que tout l’avenir de l’indépendance de l’Asie orientale, de sa libération politique, n’était pas par là compromis ?

Au Japon, les questions diplomatiques sont âprement discutées, même dans le peuple ; il y a des associations populaires exclusivement consacrées à leur étude.

Dans les conciliabules de celles-ci, l’opinion se montait.

D’autre part, l’élément opposé à l’immixtion des blancs dans la politique de l’Extrême-Orient estimait que le moment était propice pour que le gouvernement affirmât par des actes la volonté de la race jaune de s’occuper elle-même de régler ses différends et ses compétitions ; cette opinion était soutenue avec d’autant plus de complaisance qu’elle donne au Japon un rôle prépondérant, puisqu’il est, au point de vue de la puissance, le premier peuple de la race.

Les dirigeans de Pékin, ainsi que leurs partenaires européens, ne surent pas comprendre cet état d’esprit japonais, et le cabinet présidentiel continua ses préparatifs, se figurant que l’adhésion donnée par les Puissances de l’Entente à la note japonaise était de pure forme ; qu’au fond le dictateur pouvait toujours compter sur leur concours.

Aussi, le langage de la presse du Nippon s’éleva-t-il peu à peu, laissant percer un grand mécontentement. On attaquait le ministère qui, par sa note impuissante, causait une humiliation au pays.

Le ton monta encore, lorsque la nouvelle parvint, dans les Iles, de l’entrée possible de la Chine dans le bloc de l’Entente, il alla même jusqu’à la menace. On recherchait et on exposait la cause de l’obstination de Yuen Chekai, dont la force réelle n’était qu’un mythe, à tenir pour nulle la volonté du puissant Japon et l’on attaquait directement ses protecteurs. On reprochait à la Grande-Bretagne, qui, en réalité, menait le concert de l’Entente en faveur de la restauration impérialiste, d’avoir voulu conclure une alliance avec la Chine, afin de tenir plus étroitement en mains le personnage qui la gouverne ostensiblement, et cela, en dehors du Japon lui-même et à son détriment !

Voici sur ce point le langage que tenait le Yamato, journal qui s’occupe beaucoup de politique étrangère et qui, bien que n’étant pas officieux, sert à lancer les idées hardies et à exprimer les choses un peu dures que le gouvernement japonais veut exprimer sans s’avancer lui-même.

Après avoir fait, quelques variations sur la diplomatie traditionnelle de la « perfide Albion » en des termes que nous ne reproduirons pas, il poursuit :

« Sir John, désireux de se faire un nom, avait envie de pousser la Chine à se joindre au groupe de l’Entente. Les autorités du gouvernement de Yuen, prenant avantage de cette situation, essayèrent d’abord de pousser l’Angleterre, la Russie et la France à reconnaître la monarchie en Chine, en second lieu à s’assurer un emprunt nécessaire à la réalisation du plan monarchique, et en troisième lieu à obtenir des Puissances qu’elles fissent une pression sur le Japon afin de contenir celui-ci.

« Les autorités chinoises pensaient que si elles donnaient quelques commodités à la Russie et à l’Angleterre pour éloigner l’influence des Allemands, ces deux Puissances pourraient consentir à agréer la requête chinoise au sujet d’un appui. Aussitôt que les trois Puissances feraient un mouvement, le Japon, pensaient-elles, se retiendrait sans faire le moindre effort. »

Ce passage expose bien la situation, car c’est, en effet, vers cette époque que les organes russes, anglais et français parlèrent pendant quelques jours avec une bienveillance marquée de l’entrée de la Chine dans le groupe de l’Entente et qu’ils envisagèrent la possibilité d’expulser les Allemands des concessions étrangères en Chine. Cette question fut discutée, en Angleterre, en d’importans articles.

Le Japon, dont l’intérêt est également d’évincer l’Allemagne d’Extrême-Orient, ne vit là qu’un prétexte, qu’un moyen, pour l’Angleterre et la France, pour les groupes financiers de ces deux pays, de mettre la main sur le dictateur afin d’en faire un instrument utile ; il prétendit que la Chine n’est capable d’apporter à l’Entente ni forces militaires, ni munitions de guerre, ni argent, ce qui est évident. Aussi, le Yamato concluait-il en disant que le Japon repoussait nécessairement un tel plan.

Fin novembre également, le Hochi, organe officieux, faisait, dans un langage plus diplomatique, écho au Yamato, pour bien faire savoir à qui de droit que le gouvernement n’abandonnerait pas son point de vue général.

Bref, l’opinion publique japonaise s’exprimait avec une grande vigueur, et la diplomatie européenne, habituée à traiter librement les questions de l’Extrême-Orient, dans le secret des chancelleries, hors de tout contrôle d’une opinion publique quelconque, en raison de l’ignorance pour ainsi dire absolue de ces questions par les Européens, se trouva là devant un obstacle qu’elle ne put surmonter ; elle continua donc à différer son projet de restauration monarchique au profit de Yuen Chekai et à ne pas contrarier le Japon.

D’ailleurs, l’opposition de celui-ci n’était que provisoire ; la diplomatie japonaise ne s’était pas engagée à fond : elle se réservait évidemment de pouvoir changer d’avis suivant la tournure des événemens.

Cette attitude parut encore trop molle aux patriotes exaltés, et le comte Okuma, premier ministre, fut l’objet d’un attentat ; le 12 janvier, à onze heures du soir, une bombe fut lancée sur sa voiture par un fanatique, Shimonoura Outamaro, ami intime du meurtrier qui avait, il y a trois ans, à cause des affaires de Chine, poignardé le diplomate M. Abé, et s’était ensuite suicidé. Après cet attentat, on arrêta plusieurs per- sonnes, dont M. Foukouda, un journaliste connu et membre dirigeant de l’Association diplomatique populaire.

De vives attaques eurent lieu à la Chambre des représentans contre le ministère afin que celui-ci ne faiblit pas dans ses négociations et maintint, le point de vue japonais dans la question chinoise.

Aussi, les bruits de l’entrée de la Chine dans l’Entente s’éteignirent-ils peu à peu ; bientôt, la bonne harmonie se rétablit, l’on put entendre des paroles officielles proclamant la solidité de l’alliance anglo-japonaise et la couronne impériale sembla s’éloigner un peu plus de la main de Yuen Chekai, déjà prête à la saisir.


Cette opposition du Japon paraissait être, aux yeux des étrangers en Chine, le seul obstacle sérieux aux projets du dictateur. Pour eux, l’opposition intérieure n’avait pas de portée. Les rapports n’annonçaient-ils pas l’adhésion tacite du pays et l’impossibilité pour les républicains de le soulever de nouveau avec quelques chances de succès ?

Les étrangers étaient ainsi victimes des mêmes illusions et des mêmes préjugés qui leur faisaient croire, en 1911, quelques jours avant la Révolution, à la solidité du régime qu’ils considéraient comme si profitable à leurs intérêts. On admet facilement ce que l’on désire.

Mais tout le monde ne partageait pas l’optimisme de commande au sujet de la situation intérieure de la Chine ; certains prévoyaient que le projet de Yuen allait se heurter à une vive opposition dans le pays et s’attendaient à une révolte républicaine. Ceux-là voyaient juste.

Le parti républicain était loin d’avoir disparu, au contraire. La force n’a jamais tué les idées, bien qu’elle puisse les comprimer pour un temps. Les hommes qui avaient fait la révolution et fondé la république se préparaient dans le silence, profitant de l’expérience acquise en 1913. Ils savaient maintenant, pour l’avoir appris à leurs dépens, qu’il ne s’agissait pas seulement pour eux de chasser du pouvoir un usurpateur, mais bien de lutter en réalité contre la diplomatie de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France et de la Russie, entreprise autrement difficile.

Au moment du coup d’Etat, les républicains le plus en vue avaient fui à l’étranger la mort certaine qui les attendait dans leur pays ; ils préparaient l’avenir, attendant l’occasion propice, c’est-à-dire un changement dans la situation internationale, afin de reprendre leur action.

Le gros de leurs troupes, anciens membres des Assemblées dissoutes, des comités dispersés, militans des combats de la première heure, étudians exaltés pour la cause, se retrouvaient en Chine dans les sociétés secrètes.

Au début du nouveau régime, les républicains se divisaient en plusieurs groupes dont l’ensemble possédait la majorité dans tous les corps élus ; les Assemblées provinciales constituaient leurs forteresses parce que, là, l’action du gouvernement pouvait plus difficilement s’exercer dans les élections. Le groupe Kouominntang, ou Parti du peuple, correspondait à notre extrême gauche ; ses membres avaient appartenu à l’ancien parti révolutionnaire ; il dépassait tous les autres groupes en importance numérique ; le minntchoutang' ou démocratique bien moins nombreux pouvait se comparer à nos radicaux modérés ; le troisième groupe qui le disputait en nombre au premier, s’appelait Tsinnpoutang ou parti progressiste, et jouait le rôle du parti du même nom en France ; enfin, le groupe Konghouolang, ou simplement républicain, constituait la droite avec quelques dictatoriaux en quantité infime ; ce parti, dit républicain, se composait d’anciens fonctionnaires, de mandarins inquiets pour leur situation personnelle compromise par le changement brusque du régime politique ; la plupart de ces hommes n’avaient de républicain que le nom.

Lorsque la politique des Puissances s’affirma, quelques mois avant que la dictature ne fût officiellement consacrée, les progressistes, constatant l’impossibilité de toute action républicaine sérieuse en présence de l’hostilité de la diplomatie étrangère à l’égard du nouveau régime, décidèrent de se rallier au pouvoir personnel de Yuen. Quelle était la sincérité de ce ralliement chez la plupart ? Probablement fort douteuse.

Toutefois, un homme d’une grande valeur intellectuelle, reconnue par tous les Chinois, le fameux lettré Liang Kitchao, animé d’un vif amour pour son pays et qui fut exilé pendant de longues années à la suite de la tentative de réformes de 1898, mit avec ardeur son caractère et son talent au service du gouvernement. Il prit, en fait, la direction du parti progressiste. Mais, après avoir apporté au Président un loyal concours qui se manifesta par ses écrits, il dut, sous la poussée des événemens, revenir de son illusion, et constater, comme il arrive presque toujours en pareil cas, que l’accord entre des modes si différons de concevoir la défense des intérêts publics est finalement impossible. Déçu par le caractère archaïque, par l’impuissance, par l’incapacité administrative du gouvernement de Yuen, il prodigua articles et discours afin de montrer l’impossibilité pour un seul homme de diriger un pays grand comme l’Europe, dont la population représente le quart de l’humanité, et pour faire voir l’abîme où ce système, si contraire à la nature des choses, devait fatalement entraîner le pays. Bien entendu, ces avertissement furent inutiles. En Chine, comme partout, les gens férus des vieilles méthodes et surtout les bénéficiaires de privilèges ferment obstinément les oreilles aux plus sages avertissemens, ils, cèdent à la force, jamais à la raison.

Les républicains modérés, dont Liang Kitchao était le plus éminent et qui, eux aussi, avaient collaboré au renversement de la dynastie mandchoue, parce que celle-ci faisait à l’étranger trop de concessions, devinrent donc peu à peu hostiles au régime nouveau, obligés qu’ils étaient de constater que seul le parti extrême avait été clairvoyant en refusant toujours d’accepter la dictature de Yuen et de son entourage.

Ainsi, petit à petit, l’unité se refaisait contre le chef de l’État, les forces qui avaient renversé le précédent gouvernement s’aggloméraient de nouveau sous l’influence des sentimens qui leur avaient donné naissance dans les dernières années de l’ancien régime. La restauration symbolique de l’Empire, la consolidation, sous un autre nom, de la dictature de Yuen, devait fatalement les rejeter dans le camp de ses adversaires avérés et irréconciliables.

C’est ce qui arriva, en effet, ainsi qu’on put le constater en décembre 1915.

Une autre raison poussait les républicains modérés, dits progressistes, à s’éloigner de Yuen Chekai, raison très puissante pour des Chinois, lettrés et commerçans ; ils s’apercevaient également que l’Empire, avec le Président actuel comme empereur, devait fatalement entraîner la militarisation de la Chine. Ce n’était un mystère pour personne que le chef du gouvernement voulait créer une grande armée qui soutiendrait sa fortune politique, maintiendrait le peuple dans l’obéissance ; pour cela, le concours des étrangers lui était assuré, les uns fourniraient, à grosses commissions, l’argent pour l’armement, les autres, les instructeurs. Plusieurs centaines d’officiers allemands se tenaient prêts à former une grande armée chinoise, et au besoin à en prendre la direction occulte. Seules, les rivalités étrangères avaient jusqu’ici empêché le projet de se réaliser.

Malgré les préjugés antimilitaristes répandus en Chine pendant des siècles, depuis plusieurs années, la constitution d’une armée puissante avait séduit bien des gens ; il leur semblait que celle-ci pourrait être un utile instrument pour se débarrasser de la domination politique des étrangers ; les élémens chinois sous l’influence de l’Allemagne, étudians militaires, élevés à Berlin, ainsi que les officiers retour du Japon, répandaient cette idée séduisante, tandis que les élémens d’extrême gauche demeuraient fidèles aux vieilles idées chinoises sur ce point et s’opposaient à la militarisation du pays par des Européens ou des Japonais.

Les républicains avancés prétendaient que l’énormité de la masse chinoise était, à elle seule, un obstacle à toute conquête étrangère définitive par les armes, que le développement futur de la nation ne devait se faire que dans les voies pacifiques du progrès économique, du développement de l’instruction scientifique occidentale ; que toute tentative de militarisation de la Chine n’aurait d’autre effet que d’enfoncer celle-ci dans les dettes au profit de l’étranger qui s’appuierait sur ses créances pour la dominer plus encore. La grande guerre d’Europe apporta à ces adversaires de la militarisation un argument puissant ; elle leur permit de montrer, par l’exemple de la Turquie, le sort qui attendait la Chine, si celle-ci s’engageait dans la voie où la poussait Yuen Chekai.

Déjà on annonçait que le premier acte du nouvel empire, était l’établissement de la conscription dans les provinces du Nord. Les mesures préparatoires se déroulaient. En octobre, quatre grandes zones militaires étaient créées comprenant toutes les provinces ; la première se composait du Tchéli, du Chantong, du Honan, la deuxième, de la Mandchourie, du Chens et du Kansou, la troisième, de la Chine du centre et du Sud, la quatrième, du Yunnan et des provinces frontières du Tonkin.

D’autre part, le dictateur s’efforçait de créer une caste militaire à l’imitation de l’Allemagne. Il conférait des titres de noblesse héréditaire aux maréchaux et aux généraux, qu’il nommait ou qu’il reconnaissait, dans les provinces ; ceux-ci devaient obligatoirement envoyer leurs enfans à l’armée pour en faire de futurs officiers. Évidemment, l’ancien ministre de Tseushi, conseillé par son entourage étranger, voulait se transformer dans l’avenir en un Kaiser d’Extrême-Orient.

Cette perspective ne souriait nullement aux républicains progressistes qui avaient apporté leur concours au dictateur pour de tout autres motifs ; ils reculaient, et finalement rejoignaient les autres républicains qui ne s’étaient jamais laissé aller à l’illusion et qui avaient préféré la persécution et l’exil à l’abandon de leurs idées et de leurs espérances.


Quelque temps avant que la révolte ouverte n’éclatât, les républicains avaient formé, sous le nom de Minnshientang, ou parti constitutionnaliste, un groupe rassemblant tous leurs élémens, depuis les plus avancés jusqu’aux progressistes.

Des concours arrivaient de tous côtés à ce groupe ; à Pékin même, les démissions de fonctionnaires abandonnant le vais- seau portant la fortune de Yuen furent si nombreuses en dé- cembre 1915 que celui-ci dut retenir les fugitifs par la force. Le ministre de la Guerre lui-même, le général Toan Kijoei, devint suspect. On sentait venir l’orage au fur et à mesure que se précisait le plan monarchique.

Les Chinois à l’étranger se rassemblaient, ramassaient des fonds pour subventionner la révolte future ; ceux d’Amérique, plus libres de leurs mouvemens que leurs compatriotes résidant en territoire anglais et français, s’agitaient beaucoup, poussaient à la lutte et s’efforçaient d’amener les citoyens des Etats-Unis à s’intéresser à une cause dont les principes devaient leur plaire.

Un commencement de révolte éclata d’abord à Changhai le 6 décembre ; environ huit mille tireurs de pousse-pousse s’étaient mis en grève, la ville était agitée. Des conjurés essayèrent de s’emparer, avec la complicité d’officiers et de marins du bord, du vaisseau le Tchaoho ancré dans le fleuve. Ce coup de main échoua.

C’était de la région lointaine, montagneuse, d’accès difficile du Yunnan que devait partir le mouvement. Un des meneurs de l’action fut le général Tsaingo qui, en 1911, s’était emparé de la province pour le compte de la révolution [1] ; il appartenait au parti républicain modéré ; Yuen Chekai l’avait appelé à Pékin et immobilisé dans une sinécure : la direction de la Revision Cadastrale, où le jeune général rongeait son frein. En novembre, la police le surveillait et perquisitionnait chez lui ; il réussit à échapper à cette surveillance, alla au Japon, se rendit secrètement au Yunnan, où ses soldats fidèles l’acclamèrent.

Les autorités du Yunnan étaient gagnées à la conjuration. Avec la dissimulation habituelle aux Asiatiques, le gouverneur même de la province, Tang Kiyao, et les autres fonctionnaires, feignirent d’abord d’être favorables à la restauration ; puis, le moment venu, ils levèrent le masque. Tang, soutenu par Jenn Koteng, l’inspecteur provincial, commença par sommer télégraphiquement Yuen de renoncer à son projet et d’en châtier les promoteurs dans son entourage. Tsai prit le commandement des troupes ; un autre général, Li Liékiun, celui-là même qui, le premier, avait levé l’étendard de la révolte, en 1913, contre la tyrannie présidentielle, était, lui aussi, accouru au Yunnan. Tous proclamèrent l’indépendance de la province, divisèrent les troupes en trois colonnes, enrôlèrent des soldats, pour grossir l’armée, qui était d’une soixantaine de mille hommes environ, et se dirigèrent vers le Nord et l’Est, au-devant de l’armée dictatoriale que Pékin devait nécessairement envoyer.

En même temps, les autorités civiles et militaires, les généraux à la tête des troupes lançaient des manifestes, les adressaient à tous les fonctionnaires des autres provinces ; d’anciens gouverneurs des premiers temps de la République les imitèrent, tels que l’ancien toutou de Canton, Tchenn Kiongming. Le langage de ces proclamations exprime sous des formes peu différentes les mêmes idées. Le manifeste de Tang Kiyao débute ainsi :

« Depuis qu’un seul ambitieux et quelques complices ont soulevé la question de la forme du gouvernement, le peuple est dans l’agitation. L’attitude de Yuen lui a valu les avertissemens réitérés de cinq Puissances étrangères. Le gouvernement fait perdre à la Chine son prestige et ses droits souverains. C’est pourquoi tout le peuple demande maintenant la suppression du projet monarchique. »

Les révoltés ne se contentèrent pas d’appeler leurs compatriotes aux armes contre le dictateur, ils s’adressèrent également aux diverses Puissances, qui eurent aussi leur manifeste, envoyé au nom du Gouvernement militaire de l’armée de châtiment du Yunnan, représentant l’armée chinoise. »

« Yuen Chekai, dit ce document, a adhéré au nouveau régime, afin d’arriver à la présidence. Deux fois, avant d’être nommé président, il fit serment, devant la nation et les Puissances étrangères, de rester fidèle à la république et de gouverner selon la Constitution. Malgré ses sermens, il a, pendant son gouvernement, et à plusieurs reprises, gouverné comme si la Constitution n’existait pas... Pendant ces quatre dernières années, il a exercé ses pouvoirs de la façon la plus arbitraire, et il a eu recours aux intrigues..., il a muselé l’opinion, causé la mort de bons citoyens... Il a pressuré le peuple, il l’a sacrifié pour satisfaire son ambition de tyrannie... Sa politique à l’égard des Puissances étrangères a été faite de déceptions et de tromperies, et notre pays a perdu son prestige dans le concert des nations...

« Maintenant, nous sommes forcés de prendre les armes pour sauver la République reconnue par toutes les Puissances amies, nous espérons que toutes ces Puissances tiendront compte de notre situation, qu’elles reconnaîtront la justice de notre cause et de notre conduite...

« Nous déclarons ici que tous les traités et conventions conclus avec les Puissances amies avant la date de la présente proclamation de notre juste cause contre une haute trahison, à savoir, le mois de décembre de la quatrième année de la République chinoise, continueront à avoir plein effet, et que, dans les limites de la juridiction de notre armée, nous assumons toute responsabilité pour la protection de la vie des étrangers, de leur commerce et de leurs missions, et pour l’exécution de toutes les obligations des traités. Toutes les relations avec les Puissances étrangères seront conduites par les représentans autorisés du gouvernement militaire... »

Des déclarations du même genre furent faites au gouverneur général de l’Indochine, à la date du 6 janvier 1916 :

« Yuen Chekai, dit la lettre des autorités du Yunnan, a la prétention de traiter les républicains chinois en rebelles, alors que c’est lui qui est le rebelle, que c’est lui qui se met hors la loi en violant la Constitution et en faisant fî du serment que, lors de son élection, il avait prêté, à l’effet de maintenir la République pendant toute la durée de sa présidence. »

Elles ajoutent l’engagement de protéger les biens des Français au Yunnan et de respecter les traités.

Enfin, les députés de l’ancien Parlement dissous, représentans de onze provinces, adressèrent une lettre collective au corps diplomatique de Pékin, pour dire des choses analogues, et proclamer, au nom du droit, la déchéance de l’usurpateur.

Ces déclarations posent la question sur le terrain des obligations morales et juridiques résultant d’engagemens solennels, dont l’inviolabilité doit être un dogme pour les diplomates qui ne sont pas Allemands.


La rébellion du Yunnan s’est étendue à d’autres régions ; depuis la fin de 1915, une à une, la plupart des provinces situées au-dessous du Fleuve Bleu ont proclamé leur indépendance du gouvernement de Pékin. Il est aujourd’hui manifeste que le mouvement actuel a été soigneusement préparé et que les républicains ennemis du dictateur ont profité de l’expérience acquise depuis quatre ans. Il est vrai que la guerre d’Europe qui absorbe les forces des Puissances constituant l’ancien consortium, et qui même a divisé celles-ci, a singulièrement facilité leur tâche.

L’habileté des républicains chinois a été de choisir le moment propice pour partir en guerre contre leur adversaire dont les étais étrangers s’écroulaient sous la poussée des événemens mondiaux, et ainsi la situation actuelle de l’immense Chine est une conséquence directe de la Grande Guerre.

A l’heure actuelle, il est impossible de prévoir le dénouement de cette situation ; mais ce qui parait certain, c’est que l’opposition entre les intérêts japonais et ceux des groupes d’affaires anglo-français, qui exercent une influence prépondérante dans la politique d’Extrême-Orient, rend des plus difficiles la position du personnage qui n’était qu’un instrument, qu’un écran, derrière lequel agissaient certains diplomates. L’instrument défaut, l’écran s’écroule sous le souffle de la révolte actuelle, tandis que la diplomatie japonaise empêche les mains européennes de le relever.

D’un tel état de choses peut sortir une nouvelle disposition des pièces sur l’échiquier diplomatique : une division de la Chine en deux grandes sphères d’influence : le Nord, c’est-à-dire la région située au-dessus du Fleuve Bleu, appartenant à un nouveau groupement russo-japonais qui s’efforcerait de faire prédominer ses vues à Pékin, soit en conservant le dictateur actuel, soit en le remplaçant d’une manière quelconque ; le Sud, comprenant les provinces qui avoisinent notre Indochine et bordent le Pacifique jusqu’au Yangtsé, laissé à l’action des Anglais et des Français. Ce n’est là qu’une hypothèse, mais cette hypothèse n’est pas invraisemblable. Dans tous les cas, sa réalisation ne semble pas devoir contrarier les intérêts politiques français, bien que l’abandon de Pékin à d’autres influences soit susceptible de décevoir les personnalités qui avaient mis leur confiance en Yuen Chekai ou qui avaient associé étroitement leurs intérêts à sa fortune.

Mais si les étrangers peuvent ainsi faire des plans suivant les vieilles méthodes et sans tenir compte d’une évolution historique rapide qui les gêne, ces plans de partage d’influence et de profits pourront-ils s’imposer aux Chinois qui entendent être maîtres chez eux ? Là est la vraie question.

En effet, malgré les apparences actuelles, il serait inexact de parler de tendances séparatistes chez les Chinois ; toutes les provinces entendent constituer un seul État, mais elles veulent posséder leur autonomie administrative ; la république qu’elles conçoivent est fédérative et non pas centralisée. L’effet de la dictature et de ses abus de pouvoir a été, depuis quatre ans, de préciser et de fortifier cette tendance, cet éloignement de la prédominance absolue du gouvernement central que le besoin d’unité avait fait envisager un moment dès le début de la révolution, et les hommes politiques chinois du parti constitutionnaliste en sont venus aujourd’hui à faire un système politique du provincialisme qui fut pendant tant de siècles un état de fait inconscient, produit de l’évolution historique du pays.

Il est très important, si l’on veut bien comprendre les événemens actuels, de tenir compte de ce fait.

C’est ce sentiment provincialiste des Chinois, aujourd’hui renforcé par une conception politique théorique, que les hommes d’affaires et les diplomates étrangers ont méconnu lorsqu’ils ont imaginé la création d’un pouvoir fort à Pékin qui gouvernerait à son gré toute la Chine, et servirait à la fois les intérêts étrangers et chinois en faisant entrer, par des actes d’autorité venus d’en haut, tout le pays dans les voies de la civilisation occidentale.

Une telle conception était vouée d’avance à l’insuccès. Certes, les échecs répétés des Puissances, dans leur politique en Chine, ont aussi pour cause leurs rivalités d’intérêts, leurs divergences de vues, mais le provincialisme des Chinois est le principal obstacle contre lequel sont venus se buter tous les efforts. Quelles que soient les Puissances qui voudront, le cas échéant, prendre en mains, d’une façon ouverte ou occulte, la direction de cet immense pays, soit que les groupes financiers anglo-français l’emportent, soit qu’une union russo-japonaise prévale, les uns ou les autres se trouveront en face du même obstacle dont la révolte actuelle fait apparaître toute la hauteur.


FERNAND FARJENEL.

  1. Dans notre ouvrage, A travers la Révolution chinoise (Plon, Paris), nous donnons le récit des entrevues où il nous exposa ses idées.