Librairie Hachette et Cie (p. 269-277).


XXIV

MYSTÈRES.


Le lendemain, le notaire, que le général avait mandé la veille par un exprès, pour une affaire importante, arriva de bonne heure. Le général s’enferma avec lui pendant longtemps ; ils sortirent de cette conférence, satisfaits tous les deux, et riant à qui mieux mieux. Le général ne dit mot à personne de ce qui s’était passé entre eux, et, quand le notaire partit, il mit le doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence, et lui fit promettre de revenir bien exactement pour le contrat de mariage d’Elfy, la veille de la noce.

« N’oubliez pas, mon très cher, que vous êtes de la noce, du dîner surtout, dîner de chez Chevet. Ne vous inquiétez pas de votre coucher ; c’est moi qui loge.

— Mais, général, lui dit tout bas madame Blidot, nous n’avons pas de place.

— Ta, ta, ta, j’aurai de la place, moi ; c’est moi qui loge ; ce n’est pas vous. Soyez tranquille, ne vous inquiétez de rien ; nous ne dérangerons rien chez vous. »

Le notaire salua et partit. Le général se frottait les mains comme d’habitude et souriait d’un air malin. Il s’approcha d’une fenêtre donnant sur le jardin.

« C’est joli ces prés qui bordent votre jardin ! Et le petit bois qui est à droite, et la rivière qui coule au milieu. Ce serait bien commode d’avoir tout cela. Quel dommage que ce ne soit pas à vendre ! »


C’est joli ces prés qui bordent votre jardin.

Madame Blidot et Elfy ne répondirent pas. C’était à vendre ; le malin général le savait bien depuis une heure ; il savait aussi que les sœurs n’avaient pas les fonds nécessaires pour l’acheter. Il eût fallu avoir vingt-cinq mille francs ; elles n’en avaient que trois mille.

« C’est dommage, répéta le général. Quel joli petit bien cela vous ferait ! Et, si un étranger l’achète, il peut bâtir au bout de votre petit jardin, vous empêcher d’avoir de l’eau à la rivière, vous ennuyer de mille manières. N’est-ce pas vrai ce que je dis, Moutier ?

MOUTIER.

Très vrai, mon général ; aussi je ne dis pas que nous n’ayons fort envie d’en faire l’acquisition. Et, si Elfy y consent, les vingt mille francs que je tiens de votre bonté, mon général, pourront servir à en payer une grande partie ; mais nous attendrons que le bien soit à vendre. »

Le général sourit malicieusement ; il avait tout prévu, tout arrangé. Le notaire avait ordre de répondre, en cas de demande, que le tout était vendu. À partir de ce jour, le général prit des allures mystérieuses qui surprirent beaucoup Moutier, Dérigny et les deux sœurs. Il envoya à Domfront louer un cabriolet attelé d’un cheval vigoureux ; il y montait tous les jours après déjeuner et ne revenait que le soir. Habituellement il partait seul avec le conducteur ; quelquefois il emmenait avec lui le curé.

On demanda plus d’une fois au conducteur où il menait le général, jamais on n’en put tirer une parole, sinon :

« J’ai défense de parler ; si je dis un mot, je perdrai un pourboire de cent francs. »

Quelques personnes avaient suivi le cabriolet, mais le général s’en apercevait toujours ; ces jours-là, il allait, allait comme le vent, jusqu’à ce que les curieux fussent obligés de terminer leur poursuite, sous peine de crever leurs chevaux.

Un autre motif de surprise pour le village, c’est que, peu de jours après la visite du notaire, une foule d’ouvriers de Domfront vinrent s’établir à l’auberge Bournier ; ils travaillèrent avec une telle ardeur qu’en huit jours ils y firent un changement complet. Le devant était uni, sablé et bordé d’un trottoir ; un joli perron en pierre remplaçait les marches en briques demi-brisées qui s’y trouvaient jadis. Les croisées à petits carreaux sombres et sales furent remplacées par de belles croisées à grands carreaux. Toute la maison fut réparée et repeinte ; la cour, agrandie et nettoyée ; les écuries, la porcherie, le bûcher, la buanderie, les caves, les greniers aérés et arrangés. Des voitures de meubles et objets nécessaires à une auberge arrivaient tous les soirs ; mais personne ne voyait ce qu’elles contenaient, car on attendait la nuit pour les décharger et tout mettre en place. De jour, les ouvriers défendaient les approches de la maison.

Il en était de même dans les prés et le bois qui bordaient la propriété de l’Ange-Gardien. Une multitude d’ouvriers y traçaient des chemins, y établissaient des bancs, y mettaient des corbeilles de fleurs, jetaient des ponts sur la rivière, en régularisaient les bords ; ils construisirent en vue de l’Ange-Gardien un petit embarcadère couvert, auquel on attacha par une chaîne un joli bateau de promenade. Chaque jour donnait un nouveau charme à ce petit bien convoité par Elfy et Moutier, et chaque jour augmentait leur désappointement. Il était évident que ce bien avait été acheté récemment ; le nouveau propriétaire voudrait probablement bâtir une habitation pour jouir des travaux qui rendaient l’emplacement si joli.


On attacha par une chaîne un joli bateau.

« Chère Elfy, disait Moutier, ne désirons pas plus que nous n’avons ; ne sommes-nous pas très heureux avec ce que nous a déjà donné le bon Dieu ? D’ailleurs, pour moi, le bonheur en ce monde, c’est vous ; le reste est peu de chose. Il ne sert qu’à embellir mon bonheur, comme une jolie toilette vous embellira le jour de notre mariage.

ELFY.

Vous avez raison, mon ami ; aussi donnerais-je tous les prés et tous les bois du monde pour vous conserver près de moi. Je trouve seulement contrariant d’avoir pu acheter tout cela et de nous en voir privés pour toujours, faute d’y avoir pensé plus tôt.

— C’est tout juste ce que je pensais, mes pauvres amis, dit le général d’une voix douce. (Il rentrait par le jardin après avoir examiné les travaux qui marchaient avec une rapidité extraordinaire.) Il n’y aurait que la haie de votre petit jardin à ouvrir, et vous auriez là une propriété ravissante.

MOUTIER.

Pardon, mon général, si je vous faisais observer qu’il serait mieux de ne pas augmenter les regrets de ma pauvre Elfy ; elle est bien jeune encore, et il est facile d’exciter son imagination.

LE GÉNÉRAL.

Bah ! bah ! Ne disait-elle pas, il y a un instant, que vous lui teniez lieu de tous les bois et de tous les prés ? Vous êtes pour elle l’ombre des bois, la fraîcheur des rivières, le soleil des prés. Ha ! ha ! ha ! Un peu de sentiment, voyons donc ! Au lieu de prendre des airs d’archanges, vous me regardez tous deux avec un air presque méchant. Ha ! ha ! ha ! Moutier est furieux que je ne fasse pas des jérémiades avec son Elfy, et Elfy est furieuse que je me moque de ses soupirs et de ses regrets pour les prés et les bois. À revoir, mes amis, j’ai une course à faire. »

Quand il fut parti :

« Joseph, dit Elfy à Moutier (qui mordait sa moustache pour contenir l’humeur que lui causait le général), Joseph, le général est insupportable depuis quelques jours ; je serais enchantée de le voir partir.

MOUTIER.

Ma pauvre Elfy, il est bon, mais taquin. Qu’y faire ? C’est sa nature ; il faut la supporter et ne pas oublier le bien qu’il nous a fait. Sans lui, je n’aurais jamais osé demander votre main.

ELFY.

Mais moi, je vous l’aurais donnée, mon ami ; j’y étais bien décidée lors de votre seconde visite.

MOUTIER.

Ce qui n’empêche pas que c’est, après vous, au général que je la dois, et un bienfait de ce genre fait pardonner bien des imperfections. »