L’Aventure de Fiume
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 174-194).
FIUME, L’ADRIATIQUE
ET
LES RAPPORTS FRANCO-ITALIENS

II [1]
DEPUIS L’ARRIVÉE DE G. D’ANNUNZIO


VI. — LES INCIDENTS DE FIUME

Dans le cabinet Nitti, qui succède à celui de M. Orlando, le portefeuille des Affaires étrangères échoit à M. Tittoni, qui prend la tête de la délégation italienne à la Conférence. Les nouveaux délégués sont MM. Scialoja, Maggiorino-Ferraris, Crespi et le marquis Imperiali [2].

Le chef du Gouvernement, le ministre des Affaires étrangères, la plupart de leurs collègues du cabinet n’ont pas un passé interventiste aussi notoire que celui de leurs prédécesseurs. Aussi les « fascistes » [3], qui ont retiré leur confiance au cabinet Orlando, sans réfléchir que la loi parlementaire de bascule amènerait fatalement à sa place un cabinet de nuance moins accentuée, se prennent-ils à craindre, de la part du ministère Nitti, d’excessives renonciations. M. Tittoni et le président du Conseil lui-même, en se présentant devant le Parlement, sont conduits à se défendre contre ce soupçon, et sans prendre d’engagements précis, à se solidariser avec les revendications nationales. Abstraction faite de leurs dispositions personnelles, la limite de leurs concessions éventuelles ne pourra donc, de ce fait, différer sensiblement de celle à laquelle étaient parvenus leurs prédécesseurs, avant de s’être « retranchés » dans la Convention de Londres.

Très bien accueilli à Paris, où il a passé sept années d’ambassade, M. Tittoni reçoit des premiers ministres anglais et français, dès son arrivée, une note qui avait été préparée à l’intention de MM. Orlando et Sonnino et dont leur chute avait prévenu la remise. Il en a lu plus tard à la Chambre des députés un passage, qui est un avertissement net et franc du péril auquel une politique trop individuelle, dans diverses affaires, expose les relations de l’Italie avec ses alliées. Cette note, signée par MM. Clemenceau et Lloyd George, mais rédigée par M. Balfour, éclaire M. Tittoni sur la nécessité de détendre avant tout une situation qui laisse évidemment à désirer ; et c’est à quoi il s’emploie d’abord, tout en répliquant au document qui lui a été consigné. Mais à peine s’est-il adonné à cette tâche qu’il y est troublé par des incidents survenus à Fiume.

Depuis les incidents consécutifs à l’armistice, à l’occupation interalliée de Fiume et à l’installation de la base française, une accalmie relative s’était produite sur place. Les rapports étaient sans doute restés tendus, entre troupes françaises, d’une part, troupes italiennes et indigènes italianisants d’autre part. Quelques feuilles locales et, à leur suite, quelques journaux de la péninsule avaient bien, de temps à autre, récriminé encore contre nos soldats. Mais il n’y avait pas eu de heurt, pas de fait nouveau. Malheureusement, les délais subis par le règlement adriatique, le message public de M. Wilson, la reconnaissance de l’état serbe-croate-slovène par la France et par l’Angleterre avaient surexcité les éléments italiens de Fiume. Leur dépit s’était principalement tourné contre les Français, qui, s’étant sentis de plus en plus mal vus, en avaient pris ombrage. Le commandement italien avait favorisé sous toutes ses formes la propagande on faveur de l’annexion de l’Italie, et cette propagande, qui avait été jusqu’à la constitution d’un bataillon de volontaires fiumains, alimentait l’excitation contre les Français, considérés comme intrus. L’atmosphère était donc, à la fin de juin 1919, plus chargée d’électricité que jamais.

Les 29 juin, 2, 5 et 6 juillet se produisent à Fiume des incidents, qui sont les plus sérieux dont cette ville ait été le théâtre. Il ne nous sied pas de nous étendre sur des scènes pénibles et vulgaires au cours desquelles des officiers et des soldats français ont été tués ou blessés. Une enquête internationale, dont nous parlerons tout à l’heure et à laquelle a participé un général italien, en a donné une version officielle authentique et établi les responsabilités. Les résultats de cette enquête nous ont été favorables. De même que précédemment, les dépêches de presse envoyées de Fiume aux journaux italiens présentent cependant les faits comme la réaction de la population indigène contre les intolérables vexations et provocations de nos troupes. Aussi toute la presse italienne se livre-t-elle à de véhémentes attaques à notre adresse. L’opinion publique égarée, chauffée à blanc, persuadée que les torts sont de notre côté, s’emporte et gronde partout contre nous.

D’énergiques représentations sont faites au gouvernement italien pour obtenir qu’il réagisse, en Italie même, contre l’exploitation de ces incidents et, à Fiume, contre la mollesse dans la répression des violences. Cela fait, le plus urgent était de prévenir toute suite diplomatique entre les gouvernements, toute polémique de presse d’un côté à l’autre des Alpes, et toute nouvelle bagarre sur place. Et pour cela le moyen le plus pratique était la remise immédiate de l’affaire à une commission internationale, aux fins d’enquête et de conclusions. Il en était tellement ainsi que le même jour, M. Clemenceau à Paris et M. Barrère à Rome en font, spontanément et simultanément, la proposition à M. Tittoni et a M. Nitti, qui acceptent l’un et l’autre avec empressement. Demander la constitution d’une commission internationale d’enquête, quand on a de son côté les seules victimes qu’il y ait à déplorer, n’est pas faire preuve de rigueur, mais de mansuétude. Mais comment les Italiens l’auraient-ils compris, alors que des dépêches trop dépourvues de sérénité leur répétaient que les responsables étaient précisément les victimes ?

Aussitôt la décision prise, M. Tittoni vient à Rome, pour rendre compte du début de négociations à peine engagées, mais en réalité pour mettre un terme à une tempête dont il a constaté le triste effet sur les Alliés. Il prêche le calme et la possession de soi, expose à la Chambre l’état des questions intéressant 1 Italie et réussit à apaiser les esprits. Peu de jours après, le 14 juillet, les Parisiens prouvent, en applaudissant chaleureusement les troupes italiennes sur le parcours du défilé triomphal, que la France ne tient pas rigueur à l’Italie d’incidents qu’elle ramène à leurs justes proportions.


VII. — LE PROJET DU 2 AOUT ET LA LETTRE DU 18 SEPTEMBRE

L’attitude du gouvernement français le lui prouve également. Dès avant la fin de ce dramatique intermède, la question adriatique a été abordée de nouveau. Après un échange de notes, qui ont déblayé le terrain de certaines difficultés et précisé le point où les négociations antérieures ont conduit la discussion, le soin est laissé à M. Tittoni de formuler ses propositions. M. Wilson est rentré en Amérique ; M. Polk, plus enclin que lui aux concessions, le représente à la Conférence. M. Lloyd George a regagné Londres et ne fait plus à Paris, où le remplace M. Balfour, que de courtes apparitions. Au début d’août, M. Tittoni va le voir en Angleterre ; à son retour, ses propositions sont au point. Le 12 août, se réunissent au quai d’Orsay, pour les entendre, M. Clemenceau, M. Pichon, M. Balfour, M. Polk, M. Matsui (Japon) et M. Tittoni. Ce dernier propose de constituer la ville de Fiume, avec une partie de son hinterland et l’ile de Veglia, en Etat libre, neutre, sous la protection de la Société des Nations ; d’attribuer à la Yougo-Slavie toute la Dalmatie, sauf Zara et son district ; de modifier légèrement en Istrie la frontière admise par M. Wilson, de manière que le chemin de fer de Trieste à Vienne passe d’Italie en Autriche sans traverser le territoire yougo-slave ; de rectifier aussi et pour le même objet le tracé de cette frontière du côté d’Asling, sans toutefois englober ce point ; de neutraliser l’Istrie orientale, ainsi que les îles de Cherso et de Lussin, ces dernières étant attribuées à l’Italie ; de donner à l’Italie le mandat sur l’Albanie dans ses frontières de 1913, à charge pour le gouvernement italien de s’entendre avec la Grèce sur la délimitation du pays au Sud et pour le gouvernement grec de neutraliser la côte épirote et le canal de Corfou. L’exposé de ces propositions terminé, M. Clemenceau se déclare disposé à les prendre pour base générale de discussion. Mais il va plus loin.

Personnellement, il incline à attribuer Fiume-Ville à l’Italie, sans le territoire environnant, plutôt qu’à constituer ville et territoire en État libre. Et il le dit.

Cependant, M. Tittoni, après une visite à M. Lloyd George dans sa villégiature bretonne de Claire-Fontaine, renonce à soumettre à M. Wilson un projet reposant sur l’attribution à l’Italie de Fiume-Ville.

Aussi est-ce à peu de chose près le projet exposé par lui le 12 août que M. Tittoni soumet à Washington. Encore qu’il eût préféré, pour Fiume, une solution meilleure, M. Clemenceau s’empresse d’appuyer les propositions italiennes par un télégramme chaleureux à M. Wilson, insistant pour une réponse favorable et prompte. M. Lloyd George en fait autant.

Nous ne suivrons pas les négociations italo-américaines dans le dédale de notes et de contre-notes, à travers lequel elles vont se poursuivre jusqu’à la fin d’octobre 1919. Il nous suffira de relever un fait : chaque fois que le gouvernement italien, en répondant à M. Wilson, a formulé de nouvelles propositions, le gouvernement français, comme du reste le gouvernement anglais, les a appuyées à Washington de tout son pouvoir. Il en a été ainsi notamment en septembre 1919. Le président des Etats-Unis avait proposé la création, entre l’Istrie italienne et la Yougo-Slavie, d’un Etat-tampon de dimensions relativement vastes, avec Fiume pour capitale. M. Tittoni, pour éviter l’absorption de 40 000 Italiens dans un État comptant 200 000 Yougo-Slaves, était revenu à l’idée de M. Clemenceau d’attribuer à l’Italie Fiume-Ville, en pleine souveraineté. Le président du Conseil français a alors adressé à M-Wilson le 18 septembre une lettre animée du désir de faire obtenir à l’Italie la satisfaction demandée par son plénipotentiaire. Cette lettre ne pouvait, sous la forme déférente et amicale qui convient envers le chef d’un grand Etat ami, être plus pressante ni plus persuasive.

Ceux qui ont connu, en Italie, l’initiative prise par M. Clemenceau le 12 août et ses interventions auprès de M. Wilson, lui ont témoigné leur gratitude et en ont su gré à la France.

Mais le gouvernement italien n’a pas jugé opportun de donner à l’opinion publique des indications précises, par crainte de ranimer des espérances, sur la Réalisation desquelles il conservait des doutes trop fondés. Le public a seulement su que la délégation italienne à Paris se louait des dispositions du gouvernement français. Cette notion incomplète n’a pas été sans influencer à notre profit l’état des esprits en Italie : elle a été insuffisante à déterminer un revirement. Le peuple italien avait, du reste, à revenir de si loin, qu’un revirement subit lui était impossible. De l’excitation et de l’emportement, où nous l’avons vu en mai ou juillet précédents, il avait passé à une résignation amère, qui, pour être moins bruyante, n’en valait guère mieux. « Vainqueurs dans la bataille des armées, nous sommes, lui répétait-on, vaincus dans la bataille diplomatique, et par qui ? par nos propres alliés. » Le sentiment de la victoire s’effaçait au point qu’on ne songeait pas à offrir aux soldats victorieux et à la population tout entière la satisfaction, pourtant bien romaine, d’un triomphe comme ceux de Paris et de Londres, ou que, si l’on y songeait, on ne l’osait pas ! Très rares étaient ceux qui, dans la dépression quasi générale, conservaient la faculté d’apercevoir et d’apprécier les inappréciables avantages que la victoire rapporterait, en tout état, à l’Italie ; très rares, ceux qui sentaient que, si le Trentin eût peut-être pu revenir sans guerre à leur patrie, la frontière naturelle du Brenner et Trieste suffisaient seules à justifier une guerre, sans laquelle elles n’eussent jamais été acquises.

Un exemple frappant de cette indifférence aux résultats acquis a été fourni par l’accueil fait au traité de Saint-Germain. L’annonce de la signature de la paix avec l’Autriche a été reçue à Rome avec une surprenante froideur. A la Chambre, le président du Conseil s’est borné, sans commentaire, à déposer le texte du traité et à en demander le renvoi à la Commission qui examinait déjà le traité de Versailles. Cette proposition a été approuvée sans une observation. Une tentative d’applaudissements faite par quelques députés n’a eu aucun écho. Dans la rue, pas de démonstration, pas un cri, pas un drapeau aux fenêtres. De la part du Gouvernement et de la municipalité, aucune manifestation officielle de joie : ni salve d’artillerie, ni sonnerie de cloches. Accueil glacial au traité qui consacre le morcellement de l’Empire des Habsbourg, réduit l’Autriche à un Etat de quelques millions d’habitants, et apporte à l’Italie Trente, Trieste et la frontière du Brenner. Tant est puissant l’effet de diversion produit par Fiume et par l’Adriatique !


VIII. — GABRIEL D ANNUNZIO A FIUME

Au début de septembre, la Commission de quatre généraux, chargés d’enquêter sur les incidents de Fiume, avait déposé son rapport. Après avoir établi les causes, la matérialité et les responsabilités des faits, ce document concluait à l’adoption de mesures propres à en prévenir le retour. C’étaient : la suppression du Conseil National de Fiume et son remplacement par un gouvernement régulièrement élu ; la constitution d’une Commission militaire interalliée [4], présidée par un Anglais ou un Américain et investie du contrôle sur l’administration de Fiume et de Sussak ; la relève des troupes et de tout le personnel militaire italien et français ; la réduction à un bataillon des forces militaires italiennes à Fiume ; la réduction à deux par nation des navires de guerre présents sur rade, à l’exclusion de ceux qui y avaient déjà stationné ; la suppression immédiate du bataillon humain, la formation d’une police locale et, en attendant, l’envoi d’un corps de police anglais ou américain. Le Conseil Suprême [5] adopta les propositions de la Commission d’enquête et les transforma en décision, dont l’exécution fut entreprise.

Le rapport fut tenu secret ; seules les décisions auxquelles il avait conduit vinrent à la connaissance du public. C’était la fin du régime de fait arbitrairement créé à Fiume par le commandement italien. On ne s’y trompa point en Italie ; les journaux s’indignèrent et demandèrent comment un général italien avait pu apposer sa signature à de pareilles conclusions. C’est qu’ils ignoraient par quelles constatations le représentant italien dans la Commission d’enquête [6] et, à sa suite, le délégué d’Italie au Conseil Suprême [7] avaient été amenés à souscrire à ce programme de réorganisation civile et militaire de Fiume. Réorganisation provisoire, cela va de soi : car elle ne préjugeait nullement du sort définitif de la ville. Quoi qu’il en fût, quelques jours encore et c’en était fait de la situation spéciale que l’Italie s’était arrogée à Fiume. Alors se produit un coup de théâtre.

Depuis les discours incendiaires qu’il avait tenus à Rome, après le message public de M. Wilson, M. d’Annunzio n’avait plus parlé, ni fait parler de lui. Rendu, sur sa demande, à la vie civile par le cabinet Nitti, il s’était retiré à Venise ; on le croyait tout à la préparation d’un raid aérien Venise-Tokio, que le Gouvernement organisait à grands frais, espérant par là l’éloigner pour quelque temps.

Le 12 septembre, dans l’après-midi, un journal de Rome publie, sous le titre un geste garibaldien, une dépêche de Venise annonçant que Gabriel d’Annunzio en est parti la veille et, à la tête d’un corps de volontaires, marche sur Fiume, où il est entré. La publication surprend le gouvernement italien en pleine quiétude et dans la plus complète ignorance du fait. Au ministère des Affaires étrangères, on n’en connaît rien ; pas davantage, au ministère de la Guerre et à celui de la Marine. A l’Intérieur (présidence du Conseil) on est un peu plus avancé : on sait que d’Annunzio a quitté Venise, mais on ne met pas en doute qu’il ne parvienne pas à Fiume, toutes les instructions étant données pour l’en empêcher ; peu d’instants après, on confirme officiellement son arrivée au but. Le président du Conseil apprend l’événement en séance de la Chambre, d’abord par le journal, ensuite par une dépêche officielle, que lui apporte le Sous-Secrétaire d’État à l’Intérieur, Les députés voient, pendant qu’un orateur poursuit son discours, M. Nitti entrer en colère, taper du poing sur son banc et se tourner vers les ministres de la Guerre et de la Marine, avec qui il cause un instant, en donnant des signes de violente irritation.

Ces détails, — et encore plus la suite, — démentent catégoriquement la conjecture, parfois faite à l’étranger, d’une collusion entre d’Annunzio et le gouvernement italien. La réalité est certainement moins machiavélique : c’est que le poète a pipé son gouvernement.

Des informations publiées les jours suivants permettent de reconstituer à peu près le sensationnel coup de force. D’Annunzio a préparé son expédition de longue main et s’est entendu avec le commandant d’un bataillon de grenadiers, cantonné à Ronchi. Il a eu avec lui de fréquentes entrevues secrètes. Ont été mis au courant du projet et se sont engagés à y participer un certain nombre d’officiers, et même d’hommes de troupe. C’est de Ronchi qu’a eu lieu le départ, à minuit naturellement. D’Annunzio est arrivé de Venise, en auto disent les uns, en canot-automobile disent les autres. Il a revêtu l’uniforme de colonel, bien que régulièrement démobilisé. Son compère le commandant a alerté et harangué son bataillon, avertissant ses soldats du but de l’expédition et autorisant à s’en aller ceux qui ne voudraient pas suivre. Personne n’a profité de la permission. Des camions automobiles ont été fournis par le commandant d’un parc voisin, qui était du complot et dont une hésitation du dernier moment a failli tout compromettre. Au départ, la colonne, commandée par d’Annunzio, se composait du bataillon de grenadiers, d’arditi de régiments voisins, d’une compagnie de mitrailleuses, en tout environ 1 000 hommes. Elle s’est grossie en chemin d’unités rencontrées en cours de route ou prévenues d’avance et l’attendant au passage. A proximité de Fiume se sont joints à elle presque toute la brigade « Sezia » et des auto-mitrailleuses, qui ont encadré la voiture du poète-officier. Le bataillon des volontaires fiumains est sorti à sa rencontre : donc l’expédition était attendue dans la ville. Un général a tenté d’arrêter sa marche et posté des troupes de barrage. Ici se place une scène mélodramatique entre d’Annunzio et lui. Le général raisonne, puis ordonne et invoque les ordres qu’il doit faire exécuter ; d’Annunzio découvre sa poitrine constellée de décorations et s’écrie : « Faites ouvrir le feu si vous l’osez ! » Le général n’ose pas, remonte dans son auto et rentre à Fiume, où le commandement régulier plie bagages et ferme boutique. La colonne se remet en mouvement, pénètre dans Fiume : fleurs, drapeaux, evvivas, discours. Deux cuirassés qui appareillaient font marcher leurs sirènes pour appeler à bord les matelots et maîtres encore à terre ; environ trois cents ne rallient pas le bord et restent pour être de la partie. Dernier trait : le Quartier général d’armée de la zone d’armistice n’a été averti des événements de Ronchi qu’à sept heures du matin !

La seule annonce du pronunciamento de d’Annunzio a fait tressaillir l’Italie d’émotion, mais d’une émotion d’abord assez complexe, où se mêlaient la sympathie, voire l’enthousiasme pour l’entreprise, et l’appréhension de ce qui s’en suivrait, la conscience de ce qu’il y avait de grave sous ce pimpant scenario. L’émotion du Gouvernement, qui n’a pas le droit de s’abandonner aux inclinations du sentiment, est tout entière de l’ordre sérieux. Dans l’acte de d’Annunzio, il voit à juste titre la menace de complications extérieures et, à l’intérieur, l’atteinte profonde portée à la discipline militaire et à l’autorité de l’Etat. Ce sont là les deux préoccupations, on ne peut plus justifiées, qui inspirent à M. Nitti, le 13 septembre, des déclarations d’une extrême énergie dans le fond et dans la forme. Les peines prévues par le code militaire contre les déserteurs, dit-il à la Chambre, seront appliquées aux soldats qui, après l’injonction de rentrer dans les lignes, n’auront pas rejoint leur corps dans les délais légaux. Une enquête officielle établira toutes les responsabilités et des sanctions les puniront. Le président du Conseil stigmatise dans les termes les plus forts les excès du militarisme, blâme les excitations à l’animosité contre les Alliés et leur exprime publiquement ses excuses. Cette sévérité n’est à aucun degré de l’affectation ou de la jactance. L’intention du Gouvernement est alors de rétablir à Fiume une situation normale, de mettre d’Annunzio à la raison, de sévir s’il le faut contre les militaires qui l’ont suivi, d’employer au besoin la force. « La discipline avant tout ; nous ferons notre devoir, si pénible soit-il : » tel est le langage de tous les ministres. Le plus urgent étant de détacher de d’Annunzio les soldats et officiers réguliers et de les faire rentrer dans l’ordre, le général Badoglio, chef d’Etat-major général, est envoyé à Fiume avec de pleins pouvoirs.

Sur le premier moment, les déclarations de M. Nitti à la Chambre ont passé sans protestation. On peut même dire que, sur le fond, sinon sur la forme, la plupart de ses auditeurs ont été d’accord avec lui. Mais dès le soir même se dessine, contre les paroles du président du Conseil, une réaction qui ira croissant. Son discours a plutôt mauvaise presse ; on lui reproche d’avoir exagéré l’humilité envers les Alliés, la rigueur envers les auteurs du coup de main, d’avoir assimilé à des déserteurs ordinaires des hommes dont l’indiscipline a eu une cause et une fin patriotiques. Cette réaction est assez sensible pour que, revenant sur la question le 16 septembre, M. Nitti lui-même juge à propos de faire légèrement machine en arrière, en s’exprimant sur un ton plus doux, plus serein. La parade ne coupe pas court immédiatement aux critiques, qui ont surtout pour but de retenir le Gouvernement sur la voie de la répression. En même temps, la sympathie pour l’entreprise d’annunzienne s’accentue, prend décidément le dessus sur les appréhensions d’ordre extérieur ou intérieur. La nouvelle n’en a été saluée d’abord, à Rome et dans les grandes villes, que par d’insignifiantes manifestations nationalistes ; mais bientôt le mouvement d’adhésion s’étend, gagnant surtout dans l’armée et dans la marine. Le 20 septembre, à Rome, la cérémonie traditionnelle à la brèche de la Porta Pia est marquée par des acclamations à d’Annunzio, à Fiume, et par quelques bagarres sur le Corso. D’autres manifestations suivent à Rome et en province.

D’autre part, les efforts faits pour ramener au devoir les réguliers entraînés par d’Annunzio demeurent sans résultat. Une proclamation, lancée par le général Badoglio, de Trieste, où il s’est arrêté, reste à peu près sans écho. Des pourparlers, engagés par intermédiaire entre le poète et le général, nommé haut-commissaire royal en Vénétie Julienne, n’aboutissent pas davantage. Par crainte d’exposer leur autorité à des échecs plus retentissants, les généraux ou amiraux du premier rang s’abstiennent pour la plupart de se rendre personnellement à Fiume : ainsi le général Badoglio, le général de Robilant, l’amiral Cusani-Visconti, tous commandants en chef dans ces parages. Plus audacieux, l’amiral Cagni en accepte ou même en sollicite, dit-on, la mission ; mais son intervention est infructueuse. Les généraux ou amiraux de moindre notoriété qui se risquent dans la ville interdite, ou bien en reviennent « bredouilles, » comme le général Amfossi, ou bien s’y font « coffrer, » comme l’amiral Casanova, ou bien se tirent d’affaire par une attitude débonnaire, comme l’amiral Nunès. Donc, rien à espérer de la conciliation ni de l’intimidation, de l’appel à la raison, ni du rappel à la discipline. Reste la force brutale, l’effusion du sang : cette ressource suprême est enlevée au Gouvernement par les dispositions de l’armée et de la marine, où ne se trouverait pas une unité consentant à marcher et à faire feu. L’essayer serait étendre la mutinerie. Dans ces conditions, le Gouvernement en vient vite à ne plus attendre le dénouement de la situation que de l’isolement de Fiume, d’un blocus bientôt tempéré du reste par un ravitaillement confié à la Croix-Rouge.

La crise d’autorité ainsi ouverte en Italie apparaît promptement grave. Malgré l’interruption théorique des communications postales et télégraphiques avec Fiume, correspondances et dépêches de presse en parviennent quotidiennement aux journaux de la péninsule, qui fournissent les plus amples détails sur les faits et gestes de d’Annunzio et sur l’état de ses forces. Le Gouvernement s’étant mis, dans les premiers temps, à publier des communiqués officiels sur la situation, le service de presse du poète dictateur y riposte par des contre-communiqués, qui paraissent en regard des premiers et en démentent généralement point par point les assertions. En face du gouvernement de Rome se dresse désormais un gouvernement rival, celui de Fiume ; en face du Comando Supremo un Comando autonome, celui de d’Annunzio. L’armée, et encore plus la marine, paraissent échapper en partie à l’autorité régulière. Fiume continue à y recruter des isolés et même des unités. Un conseil de la couronne, composé de tous les anciens présidents du Conseil et des chefs de groupes, est convoqué au Quirinal et s’y réunit le 25 septembre. M. Tittoni est revenu de Paris le 18. Un ample débat s’engage à la Chambre le 27. Le ministre des Affaires étrangères y expose la situation diplomatique, depuis A jusqu’à Z, l’état de la négociation adriatique, la position prise par M. Wilson, celle des Alliés. Mais l’intérêt, pour les députés, n’est plus dans les notes échangées entre les chancelleries ni dans les solutions qu’elles discutent : il est dans les passions mêmes que l’acte de d’Annunzio a portées à leur paroxysme, dans le chaos politique qu’il a créé. Le 28, après des discours de M. Nitti, du leader socialiste-officiel Turati, du démocrate patriote Raimondo, la séance se termine en pugilat. Le lendemain, le Gouvernement, maintenu au pouvoir par 60 voix de majorité, se hâte de dissoudre la Chambre et d’annoncer des élections générales.

Dans ces circonstances critiques, le gouvernement italien a rencontré, de la part de ses alliés et en particulier du gouvernement français, autant de bienveillance qu’il a pu en désirer. France, Angleterre et Etats-Unis ont aussitôt pris le parti de considérer l’événement comme une affaire intérieure italienne, un conflit entre le pouvoir constitué et des troupes en rupture de ban, et de laisser au Gouvernement royal le soin d’agir en conséquence. Cette sage et généreuse résolution a eu pour but de ne pas accroître les difficultés de l’Italie. Tous les contingents alliés ont donc été retirés de Fiume ; les bâtiments de guerre français et anglais en ont été éloignés. Les Fiumains et à leur suite les Italiens s’étant émus du maintien sur rade du cuirassé Condorcet, laissé pour protéger la base de l’armée d’Orient, ce navire a été rappelé à son tour. Bien que la base comportât d’importants approvisionnements et un matériel considérable, le gouvernement français s’est prêté à les sacrifier, moyennant garantie financière du gouvernement italien. Un an écoulé ensuite sans changement dans la situation à Fiume n’a rien modifié cependant à l’attitude de non-intervention des Alliés.

Dire qu’il ne nous en a été su aucun gré en Italie serait exagéré. Constater qu’il nous en a été peu tenu compte n’est malheureusement que vrai. Bien que l’opinion publique et la presse se soient quelque peu améliorées à notre égard, de la mi-septembre à la mi-décembre 1919, ni l’une ni l’autre n’ont apprécié à sa valeur la complaisance dont nous avons d’emblée fait preuve et ne nous sommes jamais départis par la suite, tandis que du gouvernement anglais venait, une fois au moins, au début d’octobre, une invitation un peu pressante au gouvernement italien, afin de mettre ordre à l’état illégal de Fiume.

Entre le gouvernement italien paralysé et les Alliés l’arme au pied, d’Annunzio est d’abord resté à Fiume le tertius gaudens. Il a eu toute licence d’y représenter, à la fois auteur et interprète, la plus réussie de ses œuvres dramatiques. Nous ne mettons pas dans ces mots la moindre intention de raillerie. Comme d’autres poètes portés par leur patriotisme sur la scène politique, d’Annunzio n’y a pas dépouillé sa personnalité artistique. Poète, dramaturge, romancier, il est resté lyrique, théâtral, romantique dans le rôle de dictateur, de tribun et de condottiere. Ce que ses admirateurs appellent l’épopée d’annunzienne est du reste autre chose et plus qu’une occupation territoriale. C’est la mise en action par un homme de lettres d’un rêve politique. Ce rêve ne deviendra tout à fait clair que lorsque M. d’Annunzio l’aura expliqué, et encore n’est-ce pas bien sûr. Il parait avoir consisté, non seulement à sauver l’italianité de Fiume, mais, par les tribulations de Fiume, {{ville holocauste, » à préserver la Dalmatie et à galvaniser l’Italie elle-même. L’accomplissement en serait sans doute cette énigmatique « quinzième victoire, » tant de fois prophétisée et promise à sa patrie par le barde des camps ; victoire idéale et matérielle à la fois sur le Slave intimidé, sur l’aéropage de Paris paralysé, sur le gouvernement italien « renonciataire. » Tels sont ou paraissent être le but de l’entreprise, le thème de l’action.

Autour de l’étincelant protagoniste se groupent la population de la ville, dans un rôle analogue à celui du chœur antique, fréquemment réunie sur la place à écouter les tirades de son pasteur militarisé, et le corps expéditionnaire de la victoire espérée : bersagliers, grenadiers, bouillants arditi, artillerie, chevau-légers, mitrailleuses, autos blindées, camions automobiles, avions et jusqu’aux marins d’une flotte, baptisée « escadre du Quarnero. » En face, de l’autre côté d’une barricade où veillent en sentinelles des réguliers et des irréguliers, un simple cordon sanitaire de troupes régulières isole Fiume sans l’assiéger et maintient autour d’elle un blocus des plus fictifs.

Le combat, grâce à Dieu, tarde à s’engager. Les Alliés ont sagement décliné le rôle de l’ennemi ; les Serbes n’ont pas cédé à la tentation de l’assumer ; le gouvernement italien attend avec raison, pour le faire jouer à ses soldats, que la nécessité le lui impose. M. d’Annunzio, qui a fait ses preuves ailleurs, et ses compagnons, dont beaucoup sont connus pour n’avoir pas froid aux yeux, doivent, bon gré mal gré, s’accommoder de cette carence. Peut-être ne leur eût-il pas déplu que le rôle de l’ennemi fût de prime-abord pris par quelqu’un, de préférence par le Yougo-Slave. Pour verser sur Fiume un peu de sang libérateur, donner son martyr italien à la ville du Quarnero, comme Trieste a Oberdan et Trente Battisti, l’occasion seule leur fait d’abord défaut. Que ne leur a-t-elle fait défaut jusqu’à la fin ! Tout sacrifice de vie humaine était dès lors inutile à leur cause, Fiume étant devenue sans cela, selon le mot expressif d’un diplomate romain, « la Mecque des Italiens. »

Toujours est-il que les seuls ennemis avec qui M. d’Annunzio puisse, pendant plus d’un an, se mesurer à Fiume sont, — nous le disons sans ironie, — du même ordre que les symboles pourfendus par Cyrano au dernier acte du drame de Rostand. Ce sont « à son jugement et à celui de ses admirateurs) le pharisaïsme wilsonien, l’injustice et l’hypocrisie de la Conférence, l’égoïsme et l’ingratitude des Alliés, l’usurpation yougo-slave, la capitulation italienne. Contre tout cela il dresse, toujours selon sa pensée, la protestation vibrante d’un patriotisme insurgé.

Défi non relevé ne peut fournir le thème d’une action bien mouvementée. De longtemps, celle du drame fiumain de d’Annunzio ne l’est pas. Elle n’est pas pour cela fade ni banale. Le vice-amiral Casanova vient à Fiume pour tenter de ressaisir les navires et équipages passés au dictateur : il est mis en état d’arrestation et détenu jusqu’au moment où le Gouvernement, pour faire cesser sa détention, le relève de son commandement Un colonel notifie à Fiume, en termes probablement mal interprétés par lui, une communication de l’autorité militaire régulière, déclarant déserteurs [8] tous les officiers demeurés dans la ville. « Cette parole, lui écrit d’Annunzio, est digne du Gouvernement ignoble, dont vous êtes aujourd’hui serviteur et complice... Si vous ne ravalez pas la parole infâme, je dis infâme dans le sens le plus abject, vous recevrez de moi le soufflet que vous méritez devant la nation et devant le monde. Je le promets. Et ceci n’est qu’avertissement. » Le général commandant une brigade qui bloque Fiume s’est exprimé, sur le compte des volontaires et de leur chef, en termes sévères, revenus à leurs oreilles : une section franche d’arditi fiumains l’enlève et le transporte à Fiume, où il est gardé plusieurs jours. Un navire chargé d’armes et de munitions fait route d’un port d’Italie à destination de la Mer-Noire : il aboutit à Fiume, grâce à une entente inattendue entre d’Annunzio et le président de la « Fédération des Gens de Mer, » le socialiste Giulietti. Un bâtiment traverse l’Adriatique, portant quelques millions de lires dans un port régulièrement occupé : il est capturé, dérouté et conduit à Fiume. C’est, comme on le voit, aux dépens du Gouvernement de son pays que d’Annunzio écrit ses scènes les plus puissantes. On ne saurait imaginer plus hardiment campé son personnage de patriote hors la loi et hors de l’atteinte des lois.

Ce rôle, dont il ne sort jamais, ne le fait presque jamais sortir de Fiume. Une fois, en octobre, il lance un détachement en reconnaissance à Trau. Mais l’expédition ne réussit pas à souhait, et n’est pas, au surplus, du goût de l’opinion publique italienne, qui fait entendre un immédiat holà. Une autre fois, en décembre, d’Annunzio pousse lui-même une pointe jusqu’à Zara, où l’amiral Millo, gouverneur de la Dalmatie, prend le parti de faire une réception officielle au dictateur de Fiume, réduisant ainsi l’incursion à une simple excursion. Tout le reste du temps, bien qu’étouffant de plus en plus sur l’étroite scène de Fiume, le plus souvent restreinte à la principale place de la ville, d’Annunzio y maintient l’action, dont il n’a d’ailleurs pas rompu l’unité en la transportant un court instant sur la côte dalmate.

Quand l’action languit quelque peu, c’est au bénéfice du dialogue, voire du monologue. S’ils sont jamais publiés, les discours, messages, proclamations, manifestes, lettres publiques de d’Annunzio couvriront un rayon de bibliothèque. L’œuvre oratoire et littéraire du « Commandant de la ville de Fiume » est lyrique, truculente et savoureuse. Elle se relie aux fougueuses harangues par lesquelles le pionnier de l’italianité avait, depuis l’armistice, préparé la « quinzième victoire. » Elle est de la même veine, mais elle les surpasse. C’est ainsi que d’Annunzio avait déjà, en mai 1919, popularisé le nom d’un héros : Randaccio, surnommé par lui « c le fantassin des fantassins. » Ainsi qu’il l’avait promis aux Romains du balcon du Capitole, il a apporté à Fiume le drapeau que Randaccio brandissait au moment de sa mort, l’a arboré sur le palais du Gouvernement et, glorifiant une fois de plus le héros en termes pathétiques, il a déclaré vouloir être enseveli dans les plis de cet étendard. Ses auditeurs ont été transportés par l’évocation de Randaccio, et l’on ne saurait nier qu’en Italie même ses lecteurs en ont été émus, bien que très peu connussent de ce brave autre chose que le nom.

Au symbole de la bravoure, Randaccio, d’Annunzio oppose celui de la lâcheté : Cagoia. « Peu m’importe, s’écrie-t-il, ce que pense et dit de nous Cagoia. » Stupeur de son auditoire, d’où s’élève la question : « Qui est Cagoia ? » — « Je vais vous l’apprendre, » réplique le tribun. Et d’expliquer que Cagoia est un chenapan quelconque, qui, arrêté à Trieste pour avoir crié « A bas l’Italie, » a ensuite tout nié, prétendu ne pas connaître même de péninsule ainsi nommée et conclu : « Je n’ai cure de rien que de la peur. » Après avoir ainsi présenté le personnage, d’Annunzio continue à peu près en ces termes : « Nous allons maintenant procéder à un baptême. Le Cagoia de Trieste n’est qu’un accident éphémère : celui de Rome est durable. Je baptise Cagoia l’homme dont nous ne prononcerons plus le nom. » Or cet homme n’est autre, — le contexte l’indique irrévérencieusement, — que le président du Conseil des Ministres d’alors. En regard de Randaccio-Achille, Cagoia-Nitti fait désormais office de Thersite dans l’épopée d’annunzienne.

Mais ce n’est pas d’Homère que s’inspire ce jour-là le mordant orateur : c’est plutôt d’Aristophane et du Shakspeare des « clowns. » Sa harangue abonde en traits d’une trivialité crue. La veille, raconte-t-il, il a vu un ardito arrêté devant l’écusson de Fiume et lui a demandé ce que voulait dire la devise de la ville : indeficienter. « Cela veut dire : Je m’en f..., » a répondu l’ardito. Excellente traduction, opine d’Annunzio, qui proclame alors Fiume « l’ardita d’Italie » et « arditissimes » tous ceux qui occupent la « cité italianissime. »

Moïse de cette cité élue, d’Annunzio avait évidemment tous les titres à ce que Dieu lui apparût et lui parlât. Et en effet, c’est lui qui l’annonce : « le Dieu des armées m’a parlé. » Cet auguste interlocuteur l’a honoré d’un calembour : « Je vous ai fait à tous, lui a-t-il dit, un front plus dur que les fronts qui vous entourent. » Fort de cette révélation divine, le poète inspiré baptise alors ses hommes : « têtes-de-fer. »

Il y aurait encore une infinité de scènes à noter, dans l’activité de d’Annunzio dictateur, de traits à glaner, dans sa production de tribun. Par exemple, la création et la remise solennelle aux volontaires d’une médaille commémorative de l’expédition ; la résipiscence d’une compagnie de soldats qui, sur le point de quitter Fiume pour rentrer dans les lignes italiennes, sont harangués par le poète et tombent à genoux devant lui ; la présentation au peuple et aux troupes d’une recrue de marlue, le commandant Rizzo, marin qui s’est illustré dans la guerre par d’audacieux coups de main et vient prendre le com- mandement de l’ « escadre du Quarnero. » Et encore, cette interjection de Eia, Eia, Alala, cri de guerre de l’ancienne escadrille de d’Annunzio, jeté paru lui à tous les vents du balcon de son palais, ponctuant et terminant invariablement ses innombrables harangues ; les manifestes aux Vénitiens, aux Lombards, aux Romains, aux Ligures, morceaux d’éloquence animés d’un beau souffle patriotique ; la proclamation aux Yougo-Slaves, les invocations à la France de Victor Hugo, à l’Angleterre de Milton » à l’Amérique de Lincoln, les messages aux Irlandais, aux Tessi- nois, aux Égyptiens, aux Jeunes-Turcs ; car, de sa tribune de Fiume, d’Annunzio ne parle pas qu’aux Fiumains, mais à tous les Italiens et au monde entier ; enfin ces communiqués du « bureau de presse du comando de Fiume, » d’une ironie qui ne fut pas toujours indifférente au gouvernement de Rome.

Dans leur diversité, qui va du sublime homérique à la verve aristophanesque et shakspearienne, sous une forte empreinte personnelle de romantisme d’annunzien, ces manifestations ont un mérite qui leur est commun : c’est d’être adaptées à leur fin. Et leur fin est détenir en haleine Italiens de Fiume et Italiens de la péninsule. On ne peut contester qu’elles aient atteint cette fin. Pendant un an, la revendication italienne sur Fiume a continué à s’incarner dans les occupants, dans leur chef et dans leurs partisans locaux ; l’intérêt éprouvé en Italie pour leur cause et pour son succès final n’a pas faibli ; enfin cet intérêt et l’emprise matérielle de d’Annunzio sur Fiume ont grevé d’une lourde hypothèque les négociations poursuivies par le Gouvernement pour la solution diplomatique de la question.


IX. — LES NÉGOCIATIONS ITALO-AMÉRICAINES. — LE PROJET TITTONI

Malgré les pressantes instances de M. Clemenceau, M. Wilson n’a pas consenti à détacher de l’Etat autonome de Fiume la ville proprement dite, pour en confier les destinées à l’Italie. Encore que prévu par le gouvernement italien, son refus, connu en Italie dans les derniers jours de septembre, y a causé une nouvelle déception et compliqué la situation. M. Tittoni a alors cherché un terrain d’entente dans une combinaison mettant le territoire italien en contact direct, non plus seulement avec l’Etat neutre de Fiume, mais avec la ville même. Le contact désiré aurait été réalisé par l’annexion à l’Italie d’une étroite bande de territoire istrien, en bordure de la mer, entre Fiume et Volosca, donc par une insignifiante rectification à la frontière antérieurement admise en Istrie par le président Wilson. En outre, la ville de Fiume, déjà érigée, sous la domination hongroise, en corpus separatum investi de privilèges spéciaux, aurait été détachée de l’Etat neutre et serait devenue totalement indépendante, le port et le chemin de fer étant cependant laissés au petit État contrôlé par la Société des nations. Cette nouvelle proposition est soumise à Washington en octobre et, comme la précédente, appuyée par le gouvernement français. Elle n’y obtient pas plus de succès. M. Wilson se prête bien à maintenir, en faveur de la ville de Fiume, l’autonomie municipale conférée au corpus separatum par la charte de l’impératrice-reine Marie-Thérèse, mais pas à la détacher complètement de l’Etat-tampon. Il repousse l’idée d’un couloir reliant Fiume au territoire italien et s’en tient, pour la frontière en Istrie, entre l’Italie et l’Etat neutre, à un tracé qui, légèrement modifié à l’avantage de l’Italie, ne réalise pourtant pas la jonction avec Fiume. Un mémorandum de M. Lansing, remis le 27 octobre à M. Tittoni par M. Polk, développe la solution à laquelle le gouvernement américain est prêt à souscrire pour l’ensemble de la question adriatique, Fiume, Dalmatie, Iles Dalmates, Albanie. Les articles 1 et 2 de ce mémorandum écartent la proposition du couloir.

Ce nouveau refus, connu en Italie à la fin d’octobre, y suscite une émotion si profonde et y met le comble à des difficultés si préoccupantes que les ambassades de France et d’Angleterre à Rome s’adressent à leurs gouvernements pour les mettre en garde contre les conséquences de l’opposition américaine. Cette démarche spontanée coïncide du reste avec un appel direct de M. Nitti à l’intervention de M. Lloyd George et avec de pressantes instances de sa part auprès de M. Lansing. Pareille activité diplomatique indique assez l’acuité qu’atteint une fois de plus l’interminable crise ouverte par la question de Fiume. C’est qu’en effet l’Italie est alors en pleine période électorale ; le résultat du scrutin se ressentira nécessairement du malaise et du désarroi où l’ajournement du règlement adriatique a plongé le pays ; les demandes de M. Tittoni ont représenté, ou peu s’en faut, le dernier effort du gouvernement italien pour donner à la question de Fiume une solution susceptible d’être acceptée par la majorité de l’opinion publique ; le refus américain réduit encore les moyens dont dispose le Cabinet pour dominer la situation intérieure, mettre fin à l’état anormal de Fiume, et amender les dispositions envers l’associé et les alliés. De fait, tous les journaux expriment leur découragement devant l’inutilité des concessions faites par M. Tittoni sur le programme des revendications italiennes et en arrivent à conclure, selon leurs tendances politiques, soit que l’événement justifie la méthode de d’Annunzio, soit que les gouvernements bourgeois sont impuissants à fonder la paix. Dans ce concert de récriminations, la France est, cette fois-ci, épargnée et son concours est même l’objet d’éloges. Mais cette lueur de justice n’empêchera pas que notre pays ne pâtisse en fin de compte de la déception italienne, parce que c’est la politique de guerre, l’interventisme, qui continue à être en cause dans le différend adriatique et en jeu dans la consultation électorale qui se prépare en Italie.

Les efforts combinés de la France, de l’Angleterre et de l’Italie à Washington, pour déterminer M. Wilson à reconsidérer son refus aux propositions de M. Tittoni, n’aboutissent à aucun résultat appréciable. Vers le 10 novembre, il est définitivement acquis que le président des Etats-Unis ne cédera pas sur le point essentiel des demandes italiennes, c’est-à-dire sur la langue de terre destinée à relier la ville de Fiume au territoire italien. Une communication directe de M. Lansing à M. Tittoni, en date du 12 novembre, indique clairement que le gouvernement américain a atteint la limite de ses concessions et en expose les raisons.

Expliquer l’attitude américaine par les seuls mots d’intransigeance et d’obstination est trop facile et peu équitable. La vérité est que le gouvernement des Etats-Unis a obéi, en l’occurrence, à un raisonnement fondé sur les éléments locaux de la question adriatique, sur les principes généraux de la paix, enfin sur ses propres concessions successives aux vœux de l’Italie. D’après les éléments locaux de la question adriatique « répartition des populations italienne et yougo-slave et considérations stratégiques !, il a jugé que ses dernières conditions faisaient la part belle aux Italiens, les avantageaient par rapport a la Yougo-Slavie et tenaient largement compte de leurs intérêts de tous ordres, moraux, politiques et militaires. D’après les principes généraux de la paix, il a estimé que ces mêmes conditions y dérogeaient déjà notablement et qu’il ne pouvait consentir à ce qu’elles y dérogeassent davantage, sous peine de passer pour avoir, selon les cas, deux poids et deux mesures. D’après ses concessions successives, il lui a paru qu’elles étaient loin d’être négligeables et que chacune n’avait servi qu’à lui en faire demander de nouvelles par l’Italie. Tel est le point de vue américain.

En soi, il est fort. Son défaut est de faire par trop abstraction des difficultés résultant de la question de Fiume pour le gouvernement italien et pour ses alliés français et anglais. Car il ne tient pas assez compte de l’état de l’opinion publique italienne, de la situation intérieure en Italie, de l’intérêt des Alliés. Ce sont pourtant là des facteurs avec lesquels doivent forcément compter les gouvernements qui en sont affectés, encore que les Etats-Unis ne soient pas du nombre. Le sort d’une langue de terre de quelques kilomètres sur la côte d’Istrie apparaît sans aucune proportion avec les complications intérieures et internationales avec lesquelles l’Italie et ses alliées sont aux prises, a fortiori avec celles dont elles sont menacées, si elles n’arrivent pas à sortir de l’impasse. Le compromis proposé par M. Tittoni pour Fiume ne peut pas être séparé des circonstances qui l’ont inspiré, et pas davantage des engagements souscrits par les Alliés envers l’Italie pendant la guerre. Il est une transaction et comporte, de la part du gouvernement italien, la renonciation à la Dalmatie, libérant donc à cet égard la signature de la France et de l’Angleterre. L’équivalent, en somme modeste, qu’il assure à l’Italie (la jonction territoriale avec Fiume autonome), n’apparaît pas exagéré à qui l’apprécie par rapport à une renonciation si importante. Le refus de M. Wilson de reconnaître la Convention de Londres, donc de faire entrer en ligne de compte la renonciation à la Dalmatie, n’empêchera pas le peuple italien de tenir rigueur à la France et à l’Angleterre, si la paix ne lui apporte ni la Dalmatie, ni une satisfaction sur Fiume. Ces considérations, prépondérantes pour les Français et les Anglais, sont au contraire négligées délibérément par le gouvernement américain.

Quoi qu’il en soit, les négociations italo-américaines sont closes à la mi-novembre sur un échec. M. Tittoni, fatigué et découragé, remet, à peu de temps de là, le portefeuille des Affaires étrangères à M. Scialoja. Les élections législatives en Italie ont lieu sous le coup de déceptions réitérées, au milieu d’une agitation, dont la situation diplomatique n’est certes pas le seul facteur, mais est un des facteurs ; elles produisent une Chambre où l’équilibre des partis est littéralement bouleversé.


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  1. Voyez la Revue du 13 janvier.
  2. Deux de ces messieurs avaient déjà précédemment pris la place de M. Salandra et du marquis Salvago-Raggi, démissionnaires.
  3. Nous avons dit plus haut ce qu’était le « fascio » parlementaire.
  4. France, Italie, Angleterre, Amérique.
  5. Donc à l’unanimité, représentant italien compris.
  6. Le général de Robilant.
  7. M. Tittoni.
  8. Ce colonel avait dit : « passés à l’ennemi. »