L’Autriche et sa puissance militaire en Italie

L’Autriche et sa puissance militaire en Italie
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 656-691).
L’AUTRICHE
ET
SA PUISSANCE MILITAIRE EN ITALIE

I. Cartes de la Lombardie et de la Vénétie, en 43 feuilles, publiées par l’état-major autrichien, 1857. — II. Le Alpi che cingono l’Italia considerate militarmente, dal quartier-mastro-generale Annibale di Saluzzo, etc., Torino 1845.





Les préoccupations qu’éveille l’Italie comme théâtre d’opérations militaires sont de date bien récente, et jusqu’à ce jour cet aspect du pays, qui n’est pas sans importance à coup sûr, était resté dans l’ombre. Une seule puissance paraît depuis 1815 avoir étudié avec une pénétrante et infatigable sollicitude le rôle qu’aurait à remplir en cas de guerre une armée maîtresse de la Haute-Italie, c’est-à-dire de la région qui, en vertu des lois géographiques, assure la domination sur le reste de la péninsule. L’Autriche n’a oublié aucune des particularités de la campagne mémorable dans laquelle une armée française partie des bords du Var avait marché de victoire en victoire jusqu’au milieu des provinces héréditaires de l’empire, où des préliminaires de paix l’avaient seuls arrêtée. Elle a cherché, sans se laisser détourner de ce but, à prévenir le retour de semblables événemens. Ses armées répètent chaque année, sur le terrain même où elles ont été livrées, les batailles d’Arcole et de Rivoli; on leur indique par quelles manœuvres les Français auraient pu être repoussés; on professe dans les écoles militaires les dispositions au moyen desquelles on aurait arrêté la marche du vainqueur et celles qui empêcheraient les Français de recommencer la campagne de 1796. Des études sérieuses ont déterminé l’exécution de travaux considérables, et jusqu’ici peu connus en France : on a créé des places fortes, on y a installé des arsenaux ; des casernes défensives se sont élevées menaçantes au milieu des villes dont les dispositions paraissaient hostiles; on a percé des routes militaires au travers des montagnes, afin de tourner au besoin les populations soulevées ou les armées ennemies, et de paraître inopinément au milieu d’elles. L’armée a pris part à ces constructions, et pendant que l’on discutait en France l’avantage de l’emploi des troupes aux grands ouvrages d’utilité publique, cette mesure était appliquée de la manière la plus large par les ingénieurs autrichiens. C’est à peine si nous avions connaissance de ces immenses travaux, et on laissait se développer, sans presque le savoir, la puissance militaire qui domine le nord de l’Italie et s’étend déjà sur les états indépendans, tandis qu’elle élève sur le Rhin et sur le Danube d’immenses forteresses, à l’érection desquelles n’ont pas même suffi les contributions de guerre imposées à la France par l’invasion.

C’est faute d’informations suffisantes sur cette organisation savamment préparée des forces autrichiennes en Italie qu’on s’est étonné récemment de la rapidité avec laquelle des troupes ont été accumulées dans la Lombardo-Vénétie. Aux premiers frémissemens de l’opinion populaire, le Piémont a vu des camps s’échelonner sur sa frontière, des grands-gardes s’établir sur les bords du Tessin, et des cavaliers le mousqueton à la main veiller à chacun de ses ponts. On s’est demandé alors d’où venaient ces armées, ce que valaient ces places fortes et ces camps retranchés, s’ils avaient un caractère de permanence, ou s’ils étaient établis en vue de dispositions passagères. Aucune réponse satisfaisante n’a été faite encore à ces questions, qui méritent cependant d’être examinées en dehors même des préoccupations du moment. C’est aidé de quelques documens spéciaux et des publications trop rares de l’Autriche elle-même que nous essaierons d’exposer ici l’assiette de sa puissance militaire en Italie, rarement d’y joindre des appréciations personnelles sur la manière dont elle a atteint son but, nous contentant de rapporter avec fidélité les résultats de ses efforts non avec la portée que nous leur croyons, mais avec celle qu’on a voulu leur donner. L’armée, le pays, les forteresses, tels sont les points essentiels d’une pareille étude.


I.

C’est le rival de Napoléon, l’illustre archiduc Charles, qui a présidé à la réorganisation de l’armée autrichienne à l’époque des grands désastres de la monarchie, et les dispositions qu’il a adoptées n’ont subi que des modifications insignifiantes jusqu’en 1848. Une économie rigoureuse était imposée par les circonstances : il réduisit les états-majors et les corps d’officiers au plus strict nécessaire. On pouvait alors désirer une rapide augmentation de l’effectif des troupes présentes sous les drapeaux : l’archiduc y pourvut par la création de la landwehr, réserve qui comprenait jusqu’à un certain âge tous les anciens soldats, et par l’affectation à chaque régiment d’un arrondissement spécial de recrutement. Il avait ainsi le double avantage de pouvoir rappeler dans les rangs un certain nombre de vétérans et de former plus rapidement les conscrits, qui ne voyaient sous les drapeaux que d’anciens amis ou du moins des hommes pris dans leur province et parlant leur langue. Les corps de cavalerie, les armes de l’artillerie et du génie se recrutaient par le choix dans les contingens des soldats les plus aptes à ces diverses spécialités. Dans les régimens italiens, la durée du service était limitée à huit ans ; elle s’élevait à quatorze ans pour les régimens allemands et hongrois. On pouvait y être appelé depuis dix-neuf ans jusqu’à vingt-neuf pour faire ensuite partie de la landwehr jusqu’à trente-huit; mais cette réserve n’a jamais été organisée en Italie. Les officiers appartenaient presque tous à la noblesse, surtout à celle des états héréditaires, car ils n’étaient pas astreints comme les soldats à une communauté d’origine, et les Italiens étaient loin d’obtenir dans leurs rangs, surtout pour les grades supérieurs, la part qui aurait dû leur revenir eu égard à la population de leurs provinces[1]. Il était de principe, afin de dépayser les troupes et de rendre les désertions plus difficiles, d’envoyer les régimens une fois formés dans des provinces éloignées de celles dont ils étaient originaires. Par suite de ce système, on n’avait pas à craindre qu’une insurrection pût trouver un appui bien solide dans des corps recrutés loin de la localité. La variété extrême des races qui forment l’empire d’Autriche s’opposant à la création d’une armée homogène et nationale, il était sage de confier la garde des pays qui inspiraient le moins de confiance aux régimens les plus dévoués; mais la dépense qui résultait de l’envoi des soldats à de grandes distances avait fait déroger souvent à ce principe, et en 1848, par exemple, l’armée d’Italie comptait un assez grand nombre d’Italiens.

Telle était l’organisation de l’armée autrichienne avant 1848. À cette époque, les régimens hongrois ayant tous pris parti pour l’insurrection, il a fallu les licencier, et l’empereur François-Joseph, qui s’attache à établir une union plus intime entre les diverses parties de la monarchie, a rendu plusieurs décrets pour l’obtenir dans l’institution militaire; il a renoncé par exemple au mode de formation des régimens par province. Le plus récent de ces décrets, promulgué à la fin de 1858, se rapporte à l’établissement d’une conscription qui se rapproche beaucoup de la loi française. Ce décret consacre le tirage au sort et assure les mêmes exemptions légales aux fils aînés de veuves ou de septuagénaires, aux aînés d’orphelins et aux jeunes gens qui se destinent à l’état ecclésiastique ou à l’instruction. Sur divers points toutefois, les dispositions du décret sont moins libérales que celles de la législation française : la durée du service est de huit ans, le tirage peut porter sur toutes les classes, et une seule, la huitième, se trouve libérée définitivement. Les deux premières classes (de vingt à vingt et un ans) peuvent toujours être appelées; les cinq suivantes (de vingt-deux à vingt-six ans) ne sont requises qu’à défaut d’hommes en nombre suffisant dans les deux premières et avec dispense du service pour les gens mariés qui en font partie. Par contre, le mariage est interdit aux jeunes gens des deux premières classes, qui ne peuvent même pas s’absenter avant les tirages annuels. Toute infraction à ces dispositions est punie par un enrôlement forcé. Les appelés doivent supporter tous les frais de formation des listes, de tirage et de révision; les communes acquittent la part afférente aux indigens : mesure d’une fiscalité bien rigoureuse, car elle frappe ceux qui déjà paient le lourd impôt du service militaire. Comme en France d’ailleurs, il est possible d’obtenir l’exonération à prix d’argent; mais tandis que chez nous les fonds provenant de cette source forment une dotation de l’armée, qui permet d’améliorer les retraites et de donner une prime aux rengagemens, en Autriche le produit des exonérations paraît être versé directement au trésor : du moins le décret récent ne donne aucune indication relative à cet emploi.

Cette loi sur la conscription, l’article concernant les appels réitérés surtout, a inspiré une vive répulsion en Italie : c’est la cause principale de l’émigration des conscrits lombards dans le Piémont. A cela près, l’ensemble des modifications introduites dans la législation militaire est généralement conforme à l’esprit moderne répandu en Europe, bien que les traditions du passé y aient laissé encore certaines traces. Ainsi, quoique les régimens soient classés dans une série numérique, ils ont des colonels propriétaires, par les noms desquels l’usage prévaut de les désigner, et ces propriétaires possèdent une autorité fort étendue, qu’ils délèguent le plus souvent aux colonels titulaires ou même à des chefs de détachemens. La position des propriétaires des régimens va toutefois en s’amoindrissant; l’empereur François-Joseph, continuant l’œuvre de ses pères, ne cesse de saper leur influence, et réserve autant que possible ces titres pour lui (il est propriétaire de huit régimens), les membres de sa famille ou des princes étrangers, tels que le roi des Belges et le roi de Hanovre. Il est même des personnages illustres, comme l’archiduc Charles, l’empereur Alexandre Ier, dont les régimens continuent de porter les noms après leur mort. On présume aisément que le titre de colonel propriétaire est purement honorifique lorsqu’il est porté par des princes étrangers; et par suite d’une méfiance gouvernementale contre toute supériorité, il en est exactement de même à l’égard des archiducs. Quant aux seigneurs ou aux généraux autrichiens qui jouissent de ce titre, ils ont l’initiative des propositions d’avancement, le droit de conférer le brevet qui ouvre à la jeune noblesse la carrière militaire, et on soumet à leur sanction toute punition disciplinaire jusqu’à la peine capitale inclusivement. Cette partie de leurs prérogatives est toujours déléguée à des degrés divers aux colonels titulaires et aux officiers. Les propriétaires de régimens possèdent aussi des honneurs militaires, et le service dans leurs corps est plus ou moins recherché, suivant le crédit qu’on leur suppose à la cour.

L’infanterie[2], ce noyau des armées, se compose en Autriche de soixante-deux régimens de ligne, un régiment de chasseurs tyroliens, quatorze régimens frontières et vingt-cinq bataillons d’infanterie légère. Le régiment tyrolien, en raison du service spécial que l’on en attend pour la guerre de montagne et de surprise, a survécu à l’ancienne institution des régimens provinciaux. Rien non plus n’a été changé à l’organisation des régimens frontières, due au génie du prince Eugène de Savoie. Le maréchal Marmont a donné sur ces troupes d’intéressans détails, auxquels il n’y a rien à ajouter. Les Illyriens et les Croates, qui les composent, forment la meilleure infanterie de la monarchie autrichienne; ils ont garanti son intégrité en 1848 en se jetant courageusement au-devant de l’insurrection hongroise, service immense payé par l’ingratitude. Leur chef, le célèbre Jellachich, a dû se démettre de ses fonctions de ban de Croatie. La juste popularité due à son énergie et à ses talens, l’auréole de gloire dont ils l’avaient entouré, excitaient la méfiance du pouvoir central, et de sourdes menées sont parvenues à ruiner son crédit. En présence d’un nouveau danger, l’empereur pourrait néanmoins compter encore sur le dévouement des peuples guerriers que le ban a dirigés avec gloire, et qui sont en état d’armer au moins 50,000 soldats sans trop dégarnir leurs villages[3].

En se reportant au nombre des anciens régimens nationaux, il est facile de se faire une idée de la part qui revient dans l’armée à chacune des races de l’agglomération autrichienne. Ce nombre était de six, tirés de l’Autriche proprement dite, contre cinq moraves, huit bohémiens, trois illyriens, treize galiciens, quinze hongrois et huit italiens, en tout cinquante-huit. Ce chiffre a été porté à soixante-deux par le rétablissement récent de quatre régimens supprimés en 1807 et en 1809. Chacun de ces soixante-deux régimens se compose d’un bataillon de grenadiers à quatre compagnies, d’un bataillon de dépôt de la même force et de quatre bataillons à six compagnies[4]. Au complet de guerre, l’effectif total devrait être de 6,000 hommes. La proportion des officiers est à peu près d’un pour quarante soldats, elle est d’un pour trente dans l’armée française. Le nombre des sous-officiers est aussi un peu plus faible ; il y a en quelque sorte une compensation sous ce rapport par suite de l’existence d’une certaine quantité de premiers soldats remplissant une partie des fonctions de nos caporaux. Cette économie dans les cadres rend plus méritoire encore l’extrême rapidité avec laquelle l’armée autrichienne a toujours su réparer ses pertes par l’incorporation des jeunes soldats. L’armement de l’infanterie diffère peu de celui adopté chez nous. La création de bataillons légers armés de carabines rayées est une imitation de ce qui s’est fait en France et en Piémont. Comme les nôtres, ils ont la carabine à chambre et le sabre-baïonnette. Cette variété d’armement des soldats d’infanterie, dont les uns ont des fusils et les autres des carabines, est condamnée à disparaître. Il est probable que l’usage des armes de précision se répandra partout à ce point que dans la première guerre toutes les troupes en seront exclusivement pourvues. Quelques gouvernemens ont déjà pris l’initiative de cette transformation, et leur exemple devra être suivi par les autres.

Depuis 1848, l’Autriche a augmenté le chiffre de sa cavalerie. L’habitude du cheval, très répandue en Allemagne, lui facilitait l’exécution de cette mesure. Elle compte maintenant huit régimens de cuirassiers, huit de dragons, douze de hussards, et douze de uhlans ou lanciers. Les aptitudes naturelles survivent aux règlemens qui les consacrent : ainsi la Hongrie continue de fournir les hussards, la Pologne les dragons et les uhlans, et les provinces allemandes les cuirassiers. L’Italie n’a jamais fourni que peu de cavalerie, on y recrutait autrefois un régiment de chevau-légers seulement. La grosse cavalerie compte six escadrons par régiment outre le dépôt, et la cavalerie légère, hussards et uhlans, huit. L’effectif de chaque escadron est moindre de deux officiers et six sous-officiers que celui adopté en France, il est supérieur en hommes et surtout en chevaux; mais on sait que, pour cette arme plus que pour toute autre, on est exposé à des mécomptes, si l’on se rapporte aux chiffres réglementaires afin de connaître le nombre réel des hommes présens et en état de servir. La cavalerie autrichienne jouit d’ailleurs d’une réputation méritée, et sous l’empire, les régimens hongrois s’étaient distingués par leur adresse et leur courage; plus d’une fois ils ont fourni des charges audacieuses pour protéger la retraite des colonnes battues et leur donner le moyen de se reformer. Depuis 1815, le gouvernement impérial a apporté la plus grande attention à l’élève du cheval de guerre, et à l’époque où le maréchal Marmont visitait la Hongrie et le magnifique haras de Mezohegyés, la cavalerie était montée en partie avec de bons chevaux de race normande provenant d’un étalon enlevé au haras français de Rozières. C’est un fait digne de remarque que, tandis que la pénurie de chevaux propres à la remonte se faisait sentir chez nous, nos adversaires s’étaient enrichis de nos dépouilles.

L’artillerie se partage en régimens de place et en régimens de campagne, division qui a été adoptée en France : on distingue en outre sous le nom d’artillerie technique le corps chargé de la fabrication du matériel et de l’étude des questions d’art. L’artillerie de campagne est de beaucoup la plus nombreuse; elle comprend douze régimens composés chacun, il y a peu de temps encore, de quatre batteries de 6 comptant chacune huit bouches à feu, de six batteries à cheval et de trois batteries de 12 comptant six bouches à feu, enfin d’une batterie d’obusiers. Une explication est ici nécessaire pour faire connaître la valeur de ces termes à quelques lecteurs peu familiarisés sans doute avec les expressions employées par les artilleurs. L’usage a prévalu chez tous les peuples de désigner le calibre des pièces de canon par le poids en livres du boulet de fonte plein qu’elles peuvent lancer; ainsi un canon de 12 est celui qui peut recevoir un boulet de douze livres. Par une rencontre fortuite, le diamètre de ce projectile est presque exactement 12 centimètres. Les mortiers et les obusiers tirent leur nom au contraire de leur diamètre intérieur, exprimé en pouces ou en centimètres, le poids des projectiles creux étant variable pour un même calibre selon l’épaisseur de leurs parois. Par dérogation à cet usage, on a introduit récemment dans la marine l’habitude d’appeler des noms de 80 et de 120 les canons-obusiers de 22 et de 27 centimètres, sous le prétexte qu’ils envoient des obus répondant par leurs dimensions à des boulets pleins de ce poids; mais leurs affûts et la résistance de leurs parois ne leur permettraient pas de lancer de pareilles masses avec les charges en usage. Le plus gros canon que comporte le matériel français est le 50, dont se sert la marine, et qui a remplacé les anciennes pièces de 48. A Sébastopol, les Russes avaient en très grand nombre des canons-obusiers du calibre de 68 qui lançaient à volonté des projectiles creux ou pleins. Comme calibre de campagne, nous nous servons des canons de 8 et de 12, et même de 12 seulement, depuis que l’on a foré au diamètre de 12 centimètres les anciennes pièces de 8 en diminuant leur charge du tiers au quart du poids du boulet, innovation due à l’initiative personnelle de l’empereur Napoléon III, et qui a été essayée pour la première fois lors de la guerre de Crimée avec un succès complet. Les pièces de canon sont, suivant leur poids et la difficulté du terrain, attelées de quatre, six ou huit chevaux. On appelle batteries à cheval celles où tous les servans des pièces ont des chevaux. Dans les batteries montées, les servans sont ordinairement à pied, et dans les manœuvres rapides seulement ils montent sur les caissons ou sur la pièce elle-même pour ne pas rester en arrière. En Autriche, on a imaginé à l’usage de ceux qui ne peuvent trouver place sur le premier caisson un procédé tout à fait ingénieux : la flèche de l’affût est très longue, et quatre hommes s’y placent à califourchon, n’ayant rien pour se retenir et conserver leur équilibre au milieu des cahots auxquels les expose cette monture d’un nouveau genre, réminiscence sans doute du cheval illustre des quatre fils Aymon. On ne peut affirmer que cette composition des régimens d’artillerie n’ait pas été modifiée depuis peu; il a été question en effet d’imiter en Autriche l’augmentation de calibre et la diminution de charge adoptée en France, et qui permet à la même pièce de lancer indifféremment des obus ou des boulets. L’effectif d’une batterie, étant déterminé par le nombre d’hommes nécessaire pour le service des pièces, est sensiblement le même en Autriche qu’en France. Chaque régiment comporte, outre les batteries, des hommes réunis en bataillons et spécialement chargés de la conduite des approvisionnemens en munitions.

L’artillerie de place n’est formée que de huit bataillons, qui remplissent des fonctions sédentaires; leur effectif total s’élève sur le papier à dix mille hommes. Un régiment de fusées (racketen) est une spécialité dont le corps de l’artillerie autrichienne est très fier, et sur laquelle il fonde de grandes espérances. Ces fusées passent en effet pour être les meilleurs projectiles de ce genre employés par les armées européennes, sans qu’on puisse appuyer ce fait sur des preuves bien certaines, et la force du régiment qui doit les manœuvrer s’élève à 4,000 hommes et 2,500 chevaux sur le pied de guerre. On sait que l’invention des fusées auxquelles le général Congrève a attaché son nom a pour objet de supprimer la plus grande partie du matériel encombrant de l’artillerie, et de faire porter les projectiles par des fusées semblables à celles de nos feux d’artifice, qui n’exigent qu’un chevalet mobile très aisé à démonter et à transporter. Ces fusées atteignent des portées énormes, de 4 à 5 kilomètres. D’après l’opinion des inventeurs, le bruit et la flamme qui les accompagnent doivent inévitablement porter le désordre dans la cavalerie, et l’explosion des obus dont elles sont armées doit détruire sans peine les parapets en terre qui protègent les batteries fixes. Il est très difficile de savoir ce que ces allégations ont de réel, car jamais les fusées n’ont été employées à la guerre d’une manière suivie : la portée et la simplicité de manœuvre de ces projectiles sont des choses hors de doute ; mais malgré les essais tentés par différentes nations, la justesse du tir laisse beaucoup à désirer, et présente des irrégularités considérables qui tiennent à des causes encore mal connues. Les fusées peuvent parfois prendre les directions les plus imprévues et même devenir dangereuses pour ceux qui s’en servent, sans que rien le fasse soupçonner à l’avance.

Les perfectionnemens les plus prochains que peut attendre l’artillerie ne paraissent pas devoir être cherchés dans la suppression, mais dans l’amélioration de la pièce. Depuis quelques années, beaucoup d’essais ont été tentés pour appliquer au canon le système des rayures, employé avec tant de succès par MM. Delvigne et Minié pour les petites armes. Au siège de Sébastopol, les Anglais ont essayé des canons dits Lancastre, qui n’ont pas réussi. Depuis, on a obtenu de meilleurs résultats; mais comme chaque gouvernement conserve le secret des expériences de ses polygones, comme aucun de ces systèmes n’a encore été employé sur le champ de bataille, on ne peut apprécier avec exactitude la valeur de ces inventions, ni présumer quel avantage elles donneront à l’armée qui s’en servira la première.

Le corps du génie a été organisé dans le même esprit d’économie que toutes les autres parties de l’armée autrichienne : il comprend un petit nombre d’officiers en général fort instruits. Ce corps a été longtemps placé sous la haute direction de l’archiduc Jean, et a donné des preuves de sa capacité dans la construction des nombreuses places de guerre élevées depuis quarante ans sur divers points de l’empire. Il compte deux régimens moins nombreux que ceux d’infanterie, et un corps de pontonniers dispersé sur les bords des lacs ou fleuves principaux. Ces derniers, outre leurs fonctions ordinaires, sont chargés des flottilles à vapeur du Lac-Majeur et du lac de Garde. Malgré le petit nombre des bâtimens, ces flottilles ont une importance notable, parce qu’elles dominent sans conteste des espaces où elles ne peuvent rencontrer de rivaux. En parlant du corps des pontonniers autrichiens, on ne peut manquer de rappeler que le colonel de Birago, son ancien chef, est l’inventeur d’un système de ponts de chevalets applicable à des rivières rapides et profondes, système auquel la reconnaissance des hommes du métier a donné son nom et qui est employé maintenant dans tous les pays du monde.

On doit passer sous silence quelques corps peu nombreux destinés à des services particuliers, et aussi le corps plus important chargé des transports militaires, parce que ce dernier est soumis à des variations d’effectif qui le font échapper à toute appréciation : très considérable en temps de guerre, il se réduit à de simples cadres pendant la paix.

En résumant ce que l’on vient d’exposer, il est aisé de reconnaître que l’armée autrichienne est formée de très bons élémens et constituée de manière à conserver dans son sein un nombre suffisant d’anciens soldats. Elle est exercée et rompue aux manœuvres sans avoir cependant sous ce rapport une réputation égale à celle de l’armée prussienne. Le dévouement des corps d’officiers est complet; leur influence sur les soldats souffre peut-être un peu de la diversité des nationalités et de l’ignorance où ils sont bien souvent de la langue parlée par leurs subordonnés. Cette influence s’affaiblit encore en raison même de la rigueur avec laquelle nombre d’officiers traitent, dit-on, les soldats. La légion étrangère qui sert en Afrique compte parmi ses meilleurs sujets une certaine quantité de déserteurs allemands, qui sont unanimes à donner pour motif de leur fuite les mauvais traitemens dont ils auraient été victimes. Beaucoup d’espérances ont été fondées sur la défection de certaines troupes en cas d’insurrection ou de guerre avec les puissances occidentales. Là-dessus on ne peut former que de très vagues conjectures; mais il est probable que le gouvernement autrichien a dû prendre ses précautions pour éloigner du théâtre de la guerre tous les militaires qui lui inspireraient quelque défiance. Une fois dispersés et relégués dans des provinces fidèles, privés de tout moyen d’initiative et d’un centre d’action, il leur sera difficile de ne pas rester dans le devoir. Quant à l’effectif réel de l’armée, il serait très délicat d’indiquer un chiffre même approximatif, car les documens officiels sont volontairement rendus inexacts, et les chiffres qui peuvent inspirer le plus de confiance peuvent se trouver modifiés d’un jour à l’autre ; nous ne saurions même dire ce qu’il faut croire du nombre de 140,000 hommes que l’on annonçait au commencement de février comme celui des soldats présens en Lombardie. Il n’avait rien d’improbable, et a dû être fort augmenté depuis. D’après notre appréciation, l’Autriche, sans trop dégarnir ses autres frontières et sans s’imposer des efforts trop exagérés pour être continués, pourrait mettre en ligne dans ce pays 200, 000 hommes capables de soutenir honorablement la comparaison avec quelque armée que ce soit.


II.

La Haute-Italie, que cette armée aurait à défendre, forme une sorte de champ clos environné presque complètement par les Alpes et la mer. Elle s’ouvre seulement au sud vers la péninsule pour se relier à de petits états mis par leur exiguïté dans la dépendance complète des maîtres plus puissans qui ont dominé depuis des siècles la Lombardie et les versans des montagnes. A moins d’arriver par mer dans les ports peu nombreux qui sont placés au-delà de la ligne des crêtes, il faut se résigner à traverser celles-ci avant de pouvoir opérer dans la plaine, et dans le cas d’une guerre, celle des puissances belligérantes qui aura pu se ménager le système de routes stratégiques le plus favorable aura par cela même une grande supériorité. On reconnaît généralement que toutes les voies de communication n’offrent pas des avantages égaux pour des opérations militaires ; mais depuis le commencement de ce siècle on ne semble plus croire que le passage de montagnes aussi élevées que les Alpes puisse offrir des difficultés presque insurmontables à une armée. Il peut en être encore ainsi cependant, et les siècles passés avaient raison de regarder une telle traversée comme l’un des actes les plus périlleux et les plus éclatans que pût accomplir un général. Toujours il y aura un immense danger dans la position d’une armée qu’une chaîne aussi haute séparera de sa base d’opération, et elle devra craindre d’être surprise et défaite avant d’avoir réuni ses ressources. Il peut être utile de redresser quelques idées fausses répandues à ce sujet par le célèbre passage du grand Saint-Bernard en 1800. Parce qu’au prix d’efforts prodigieux et au-dessus du courage des hommes placés dans des circonstances ordinaires, une troupe héroïque a réussi à conduire par un col élevé de 2,500 mètres au-dessus de la mer et par un chemin à peine frayé tout l’immense matériel que les armées modernes sont condamnées à traîner avec elles, des personnes qui apprécient mal la grandeur d’un tel exploit sont disposées à croire qu’un sentier quelconque peut suffire non-seulement au passage d’une armée, mais encore à ses communications journalières. Rappelons d’abord que le grand Saint-Bernard avait été reconnu avec soin et signalé comme le point sur lequel il fallait le moins de travaux pour se frayer un chemin praticable; puis le passage a été effectué pendant la plus belle saison de l’année, par une troupe jeune, ardente, dont les bagages étaient réduits au plus strict nécessaire; elle n’emmenait avec elle ni parc de siège, ni équipage de pont, les deux plus grands impedimenta d’une armée. Or une ligne de communication doit pouvoir être parcourue à toute époque de l’année par des voitures de malades, de blessés, par des renforts, par des approvisionnemens de toute espèce qu’escortent seulement quelques soldats fatigués voyageant à petites journées et que l’on utilise pour ce genre de service. Jamais le premier consul n’a songé à faire traverser à de tels convois le grand Saint-Bernard, et la preuve qu’il pensait ainsi, c’est qu’à peine parvenu dans la plaine, son premier soin fut de se porter sur Milan, pour s’ouvrir les bonnes communications qui débouchaient de la Suisse, alors occupée par les armées françaises, et d’où allaient venir les divisions du général Moncey. Il y attachait une importance si grande qu’il opéra ce mouvement au risque de laisser au général Mêlas le temps de réunir ses troupes surprises et disséminées, et de le voir se présenter sur le champ de bataille avec une supériorité numérique capable de lui donner la victoire, ce qui, comme on sait, faillit effectivement arriver à Marengo. Cet exemple tant cité est donc loin de prouver que l’on n’a pas à se préoccuper de la question des routes en pays de montagne. L’examen de celles qui ont été tracées au travers des Alpes présente même un intérêt majeur, et l’on va voir que, si la France peut les franchir avec sécurité, l’Autriche n’a rien négligé pour donner à toutes les voies de communication sur lesquelles elle a quelque influence un tracé très utile à ses projets.

A l’époque où Polybe écrivait l’histoire des guerres puniques, on ne connaissait que quatre passages dans les Alpes : celui du littoral, celui du Mont-Genèvre par Briançon et Fenestrelles, qui fut vraisemblablement choisi par Annibal; ceux enfin du petit Saint-Bernard et du Splugen. Plus tard, les efforts des populations, le défrichement des parties boisées, en ont augmenté le nombre, mais toujours dans d’assez faibles limites, et il y a soixante ans les Alpes n’offraient nulle part de route qui fût pendant toute l’année dans un bon état de viabilité. Cette interruption périodique des relations entravait grandement le commerce devenu aujourd’hui si actif entre les habitans des versans opposés. Dès 1800, le premier consul décréta l’ouverture de la route du Simplon, dont les prodiges ont été bien dépassés par des travaux plus récens. Il en fit ensuite commencer plusieurs autres qui n’ont pu être terminées sous son règne, et dont quelques-unes sont restées inachevées. Le gouvernement autrichien en effet s’attacha à augmenter les relations de la Lombardie avec l’Allemagne, et usa de toute l’influence qu’il conserva pendant longtemps sur le cabinet de Turin pour entraver l’exécution de toutes les voies de communication avec la France et même avec la Suisse.

Actuellement encore il n’existe que deux bonnes routes conduisant de France en Italie, celle dite de la Corniche, par le bord de la mer, construite depuis le commencement de ce siècle, en remplacement d’un chemin affreux, souvent suspendu sur les précipices, ce qui lui avait valu son nom. Interceptée par la grande et forte place de Gênes, et d’autres moins importantes, telles que Nice, Savone et Vintimille, elle permet cependant de franchir l’Apennin par divers cols peu élevés, dont le principal est celui de la Bochetta. Gênes est maintenant relié en outre aux villes du Piémont par un chemin de fer. La deuxième bonne route carrossable qui traverse les Alpes à l’ouest est celle du Mont-Cenis, décrétée par l’empereur Napoléon Ier, et dont l’Autriche n’avait permis la continuation qu’à la condition de la faire maîtriser par la forteresse de l’Esseillon en Savoie. Quant aux autres passages praticables, l’Autriche mit tous ses soins à ce qu’on n’y travaillât pas. Non-seulement elle empêcha le Piémont de continuer sur son territoire la route du Mont-Genèvre, faite du côté de la France, et d’améliorer les chemins par d’autres cols, pour lesquels la nature s’est montrée plus ou moins libérale, tels que ceux de l’Argentière, si commode que les voitures le franchissent pendant la belle saison, bien qu’il ne s’y trouve pas de route tracée, du Lautaret, de Malaure et d’autres. Elle insista en outre pour que des forts fussent relevés dans les vallées qui y mènent; Vinadio, Exilles et Fenestrelles virent leurs remparts se dresser plus menaçans qu’ils ne l’avaient jamais été. La route du Simplon elle-même, qui ne conduit en France qu’en passant par la Suisse, fut frappée du même interdit. L’intention bien manifeste du gouvernement autrichien était, si la guerre devait éclater dans cette partie de l’Europe, de l’éloigner le plus possible de ses provinces et d’en transporter le théâtre sur les frontières du Piémont, du Dauphiné et de la Provence.

Dans un intérêt commercial autant que politique, l’Autriche regardait d’un œil non moins jaloux les efforts de la Suisse pour attirer chez elle le transit de l’Italie avec l’Allemagne du nord, et elle mit à ces tentatives toutes les entraves possibles. Au contraire elle fit exécuter de grands travaux sur les deux routes qui traversaient le pays des anciens Carni, peuple disparu avec les débris de l’empire d’Occident, et qui a laissé son nom à la Carniole et aux Alpes carniques. Par ces routes. Milan et la Lombardie se virent rapprochés de Vienne. Trois autres furent tracées ou améliorées à travers les Alpes rhétiennes et noriques, pour mettre en communication le nord et l’est de l’empire avec l’importante vallée de l’Adige. Celle de Vienne à Trente, par la vallée de la Drave ou Pusterthal et le col de Toblach, est toute nouvelle; celle d’Inspruck au contraire, par le col du Brenner, remonte à une haute antiquité, car on montre encore sur le versant nord une borne milliaire qui atteste le passage des légions romaines. C’est par là que les empereurs d’Allemagne envahissaient l’Italie lorsque la république de Venise leur interdisait le passage sur son territoire. La route du Brenner conduit directement d’ailleurs dans le Tyrol, qui a été de tout temps la province la plus dévouée à la maison de Hapsbourg et l’instrument le plus utile de son élévation.

Toutes ces routes, qui permettent de conduire rapidement une armée au milieu des plaines de l’Italie, n’ont pas encore paru suffisantes au cabinet autrichien. Il a jugé nécessaire d’en avoir une débouchant directement des montagnes sur le duché de Milan, qui forme la partie la plus avancée de ses possessions. Des travaux coûteux, d’une difficulté excessive, ne l’ont pas arrêté : il a su atteindre ce but dans des conditions telles que la route obtenue doit être considérée comme exclusivement militaire. Cette route du Stelvio, qui a pris le nom du col élevé qu’elle traverse, est sans rivale au monde : elle quitte la vallée supérieure de l’Adige à Prad et suit la vallée du Haut-Adda ou Valteline, après avoir franchi les Alpes à une hauteur de 2,800 mètres au-dessus de la mer, c’est-à-dire à plus de 200 mètres au-dessus de la limite des neiges éternelles. Les pentes s’élèvent plusieurs fois au dixième; le tracé adopté a exigé de nombreux ponts et plusieurs souterrains; la route se dessine parfois en lacets si raides et si courts qu’ils donnent le vertige, et beaucoup de voyageurs refusent de les descendre en voiture. Les difficultés excessives qu’il a fallu vaincre sont une garantie de sécurité pour la défense du territoire, car il sera toujours aisé de couper cette route et d’en interdire l’accès à une armée envahissante. Pour ne pas emprunter une bande étroite de territoire étranger, on a préféré ce passage si dangereux à un autre très voisin et plus commode, celui de Sainte-Marie, auquel se rattache un souvenir militaire. Stilicon, le dernier des généraux romains, dont on peut contempler la tombe sous la chaire de saint Ambroise à Milan, l’avait traversé avec ses légions lorsqu’il vint en Italie repousser l’invasion d’Alaric. Ces deux cols, Sainte-Marie et le Stelvio, conduisaient également du Tyrol à la Valteline, et par elle au lac de Côme et à Milan. On a préféré le moins praticable dans un intérêt militaire. Il y a deux siècles, Richelieu appréciait tellement l’importance de la Valteline que, pour en disputer la possession à la maison d’Autriche, il acceptait les services du duc Henri de Rohan : ce chef exilé des protestans du Poitou et de la Saintonge, quoique éloigné de sa patrie, en défendait encore les intérêts sur cette terre étrangère.

Depuis une vingtaine d’années, la route du Stelvio est terminée, et on a reconnu les inconvéniens d’un passage que les intempéries interceptent trop souvent. Telle est cependant l’importance aux yeux des officiers autrichiens de la communication que cette route devait assurer qu’ils n’ont pas hésité à en faire ouvrir une autre un peu plus au sud, entre la vallée de la Nos, petit affluent de l’Adige, et celle de l’Oglio, pour rejoindre la route magistrale de la Lombardie à moitié chemin de Milan à Brescia, en franchissant le mont Tonale. Moins élevé que le Stelvio, le mont Tonale a encore plus de 1,980 mètres de hauteur. On peut juger, par cette persistance à ouvrir des voies directes sur Milan, de l’intérêt que l’Autriche attache à parvenir à cette ville sans être obligée de traverser des pays insurgés. La route du mont Tonale, commencée depuis 1850, est à peine terminée en ce moment.

Les chemins de fer, dont la création est postérieure à celle de la plupart des routes dont nous venons de parler, ont été conçus dans le même esprit. On s’est attaché à relier d’abord avec Vienne la plaine centrale et les principales villes de la Lombardie : ce travail est fait, et les locomotives parties de Vienne arrivent à Trieste, à Venise, à Vérone, à Mantoue et à Milan. On a ensuite imité le tracé des autres routes militaires : la voie poussée de Milan à Côme doit se prolonger vers la Valteline; une autre remonte déjà l’Adige jusqu’à Bolzano ou Botzen (la ville porte ces deux noms), à la limite des pays italiens et allemands, et va aussi s’engager dans les montagnes du Tyrol. Des embranchemens relieront à ces artères principales les états secondaires de l’Italie. Le Piémont toutefois en a été exclu, et n’a pu obtenir de rattacher par la pose de rails entre Novare et Milan son système à celui de la Lombardie. Dans l’obligation de faire cesser à tout prix l’isolement du petit réseau qui rattache Turin, Gênes et Alexandrie, cet état s’est vu forcé alors de tenter la percée du Mont-Cenis, œuvre gigantesque, et dont on doit souhaiter le succès pour l’honneur du génie de l’homme. Il ne faut pas s’exagérer d’ailleurs l’importance des chemins de fer au point de vue des mouvemens des armées : ils serviront à les approvisionner et à les transporter jusqu’à une certaine distance de l’ennemi; mais il sera toujours bien facile de les intercepter, et le matériel roulant dont ils exigent l’emploi pourra si souvent faire défaut, que l’usage du rail-way sera toujours très précaire dans le voisinage immédiat de l’ennemi. En ce moment, l’Autriche possède seule l’avantage de ces voies rapides jusqu’à la limite de sa frontière ; la France et le Piémont seraient obligés de subir les lenteurs d’un transbordement et d’un parcours par terre ou par mer.

Cette différence de position constitue déjà un avantage pour l’Autriche, qui aurait des chances d’écraser le Piémont par la supériorité de ses forces avant qu’il fût possible à son allié de le soutenir; mais les conditions topographiques du pays lui en offrent d’autres dont elle a cherché à tirer parti. Les deux adversaires en effet sont loin de se trouver également favorisés, parce que tous deux possèdent un versant des montagnes et une portion de la plaine, et la nature du pays rend l’invasion du Piémont plus aisée que celle de la Lombardie. La vaste étendue enfermée par les Alpes présente à quelque distance des montagnes une plaine uniformément plate. Le Pô la limite au sud à partir de son entrée dans le duché de Parme; c’est là seulement que par la réunion de nombreux affluens ce fleuve possède un volume d’eau assez grand pour acquérir une importance réelle. Toutes les rivières du Piémont offrent, quoiqu’à des degrés divers, le caractère torrentiel, partagé aussi par les ruisseaux qui ont leur source dans l’Apennin; aucune d’elles ne peut servir de ligne de défense. Les rivières de la Lombardie au contraire, ayant un cours plus long et traversant des lacs profonds, perdent de leur rapidité, coulent dans un lit plus large, et ont un volume d’eau qui crée des obstacles sérieux. Les canaux de navigation et d’arrosage, qui sont en si grand nombre dans le Milanais, forment des lignes artificielles qui ont parfois une valeur égale à celle des rivières. Les combats d’Arcole et de Lodi en 1796 ont prouvé qu’on ne peut triompher de ces difficultés qu’au prix d’héroïques efforts.

Tandis que le Piémont ne possède entre les Alpes et le Tessin que des cours d’eau qui vont converger vers la plaine d’Alexandrie, on trouve au contraire dans les duchés de Milan et de Venise, plus favorisés, une série de rivières qui coulent toutes du nord au midi, perpendiculairement à la marche des armées, et vont se jeter, les unes dans le Pô, les autres dans l’Adriatique. Toutes offrent à peu près les mêmes caractères; torrentielles près des gorges de la montagne et parcourant alors un pays peu praticable aux armées, elles forment des lacs à leur arrivée dans la plaine, qu’elles fécondent par leurs nombreuses dérivations; puis, ralentissant toujours leurs marche, elles s’entourent vers leur embouchure de vastes marécages où l’on cultive en abondance le riz, qui contribue à rendre ces contrées fiévreuses et malsaines. Partout dans ce pays l’on rencontre des canaux, des haies, des jardins et des vignes, ce qui constitue un terrain coupé des plus favorables à la défense. Par suite de cette nature du sol, on ne sera pas surpris d’apprendre que la proportion de la cavalerie, qui est ordinairement du cinquième au sixième dans les armées destinées à agir en pays de plaine, se réduit au dixième seulement pour celles qui doivent opérer en Lombardie.

Les rivières de la Vénétie, qui ne forment que rarement des lacs, sont plus torrentielles que celles du duché de Milan et se perdent dans des marais plus considérables, qui envahissent la côte entière de l’Adriatique; mais elles ne forment, à l’exception de la Piave, que de très médiocres lignes de défense. Des travaux de fortification passagère ont été faits à plusieurs époques sur les bords de la Piave et du Tagliamento, ils n’ont que peu de valeur; des lignes aussi longues peuvent toujours être franchies sur quelque point moins bien gardé que le reste, et les défenseurs dispersés sont réduits à faire des retraites divergentes et désastreuses.

Ces lignes transversales ne sont pas d’ailleurs les seules, ni même les meilleures bases de la défense du pays. Le plus grand avantage des Autrichiens en Italie consiste dans la possession du Tyrol, pâté montagneux qui s’avance dans la plaine et la domine comme une citadelle. Il ne laisse qu’une étroite bande de terrain entre le Milanais et la Vénétie. La faible largeur de cette bande est encore réduite par le lac de Garde et par les marécages que forme le Mincio avant de rejoindre le fleuve dans lequel il se perd. Le massif des Alpes du Tyrol, ainsi jeté au centre même de l’Italie, a toujours fourni aux empereurs d’Allemagne leur base d’opération contre la péninsule, et a été le grand obstacle à l’indépendance de ce pays. Maintenant encore c’est au sortir de ses gorges que se trouvent les forteresses où l’Autriche a établi le centre de sa domination militaire; c’est dans les montagnes elles-mêmes, dans la vallée supérieure de l’Adige, que se trouve le nœud de toutes les routes militaires. Les habiles dispositions de l’Autriche pour tirer le parti le plus avantageux de cette position déjà formidable par elle-même nous conduisent naturellement à étudier les places fortes de la Haute-Italie.

III.

Napoléon, prévoyant l’occurrence de la perte d’une partie de la Lombardie, avait fait choix, pour abriter ses réserves, ses parcs et ses arsenaux, de la ville d’Alexandrie, fondée autrefois pour servir de centre de résistance contre les empereurs, et depuis lors toujours l’objet de leur jalousie. Après le démantèlement de Turin, cette ville avait vu croître son importance, et fut fortifiée avec le plus grand soin. Le général Chasseloup-Laubat, l’une des lumières du corps du génie français, y avait épuisé toutes les ressources de son art, et produisit une certaine sensation dans le monde militaire en y introduisant des formes d’ouvrages qui apportaient des modifications profondes aux méthodes jusqu’alors en usage. Avant de restituer cette place au roi de Sardaigne en 1815, les Autrichiens eurent le soin d’en raser les remparts et ne laissèrent debout qu’une citadelle destinée à maîtriser au besoin la population. Les fortifications d’Alexandrie viennent d’être relevées par les Piémontais, et on se souvient que cet acte d’indépendance est l’un des griefs de l’Autriche contre le Piémont.

A partir de cette ville, située sur la rive droite du fleuve, deux routes peuvent être choisies par une armée en marche vers la Lombardie. L’une mène directement à Milan, elle traverse toutes les rivières de cette partie de l’Italie, qui sont profondes et nombreuses. L’autre suit la rive droite du Pô, elle ne rencontre, avant de le passer à Plaisance, à Crémone ou à Brescello, que des torrens sans importance; mais elle n’en serait pas pour cela plus avantageuse, car l’Autriche occupe en Italie plus que le royaume lombardo-vénitien. Les traités de 1815 l’autorisaient à mettre des garnisons à Plaisance et dans la citadelle de Ferrare. Le pape, qui n’a jamais reconnu à des puissances étrangères le droit de lui imposer de telles obligations, a été, par suite de circonstances indépendantes de sa volonté, obligé de subir une occupation bien plus étendue encore. Des traités passés avec les ducs de Modène et de Toscane ont rendu les Autrichiens maîtres de Brescello, de Livourne, et de la plupart des villes importantes de ces duchés[5]. Le corps qui se porterait d’Alexandrie sur Plaisance pour éviter le passage des rivières qui séparent le Piémont de Milan se trouverait donc au milieu d’un pays occupé par les troupes ennemies. Le passage d’un fleuve aussi considérable que le Pô en présence d’une armée présenterait de très grandes difficultés. La ville de Plaisance, qui offre le pont le plus commode, est aussi par elle-même un obstacle très réel. Son enceinte de vieilles murailles renforcée de tours ne se prêterait qu’à une médiocre résistance ; mais pour mettre le pont qui fait son importance militaire à l’abri d’une surprise, le gouvernement autrichien a imposé au duché de Parme la construction tout autour de la place de redoutes capables de soutenir un siège. Elles forment par leur réunion un grand et solide camp retranché où un corps nombreux pourrait trouver un abri et braver des forces supérieures. Le passage du fleuve à Plaisance offrirait donc le danger sérieux d’un grand siège en présence d’une armée qui accourrait au secours de la place assiégée. Crémone, dont les fortifications, déjà faibles à l’époque où le prince Eugène en tenta la célèbre surprise, ont été abandonnées depuis, présenterait moins d’avantages encore, car cette ville est sur la rive gauche du fleuve. On se trouverait là en présence d’un pont coupé, exposé aux diversions que ne manquerait pas de tenter la garnison de Plaisance. Brescello, situé plus bas, sur la rive droite, n’est qu’un petit fort, mais il est rapproché de Mantoue, et aurait l’inconvénient de laisser sur les derrières de l’armée les deux passages de Plaisance et de Crémone. L’état-major autrichien a donc cru, avec une apparence de raison, avoir paré suffisamment aux éventualités d’une marche sur la rive droite du Pô par l’établissement du camp retranché de Plaisance, camp dont l’établissement n’était pas prévu par les traités.

Il y a plus de chances pour que le théâtre de la guerre reste sur la rive gauche du fleuve. À la rupture de la trêve, en 1849, le maréchal Radetzky, prévenant les Piémontais, prit l’initiative des mouvemens et attaqua ses adversaires au-delà du Tessin. Sans imiter servilement les manœuvres qu’il a exécutées, les officiers autrichiens ne sont point disposés à céder sans une vigoureuse résistance les lignes du Tessin et de l’Adda, qui couvrent le duché de Milan. Ils trouveraient cependant, à cause de la longueur du cours de ces rivières dans la plaine, et de la multiplicité des points où l’on peut les traverser, de grandes difficultés à la défense de cette partie du territoire. Jusqu’à ces derniers temps, ils n’avaient pas cherché à élever des fortifications coûteuses pour protéger des positions qui n’offrent pas par elles-mêmes un grand degré de force. Des casernes défensives avaient seulement été construites dans les villes pour maîtriser la population et offrir une retraite assurée aux garnisons. Le château de Milan ne peut avoir une autre destination, et il ne saurait résister à une attaque soutenue par du canon. Celui de Brescia, capable d’une forte défense devant un mouvement populaire, devrait céder à un siège de quatre ou cinq jours. Bergame a une vieille enceinte à tours datant du moyen âge et d’assez peu d’importance. Pizzighitone seule est fortifiée et garde un passage important de l’Adda; mais cette ville n’est pas sur la route principale de Milan, et ne pourrait que gêner la marche d’une armée envahissante, sans la forcer à s’arrêter; elle serait aisée à masquer par un corps de troupes, et tomberait au moyen d’un simple blocus. Dans le cas d’un retour offensif au contraire, elle aurait une action plus grande en ce qu’elle assurerait sans conteste le débouché des troupes autrichiennes sur la rive droite de l’Adda. Voisine de Crémone et de Plaisance, elle peut aussi former avec ces deux villes un système favorable dans certaines circonstances aux opérations militaires. Depuis le commencement de l’année 1859, l’armée autrichienne a été massée sur les bords du Pô et du Tessin, beaucoup de retranchemens ont été élevés le long de ces fleuves, aux abords des ponts principalement, et on a cherché à faire de Pavie la place centrale qui pourrait servir d’appui aux réserves. D’après la nature des approvisionnemens que l’on y rassemble, on peut même supposer que les vues se sont agrandies, et qu’on a l’intention d’en faire une place de dépôt et une base d’opération pour le cas éventuel où la guerre serait portée dans le Piémont et où l’on aurait à faire le siège d’Alexandrie. Les travaux de Pavie, avec quelque activité qu’on les ait poussés, ne sauraient lui donner la valeur d’une place fortifiée régulièrement, et tout en assurant un appui important à l’armée autrichienne, cette ville n’opposerait pas un obstacle considérable à l’invasion de la Lombardie. Toute la région d’ailleurs qui s’étend du Tessin au Mincio, sans être défavorable à la défensive, ne lui offrirait pas des avantages très marqués; aussi ce n’est pas là que l’on s’est proposé de disputer sérieusement la possession du pays.

L’état-major autrichien a fait une étude très approfondie de la campagne de 1796. Les grands succès des armées françaises, le facile investissement de Mantoue, le parti que le général en chef a su tirer des restes de la fortification de Vérone, et les nombreux combats qui se sont livrés autour de cette ville, ont surtout attiré son attention. Il a pensé que là était la position stratégique importante du pays, et on a fait des efforts énergiques pour atteindre un seul but : s’opposer aux combinaisons de la campagne de 1796, si on tentait de la recommencer. Cette idée est-elle juste? Il est permis d’en douter, car si le général en chef de l’armée d’Italie a certainement trouvé les dispositions les plus convenables pour vaincre les obstacles qu’il a rencontrés, la différence des temps peut amener à prendre des mesures différentes et modifier profondément les moyens à préférer soit pour l’attaque, soit pour la défense.

Quelque opinion que l’on se forme à cet égard, nous continuerons, simple narrateur, à exposer les idées des officiers autrichiens et les mesures qui leur ont paru assurer d’une manière complète leur domination en Italie. Les lignes du Mincio et de l’Adige leur ont paru devoir marquer le terme de la marche de toute armée qui envahirait la Lombardie. C’est sur les bords de ces rivières qu’ils ont accumulé toutes leurs ressources, tous les moyens que l’art a pu leur suggérer; c’est sur ce terrain si bien préparé, si longuement étudié par eux, qu’ils attendent l’ennemi, comme sur le vrai théâtre de la lutte dont l’issue décidera de la possession du pays. Le cours du Mincio n’a que dix lieues environ depuis le lac de Garde jusqu’aux marais qui entourent Mantoue et marquent la limite du terrain que les troupes peuvent parcourir. C’est la plus courte de toutes les lignes transversales que l’on franchit en parcourant la Haute-Italie, elle est par conséquent la plus facile à surveiller. La rivière est guéable sur plusieurs points à l’étiage, mais grossit beaucoup dans la saison des pluies et à la fonte des neiges. Les deux rives ont alternativement la prépondérance l’une sur l’autre; l’on y rencontre plusieurs ponts en pierre, et il s’y trouve plusieurs endroits favorables à un passage de vive force. Des places fortes, Peschiera et Mantoue, protègent les deux extrémités de cette ligne. L’Adige, dont le cours est beaucoup plus long et dont le volume d’eau est considérable, ne peut être franchi que dans l’espace d’une quinzaine de lieues qui sépare Vérone de Legnago. Au-dessus, il est serré de près par des hauteurs que ne traverse aucune route : au-dessous, il forme des marécages qui se réunissent à ceux des bouches du Pô. L’Adige n’est jamais guéable; il porte bateaux au-dessus comme au-dessous de Vérone, point où sa largeur est de 80 à 100 mètres. Ce fleuve opposerait plus de difficultés qu’aucun autre au passage d’une armée, et on l’a toujours regardé comme la meilleure ligne défensive de l’Italie. Le terrain du côté de Vérone est coupé de vignes et de jardins; vers Mantoue et Legnago, il est rempli de rivières, et partout se trouvent des canaux d’irrigation. La route de Vérone à Legnago a été tracée entre un de ces canaux et le cours de l’Adige, disposition qui assure la libre communication entre les deux villes. On comprend aisément quelle sécurité posséderait une armée ainsi placée entre deux rivières et quatre places fortes, ne redoutant d’être tournée ni au nord à cause des montagnes, ni au sud, où sont des marais qui se prolongent jusqu’à la mer. Elle pourrait se porter en peu de temps sur les points menacés, n’accepter de combats que lorsque l’occasion lui semblerait favorable, et dans les circonstances contraires ou après un échec se retirer sous la protection des places fortes. C’est là qu’en 1848 se sont arrêtés les succès du roi Charles-Albert. Après la prise de Peschiera, il dépassa un moment le Mincio pour aller se placer sur les hauteurs de Rivoli; mais, sentant bientôt le danger d’une situation aussi isolée, il se replia derrière la rivière, et ne put même opérer ce mouvement assez vite pour éviter un échec.

Les quatre places qu’on vient de nommer n’ont pas toutes la même importance, quoique ; toutes aient reçu des améliorations depuis 1830 et quelques-unes même très récemment. Peschiera est une petite ville située dans une île que forme le Mincio à sa sortie du lac de Garde. A l’époque des guerres de la république, sa fortification ne consistait qu’en(un pentagone bastionné. Il n’y a été fait que peu de chose pendant la domination française. Un mamelon qui domine la rive gauche de la rivière, appelé la Mandella, a reçu trois lunettes disposées comme un ouvrage à couronne dont les courtines manqueraient. Un large fossé naturel, précédé d’un glacis à contre-pente, les protège d’une manière d’autant plus avantageuse, que ces ouvrages, élevés à la hâte, ne paraissent pas occuper le terrain de la manière la plus favorable. Sur la rive droite du Mincio, un ouvrage assez vaste, le Salvi, couvre les abords immédiats de la rivière. Depuis 1848, les Autrichiens ont reporté très loin de l’île les limites de la défense; huit lunettes analogues à celles de la Mandella pour la forme et très judicieusement placées couronnent une légère ondulation du terrain. Elles se composent d’un réduit voûté à l’épreuve de la bombe, pouvant au besoin porter de l’artillerie sur sa terrasse et entouré d’un parapet en terre que protège un mur crénelé dans le système préconisé par Carnot et accueilli avec faveur par les ingénieurs allemands, tandis qu’en France l’opinion de son propre corps s’est prononcée contre cette innovation. L’ensemble des ouvrages qui entourent le camp retranché que l’on retrouve accolé à toutes les grandes forteresses construites par l’Autriche peut recevoir une forte division; mais à cause de leur disposition les lunettes se soutiennent mal entre elles, la prise d’une seule entraînerait rapidement la perte des autres, car les réduits à l’épreuve de la bombe qui en forment la gorge n’ont pas leurs murs à l’épreuve du canon, et par suite de leur isolement chacune a besoin d’un chef énergique et capable. L’avantage de ce camp retranché, outre le degré de force qu’il ajoute à la ville de Peschiera, est de menacer les flancs de l’armée qui tenterait le passage du Mincio à Goïto ou à Valeggio. La flottille du lac de Garde, qui trouve à Peschiera un abri et des magasins de charbon, pourrait aussi faire des descentes inopinées sur les bords du lac et gêner les attaques en les prenant à revers. Des écluses ont été établies afin de pouvoir à volonté élever le niveau du lac et de détruire, par des chasses dont l’effet se ferait sentir jusqu’aux lacs de Mantoue, les ponts de bateaux ou de chevalets que l’on aurait jetés sur le Mincio entre ces deux villes.

Le morcellement que l’on peut reprocher aux ouvrages de Peschiera se retrouve dans presque toutes les fortifications élevées par les Allemands, et il aurait suffi pour faire rejeter en France un semblable système de défense; mais en fait de fortification tout ce qui est vérité sur une rive du Rhin est taxé d’erreur sur l’autre bord du fleuve : l’épreuve d’un siège peut seule apprendre de quel côté se trouve la raison. En 1848, Peschiera a été enlevé par l’armée sarde après une médiocre résistance; cet exemple ne prouve rien quant à sa valeur actuelle, et d’ailleurs la garnison était peu nombreuse.

Mantoue est, comme Peschiera, dans une île du Mincio; mais cette île est vaste, sa superficie est de près de cinquante hectares, et elle est accolée à une autre de pareille étendue qui sert de champ de Mars, le Thé, où campait l’armée de Wurmser en 1796. Les deux îles se trouvent au milieu d’un lac formé par un élargissement de la rivière, et sont distantes de 800 mètres à peu près de chacune des rives. Mantoue est donc inabordable, et pourtant, si l’on réussissait à dessécher complètement le lac, il ne resterait qu’une fortification sans valeur; mais cette opération a été tentée dans le siècle dernier, et il n’en est résulté qu’un marécage infect jugé plus infranchissable que le lac lui-même. Un pénètre dans la ville par des chaussées étroites, au nombre de deux sur la rive gauche et de trois sur la rive droite. Quatre forts défendent ces passages, la citadelle et Saint-George à l’est, la Pradella et le Pietole à l’ouest. Les trois chaussées de Saint-George, de la Pradella et du Pietole forment digue et soutiennent l’inondation. Cette disposition des lieux explique la longue résistance de la ville et fait comprendre aussi comment des armées nombreuses ont pu y être bloquées par de simples divisions. Malgré ces défauts et l’insalubrité du lieu, qui a résisté à toutes les tentatives d’assainissement, Mantoue a conservé la réputation d’être la clé de l’Italie. L’empereur Napoléon avait fait améliorer les forts existans et construire celui du Pietole. Les Autrichiens n’y ont ajouté que peu de chose; il est probable cependant que, vu l’importance et le petit développement de ces forts, on en aura protégé les abords par un système de mines.

Mantoue a paru trop malsain et surtout trop éloigné des gorges du Tyrol par lesquelles l’armée qui défend l’Italie attend ses renforts et ses ravitaillemens : c’est Vérone, ville située à l’endroit même où l’Adige sort de ces gorges pour entrer dans la plaine, qui a été choisi pour servir de quartier-général à l’armée et de dépôt central pour ses munitions de toute sorte. Des travaux considérables y ont été faits, et malgré l’emploi économique de la main-d’œuvre militaire, la dépense était évaluée en 1848 à 18 millions; elle doit être d’au moins 25 millions en ce moment. Cette masse d’argent répandue dans le pays et les dépenses qu’occasionne la présence d’une forte garnison et d’un état-major nombreux ont déjà modifié les dispositions des habitans; ils sont en effet plus bienveillans pour l’Autriche à Vérone que dans aucune autre ville, et se mêlent plus volontiers aux militaires. Partout, sur les murs et dans les boutiques, on voit des annonces allemandes en aussi grand nombre qu’en italien, et les dialectes étrangers s’y mêlent à la langue nationale. Aussi une insurrection n’y est-elle guère probable, et c’est par un excès de précaution que l’on y a construit des casernes fermées et défendues contre la population. Vérone est d’ailleurs une ville importante : elle compte environ cinquante-cinq mille habitans, et conserve de beaux restes de la puissance des seigneurs de la Scala, qui la possédaient autrefois. On y voit de magnifiques antiquités romaines, attestant que de tout temps cette position redoutable a été occupée comme poste militaire. Une enceinte, due aux anciens ingénieurs italiens, a servi de base aux travaux récens, qui d’ailleurs ont tout à fait transformé la place, sur la rive droite de l’Adige surtout. On a élevé de ce côté, tout le long de l’ancienne muraille, huit bastions disposés d’après le système de Carnot, avec des contrescarpes non revêtues pour faciliter les sorties. Un fort très rapproché de la ville, celui de Saint-Procule, couvre l’entrée de la rivière dans la ville; le fort de Hess, un peu plus éloigné, en protège la sortie. De nombreux établissemens militaires existent à Vérone; mais, comme l’espace intérieur n’était pas suffisant pour contenir toutes les troupes que l’on pouvait avoir à y rassembler à un moment donné, on y a ajouté un camp retranché. Une vaste dépression de terrain, alluvion abandonnée par l’Adige dans le cours des siècles, a été entourée de fortes redoutes, espacées entre elles de 600 mètres environ, et qui ont reçu les noms-des généraux les plus marquans de la dernière guerre. Presque toutes ces redoutes ont la forme d’un trapèze, dont la grande base est tournée vers l’intérieur, et chacune possède une caserne voûtée à l’épreuve de la bombe. Ce camp retranché a trois kilomètres de long sur deux de large; la ville de Vérone lui sert d’appui et de réduit.

Une pareille place de guerre est assurément des plus respectables en raison de son étendue et de la forte garnison qu’elle peut recevoir. Sa destination paraît même de servir de centre d’action à une armée entière plutôt que d’assurer la conservation d’un point déterminé, et il est probable que son sort se décidera par des combats livrés près de ses murs de préférence à un siège, rendu difficile par l’étendue de l’investissement et l’énormité du matériel qu’il faudrait amener. Aussi les Autrichiens, lui attribuant ce rôle, avaient préparé avant la création du camp retranché des portes en assez grand nombre pour pouvoir faire sortir vingt-cinq mille hommes de la ville en moins d’une demi-heure : précaution sans objet maintenant que l’armée peut bivouaquer tout entière dans le camp retranché. La rive gauche du fleuve, qui ne se trouve pas sur la route naturelle de l’invasion, a reçu de moindres améliorations sans être pour cela négligée. La vieille enceinte suivait les formes du terrain; c’était l’ancienne muraille due à l’empereur Gallien, réparée et pourvue de tours par l’illustre architecte et ingénieur San-Michele : on s’est contenté d’y ajouter des bastions sur quelques points principaux. Le développement de cette partie de la fortification peut être assimilé à six fronts réguliers ordinaires. Le vieux château Saint-Félix, dépourvu de flanquement et formant ce que les ingénieurs appellent une queue d’hironde, la domine tout entière; il occupe la croupe d’un contre-fort des Alpes du Tyrol, qui vient étendre jusqu’aux portes de la ville deux bras longs et étroits entre l’Adige et le val Pentana, lit d’un torrent presque toujours à sec. Comme il est la clé de la position de ce côté, on en a garni les abords par une série de fortins ou même de simples tours, qui occupent toutes les aspérités de cette colline rocheuse et dénudée jusqu’à une assez grande distance.

Les avantages qu’assure l’occupation de cette forte place de Vérone inspirent à l’armée autrichienne une grande confiance. Inférieure en nombre, elle pourrait s’y retirer et y défier les attaques de l’ennemi; la proximité de Peschiera et de Mantoue lui permettrait de recevoir des secours de ces places ou de leur en fournir au besoin. Si au contraire cette armée possédait la supériorité numérique, elle y laisserait en sûreté ses malades et ses dépôts de vivres pour agir à son gré entre les deux rivières, ou encore elle traverserait le Mincio sur les ponts de Peschiera, avec lesquels elle communique, et menacerait par Brescia la ligne de retraite de l’ennemi. Elle pourrait aussi opérer sur la rive gauche de l’Adige, quoique d’une manière moins décisive, à cause de la proximité trop grande des montagnes, qui nuirait au développement des troupes. Alors se ferait sentir l’influence de Legnago. Reliée d’une manière sûre au grand camp de Vérone, cette petite ville possède une double tête de pont sur 1 Adige, et donne à celui qui l’occupe le moyen de déboucher du côté qui lui convient, à proximité soit de Mantoue, soit de Padoue. Legnago n’a d’ailleurs d’importance que comme position militaire; mais à ce titre elle avait attiré d’une manière toute spéciale l’attention de l’empereur Napoléon : il a ordonné lui-même les travaux de fortification que l’on y a faits.

S’attachant toujours à prévenir le retour des événemens passés, l’état-major autrichien s’est préoccupé de la marche hardie tentée, quoique sans succès, en 1848, par le roi Charles-Albert sur le plateau de Rivoli. On a craint de voir après des désastres cette position occupée et la ville de Vérone isolée du Tyrol, et des forts en maçonnerie ont été construits récemment sur le plateau pour en conserver la possession aux troupes du camp principal. Du moins il paraît assez difficile d’expliquer d’une autre manière la création de ces forts, qui se rapprochent par leur forme des tours maximiliennes, et ne pourraient faire une longue résistance, s’ils étaient réduits à eux-mêmes. On ne peut admettre qu’ils soient destinés à protéger la retraite vers le Tyrol d’un corps de troupes qui aurait abandonné Vérone, car la position de Rivoli, excellente pour arrêter une armée qui descend du nord vers l’Italie, n’aurait pas la même valeur dans l’hypothèse contraire. Il n’est pas moins difficile de croire que l’on ait voulu arrêter, au moyen de ces forts, une attaque venant par le Tyrol, car l’armée qui prendrait une voie aussi détournée risquerait trop d’être coupée de toutes ses communications par un retour offensif de Vérone sur Milan, et il est peu probable qu’un général en chef s’expose à rester isolé au milieu des montagnes, hors d’état de recevoir des secours, et réduit à se faire jour à tout prix pour ressaisir ses communications. On doit donc attribuer la construction de ces forts à une prudence exagérée, et plus tard peut-être, si l’Italie recouvre son indépendance, ils pourront servir à sa défense.

En admettant même que, repoussée jusqu’à Vérone, l’armée autrichienne se vit bloquée dans cette ville par des forces supérieures, la route magistrale de l’Adige ne serait pas sa seule communication avec le Tyrol et la seule voie par laquelle elle pourrait recevoir des renforts. Le long du petit lac d’Idro passe un chemin qui, médiocre d’abord, mauvais même dans la montagne, devient parfaitement viable dès qu’il arrive dans la plaine. Une forteresse d’une forme bizarre est suspendue aux rochers et barre complètement cette route : c’est la Rocca d’Anfo, bâtie par les Français pour arrêter les invasions venant du nord, et qui maintenant opposerait une résistance considérable à une attaque. Le rocher d’où lui vient son nom est en effet inabordable; des précipices l’entourent presque de toutes parts, et des canons qui, comme ceux de Gibraltar, ne révèlent leur existence que par leurs effets viennent balayer la route jusqu’à une grande distance de l’endroit où elle atteint les portes du fort. Le général qui aurait repoussé les Autrichiens depuis le Tessin jusque sous les murs de Vérone aurait donc toujours à veiller de ce côté, dans la crainte de voir une armée de secours se montrer tout à coup derrière lui, dans les plaines de Lonato et de Brescia. Et ce danger ne serait pas le plus grand : ce général serait exposé aussi à se voir enlever sans combats toutes ses conquêtes par l’arrivée d’une armée de secours descendant du Tyrol sur Milan par les routes du Tonale et du Stelvio, car ces routes ont été ouvertes tout exprès pour cette puissante diversion, et permettraient à l’Autriche de passer sans transition de la défensive à l’offensive. Toute sorte de difficultés se présenteraient donc, si l’on voulait essayer de forcer la position de Vérone. A la vérité, le maréchal Marmont, qui a parcouru la route du Stelvio à une époque où celle du Tonale n’existait pas encore, a émis l’opinion qu’elle pourrait être plus dangereuse qu’utile à la domination autrichienne, parce que si elle mène du Tyrol à Milan, elle peut aussi conduire de la Lombardie au cœur du Tyrol. Néanmoins l’état-major autrichien a pensé qu’il serait toujours facile de l’intercepter en cas de nécessité; il a compté aussi sur le zèle de la population du Tyrol, chez laquelle les exploits d’André Hofer et les souvenirs de la guerre de 1809 sont passés à l’état de légende. Peut-être enfin a-t-il supposé que ce pays pauvre offrirait trop peu de ressources pour qu’une armée osât s’y avancer, laissant derrière elle la plaine entière de la Lombardie, le prix de la victoire, exposée aux coups des garnisons de Vérone et de Mantoue. Néanmoins, quelques puissans avantages qu’offre la défensive dans les pays de montagne, on ne s’explique pas très bien pourquoi des forts placés sur les versans italiens ne maîtrisent pas ces routes, tandis qu’on en a établi d’autres sur les versans allemands des Alpes du Tyrol. La destruction des routes ne saurait y suppléer avantageusement, parce qu’il faudrait ensuite de grands travaux pour rétablir les communications coupées.

Quoi qu’il en soit, le Tyrol fùt-il envahi, le dévouement de sa population fût-il impuissant à le défendre, des forteresses respectables arrêteraient encore la marche de l’invasion vers le centre de l’empire, et menaceraient sa ligne d’opération. La position de Brixen dans la vallée de l’Eisach, à l’embranchement de la route du Brenner et de celle qui, remontant la rivière, passe dans la vallée de la Drave ou Pusterthal, avait déjà fixé l’attention de l’archiduc Charles. Ce prince signalait comme devant être fortifiée la colline où en 1809 les Autrichiens livrèrent un rude combat aux Français, qui, repoussés d’abord, finirent par culbuter leurs adversaires. On a élevé en ce point deux forts qui portent le nom de Franzenfeste : ils couvrent à eux deux une étendue de huit hectares environ. Leurs hautes murailles, dans cette position déjà élevée, s’harmonisent de la manière la plus pittoresque avec le paysage grandiose qui les entoure; des montagnes couvertes de sapins les dominent de chaque côté de plus de 700 mètres, mais la raideur des pentes rend ces montagnes inabordables au canon. Les sommets éternellement blancs des Alpes noriques et les glaciers suspendus à leurs flancs bornent la vue, et la hauteur de ce formidable rempart atteint 3,000 mètres. Que l’art est impuissant pour égaler ces sublimes aspects de la nature! Les travaux des ingénieurs, tout immenses qu’ils sont, paraissent bien petits, quand on les compare aux accidens naturels multipliés dans ces gorges moins célébrées que celles de la Suisse, mais qui méritent peut-être tout autant les visites des touristes. Quelle fortification d’ailleurs pourrait valoir les défenses naturelles de ces passages? Souvent à l’improviste la route s’arrête devant une muraille de rocher, on se détourne, et un couloir étroit, où l’on peut voir encore les traces des barrières qui l’ont fermé jadis, donne à grand’peine un passage aux voitures. Ces lieux s’appellent le Brixener-Klause, le Muhlbacher-Klause[6]. Ils perpétuent par leur nom les souvenirs de la porte et du péage du moyen âge, et peut-être de temps moins anciens. Quoique les exigences du commerce et le besoin de communication fassent successivement élargir ces passages périlleux, jamais un semblable pays ne conviendra aux opérations des grandes armées, c’est celui des guerres de partisans.

Une cluse de cette espèce se rencontre à une heure au nord de Nauders, sur la route occidentale qui mène de Trente à Inspruck. On y a placé le fort de Finstermuntz au lieu même d’où en 1799 le général Lecourbe fut déposté par le général autrichien Bellegarde. Le petit ruisseau du Stillbach, dont la source se confond avec celle de l’Adige, traverse en ce point la chaîne septentrionale des Alpes pour rejoindre l’Inn par une fissure si profonde que le soleil n’y pénètre que quelques instans chaque jour, si étroite que la route y dispute le passage au ruisseau et se trouve parfois suspendue au-dessus de lui, mais cet étroit passage est le moins élevé des Alpes, et il a été recherché depuis des siècles, quoiqu’il oblige à suivre de chaque côté de longs défilés. Le fort actuel s’élève sur l’emplacement d’un château gothique, celui de Saint-Nicolas. Il serait presque aussi exact de dire qu’il est creusé au même endroit, car la fissure est si étroite, la paroi du rocher si exactement verticale, que, pour loger la petite garnison chargée de défendre le passage, on a dû lui ménager un abri dans le sein même de la montagne. Le Finstermuntz opposerait donc un obstacle sérieux au chef hardi qui voudrait aller chercher au fond du Tyrol les gages de la conquête de la Lombardie, au lieu de s’emparer successivement du pays en le parcourant dans toute sa longueur.

Dans cette marche méthodique, si l’on avait triomphé de la résistance de Vérone, on n’aurait plus à parcourir que les plaines de la Vénétie, seconde partie de la conquête, qui serait plus facile que celle du pays entre le Tessin et le Mincio. Le territoire est en effet moins coupé, les rivières sont plus facilement guéables, et d’un cours assez long pour que la défense en soit peu commode. Les villes possédées jadis par la république de Venise ont presque toutes conservé leurs murailles du moyen âge; mais, capables de résister encore à des corps de cavalerie et d’infanterie, elles devraient ouvrir leurs portes à une troupe pourvue d’artillerie. Depuis l’Adige jusqu’aux provinces illyriennes, il n’y a que Palma-Nuova et le fort d’Osopo qui puissent exiger un siège régulier. Osopo est trop petit pour entrer en considération dans la marche des armées, et Palma-Nuova, plus importante et capable de servir de base d’opération, verrait sans doute sa résistance limitée à une durée de trois semaines, si elle était livrée à ses seules forces. Il faudrait toutefois pendant cette marche exercer une exacte surveillance sur le Tyrol, et on pourrait le faire sans pénétrer dans la partie allemande, qui est la plus montagneuse et la mieux défendue. Il suffirait pour cela de couper la route du Stelvio et d’occuper fortement la vallée de l’Adige à Bolzano, au-dessus des points d’embranchement des autres routes qui pénètrent en Italie. Tout ce pays parle italien et se rapproche par ses sentimens du reste de l’Italie; la marche d’une armée jusqu’à Bolzano, au confluent de l’Adige et de l’Eisach, n’offrirait donc que des difficultés ordinaires. La ville de Trente, que l’on rencontrerait sur sa route, a été fortifiée autrefois, et des travaux y ont été entrepris dans les dernières années; mais le site est ingrat, les hauteurs qui dominent la ville de très près ne permettront jamais d’y faire une longue résistance, et aujourd’hui comme au temps des guerres de la république, elle n’offrirait qu’un médiocre appui à une armée en retraite.

Ce serait donc au passage des Alpes carniques, à l’entrée des provinces illyriennes, qu’une nouvelle lutte s’engagerait; mais ici la guerre perdrait complètement son caractère italien, et deviendrait une guerre allemande. Elle sortirait du cadre que nous nous sommes tracé. Une telle éventualité est d’ailleurs en dehors des prévisions ordinaires. En 1797, l’armée française put s’avancer sans obstacle sur la route de Vienne, parce que, suivant la belle expression de l’empereur Napoléon, on ne lui opposait plus qu’un général sans armée; mais cette marche audacieuse a effrayé même les historiens militaires, unanimes à déclarer qu’elle serait impossible à recommencer dans des circonstances différentes de celles où elle a eu lieu.


IV.

La Haute-Italie est accessible à un ennemi de la monarchie autrichienne de deux côtés seulement, par le Piémont et par l’Adriatique : les autres frontières sont couvertes par la neutralité suisse et par la péninsule. Il ne nous reste donc qu’à parler des mesures prises par le gouvernement autrichien contre une attaque qui serait tentée par la mer Adriatique.

Pour trouver le souvenir d’une guerre de ce genre, il faut remonter à la lutte des républiques de Gènes et de Venise, ce qui montre clairement combien ce genre d’opération a semblé peu profitable pendant des siècles. Toutefois le succès qui a suivi le débarquement des armées alliées sur la plage déserte de la Crimée fait que l’on se demande si une tentative analogue ne serait pas essayée par une nation qui aurait une supériorité maritime indiscutable, surtout lorsqu’elle pourrait y trouver l’avantage d’être sur la voie de communication la plus directe entre Milan, Vérone et Vienne, et d’aborder le grand camp de l’armée autrichienne par son côté le moins fortifié. On ne semble pas avoir cru jusqu’ici que ce danger fût très sérieux. Le débarquement opéré, il faudrait en effet que l’armée, ainsi jetée au centre du pays ennemi, fût très forte et très mobile pour résister à une attaque combinée des troupes du camp de Vérone et de celles des provinces illyriennes; elle aurait par conséquent besoin d’un grand nombre de chevaux dont le transport par mer est une chose fort scabreuse. Puis le débarquement par lui-même donnerait lieu à des difficultés d’un ordre bien supérieur. En effet, des bouches du Pô à la frontière de l’Istrie, le littoral de l’Adriatique ne se compose que de marécages d’une insalubrité tristement célèbre. Il y a là des endroits où l’on ne peut passer une nuit sans être la proie des fièvres. La mer, dans tous ces parages, a d’ailleurs fort peu de profondeur à de grandes distances de terre et offre peu de ports capables d’abriter une flotte nombreuse. Il n’en existe qu’un seul qui puisse recevoir, non des vaisseaux de ligne, ni même des frégates de premier rang pourvues de leur armement, mais des navires d’un ordre médiocre : c’est Venise. Or Venise, fondée depuis quatorze siècles, n’a jamais succombé à un siège. Jamais, il est vrai, au temps de sa splendeur comme à l’époque de sa décadence, elle n’a eu à résister aux moyens d’attaque que possède la marine actuelle, mais jamais non plus on n’a déployé pour la défendre des ressources aussi étendues que celles dont on disposerait maintenant. Il existe trois passes principales qui conduisent dans les canaux intérieurs des lagunes malgré l’ensablement progressif de la côte : celles du Lido, de Chioggia et de Malamocco. Toutes trois sont défendues par de fortes batteries munies de bons réduits et devant lesquelles il faudrait que les bâtimens chargés du débarquement des troupes vinssent passer. Le manque de fond ne permettrait de les attaquer qu’avec des navires de guerre d’un armement secondaire, et une fois ces défilés franchis, la prudence du gouvernement autrichien a établi un certain nombre d’autres forts dispersés dans les lagunes pour commander les passes intérieures des canaux.

Si l’on triomphait de tous ces obstacles, il n’y a pas de doute que la prise de Venise ne fût d’un intérêt majeur pour l’armée envahissante, parce qu’elle lui permettrait de déboucher à de grandes distances, soit à l’est, soit à l’ouest. Et dans le cas même où l’on renoncerait à agir sur la terre ferme, on verrait certainement une partie considérable de l’armée de la Lombardie s’immobiliser dans l’observation de cette ville si importante. Toutefois, à cause même de ces raisons, on devrait s’attendre à voir Venise vigoureusement défendue par l’Autriche. Il n’est pas présumable qu’on lui affecte une garnison au-dessous de 15 ou 20,000 hommes. La ville prise, il resterait d’ailleurs, pour en rendre la conquête utile, à se mettre en possession du fort Malghera, entouré de marais peu profonds, mais fangeux, et presque inabordable par terre comme par mer. Il commande absolument la communication directe de Venise avec le continent; le chemin de fer et le pont immense jeté sur les lagunes aboutissent à ses glacis. Dans la longue résistance que fit cette ville illustre après la perte de toutes les espérances de l’Italie, le fort Malghera fut longtemps et vainement assiégé par les Autrichiens, et ceux-ci avaient un intérêt immense à s’en emparer pour couper aux révoltés toute communication avec la terre ferme; ils ne purent cependant y réussir par la force, et il fallut que l’épuisement des défenseurs, décimés par la fièvre et le choléra, les décidât spontanément à l’abandonner. C’est la possession du fort Malghera qui seule peut permettre à Venise de servir de base d’opération à une armée. Pour que le théâtre de la guerre put s’établir dans la Vénétie avant la conquête du Milanais, il faudrait donc que l’Autriche subît, dès le commencement des hostilités, un échec très grand, plus grand même qu’il n’est raisonnablement permis de le supposer.

Ceci nous amène à rechercher si l’on pourrait compter aujourd’hui sur le concours des circonstances qui en 1848 ont fait tomber Venise et tant d’autres villes au pouvoir de l’insurrection italienne. La France a fait une assez triste expérience des révolutions pour savoir que l’imprévu est la grande loi des états dans les momens de trouble. La seule question à laquelle on puisse essayer de répondre est celle-ci : est-il probable qu’aujourd’hui comme il y a dix ans l’insurrection puisse réussir à s’emparer de la plus grande partie du pays? Le résumé succinct des faits qui se sont passés à cette époque va servir de réponse. La révolution de 1848 fut une surprise pour l’Autriche comme pour la France. Elle se vit menacée à la fois à Vienne, en Bohême, en Hongrie, en Italie. Son armée dans ce dernier pays pouvait s’élever au nombre.de soixante-dix ou quatre-vingt mille hommes, mais elle était dispersée dans les villes de garnison : partout elle fut prise au dépourvu par l’insurrection; beaucoup de soldats désertèrent, et, fait digne de remarque, presque tous se retirèrent chez eux. Ceux même qui étaient Italiens d’origine n’allèrent pas grossir les rangs des révoltés, comme cela est arrivé en Hongrie, où l’armée s’est soulevée tout entière. Partout où les troupes étaient en petit nombre, elles durent céder ou se retirer; mais la Rocca d’Anfo est le seul endroit vraiment fortifié qui, en Lombardie, ait succombé à l’effervescence populaire. Toutes les villes de guerre restèrent au pouvoir de l’armée, et ce fut même en vertu d’une convention autorisée que la garnison de Pavie se retira pour rallier à Vérone celle de Milan. Tout le terrain compris entre le Mincio et l’Adige resta au pouvoir du maréchal Radetzky et contribua à nourrir son armée. A Venise au contraire, les choses se passèrent différemment : la conduite habile et mesurée des chefs du parti national, la faiblesse du comte Palfy, gouverneur civil, et du comte Zichy, chef militaire, amenèrent d’abord la défection de la flotte et des ouvriers de l’arsenal, ensuite l’armement de la garde nationale, et finalement l’évacuation de la ville. Les forts même furent rendus, faute capitale du général en chef, car si, ce qu’il est difficile d’apprécier, la situation des affaires l’obligeait à reculer devant un soulèvement populaire, rien ne le forçait du moins à comprendre le fort Malghera et tout le système des forts des lagunes dans l’abandon qu’il faisait de Venise, et en conservant cette forteresse il aurait beaucoup facilité la reprise de la ville elle-même.

Palma-Nuova et Osopo suivirent l’exemple de Venise. La garnison erra sur la terre ferme, et bientôt la révolte se propageant dans toute la Vénétie et dans le Tyrol italien, qui comprend la vallée moyenne de l’Adige depuis Bolzano jusqu’auprès de Vérone, les restes de l’armée autrichienne en Italie se trouvèrent séparés en deux parties sans communications entre elles ni avec le reste de l’empire. On peut juger avec quelle promptitude la désertion dut se propager dans ces corps isolés, combien de traînards, d’écloppés durent disparaître des rangs, si l’on songe qu’il s’écoula un temps assez long avant que les chefs des garnisons expulsées des villes pussent être instruits des lieux où ils devaient se réunir au gros de l’armée. Ce fut seulement après que le général Nugent, frappant un coup vigoureux, eut repris Vicence et rétabli ses communications avec Vérone, que la situation s’éclaircit, et qu’il devint possible de faire des projets pour l’avenir. Si aujourd’hui l’insurrection réussissait encore à se rendre maîtresse de Venise, il suffirait de la présence à Malghera d’un commandant homme d’honneur et d’énergie pour que cette conquête restât stérile aux mains des vainqueurs.

Les Autrichiens comptent en ce moment une armée nombreuse en Italie ; Vienne et la Bohême sont tranquilles ; la Hongrie a vu son armée nationale dissoute et beaucoup d’améliorations introduites dans sa législation. Seule l’Italie subit avec impatience un joug étranger, mais l’armée qui la domine est bien organisée et surveille avec méfiance l’attitude du pays. Elle se trouve toute préparée à combattre une insurrection dont l’éventualité est prévue à Vienne, et qui ne serait pas favorisée par la nature du pays comme l’ont été à d’autres époques celles du Tyrol et de la Vendée. Dans ces circonstances, lors même qu’une révolte éclate, il est bien rare que l’avantage ne reste pas à la force organisée ; le résultat de celle de 1848 ne le prouve que trop : le patriotisme et le courage ne suffisent pas pour qu’une nation recouvre son indépendance.

Le but de cette étude a été d’exposer sur quelles bases militaires repose la domination exercée par l’Autriche en Italie, de montrer sa force sans l’exagérer, mais aussi sans encourager aucune illusion. Il est constant que le gouvernement autrichien dispose en ce moment au-delà des Alpes d’une armée considérable, bien commandée, bien disciplinée. Il a fait tout ce qu’il était en son pouvoir pour lui donner l’homogénéité qui lui manque, et s’il a conservé des doutes sur la fidélité de quelques-uns de ses soldats, il lui est facile de les reléguer dans une partie écartée de son empire, loin des lieux qui seront le théâtre des actes de guerre. L’Italie est couverte de nombreux soldats dont il est loisible en peu de temps à l’Autriche d’augmenter le chiffre ; ils ne se trouvent plus, comme en 1848, disséminés dans de faibles garnisons, mais groupés près des points que l’on a intérêt à surveiller. Des casernes défensives, probablement munies de vivres, leur permettraient de braver les efforts d’une population soulevée. Des positions avantageuses, savamment fortifiées, donnent à l’armée autrichienne une action très puissante sur le pays, et lui ménagent une retraite presque inexpugnable en cas de revers. Enfin un réseau de routes, établies au prix du plus rude labeur, non-seulement assure sa communication constante avec le centre de l’empire, mais encore menace continuellement l’ennemi d’une diversion de la plus dangereuse espèce. Tout paraît prévu, les côtes mêmes semblent hors d’insulte malgré l’état d’infériorité de la force maritime. Voilà bien des raisons qui pourraient expliquer la confiance du cabinet autrichien dans les résultats d’une lutte armée pour la défense de sa domination en Italie. Et cependant, si elle étale avec ostentation la grandeur de ses préparatifs, si même elle a cru devoir prendre à l’égard du Piémont une attitude comminatoire, si enfin elle a toléré que ses généraux exprimassent tout haut l’intention de traverser le Tessin pour détruire l’armée sarde avant l’arrivée de ses alliés, l’Autriche peut-elle méconnaître la puissance des moyens auxquels il lui faudrait résister? Les soldats de la France et de l’Autriche se sont souvent rencontrés sur le champ de bataille, et de nombreux exemples prouvent ce qu’il faut attendre d’une lutte qui les mettrait en présence. L’opinion de l’Europe est depuis longtemps fixée à cet égard. Souhaitons seulement dans l’intérêt des peuples, pour les progrès de la civilisation et de l’industrie, à qui la paix est si nécessaire, que cette vérité n’ait pas besoin d’une démonstration nouvelle, et qu’il ne faille pas recourir à la douloureuse et suprême épreuve de la guerre.


J’affaiblirais sans doute l’intérêt des pages qu’on vient de lire, si je les donnais comme un résultat de mes observations personnelles. Ma seule part dans ce travail est d’avoir rapproché les fruits de recherches anciennes ou récentes faites, sur des lieux dont une grande partie m’est connue, par des hommes distingués qui m’ont honoré de leur amitié. J’étudiais naguère sur la côte orientale de l’Adriatique les élémens de la force maritime de l’Autriche[7] : les circonstances actuelles servent d’excuse à la témérité avec laquelle j’aborde un sujet plus important, grâce à de précieuses informations et notamment à un remarquable mémoire qu’il m’a suffi bien souvent de reproduire. L’étude qui m’a surtout servi de guide apprendra peu de chose aux militaires et aux ingénieurs italiens; mais le but sera atteint si elle inspire à quelques-uns de nos officiers le désir, trop peu répandu dans notre armée, de se tenir au courant des révolutions qui s’accomplissent dans la constitution militaire des autres puissances de l’Europe.

J’entendais raconter à Vienne même, il y a quelques années, que lorsqu’en 1831 le prince de Ligne y vint notifier, au nom de son pays, l’avènement du prince Léopold de Saxe-Cobourg au trône de Belgique, il fut reçu par l’empereur François Ier avec une courtoisie particulière. Après les complimens d’usage, le monarque dit à l’ambassadeur : « Vous ne manquerez pas de répéter à sa majesté le roi Léopold qu’en parlant de lui j’ai insisté à plusieurs reprises sur son titre de roi des Belges. Personne ne le salue en cette qualité avec autant de plaisir que moi. Roi des Belges ! je n’ai certes pas envie de l’être à sa place, et ce n’est pas à mes yeux le moindre mérite de la constitution du nouvel état que de nous dispenser à jamais, moi et mes successeurs, de nous mêler de ses affaires. Gouverne les Belges qui pourra, pourvu que ce ne soit pas nous! La Belgique a appartenu à ma maison, et Dieu sait ce que nous ont valu de peines l’esprit remuant de ses habitans, le soin de le contenir, celui de défendre ses frontières. Elle nous coûtait, même en finances, le double de ce qu’elle nous rendait... » Et, là-dessus, rappelant les révoltes et les guerres dont la Belgique avait été le théâtre, l’empereur montra combien l’histoire de cette contrée lui était familière. «Rendez fidèlement ma conversation à sa majesté le roi des Belges, dit-il en terminant, et qu’elle y voie la preuve de la cordialité de mes vœux pour sa personne et pour ses états. »

Quelques hommages que l’on rende à la sagesse de ce langage, il serait malséant de se demander en ce moment si quelque jour il n’en sera pas tenu un semblable à Vienne lorsque la Lombardo-Vénétie aura reconquis son indépendance. Les possessions de l’Autriche au sud des Alpes et à l’est de l’Isonzo sont pour elle certes une véritable Belgique, à cela près que sa domination y lutte contre des antipathies séculaires, tandis qu’adoucie par la crainte de donner à un voisin sympathique et redoutable des mécontentemens à exploiter, elle était acceptée sans répugnance sur les rives de l’Escaut. En 1848, quand la Bohême et la Hongrie avaient, comme les provinces italiennes, les armes à la main pour se séparer de l’empire, la pensée a germé à Vienne de constituer la Lombardie et la Vénétie en un état séparé, sous la souveraineté d’un archiduc, et de substituer ainsi un voisin paisible, peut-être un allié fidèle, à un esclave toujours frémissant et toujours à l’affût de l’occasion de frapper son maître; mais ce projet fut bientôt abandonné par suite des désastres de l’armée piémontaise. La pensée de politique clairvoyante que la mauvaise fortune suggérait à l’Autriche aux premières victoires du roi Charles-Albert ne retrouvera peut-être plus son heure. Aujourd’hui, courbées sous le joug, traitées en pays conquis, les provinces italiennes ne gardent que ce qu’il est impossible de leur arracher; l’Autriche suce le plus pur de leur substance. Cependant, si énorme que soit le produit qu’elle en tire, qui calculerait froidement ce que coûtent la garde et la surveillance de cette belle révoltée trouverait probablement que les profits ne balancent pas les charges, et la conséquence de ce calcul serait que l’Autriche gagnerait beaucoup à se débarrasser de la furie qu’elle tient attachée à son flanc.

Ces réflexions ont dû venir à beaucoup de bons esprits en Autriche, peut-être même ceux qui gardent le plus immédiatement l’Italie se sont-ils souvent dit que le geôlier n’est pas beaucoup plus libre que sa victime. Malheureusement les hommes n’écoutent la raison qui froisse leurs passions et leur orgueil que lorsqu’elle est appuyée sur la force; la raison, la clémence et cent autres vertus n’entrent guère dans les âmes qu’à la suite du malheur, et sans parler des races dissidentes, les trois quarts des sujets allemands de l’empereur d’Autriche seraient persuadés des avantages de l’affranchissement de l’Italie que le quart restant s’y opposerait et l’emporterait sur la majorité. L’empereur François lui-même, qui parlait si bien au prince de Ligne, obéissait sans s’en apercevoir au souvenir des batailles de Fleurus et de Jemmapes. C’est de là que venaient sa sagesse et sa mansuétude, il est permis de le croire, car on n’a jamais dit qu’avant d’être éclairé par ces grands événemens, il ait eu l’idée de constituer une Belgique indépendante, et d’accomplir à lui seul, ce qui eût été infiniment glorieux, l’œuvre de vingt-cinq années de guerre et du concours de toutes les grandes puissances de l’Europe. Cela ne veut pas dire qu’aucun des successeurs de l’empereur François ne sera plus sage et plus prévoyant que lui; mais, sans désespérer de la sagesse et de la modération des hommes, il est rarement prudent de compter exclusivement sur elles, et il sera longtemps à propos d’étudier les forces, les passions, les préjugés même des amis qui peuvent être demain nos ennemis, et des ennemis qui peuvent être demain nos alliés.


J.-J. BAUDE.

  1. Les derniers règlemens n’ont rien changé sous ce rapport à l’ancien état de choses.
  2. La garde ne peut compter que pour mémoire dans un exposé de la puissance militaire de l’Autriche; elle ne se compose en effet que d’un nombre très restreint d’officiers et de soldats qui remplissent un service d’honneur. On peut même dire que la garde noble italienne n’existe plus, car dans ces dernières années elle ne comptait qu’un seul représentant.
  3. Cette ingratitude envers tous les personnages qui ont rendu de grands services est un trait caractéristique de la monarchie autrichienne ; on peut en remarquer des exemples depuis des siècles à l’égard de ses serviteurs les plus dévoués. Montecuculli n’a pas même un tombeau dans l’église de Lintz, où reposent ses restes; le prince Louis de Bade, illustré par de nombreux combats, mourut le cœur brisé par une défaveur imméritée; le prince Eugène, son successeur dans le commandement des armées, se vit d’abord bien traité, mais fut écarté ensuite de toutes les affaires par l’empereur Charles VI. Enfin la vie de l’archiduc Charles n’a été qu’une longue disgrâce, on lui préférait ses frères, inférieurs en talens; toute demande appuyée par lui était rejetée d’avance, et pourtant dans toutes les circonstances critiques on le retrouvait aussi dévoué, aussi modeste qu’il était grand par le cœur et par le génie. Le roi Sobieski, le sauveur de Vienne, n’y a pas une statue; rien n’y rappelle son souvenir, et ce n’est pas la dernière fois que l’Autriche a étonné le monde par la grandeur de son ingratitude.
  4. La combinaison de bataillons à quatre et à six compagnies doit amener des difficultés dans l’exécution des manœuvres; le fractionnement par six est regardé comme désavantageux. On sait que chez nous les bataillons comportent huit compagnies qui se groupent par deux.
  5. Il ne faut pas attribuer uniquement ces conventions militaires au désir que pourrait avoir l’Autriche de maintenir et d’étendre son influence dans les pays indépendans. Les finances sont depuis longtemps la partie faible de l’administration ; or, ne se piquant nullement de la générosité dont la France a fait parade en secourant à ses frais l’Espagne et la Grèce, la Belgique, Rome et la Turquie, le cabinet de Vienne fait payer avec le plus grand soin la solde de ses troupes par les pays qu’elles occupent. C’est une manière avantageuse de posséder une armée respectable sans en supporter la dépense, et l’on peut supposer que ce gouvernement n’y a pas été insensible, car Ferrare, ni aucune des villes autres que Plaisance occupées par l’Autriche en dehors de la Lombardie, n’a d’importance pour la conservation de ses domaines. On ne peut trouver à une telle occupation que des raisons fiscales, à moins d’y voir l’intention de s’établir peu à peu dans des pays indépendans.
  6. Klause en allemand en italien chiusa, en français cluse ou écluse.
  7. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1856.