L’Avaleur de sabres/Partie 1/Chapitre 05

Laffont (p. 214-221).
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Première partie


V

Café au lait


Le lendemain matin, à l’heure où tout dormait encore dans l’établissement de madame Canada, Saladin quitta son lit et se glissa hors de la maison roulante pour pénétrer dans la baraque. En passant près du matelas de Similor, il tâta un peu les poches de cet homme aimable mais débauché. Elles étaient vides.

Dans la baraque, à gauche, mademoiselle Freluche était couchée sur un sac de paille, à droite Cologne et Poquet, dit Atlas, s’étendaient tout habillés sur deux tas de rubans de menuisier.

Tous les trois ronflaient.

Saladin savait ramper comme une couleuvre. Il s’approcha sans bruit du trombone et de la clarinette et profita des premiers rayons du jour pour inspecter les poches de leurs pantalons. Poquet, malgré les folies qu’il faisait pour les dames, avait la prudence des bossus. Dans le gousset, où d’autres mettent leur montre, il cachait trois pièces de vingt sous, ressource amassée pour les jours difficiles.

Saladin les lui emprunta sans remords.

Cologne ne possédait que soixante-dix centimes. C’était peu. Saladin les préleva tout de même.

Après quoi, toujours rampant, il traversa la scène et se rendit auprès de mademoiselle Freluche.

Dieu a permis que les jeunes filles eussent le sommeil léger, afin de les garder des mille dangers qui menacent leur innocence. Au moment où Saladin éprouvait d’un doigt délicat la poche ménagée dans les plis du jupon de Freluche, elle ouvrit ses beaux yeux languissants et lui dit :

— À la fin te voilà donc un homme, petite drogue !

Saladin, malgré son audace, resta déconcerté.

— As-tu toujours ta pièce de deux francs percée ? demanda-t-il.

Le front de mademoiselle Freluche se rembrunit.

— Ça ne te regarde pas, répondit-elle. File, ou je vais appeler !

Saladin lui caressa les deux mains qu’elle avait grandes et rouges.

— Ma petite Freluche, murmura-t-il en donnant à sa voix des inflexions plus douces que les sons même de la clarinette de Cologne, quant à la chose de t’idolâtrer, ça y est, tu le sais bien, mais j’ai besoin de ta pièce pour une affaire.

— Nix ! répliqua formellement la danseuse de corde.

Elle ajouta d’un ton solennel :

— Je ne donnerais pas ma pièce de deux francs pour cinquante sous !

Il faut une religion : Voltaire lui-même a bien voulu en convenir. Freluche ne s’inquiétait pas de Dieu, mais elle croyait aux pièces percées. Saladin croyait à toutes les pièces.

— Écoute, reprit-il, papa Échalot ne me refuserait pas une avance sur mes appointements du mois prochain, mais j’ai voulu te faire profiter de l’affaire. C’est superbe, quoi !

Saladin avait le don de persuader. Malgré sa prudence, mademoiselle Freluche était déjà ébranlée.

— Qu’est-ce qui est superbe ? demanda-t-elle pourtant.

— La combinaison de gagner cent francs avec tes quarante sous.

— Et combien j’aurai ?

— Dix francs.

— Je veux vingt francs.

— Tope !

Saladin sortit de la baraque avec cinq francs quatorze sous. Il arpenta la place du Trône d’un air important et qui sentait d’une lieue son capitaliste.

Déjà quelques-uns de messieurs les artistes en foire commençaient leurs préparatifs de départ. Saladin passa derrière les tentes et alla frapper à la porte d’une maison roulante qui desservait le grand théâtre de La Pie voleuse, situé à l’autre bout du rond-point.

N’ayant point reçu de réponse, il prit la rue des Ormeaux, qui mène au boulevard de Montreuil, et entra dans l’échoppe d’un marchand de bric-à-brac, au lieu dit « La Petite-Allemagne ».

C’est là, sans contredit, un des plus curieux coins du Paris indigent.

Sur une longueur de cinq cents pas, depuis le Trône jusqu’au centre de Charonne, tous les chignons sont blonds, tous les jupons courts, tous les corsages lacés à l’alsacienne. On n’y parle point français. J’y ai vu des barbes pointues et des houppelandes pelées qui eussent fait honneur à la Judengasse de Francfort.

Le marchand de bric-à-brac était juif, jaune et maigre ; sa femme était grasse, courte, blonde et juive. Il y avait dans la poussière, jonchée de débris, six ou huit enfants bien dodus qui grouillaient.

Saladin expliqua qu’il avait une vieille mère, dont il était le seul soutien. Fils pieux, mais peu favorisé sous le rapport de la fortune, il voulait remonter à peu de frais la garde-robe maternelle.

Ces juifs allemands sont très souvent de braves gens. L’homme maigre et la femme grasse furent touchés par la piété filiale de Saladin. Pour cinq francs, ils trouvèrent moyen de lui composer un trousseau complet qui ne valait rien, mais qui avait une sorte d’apparence. Il y avait surtout un béguin à voile bleu (la vieille mère de Saladin s’en allait aveugle) qui était une véritable trouvaille. Saladin fit du tout un paquet qu’il emporta sous son bras.

Il était dix heures quand il acheva son marché. Il faisait jour enfin chez ces sybarites de La Pie voleuse. Saladin entra dans la voiture et demanda monsieur Languedoc, grand premier rôle, ophicléide, régisseur et peintureur.

Ce dernier métier est double : il consiste à rechampir les décors et à faire des têtes aux artistes.

À l’aide de tous ces talents réunis, M. Languedoc gagnait de quoi maigrir, et depuis dix ans, il n’avait pas pu saisir l’opportunité de boucher les trous de sa redingote. Il était gai comme un pinson et plus généreux que Guzman.

— Ça va au Français et Hydraulique ! s’écria-t-il en apercevant Saladin. La Canada a une chance de rata. Vous aviez six francs passés à la dernière d’hier, et nous n’avons eu que vingt-huit sous. La grêle ! Je paye à déjeuner, si tu avances les capitaux, jeune homme.

Saladin jeta son paquet sur la table et répondit :

— Voici des effets qui m’ont coûté trente francs comptant. J’en ai besoin seulement pour aujourd’hui, qu’ils doivent me servir à pénétrer chez celle que j’adore, malgré la jalousie de son bourgeois qui me poignarderait s’il connaissait mon sexe. Demain, le tour sera joué. Je mettrai les hardes au clou et nous irons déjeuner à la Râpée. Fais-moi une tête analogue au costume.

Languedoc le regarda avec admiration.

— N’y a plus d’enfant ! dit-il. C’est gredin avant d’avoir fait sa crue ! est-elle calée, ta chacune ?

— Mieux que ça ! répliqua Saladin. Elle est nourrie dans le faste, linge fin, chaussure vernie, fiacre à l’heure et prisant du tabac à la rose !

— Alors, soupira Languedoc, elle va t’en payer un repas de corps, ce matin, petite racaille !

Tout en parlant, il avait atteint une boîte carrée et plate dont l’intérieur était divisé en une quantité de petits compartiments. Saladin s’assit sur le pied du lit et l’opération commença aussitôt.

La tête demandée était celle d’une brave femme de 45 à 50 ans.

Saladin fut d’abord coiffé avec la maladresse voulue ; un œil de poudre grisonna ses cheveux ; puis le pinceau joua, et l’estompe, et le pouce, et la houppe. Ce Languedoc n’était pas de l’école de Meissonier, il peignait à grands traits.

— Si c’était pour le soir, à la lumière, dit-il en se mettant au point pour juger l’effet, on pousserait à la couleur ; mais pas de bêtise ! Le jour, il faut ménager sa marchandise… Regarde voir si ça te va, petit.

Il mit dans la main de Saladin un tesson de miroir.

— Ça y est ! s’écria celui-ci. Je reconnais ma tendre mère ! aide-moi à m’habiller ; le bourgeois de mon idole n’y verra que du feu !

Dix minutes après, madame Saladin, la mère, descendait le boulevard Mazas d’un pas tranquille et discret. Similor et Échalot l’auraient croisée sur le trottoir sans reconnaître en elle leur coupable fils qui se disait :

— Je vas manger deux sous de pain, et il me restera 60 centimes pour acheter du sucre d’orge à la petite. Ah ! elle me trouve laid ! Va bien ! l’affaire mitonne.

C’était une maison de chétive apparence, située à une trentaine de mètres de l’angle formé par la rue Lacuée et la place Mazas. Tout ce quartier était alors en voie de reconstruction et l’angle lui-même, entouré d’une barrière en planches, attendait une bâtisse nouvelle.

Au troisième étage de la maison, il y avait une petite chambre, éclairée par deux fenêtres dont l’une s’ouvrait au levant, l’autre au midi. Comme aucun obstacle ne masquait ces croisées, la seconde regardait le Jardin des Plantes et toute une part du vieux Paris, la première voyait, par-dessus Bercy et Ivry, les campagnes riveraines de la Seine.

Tout était clair, net et propre dans cette chambrette où la pauvreté avait je ne sais quel air d’élégance. Petite-Reine dormait dans un berceau d’osier, entouré de rideaux blancs comme neige et qui cachait à demi la couchette de sa mère : un de ces lits en fer qui ont atteint, ce semble, le dernier degré du bon marché.

Une commode, une table de couturière et quelques chaises formaient l’ameublement. Tout cela souriait, inondé de gai soleil. Il n’y avait de triste qu’un meuble en bois de rose qui restait là, parlant d’un luxe évanoui, et faisant contraste avec tout ce qui l’entourait.

La Gloriette était levée depuis longtemps déjà. On le voyait à l’ordre établi dans le modeste ménage. Elle avait savonné des chemises, des collerettes, des bas mignons appartenant à Petite-Reine ; les souliers de Petite-Reine étaient cirés et sa gentille toilette attendait, bien brossée.

Que disions-nous qu’il était triste le meuble en bois de rose ! Il était joyeux plutôt et, certes, Lily ne regrettait rien en le regardant. C’était l’armoire de Petite-Reine, il contenait tous les objets à l’usage de l’enfant adoré qui était l’âme de cette demeure.

Ah ! qui pourrait dire comme on la chérissait, comme on était follement fière d’elle, et heureuse, et facile à glisser sur la pente d’or des beaux rêves d’avenir !

Il y avait un deuil dans le passé, un grand amour brisé, une douleur que rien ne devait éteindre.

Mais supposez le cœur le mieux doué, vous y trouverez un battement qui domine. Chaque femme surtout a une corde qui vibre plus passionnément, un attrait, un élan supérieur à tous autres : une vocation dans la passion.

Celle-là est mère avant tout, celle-ci, avant tout, est amante.

La Gloriette était mère jusqu’au culte, jusqu’au délire.

Elle avait aimé Justin, elle avait pleuré Justin, son premier, son unique ami, mais ce berceau, cette allégresse, cette idolâtrie !

J’en ai vu qui restaient inconsolables et mornes à regarder l’enfant dont le père n’était plus ; j’en ai vu qui regrettaient le père avec assez d’emportement furieux pour prendre l’enfant en horreur.

La Gloriette avait souri parmi ses larmes, dès le premier jour de son veuvage, penchée qu’elle était en un recueillement dévot au-dessus du sommeil de Petite-Reine.

Elle s’était dit peut-être après le départ de Justin, tant il peut y avoir de joie jalouse dans le spasme de cette folie maternelle : Petite-Reine sera à moi toute seule.

Elle n’aura que moi au monde. Je lui donnerai ma vie. Elle me payera avec tout son amour.

Elle aimait encore Justin, surtout parce que Justin était le père de Petite-Reine ; elle le regrettait, parce qu’il eût si bien admiré la chère enfant du matin au soir ; mais son cœur était plein, et quand elle parlait à Dieu, c’était un long cantique d’actions de grâces. Elle remerciait la bonté de Dieu qui faisait sourire sa fille, si jolie dans ce pauvre berceau : elle s’agenouillait, ne sachant plus si elle adorait Dieu ou la frêle créature endormie, calme, rose, et dont les lèvres fraîches, entrouvertes pour laisser passer le souffle si doux des petits, semblaient appeler le baiser en murmurant : Maman chérie !

Elle se trouvait heureuse : il n’y avait pas au monde une créature humaine dont elle enviât le sort, car la pauvreté est légère à supporter quand une grande joie soutient l’âme, ou un grand orgueil, et la Gloriette avait pour exalter sa jeune âme la plus grande de toutes les joies, le plus grand de tous les orgueils.

La Gloriette avait appris à Petite-Reine une prière bien courte, mais si belle ! pour demander à la bonne Vierge, qui est mère aussi, le retour de son papa. Elle était sûre que Justin reviendrait, non point pour elle peut-être, mais pour Petite-Reine. Elle avait un moyen sûr, infaillible !

Encore quelques semaines d’amour sans partage ; puis, quand l’enfant grandissant devait avoir des besoins que le travail acharné de ses mains ne pourrait plus satisfaire, elle comptait se rendre chez un de ces photographes qui font si beaux les amours dans les bras de leur mère.

Si vous saviez combien de fois elle s’était arrêtée à regarder tous ces chérubins qui rient aux vitrines de Nadar et de Carjat, jolis comme des anges, mais moins jolis que Petite-Reine.

Elle comptait donc aller chez Carjat ou chez Nadar avec Petite-Reine habillée comme l’enfant Jésus ; elle comptait enlever le filet qui tenait captifs ces cheveux blonds où elle baignait, le matin et le soir, ses baisers affolés. — Et alors, sur la vitre miraculeuse le rayon de soleil devait fixer un sourire d’ange, suave et doux, encadré dans les boucles d’or de cette chevelure, glorieuse comme une auréole.

Et, fût-il au bout de l’univers, que vouliez-vous que fît Justin, ouvrant la lettre et voyant ce portrait, sinon revenir, revenir bien vite pour s’agenouiller de l’autre côté du berceau ?

Vous souriez ? mais Lily savait mieux que vous comment était fait ce pauvre beau Justin de Vibray, le roi des étudiants, noble intelligence, faible volonté. On devait le retenir prisonnier quelque part, et Lily ne maudissait point le geôlier de cette prison, qui était encore une mère.

D’ailleurs, Lily, cette belle petite dame que nous vîmes hier, si discrète et si sage dans le rôle de maman, était un enfant aussi. Ce matin, à l’heure où l’âge des femmes saute aux yeux, vous lui auriez donné dix-huit ou dix-neuf ans à toute peine.

Elle avait son déshabillé de travail : une jupe de bazin, une camisole de percale ; ses cheveux, plus riches et plus doux que ceux de l’enfant, allaient où ils voulaient en un désordre charmant et lui faisaient une coiffure que nulle ne pourrait acheter, fût-ce au prix d’un trône.

Elle avait bien quelque pâleur aux joues, mais vous l’en eussiez mieux aimée, tant cette pâleur, délicate et douce, se mariait heureusement aux lumières de sa chevelure et à cette profonde étincelle qui jaillissait de ses grands yeux noirs.

Lily était belle, bien plus qu’autrefois ; plus belle même que Petite-Reine n’était jolie. Un peintre connaisseur vous eût dit qu’elle devait devenir encore plus belle.

Mais je ne sais comment exprimer cela. Ce n’était point son exquise beauté qui frappait le cœur ni le regard, c’était sa gentillesse de jeune mère, active à la besogne. En elle la mère emportait tout. Les grâces enchantées de sa taille, la splendeur de ses traits n’étaient en une sorte que des charmes accessoires auprès de la séduction attendrie qui s’épandait autour de son travail.

Elle allait, elle venait, leste comme un oiseau, et gaie, et commençant un doux chant, interrompu par une distraction maternelle.

C’était une petite chemise, raide de savon, qu’il fallait retourner sur la corde où elle séchait, le manteau à brosser, le chapeau dont la plume coquette demandait un coup de doigt, puis les brillantes bottines, mignonnes comme des jouets — puis un regard au berceau, et après chaque regard, vous pensez, l’irrésistible besoin d’un baiser, puis, que sais-je ?

Le soleil reluisait si joyeusement ! On s’accoudait une minute à la fenêtre… Psst ! La laitière ! Et le déjeuner de Petite-Reine ! Paresseuse !

La laitière, figurez-vous cela, montait chaque matin les trois étages pour quatre sous, ou plutôt pour madame Lily et pour la petite.

En bas, la laitière avait la voix rauque et mettait je ne sais quoi dans ses pots de fer-blanc ; mais en haut, elle apportait de la vraie crème, et sa voix changeait.

Y avait-il quelque chose d’assez bon, d’assez doux pour ces deux chères créatures ! Tout le quartier était comme la laitière. On les aimait, on les respectait.

— Madame Hureau, dit la Gloriette quand la paysanne entra, vous nous trompez, je m’aperçois bien de cela : vous faites trop bonne mesure.

Madame Hureau était déjà à regarder Petite-Reine dans son berceau.

Elle rabattit la corne de son tablier et l’enfant s’éveilla, inondée de lilas tout frais, tout mouillés, de bons gros lilas de campagne, qui réjouissent l’œil, protégés par de robustes feuillées.

Les lilas de Paris sont chauves.

Le réveil de l’enfant fut un cri d’allégresse. Tant de fleurs ! tant de feuilles ! et toute la chambre embaumée !

La paysanne se sauva, riant de sa niche et la larme à l’œil.

Sur le réchaud, près de la porte, il y eut un petit poêlon d’argent. J’ai dit d’argent : c’était pour l’adorée. Le lait chauffa pendant que la mère et la fille jouaient avec les lilas. On s’embrassait à travers les feuillages humides qui secouaient leurs perles sur ces fronts d’anges.

— Mère, le lait monte !

Et le gros bouquet presque achevé fut jeté à la diable pour sauver le lait.

Se peut-il que deux choses soient si dissemblables ? Nous avons vu la brave Canada faire dans une marmite l’effrayante cuisine qu’elle appelait « son café ». Ici, le contenu d’un mince cornet de papier blanc fut versé dans un joujou de verre sous lequel l’esprit-de-vin s’alluma.

L’arôme se dégagea, pur et pénétrant, de cette mignonne cornue. La crème sucrée prit une nuance presque aussi fine que celle des lilas épars sur le berceau, et Petite-Reine déjeuna de grand appétit avec ce mélange dont Échalot n’aurait pas voulu, le sybarite.

Il y manquait l’oignon et l’arrière-goût de chou.

Notre pensée est revenue vers ce digne couple de la foire, à cause de Petite-Reine, si délicieusement gentille en grignotant son pain rôti. C’était en prenant leur café noir que madame Canada et Échalot avaient émis ce souhait de posséder une jolie fillette pour leur tournée de province.

Et, en vérité, imaginez-vous les recettes que pourrait faire un amour comme Petite-Reine, si elle savait danser sur la corde moitié si bien seulement que mademoiselle Freluche ?

Cent francs ! La direction du Théâtre Français et Hydraulique aurait donné cent francs pour réaliser ce rêve. C’est beaucoup d’argent. Proportions gardées, le Théâtre-Italien ne paye pas plus cher Adelina Patti.

Mais, Seigneur Dieu ! vous figurez-vous aussi Petite-Reine, le bijou qui toujours avait dormi dans son ouate parfumée, vous la figurez-vous s’éveillant au milieu de ce peuple ? La voyez-vous au fond de cette misère assombrie par le vice ? entre Cologne, le géant, et Atlas, le bossu ?

Il faut les battre, vous n’ignorez pas cela, les enfants à qui on enseigne la danse sur la corde.

Oh ! certes, de pareilles, pensées ne viennent point aux mères amoureuses. Ce serait folie que de nourrir des craintes si horribles.

Parfois, quand on aime passionnément, l’âme est prise tout à coup d’une terreur vague, et les yeux de la Gloriette se mouillaient bien souvent à regarder son trésor. Elle redoutait la misère, une maladie, peut-être, tout ce qui effraie les mères, mais cette honte extravagante, ce malheur invraisemblable, sa fille volée, sa fille battue, pâlie, changée par les larmes et dansant sur la corde comme la petite du pont d’Austerlitz, oh ! certes, certes, la Gloriette n’y avait songé jamais !

Il y a un tableau de sir Thomas Lawrence, peintre de Sa Très Gracieuse Majesté George III, qui représente l’honorable lady Hamilton de Hamilton place en train de tremper des mouillettes dans une tasse de chocolat.

L’honorable lady peut être âgée de trois ans. Sa petite figure fière, d’un blanc rose et transparent, s’inonde de plus de cheveux perlés, qu’il n’en faudrait pour coiffer l’illustre tête de Louis XIV. Elle est jolie cette poupée-duchesse, comme tout le talent de Lawrence dont le pinceau aurait peuplé un paradis d’anges anglais ; mais elle ne sourit pas ou plutôt elle sourit à l’anglaise.

Petite-Reine souriait comme à Paris ; à la voir, Thomas Lawrence eût brisé ses pinceaux, aujourd’hui surtout que ce gai soleil des derniers jours d’avril envoyait des reflets nacrés à ses joues.

Quand elle eut bien déjeuné, sa mère la mit à genoux, sa mère, dévote à force de tendresse. Petite-Reine joignit ses douces mains et dit, sans s’arrêter ni se tromper, cette belle prière dont j’ai parlé, qui avait deux lignes, ni plus ni moins :

« Mon Dieu, je vous donne mon cœur. Bonne Vierge, mère de Dieu, je vous aime bien, rendez-moi mon petit père. »

En bas madame Hureau, la laitière, faisait son commerce sous la porte et racontait aux voisins le réveil du petit ange.

— C’est trop joli, quoi, disait-elle, la fille et la mère, ça fait peur !

À trente pas de là, au milieu des décombres d’une maison démolie, une femme, pauvrement habillée, et coiffée d’un béguin à voile bleu, vint s’asseoir sur une pièce de bois. La laitière la montra aux voisines en disant :

— Depuis ce matin, voilà deux fois qu’elle vient rôder, c’te paroissienne-là. Elle regarde la maison. Une drôle de touche, pas vrai ? ça doit s’avoir échappé de la Salpêtrière. Je parie qu’on ne lui donne pas quinze cents livres de rentes à chaque fois qu’elle éternue !

Saladin, grimé et costumé en vieille femme, faisait pourtant de son mieux pour prendre une tournure décente sous son déguisement. Il regardait en effet la maison. Il avait déjà reconnu la jolie petite dame de la veille à la fenêtre du troisième étage.

Il attendait. L’affaire marchait.