L’Avenir de l’intelligence/II/II

Nouvelle Librairie Nationale (p. 27-44).

GRANDEUR ET DÉCADENCE


1. Grandeurs passées.


Tout d’abord, précisons. Nous parlons de l’Intelligence, comme on en parle à Saint-Pétersbourg, du métier, de la profession, du parti de l’Intelligence. Il ne s’agit donc pas de l’influence que peut, en tout temps, acquérir par sa puissance l’intelligence d’un lettré, poète, orateur, philosophe ; la magie de la parole, la fécondité de la vie et de la pensée sont des forces comme les autres ; si elles sont considérables ou servies par les circonstances, elles entrent dans le jeu des autres forces humaines et donnent le plus ou le moins suivant elles et suivant le sort. Un juriste dirait : voilà des espèces. Un casuiste : des cas. Nous traitons du genre écrivain.

Un saint Bernard, pénétrant un milieu quelconque, y agira toujours et, comme dit le peuple, il y marquera à coup sûr. Un esprit de moitié moins puissant que ne le fut celui de saint Bernard, mais soutenu, servi par une puissante collectivité telle que l’Église chrétienne, dégagera de même, et dans tous les cas, une influence appréciable. Mais le sort des individus d’exception, fussent-ils gens de plume, et le sort des grandes collectivités morales ou politiques dans lesquelles un homme de lettres peut être enrôlé, n’est pas ce que nous examinons à présent. Nous traitons de la destinée commune aux hommes de lettres, du sort de leur corporation et du lustre que lui valut le travail des deux derniers siècles.

Ce lustre n’est pas contestable ; nous fîmes tous fortune il y a quelque deux cents ans. Depuis lors, avec tout le savoir-faire ou toute la maladresse du monde, né bien ou mal, pauvre ou riche, entouré ou seul, et de quelque congrégation ou de quelque localité qu’il soit originaire, un homme dont on dit qu’il écrit et qu’il se fait lire, celui qui est classé dans la troupe des mandarins a reçu de ce fait un petit surcroît de crédit. Avec ou sans talent il circula, il avança plus aisément, car on s’écartait devant lui comme autrefois devant un gentilhomme ou devant un prêtre. Quelque chose lui vint qui s’ajoutait à lui. On le craignit, on l’honora, on l’estima, on le détesta ; de tous ces sentiments fondus en un seul s’exhalait une sorte d’estime amoureuse et jalouse pour le genre de pouvoir ou d’influence que sa profession semblait comporter. Il avait l’auréole et, si quelque uniforme l’avait fait reconnaître des populations, c’est à lui qu’on aurait fait les meilleurs saluts.


2. Du xvie siècle au xviiie.


L’histoire de notre ascension professionnelle a été faite plusieurs fois. Il n’y a, je suppose, qu’à en rappeler la rapidité foudroyante. Au xviie siècle, les dédicaces de Corneille, les sombres réticences de La Bruyère, la triste et boudeuse formule du vieux Malherbe, qu’un poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles, permettent de nous définir la condition d’un homme qu’élevait et classait la seule force de son esprit.

On fera bien d’apprendre la langue du temps avant de conclure d’une phrase ou d’une anecdote que c’était une condition toute domestique. Ni l’éclat, ni l’aisance, ni la décence, ni, à travers tous les incidents naturels à une carrière quelconque, l’honneur proprement dit n’y faisaient défaut. Le rang était considérable, mais subordonné. Les Lettres faisaient leur fonction de parure du monde. Elles s’efforçaient d’adoucir, de polir et d’amender les mœurs générales. Elles étaient les interprètes et comme la voix de l’amour, l’aiguillon du plaisir, l’enchantement des lents hivers et des longues vieillesses ; l’homme d’État leur demandait ses distractions, et le campagnard sa société préférée : elles ne prétendaient rien gouverner encore.

La Renaissance avait admis un ordre de choses plus souple et moins régulier ; le roi Charles ix y passait au poète Ronsard des familiarités que Louis xiv n’eût point souffertes. Cependant, au xvie siècle comme au xviie les orateurs, les philosophes, les poètes observèrent les convenances naturelles et, lorsqu’ils agitèrent de la meilleure constitution à donner à l’État, c’était presque toujours en évitant de rechercher l’application immédiate et la pratique sérieuse. Leurs esprits se jouaient dans des combinaisons qu’ils sentaient et nommaient fictives. Ils laissaient la politique et la théologie à ceux qui en faisaient état. Tirons notre exemple du plus délicat des sujets, de l’ordre religieux : Ronsard et ses amis pouvaient se réunir pour offrir des libations à Bacchus et aux Muses, et feindre même de leur immoler un bouc qu’ils chargeaient de bandelettes et de guirlandes ; quand il conte cette histoire de sa jeunesse, et d’un temps où la querelle de religion n’existait pas encore, le poète a bien soin de spécifier que c’était pur amusement ; on n’avait pas songé, en se couronnant des fleurs de la fable, à faire vraiment les païens, non plus qu’à s’écarter des doctrines de l’Évangile.

Voilà la mesure et le trait. Les Lettres sont un noble exercice, l’art une fiction à laquelle l’esprit s’égaye en liberté. Les effets sur les mœurs sont donc indirects et lointains. On les saisit à peine. L’écrivain et l’artiste ne peuvent en tirer ni vanité ni repentir. Ils en sont ignorants autant qu’innocents. Plaire au public, se divertir entre eux, c’est le but unique. La Fontaine ne savait guère que son livre de Contes eût fait songer à mal. Ils ne se doutent qu’à demi de leur influence sur le public. S’ils déterminent quelque altération ou quelque réforme, c’est, à peu près, à leur insu.


3. Les lettrés deviennent rois.


Or, c’est, tout au contraire, la réforme, le changement des idées admises et des goûts établis qui fut le but marqué des écrivains du xviiie siècle.

Leurs ouvrages décident des révolutions de l’État. Ce n’est rien de le constater : il faut voir qu’avant d’obtenir cette autorité, ils l’ont visée, voulue, briguée. Ce sont des mécontents. Ils apportent au monde une liste de doléances, un plan de reconstitution.

Mais ils sont aussitôt applaudis de ce coup d’audace. Le génie et la modestie de leurs devanciers du grand siècle avaient assuré leur crédit. On commence par les prier de s’installer. On les supplie ensuite de continuer leur ouvrage de destruction réelle, de construction imaginaire. Et la vivacité, l’esprit, l’éloquence de leurs critiques leur procure la vogue. Jusqu’à quel point ? Cela doit être mesuré au degré de la tolérance dont Jean-Jacques réussit à bénéficier. Il faut se rappeler ses manières, ses goûts et toutes les tares de sa personne. Que la société la plus parfaite de l’Europe, la première ville du monde l’aient accueilli et l’aient choyé ; qu’il y ait été un homme à la mode ; qu’il y ait figuré le pouvoir spirituel de l’époque ; qu’un peuple tributaire de nos mœurs françaises, le pauvre peuple de Pologne, lui ait demandé de rédiger à son usage une « constitution », cela en dit plus long que tout. Charles-Quint ramassa, dit-on, le pinceau de Titien ; mais, quand Titien peignait, il ne faisait que son métier, auquel il excellait. Quand Rousseau écrivait, il usurpait les attributs du prince, ceux du prêtre et ceux même du peuple entier, puisqu’il n’était même point le sujet du roi, ni membre d’aucun grand État militaire faisant quelque figure dans l’Europe d’alors. L’élite politique et mondaine, une élite morale, fit mieux que ramasser la plume de Jean-Jacques ; elle baisa la trace de sa honte et de ses folies ; elle en imita tous les coups. Le bon plaisir de cet homme ne connut de frontières que du côté des gens de lettres, ses confrères et ses rivaux.

La royauté de Voltaire, celle du monde de l’Encyclopédie, ajoutées à cette popularité de Jean-Jacques, établirent très fortement, pour une trentaine ou une quarantaine d’années, la dictature générale de l’Écrit. L’Écrit régna non comme vertueux, ni comme juste, mais précisément comme écrit. Il se fit nommer la Raison. Par gageure, cette raison n’était d’accord ni avec les lois physiques de la réalité, ni avec les lois logiques de la pensée : contradictoire et irréelle dans tous ses termes, elle déraisonnait et dénaturait les problèmes les mieux posés. Nous aurons à y revenir : constatons que l’absurde victoire de l’Écrit fut complète. Lorsque l’autorité royale disparut, elle ne céda point, comme on le dit, à la souveraineté du peuple : le successeur des Bourbons, c’est l’homme de lettres.


4. L’abdication des anciens princes.


Une petite troupe de philosophes prétendus croit spirituel ou profond de contester l’influence des idées, des systèmes et des mots dans la genèse de la Révolution. Comment, se disent-ils, des idées pures, et sans corps, retentiraient-elles sur les faits de la vie ? Comment des rêves auraient-ils causé une action ? Quoique cela se voie partout à peu près chaque jour, ils le nient radicalement.

Cependant, aucun des événement publics qui composent la trame de l’histoire moderne n’est compréhensible, ni concevable, si l’on n’admet pas qu’un nouvel ordre de sentiments s’était introduit dans les cœurs et affectait la vie pratique vers 1789 : beaucoup de ceux qui avaient part à la conduite des affaires nommaient leur droit un préjugé ; ils doutaient sérieusement de la justice de leur cause et de la légitimité de cette œuvre de direction et de gouvernement qu’ils avaient en charge publique. Le sacrifice de Louis xvi représente à la perfection le genre de chute que firent alors toutes les têtes du troupeau : avant d’être tranchées, elles se retranchèrent ; on n’eut pas à les renverser, elles se laissèrent tomber.

Plus tard, l’abdication de Louis-Philippe et le départ de ses deux fils Aumale et Joinville, pourtant maîtres absolus des armées de terre et de mer, montrent d’autres types très nets du même doute de soi dans les consciences gouvernementales. Ces hauts pouvoirs de fait, que l’hérédité, la gloire, l’intérêt général, la foi et les lois en vigueur avaient constitués, cédaient, après la plus molle des résistances, à de simples échauffourées. La canonnade et la fusillade bien appliquées auraient cependant sauvé l’ordre et la patrie, en évitant à l’humanité les deuils incomparables qui suivirent et qui devaient suivre.

Che coglione ! disait le jeune Bonaparte au 10 août. Ce n’est pas tout à fait le mot : ni Louis xvi, ni ses conseillers, ni ses fonctionnaires, ni Louis-Philippe, ni ses fils n’étaient ce que disait Bonaparte, ayant fait preuve d’énergie morale en d’autres sujets. Mais la Révolution s’était accomplie dans les profondeurs de leur mentalité : depuis que le philosophisme les avait pétris, ce n’étaient plus eux qui régnaient ; ce qui régnait sur eux, c’était la littérature du siècle. Les vrais rois, les lettrés, n’avaient eu qu’à paraître pour obtenir la pourpre et se la partager.

L’époque révolutionnaire marque le plus haut point de dictature littéraire. Quand on veut embrasser d’un mot la composition des trois assemblées de la Révolution, quand on cherche pour ce ramas de gentilshommes déclassés, d’anciens militaires, et d’anciens capucins, un dénominateur qui leur soit commun, c’est toujours à ce mot de lettrés qu’il faut revenir. On peut trouver leur littérature frappée de tous les signes de la caducité : temporellement, elle triompha, gouverna et administra. Aucun gouvernement ne fut plus littéraire. Des livres d’autrefois aux salons d’autrefois, des salons aux projets de réformes qui circulaient depuis 1750, de ces papiers publics aux « Déclarations »successives, la trace est continue : on arrange en texte des lois ce qui avait été d’abord publié en volume. Les idées dirigeantes sont les idées des philosophes. Si les maîtres de la philosophie ne paraissent pas à la tribune et aux affaires, c’est que, à l’aurore de la Révolution, ils sont morts presque tous. Les survivants, au grand complet, viennent jouer leur bout de rôle, avec les disciples des morts.

Le système de mœurs et d’institutions qu’ils avaient combiné jadis dans le privé, ils l’imposaient d’aplomb à la vie publique. Cette méthode eût entraîné un très grand nombre de mutilations et de destructions, alors même qu’elle eût servi des idées justes : mais la plupart des idées d’alors étaient inexactes. Nos lettrés furent donc induits à n’épargner ni les choses ni les personnes. Je ne perds pas mon temps à plaindre ceux que l’on fit périr ; ils vivaient, c’étaient donc des condamnés à mort. Malheureusement, on fit tomber avec eux des institutions promises, par nature, à de plus longues destinées.


5. Napoléon.


Si l’on considère en Napoléon le législateur et le souverain, il faut saluer en lui un idéologue. Il figure l’homme de lettres couronné. Comme il s’en vante, lui qui disait : Rousseau et moi, ce membre de l’Institut continue la Révolution, et avec elle tout ce qu’a rêvé la littérature du xviiie siècle ; il le tourne en décrets, en articles de code. La Constitution de l’an viii, le Concordat, l’Administration bureaucratique reflètent constamment les idées à la mode sur la fin de l’ancien régime. Mais, par un miracle de sens pratique dont il faut avouer le prix, Napoléon tira de ces rêveries sans solidité une forte apparence de réalités consistantes.

Assurément tous nos malheurs découlent de ces apparences menteuses : elles n’ont pas cessé de contrarier les profondes nécessités de l’ordre réel. Cependant nos phases de tranquillité provisoire n’eurent point d’autres causes que l’accord très réel des fictions administratives avec les fictions littéraires qui agitaient et dévoyaient tous les cerveaux. De la rencontre de ces deux fictions, et de ces deux littératures, l’une officielle, l’autre privée, naissait le sentiment, précaire mais réel, d’une harmonie ou d’une convenance relative.

Nos pères ont appelé ce sentiment celui de l’ordre. Ceux d’entre nous qui se sont demandé comme Lamartine : cet ordre est-il l’ordre ? et qui ont dû répondre : non, tiennent le rêveur prodigieux qui confectionna ce faux ordre pour le plus grand poète du romantisme français. Ils ajoutent : pour le dernier des hommes d’État nationaux. Ils placent Napoléon ier vingt coudées au-dessus de Jean-Jacques et de Victor Hugo, mais plus de dix mille au-dessous de M. de Peyronnet.

Il est vrai que Napoléon se présente sous un autre aspect, si, du génie civil, qui, en lui, fut tout poésie, on arrive à considérer le génie militaire. Rien de plus opposé à la mauvaise littérature politique et diplomatique que Napoléon chef d’armée : rien de plus réaliste ni de plus positif ; rien de plus national. Comme les généraux de 1792, il réveille, il stimule le fond guerrier de la nation ; il aspire les éléments du composé français, les assemble, heurte leur masse contre l’étranger ; ainsi il les éprouve, les unit et les fond. Les nouvelles ressources du sentiment patriotique se révèlent, elles se concentrent et, servies par l’autorité supérieure du maître, opposent à l’idéologie des lettrés un système imprévu de forces violentes. De ce côté, Napoléon personnifie la réponse ironique et dure des militaires du xixe siècle aux songes littéraires du xviiie.


6. Le xixe siècle.


Caractère général du xixe siècle : le courant naturel de sa littérature continue les divagations de l’âge précédent ; mais la suite des faits militaires, économiques et politiques contredit ces divagations une à une.

Par exemple, considérez l’histoire des réalités européennes après la Révolution. La littérature révolutionnaire tendait à dissoudre les nations pour constituer l’unité du genre humain, et les conséquences directes de la Révolution furent, hors de France, comme dans notre France, de rallumer partout le sentiment de chaque patrie particulière et de précipiter la constitution des nationalités. Mais les lettres allemandes, anglaises, italiennes, slaves servirent, chacune dans son milieu natal, ces violentes forces physiques, et la littérature française du xixe siècle voulut favoriser au dehors cet élan : pour son compte, dans son esprit, elle demeura cosmopolite et humanitaire. Elle se prononçait, en France, à l’inverse de faits français et étrangers qu’elle avait déterminés elle-même ; elle n’utilisait les guerres de l’Empire qu’au profit des idées de la Révolution. Les faits lui offraient l’occasion d’un Risorgimento français ; elle l’évita avec soin.

Autre exemple : les lettrés du xviiie siècle avaient fait décréter comme éminemment raisonnable, juste, proportionnée aux clartés de l’esprit humain et aux droits de la conscience, une certaine législation du travail d’après laquelle tout employeur, étant libre, et tout employé, ne l’étant pas moins, devaient traiter leurs intérêts communs d’homme à homme, d’égal à égal, sans pouvoir se concerter ni se confédérer avec leurs pareils, qu’ils fussent ouvriers ou patrons. Ce régime, qui n’était pas assurément le meilleur en soi, qui était même en soi détestable, paraissait néanmoins applicable ou possible dans l’état où se trouvaient les industries humaines aux environs de 1789 ou de 1802 ; c’est à peine si la moyenne industrie avait fait son apparition, la grande industrie s’indiquait faiblement, la très grande industrie n’existait pas encore. Un fait nouveau, l’un des faits que Napoléon méconnut, la vapeur, stimula les transformations. La législation littéraire de la Révolution et de Napoléon dut se heurter dès lors aux difficultés les plus graves ; de gênante et de périlleuse pour l’avenir, ou de simplement immorale, elle devint un danger immédiat, pressant, et vraiment elle conspira contre l’ordre et la paix à l’intérieur. Car, dans la très grande industrie, le patron personnel s’évanouit presque partout : il fut remplacé par le mandataire d’un groupement ; quel que fût, d’ailleurs, ce nouveau chef, il acquérait, du fait des conditions nouvelles, une puissance telle qu’on ne pouvait lui opposer sans ridicule, comme un co-contractant sérieux, comme un égal légal, le malheureux ouvrier d’usine perdu au milieu de centaines ou de milliers d’individus employés au même travail que lui, et de ceux qui s’offraient pour remplaçants éventuels.

Les faits économiques, s’accumulant ainsi, révélaient chaque jour le fond absurde, odieux, fragile, des fictions légales. D’autres idées, une autre littérature, un autre esprit, auraient secondé des faits aussi graves, mais les lettrés ne comprenaient du mouvement ouvrier que ce qu’il présentait de révolutionnaire ; au lieu de construire avec lui, ils le contrariaient dans son œuvre édificatrice et le stimulaient dans son effort destructeur. Considérant comme un état tout naturel l’antagonisme issu de leurs mauvaises lois, ils s’efforcèrent de l’aigrir et de le conduire aux violences. On peut nommer leur attitude générale au cours du xixe siècle un désir persistant d’anarchie et d’insurrection. Hugo et Béranger donnaient à la force militaire française un faux sens de libéralisme, et George Sand faussait les justes doléances du prolétariat.

Ainsi tout ce qu’entreprenait d’utile ou de nécessaire la Force des choses, l’Intelligence littéraire le dévoyait ou le contestait méthodiquement.

C’est le résumé de l’histoire du siècle dernier.


7. Premières atteintes.


De ces deux pouvoirs en conflit, Intelligence et Force, lequel a paru l’emporter au cours de ce même siècle ?

On n’y rencontre pas une influence comparable aux dictatures plénières du siècle précédent. On avait dit le roi Voltaire, mais personne ne dit le roi Chateaubriand, qui ne rêva que de ce sceptre, ni le roi Lamartine, ni le roi Balzac, qui aspirait de même à la tyrannie. On n’a pas dit le roi Hugo. Celui-ci a dû se contenter du titre de « père », et de qui ? des poètes, des seules gens de son métier.

En outre, les souverains qui ont gouverné la France après Napoléon se sont presque tous conformés à ses jugements, peu bienveillants, en somme, sur ses confrères en idéologie. La Restauration s’honora de la renaissance des Lettres pures ; elle les protégea, les favorisa d’un esprit si curieux et si averti que c’était, par exemple, le jeune Michelet qui allait donner des leçons d’histoire aux Tuileries. Mais le Gouvernement n’en était plus à prendre au sérieux les pétarades d’un sous-Voltaire. On le fit voir à M. de Chateaubriand. Villèle lui fut préféré, Villèle qui n’était ni manieur de mots, ni semeur d’images brillantes, mais le plus appliqué des politiques, le plus avisé des administrateurs, peut-être le meilleur citoyen de son siècle.

Quoique fort respectueux envers l’opinion, Louis-Philippe montra une profonde indifférence envers ceux qui la font. Il ne les craignit pas assez ; en s’appuyant sur les intérêts, il négligea imprudemment l’appui de ceux qui savent orner et poétiser le réel. Son fils aîné avait pratiqué ce grand art, et la mort du duc d’Orléans, le 13 juillet 1842, fut un des malheurs qui permirent la révolution de Février.

Le second Empire, qui adopta peu à peu une politique toute contraire à l’égard des lettrés, en parut châtié par le cours naturel des choses ; les hommes de main, Persigny, Maupas, Saint-Arnaud, Morny, marquent précisément l’heure de sa prospérité ; quand l’empereur se met à collaborer avec les diplomates de journaux, qu’il s’enflamme avec eux pour l’unité italienne ou s’unit à leur vœux en faveur de la Prusse, la décadence du régime se prononce, la chute menace. Mais il faut prendre garde qu’un Émile Ollivier, plus tard un Gambetta, se donnaient déjà pour des praticiens : on les eût offensés en les mettant dans la même compagnie que Rousseau.

Sous ces divers régimes, en effet, les lettrés purent bien accéder au gouvernement. Ce n’était plus la littérature en personne qui devait régner sous leur nom. Leur ambition commune était de se montrer, avant tout, gens d’affaires et hommes d’action.

Un trait les marque assez souvent, plus que Bonaparte : c’est le profond dédain, qu’ils affichent, dès la première minute du pouvoir, pour leur condition de naguère ; c’est l’autorité rogue, même un esprit d’hostilité dont ils sont animés envers leurs compagnons d’hier. Ils les casent assurément, car le cercle de leurs relations n’est étendu que de ce côté. Ils s’entourent d’un personnel de leur origine ; mais, cette origine, ils la renient volontiers, ils n’éprouvent aucune piété particulière pour le fait de tenir une plume, de mettre du noir sur du blanc. Ils se croient renseignés sur ce que vaut la Pensée et toute Pensée, car ils se rappellent la leur. De quel air, de quel ton, ce Guizot devenu président du Conseil reçoit le pauvre Auguste Comte ! Un ancien secrétaire de rédaction à la République Française passé ministre des Affaires étrangères, dit à qui veut l’entendre qu’il fait peu de cas des journaux. Un journaliste, un écrivain qui a été élu député aux élections dernières, étudie ses intonations pour écraser d’anciens confrères : « — Vous autres théoriciens !… »