Éditions de la « Mode nationale » (p. 88-98).

CHAPITRE X

Le village de Buchy, situé à une vingtaine de kilomètres de Rouen, entre les rivières de l’Arc et de l’Andelle, est un modeste chef-lieu de canton de la Seine-Inférieure qui, jusqu’à l’année 1928, n’eut d’autre illustration que d’avoir, en 1870, arrêté 40 000 Prussiens. Depuis cette époque héroïque, l’activité du pays ne s’était guère manifestée que dans le commerce local des chiffons, rien ne semblait pré­parer la modeste localité à un éclatant avenir, lorsque les services nationaux de l’aviation décidèrent un jour de mettre à profit la configuration du sol pour installer à Buchy un camp d’aviation.

Tout comme si quelque enchanteur avait frappé le sol de son bâton magique, le village de Buchy, endormi la veille dans sa routine, passa brusquement de rien à tout. Où ne s’étendaient que des champs inutilisés, sauf par des cultures secondaires, où régnaient l’inertie et l’indifférence, prenaient place le mouvement et l’entrain. Aussitôt qu’un accord eut été conclu entre ministère et conseil de préfec­ture, les habitants virent arriver d’innombrables fourgons chargés de matériel d’installation ; en quelques semaines le terrain d’atterrissage était dessiné, les hangars se dres­saient, des cantines, ateliers, dortoirs s’élevaient rapide­ment et formaient à l’écart du village même une agglomé­ration infiniment plus étendue et plus bruyante.

Il va de soi que Buchy, après avoir pris quelque humeur de cette intrusion soudaine, comprit vite tout le parti qu’il pouvait tirer de son voisinage.

Se représente-t-on Flossie, la blonde Flossie débarquant dans Buchy au beau milieu des manœuvres d’aviation et, sans se soucier des difficultés qui pouvaient l’y attendre ? Difficultés non négligeables, si l’on veut bien réfléchir que Flossie, très désireuse, comme elle l’avait dit à sa nièce, de répondre à l’invitation du capitaine de Jarcé, avait décidé, avec sa fantaisie habituelle, de visiter le camp d’aviation de Buchy non pas le jour, mais la nuit. Elle s’était dit, cette intrépide Flossie, incapable d’agir comme tout le monde, elle s’était dit que l’aspect d’un camp d’aviation, s’il était fort intéressant en plein midi, devait l’être bien davantage lorsque les appareils s’élèvent ou atterrissent dans la lumière des projecteurs. Et voilà pourquoi, mal­gré les reproches d’Elvire, elle avait mis à exécution le projet logé dans sa charmante tête, savoir : d’aller sur­prendre M. de Jarcé au moment où il prenait son service

Était-ce vraiment le seul amour du pittoresque, la seule intention d’assister à des départs ou des arrivées dans l’irradiation des pylônes lumineux qui amenaient l’Anglaise à agir de la sorte ? Bien fin qui eût pu le dire ! En tous cas nul doute que Bergemont cadet se fût empressé de l’encou­rager à se documenter sur place si Flossie n’eût préféré ne mettre qu’Elvire dans la confidence. Pour des raisons toutes personnelles, et surtout dans l’intention de garder toute sa liberté d’action, elle avait prétexté un voyage à Paris… et cependant que les frères Bergemont la croyaient occupée à des emplettes toutes féminines, Flossie, débrouillarde et délurée comme l’est en voyage tout natif de la Grande-Bretagne, s’installait, à l’heure du crépuscule, dans l’auberge de Buchy, depuis peu baptisée Grand-Hôtel.

Mais le plus délicat pour elle restait à accomplir. L’essen­tiel ne consistait pas dans le petit voyage de Pourville à Buchy, mais bien dans la façon de se comporter pour surprendre au camp des choses intéressantes. Quelles choses intéressantes ? C’était là le secret de Flossie, devenue en quelque sorte une détective amateur, mais bien résolue à rentrer auprès d’Elvire avec de triomphantes précisions. Restait maintenant à recueillir celles-ci, c’est-à-dire à examiner d’autant plus près les gens et les choses que l’on s’efforcerait peut-être de les lui cacher. Elle laissa la nuit se clore, se fit servir à dîner et mangea de bon appétit sans prendre garde à l’intérêt que sa beauté blonde provoquait parmi les clients habituels de l’auberge. D’ailleurs Flossie, en véritable Anglaise, se déplaçait sans tenir compte des contingences, vivant pour elle, indifférente à tout ce qui, en voyage, n’était pas ses besoins ou ses inté­rêts propres. Tel est l’art de voyager, pratiqué par les Anglo-Saxons, très égoïste, c’est évident, mais aussi très commode. Il convient d’ajouter que le camp d’aviation et ses hôtes attiraient depuis quelque temps à Buchy assez de visiteurs et non des moindres pour que la curiosité populaire commençât à perdre de son acuité, et Flossie put fumer une cigarette sans produire de scandale.

De son côté, le chauffeur qui l’avait amenée avait pris tous les renseignements souhaitables pour la conduire promptement au camp d’atterrissage. On lui avait confirmé qu’il y avait vol de nuit ; il ne s’agissait donc, pour Flossie, que de se présenter à l’entrée du camp et de demander le capitaine de Jarcé, ce qu’elle fit dès que brillèrent les projecteurs.

Avisant un groupe de soldats à la porte du camp, elle s’informa :

— Le capitaine de Jarcé n’est-il pas de service ce soir ?

Le soldat qu’elle interrogeait fit un geste d’ignorance et posa à son tour la question à un camarade qui répondit par l’affirmative. Lui-même se chargea de renseigner Flossie :

— Parfaitement, le capitaine est là, madame ; désirez-vous lui parler ?

— Mais oui, si c’est possible.

Le militaire partit à la recherche du capitaine, tandis que Flossie observait les abords du camp. Son attente fut longue, mais aussi couronnée de succès, car elle vit arri­ver Henri de Jarcé qui, en la voyant, poussa une exclama­tion de surprise :

— Par exemple, c’est vous, mademoiselle, vous à pareille heure ! Quel bienheureux hasard vous attire dans cette région perdue ?

— Mais, tout simplement, capitaine, répondit Flossie, l’intention de mettre à profit votre si cordiale invitation. Depuis que vous me l’avez adressée, je n’ai cessé d’y pen­ser… Ma foi, je ne me suis pas senti la force de patienter davantage. J’ai loué une auto et me voici.

— Vous êtes seule ? demanda l’officier sur la physionomie duquel se lisait un étonnement agréable, mitigé de vague appréhension,

En riant Flossie prononça :

— Est-ce que cela vous choque. Voudriez-vous que je me sois fait accompagner d’une duègne ?

— Non, mais, fit de Jarcé en hésitant, je pensais que peut-être Mlle Bergemont, elle aussi, serait curieuse de…

— Elle n’a pu se résoudre à courir les routes au milieu de la nuit, expliqua Flossie résolument.

Le capitaine ne pouvait se débarrasser d’une certaine gêne. Il reprit :

— Je suis absolument ravi de vous voir… Cependant, je croyais vous avoir conviée à venir à Buchy de préfé­rence dans l’après-midi, de façon que je puisse vous con­sacrer plus de temps. Ne vous ai-je pas dit que deux ou trois fois par semaine, je suis accaparé par mon service de nuit ? Ce soir, par exemple…

— Oui, peut-être, répliqua délibérément Flossie, mais l’important c’est que vous soyez là, capitaine. Vous ne me laisserez pas m’en retourner, j’espère, sans me permettre d’assister aux évolutions de vos pilotes.

— Certes non, quoique… Enfin, je vais m’arranger pour…

Il paraissait assez perplexe, le pauvre capitaine de Jarcé, mais Flossie ne s’en préoccupait nullement. Toute souriante elle montrait par son attitude qu’elle était fermement résolue à ne pas reculer d’une semelle et que, bon gré mal gré, elle comptait sur l’empressement de l’officier. Celui-ci brusquement mis par elle en demeure de tenir la promesse faite au Casino de Pourville, et enchanté au fond de recevoir la jeune femme, s’exécuta. Il dit un mot à l’intérieur du camp.

Il faut croire que des apparitions comme celle de la jolie tante d’Elvire étaient assez fréquentes au camp de Buchy, car Flossie, sur son passage ne souleva qu’une faible curiosité. Elle longea d’abord une interminable ligne de baraquements, dont l’attrait, pour une jeune femme, ne pouvait être bien vif. Ce qui l’intéressait, c’était naturellement le terrain d’atterrissage, le spectacle de l’arrivée ou du départ des appareils, mais, chose étrange, le capitaine de Jarcé ne tarissait pas de détails sur des banalités au lieu de la conduire promptement aux véritables attractions.

— Est-ce que je ne verrai pas des aviateurs en chair et en os ? s’enquit-elle enfin. C’est très joli, vos ateliers de réparations, vos hangars, vos dortoirs, mais le moindre avion en plein vol ferait beaucoup mieux mon affaire !

— Oh ! oh ! comme vous êtes nerveuse ! fit le capitaine je croyais au contraire que vous en étiez saturée, des avions, depuis cette histoire que m’a racontée Mlle Birge… Barge…

— Bergemont. Oui, ma nièce est en droit de prendre en aversion les aviateurs, mais veuillez remarquer que rien ne m’oblige à partager ses goûts.

— Bravo ! Si vous aviez pris le parti de détester profession, j’en aurais été très chagrin, je vous jure !

— Chagrin vous ? Je ne vous vois pas très nettement dans les rôles tristes.

— Bah ! et la raison, s’il vous plaît ?

— La raison, c’est que vous avez des yeux qui trahissent votre esprit moqueur, vous devez adorer les farces !

— Mais pas du tout, je suis entièrement sérieux dans la vie.

— Dans la vôtre, peut-être. Mais pas dans celle des autres… Enfin, revenons à ce que vous disiez. Quel sujet auriez-vous d’être chagrin si j’avais eu, comme Elvire…

— Qui ça, Elvire ?

Mlle Bergemont. Si j’avais eu, comme elle, les aviateurs en abomination ?

— Mademoiselle, répondit de Jarcé, je ne tiens nullement à votre antipathie.

— Et à ma sympathie, est-ce que vous y tenez ?

Cette riposte, que Flossie ne fit pas attendre, car elle avait, du flirt, une expérience surprenante, troubla quelque peu Henri de Jarcé par sa netteté même. D’autant plus que, Flossie, en parlant, avait coutume de ne pas quitter du regard son interlocuteur… Et quel regard ! pétillant de malice, chargé d’effluves ! Ah ! quand la belle parente des Bergemont voulait plaire, elle y réussissait au delà de toute espérance.

Pour retrouver une atmosphère moins étourdissante, l’officier, au lieu de répondre, questionna :

— A-t-on revu, dans le ciel de Pourville, l’aviateur fantôme ?

— Non, dit Flossie.

— Il a dû se lasser… Ça ne laisse guère de place aux réalités, une semblable poursuite. Notez que je parle au hasard, n’ayant eu qu’un récit fort succinct de ces raids insolites… J’aime à croire que Mlle Bergemont ne m’en a pas donné une version exagérée ?

— Elle est restée au-dessous de la vérité. Mais, entre-nous, je ne m’explique pas son indignation, sa mauvaise humeur… Si j’étais à sa place, je prendrais l’aventure avec plus de simplicité… et surtout, j’y verrais moins de sarcasme que de courtoisie !

— Je vous approuve en tous points, dit Henri de Jarcé, vous me paraissez avoir une compréhension plus exacte, vous, étrangère, que Mademoiselle votre nièce.

— C’est possible, mais il faut considérer que ma nièce est une jeune fille et, par conséquent, un peu plus ombra­geuse au point de vue sentimental. Convenez que l’offen­sive dirigée contre elle a un caractère assez brusque.

Puis, changeant de ton :

— Avez-vous l’intention, capitaine, de me promener longtemps encore à travers les dédales du camp ? J’aimerais bien me rapprocher de cet espace lumineux que je vois là-bas !

— Vous êtes comme les papillons, vous allez droit à la lumière ! fit de Jarcé.

Renonçant à instruire Flossie de particularités qui lui étaient totalement indifférentes, le capitaine abandonna la pénombre pour guider sa compagne vers les projecteurs. Sur le terrain de travail, l’animation régnait. Autour de deux avions, fixés au sol, les mécaniciens s’affairaient, vérifiaient les moteurs, dont le vacarme emplissait l’étendue. De Jarcé dut hausser la voix pour documenter la visiteuse.

— Puis-je assister à des manœuvres ? demanda celle-ci, ces avions que je vois vont-ils s’envoler ?

— Oui ! nous procédons à des essais de reconnaissances nuit. On soumet les pilotes à un entraînement progressif. Les épreuves élémentaires consistent dans l’observation d’un périmètre limité : les élèves doivent, dans le minimum de temps, parcourir un certain secteur et en tracer la carte sommaire. Tenez, voici l’un d’eux.

il lui désignait un jeune homme qui s’avançait vers les avions captifs ; Flossie le vit endosser un vêtement de cuir et se hisser dans la carlingue. Il s’installa, échangea quelques paroles avec le chef d’équipe, puis les mécani­ciens s’écartèrent et l’avion démarra, roula presque jusqu’à l’extrémité du terrain où il décolla péniblement, prenant très vite de l’attitude. Lorsqu’il repassa au-dessus de Flossie et du capitaine, après avoir décrit une vaste boucle, il était déjà haut : bientôt il disparut dans la nuit.

— Mauvais départ, prononça de Jarcé, mais mieux vaut encore cela qu’un mauvais retour. En ce moment, nous cassons beaucoup de bois.

— J’espère bien avoir la chance de voir un atterrissage, dit Flossie.

— Hé ! Hé ! Ce n’est pas sûr ! Nos apprentis pilotes tiennent l’air assez longtemps… Et il est déjà tard, miss Flossie !

— Oh ! personne ne m’attend ! repartit l’Anglaise… — Pourtant, vous avez bien l’intention de retourner à Pourville ?

— C’est selon.

— Comment ça, c’est selon ?

— Hé ! oui, cher monsieur, rien ne s’oppose à ce que je passe la nuit à Buchy, au Grand-Hôtel, où j’ai dîné tout à l’heure !

— Oh ! le Grand-Hôtel n’est pas digne de vous abriter ! protesta le capitaine.

— Croyez-vous ? Il m’a paru très suffisamment conve­nable ! J’ai connu en Sicile, en Afrique, dans mille endroits, car j’ai beaucoup voyagé, des aménagements moins confortables que celui d’une hôtellerie normande !

Le capitaine de Jarcé dissimulait mal l’inquiétude où le mettait le caprice de Flossie. C’était à croire que sa visiteuse le gênait, l’exposait à quelque déboire. Elle, qui l’étudiait du coin de l’œil, s’en aperçut sans doute, car elle ajouta, sans se froisser le moins du monde :

— J’ai idée que vous commencez à regretter ma promp­titude à profiter de votre invitation. Are you not ?

L’officier se confondit en dénégations entremêlées d’excuses. Elle se trompait, il était absolument ravi, elle partirait toujours trop tôt à son gré « Je vous ai tout bonnement avertie, lui dit-il, que mon service de nuit me relient ici jusqu’au jour levant. J’appréhendais pour vous la perspective d’une veillée monotone, voilà tout ! »

— Bien à tort, affirma la tante d’Elvire, vous savez que les Anglais sont avides de toute instruction sportive. Ce que je suis venu chercher, ce n’est pas un spectacle à la portée de n’importe quel badaud, c’est toute une série d’impressions neuves, c’est l’agitation frémissante de votre ruche… Il est vrai, continua-t-elle en riant, que cette agitation, ce soir, est des plus modérées. Vous me dites que les aviateurs travailleront jusqu’à l’aurore… Où sont-ils donc ? Pourquoi demeurent-ils invisibles ?

— C’est que les vols sont échelonnés d’heure en heure, répondit de Jarcé ; les mécaniciens tirent des hangars et règlent les appareils, et, pendant ce temps, les pilotes se préparent, ou bien se réunissent à la popote en attendant leur tour.

— Popote… quel est ce mot ?

Something like a Mess, a club, do you understand ? Oh ! yes… Mais alors, c’est là qu’il faut me conduire, monsieur de Jarcé !

— Vous ?

— Mais bien sûr… Vous me présenterez ces messieurs, ce sera très amusant !

Le capitaine commençait à trouver Flossie diablement exigeante. Il avait compté l’introduire au camp pour quelques minutes, mais pas du tout, elle s’y installait comme chez elle. La renvoyer, il n’y songeait pas, cependant, très séduit qu’il était par sa grâce et sa verve. On a beau vénérer le devoir… et la discipline, mieux vaut, quand il faut être debout toute la nuit, avoir à ses côtés une femme charmante que se morfondre tout seul.

— Eh ! bien, allons, fit-il avec un mouvement d’épaules qui pouvait se traduire par « on verra bien » !

Quelques pas leur suffirent pour atteindre un baraquement d’apparence plus profane que ceux qui l’environnaient. Une vive clarté s’échappait par ses fenêtres ouvertes, l’on entendait un grand bruit de conversations et le son d’un piano. Au moment d’entrer, le capitaine dit à Flossie :

— Veuillez patienter une seconde. Je vais vous annon­cer, ce sera plus convenable !

— Inutile !

— Si, si, ça vaut mieux, c’est plus correct… Laissez-moi faire ! Une minute et je reviens !

Il entra. Le silence se fit instantanément. Mais Flossie était trop indocile pour se conformer aux recommanda­tions du capitaine ; elle s’approcha d’une fenêtre, risqua un regard, parut observer avec la plus grande attention et soudain une expression de triomphe passa sur ses traits. Sans bruit elle longea le baraquement jusqu’à l’extrémité opposée à celle de l’entrée. Une autre porte était pratiquée dans la paroi perpendiculaire. Mais Flossie n’essaya pas de pénétrer dans la cantine ; elle avait l’air d’être à l’affût. Soudain la porte s’entre-bâilla, une silhouette masculine se dessina sur le seuil, un homme sortit précipitamment… et se trouva nez à nez avec Flossie, qui prononça d’une voix claire :

Monsieur Vernal, ne vous sauvez donc pas, nous avons à causer !

Vernal… Jean-Louis Vernal en personne, revêtu d’un épais chandail, botté, n’ayant plus qu’à passer son manteau, à coiffer son casque à lunettes pour être, de pied en cap, le parfait aviateur. Mais, en dépit de cet harnachement prestigieux, il faisait bien piteuse figure, l’aviateur Vernal, devant Flossie, enchantée de son succès.

— Ne m’en veuillez pas, cher ami, reprit-elle, d’avoir percé à jour le secret de l’aviateur inconnu. Il ne faut pas oublier que je suis du pays de Sherlock Holmes… et que les devinettes, quand j’étais toute petite, me passionnaient déjà… Vous concevez bien que ma présence ici à pareille heure n’est pas précisément l’œuvre du hasard ? Elle se tut en voyant arriver le capitaine de Jarcé qui s’étonnait de ne plus la retrouver où il l’avait laissée. On devine quel fut son ébahissement… Quoi ! les deux per­sonnages dont il redoutait, par-dessus tout, la rencontre, étaient en train de converser ! C’était pour rien qu’il avait pris tant de peine et dépensé tant de diplomatie !

— Vous aussi, capitaine, il faut m’excuser, articula Flossie, je vous ai un peu joué, je le confesse… Mais, de grâce, poursuivit la rieuse Anglaise, incapable de tenir son sérieux à la vue des deux hommes consternés, ne prenez pas cet air sépulcral … Si l’Aviateur inconnu vient de recevoir un coup mortel, nous sommes, Dieu merci, vous et moi bien vivants et tout prêts, j’espère, à nous entretenir comme de bons amis !

— Mais enfin, miss Flossie, comment vous êtes-vous doutée… commença le capitaine.

— Ça ne date pas d’aujourd’hui ! À parler franc, Monsieur Vernal, vous avez mal manœuvré ; votre atti­tude était suffisamment au point pour tromper Elvire, trop impressionnable pour garder la faculté de l’obser­vation, mais, à mes yeux, il y avait, dans votre manière d’être, quelque chose d’incompréhensible. Vous n’avez pas assez détesté l’Aviateur inconnu, votre rival, votre adversaire, en somme !

— Ah ! tu vois, je te l’avais bien dit ! s’exclama Henri de Jarcé.

— Vous avez eu l’occasion, insista Flossie, de manifes­ter votre indignation et votre haine envers l’aviateur, et vous l’avez laissé échapper. Votre résignation trop empreinte de philosophie m’a donné l’éveil. Je me suis demandé d’abord, en parente pleine de sollicitude, si vous aimiez réellement ma nièce…

— Oh ! le rôle que j’ai joué vaut toutes les preuves, il me semble ! interrompit le peintre.

— D’accord, mais le Jean-Louis du ciel a bien failli causer préjudice à celui de la terre, je ne crains pas de vous le dire. Et si je me suis mêlée de vos affaires au point de courir les routes et de tourmenter cruellement ce pauvre capitaine…

— Qui vous en sera éternellement reconnaissant ! souli­gna de Jarcé en lui baisant la main.

— … C’est justement qu’il m’a paru très à propos d’intervenir, sous peine de voir se rompre, entre Elvire et vous, un accord que je souhaite excellent. Mais tout n’est pas fini, tant s’en faut !

M. de Jarcé, à la tournure que prenait l’entretien, voulut, par discrétion, se retirer. Mais Jean-Louis Vernal le retint.

— Non pas, non pas ! Tu as été trop mêlé à ce roman, mon cher ami, pour que je t’éloigne de ses conséquences. Demeurons ensemble et causons une bonne fois, de manière à ne plus contrarier nos efforts. Si miss Flossie veut bien accepter la modeste hospitalité que je peux lui offrir à l’unique hôtel de Buchy.

— L’hôtel où j’ai dîné… parfait ! Mais, M. de Jarcé n’est-il pas de service ?

Oh ! à présent, cette consigne est moins rigoureuse, fit le capitaine, puisque je n’ai plus besoin de me retran­cher derrière elle. Le temps de prévenir mon remplaçant et je suis à vous !