L’Auberge (Balesta)

Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII, 1903
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CONTES ARABES

L’AUBERGE

À M. Hinglais.


Mechmech était né aux Beni-Khalfoun, et n’avait jamais quitté son douar. Pauvre berger, il passait ses jours à errer, avec le troupeau de son maître, dans les ravins profonds et sur les pentes abruptes de ses montagnes natales. Le soir, après un maigre repas, il se couchait, rompu de fatigue, et dormait sans rêves, pour reprendre, le lendemain, la même existence monotone.

Un désir l’obsédait : voir Alger, la grande ville, dont on racontait tant de choses extraordinaires, où les Roumias circulaient le visage découvert, où brûlaient, la nuit, des lampes si nombreuses, si brillantes que l’on ne s’apercevait pas de l’absence du soleil ! Voir la mer, surtout, la mer sur laquelle flottaient de véritables maisons chargées de centaines de bœufs et de moutons, de marchandises de toute sorte. Qu’était-ce donc que cette vaste plaine liquide ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Comment se pouvait-il faire qu’il y eut tant d’eau réunie, alors qu’aux Beni-Khalfoun il y en avait à peine assez pour désaltérer les hommes et les bêtes ? N’était-ce pas (comme les voitures roulant, sans chevaux, avec une vitesse désordonnée, sur des rubans de fer) une de ces inventions qui prouvent que les Roumis sont les alliés du démon ?

Son désir se trouva inopinément réalisé. Un mercanti vint acheter un grand nombre de moutons dans le pays ; il proposa à Mechmech de l’aider à les conduire à Alger, où ils devaient être embarqués pour la France ; on offrit au berger ébloui un douro — la moitié de son salaire mensuel ! — pour ce voyage de cinq ou six jours. Il accepta la proposition, avec une joie mêlée d’inquiétude : il se figurait qu’il allait courir les plus graves périls, au milieu de ces Infidèles, ennemis de Dieu et de son prophète. Mais la curiosité l’emporta sur la crainte.

Le voyage s’accomplit sans incident notable. On cheminait à la fraîcheur de la nuit, sous la lumière indécise de la lune, alors à son premier quartier. Le martèlement rythme de tous ces sabots menus rompait seul le silence auguste de la campagne endormie ; la poussière qu’ils soulevaient montait au ciel comme un brouillard léger. Parfois, le bruit d’une voiture encore lointaine réveillait la prudence des bergers ; quand le charretier était d’humeur pacifique, il mettait son équipage au pas, fendant avec précaution les rangs pressés des moutons ; mais, quand il était brutal, et qu’il activait malicieusement l’allure de ses chevaux, semant l’épouvante dans le troupeau, c’était, à travers les ténèbres des arbres et des buissons, une folle débandade, des bêlements désespérés, et il en coûtait mille peines pour ramener sur la route la gent timide des fuyards.

Le quatrième jour, au lever du soleil, on atteignit la ville. Le troupeau fut parqué sur le quai, en attendant qu’on l’embarquât pour Marseille, et Mechmech, son salaire reçu, se trouva libre.

Il marcha, non, il courut droit à la mer, et demeura stupéfait, tant le tableau dépassait l’idée qu’il en avait conçue. De l’eau, encore de l’eau, de l’eau à perte de vue ; et, au premier plan, d’innombrables bateaux, vraies maisons flottantes, reliées à la terre par des planches étroites, sur lesquelles allaient, venaient, des portefaix pesamment chargés. Il fut arraché à sa contemplation par une voix rude.

« Eh ! toi, le buveur de soleil, que fais-tu là ? »

Il tressaillit, et aperçut un homme vêtu de bleu, à la ceinture de qui pendait un sabre, et qui lui sembla d’aspect féroce.

« Je regarde, seigneur, dit-il humblement.

— Tu regardes, et, tout à l’heure, tu prendras. Je connais cela. Si tu as besoin d’une gargoulette, va l’acheter en ville. Tu as la mine de ces drôles qui montent leur ménage sans bourse délier. Allons, décampe. »

Mechmech s’était arrêté, sans penser à mal, devant des montagnes de plats, d’assiettes, de pots, de gargoulettes, récemment débarqués. Il comprit le soupçon dont il était victime, et rougit de colère.

« Je ne suis pas ce que tu crois, s’écria-t-il. J’ai conduit des moutons ici, tu peux les voir dans ce parc. Je visite Alger pour la première fois. Est-il donc défendu d’admirer toutes ces merveilles ?

— Non, répondit l’agent de police, en se radoucissant, seulement admire-les de plus loin. »

Docile, Mechmech se remit en marche. Il vit un escalier de pierre, dont le dernier degré trempait dans la mer. Il ne put résister à l’envie de rafraîchir ses pieds poudreux et endoloris par un long voyage. Mais, devenu prudent, il revint sur ses pas, et, s’adressant à l’homme au sabre, qu’il prenait pour un haut fonctionnaire :

« Puis-je faire mes ablutions dans la mer ? »

L’homme sourit, et, goguenard :

« Je te permets même d’en boire, si le cœur t’en dit, il en restera toujours assez pour nous. »

Mechmech, fort de cette autorisation, descendit l’escalier avec précaution, dénoua ses sandales de peau de chèvre, et trempa ses pieds dans l’eau, dont la fraîcheur lui parut délicieuse ; puis, réunissant ses deux mains en forme de coupe, il puisa une jointée de l’inépuisable liquide, et la porta avec avidité à sa bouche, car il mourait de soif : mais, à peine cette boisson nauséabonde eut-elle touché ses lèvres, qu’il la rejeta avec horreur :

« Ah ! fit-il, indigné, ils empoisonnent l’eau pour empêcher les étrangers d’en boire, et garder tout pour leurs bateaux ! »

Il remonta précipitamment sur le quai ; il était guéri de son admiration pour la mer. Il passa, sans leur accorder un regard de plus, devant les merveilles du port, franchit la pêcherie, et déboucha sur la place du Gouvernement, oû grouillait une foule cosmopolite.

À la vue de la statue équestre du duc d’Orléans, fièrement campée sur son piédestal de granit, il eut un geste de dégoût.

« On me l’avait bien dit, et je ne pouvais le croire, les Roumis créent des corps auxquels manquera une âme, le jour du jugement dernier, et dont ils auront à répondre devant Dieu. »

Le hasard le conduisit dans la rue Babazoun, où l’attendait un spectacle extraordinaire : des ouvriers étaient en train de la paver avec des cubes de bois d’une régularité géométrique.

« Cela t’étonne, lui dit un manœuvre indigène. Que veux-tu ? On a bâti tant de maisons ici, qu’il ne reste plus de pierres en France.

— Mais, répondit naïvement Mechmech, il y en a beaucoup chez nous, dans la montagne.

— C’est bien, répliqua froidement le goujat, j’en aviserai mon patron ; on ira en chercher chez toi ; d’où es-tu ?

— Des Beni-Khalfoun.

— Entendu ! Ta fortune est faite.

— Elles ne sont pas à moi.

— Tu nous aideras à les ramasser. On te payera bien.

— Merci. J’aime mieux mon métier.

— Quel est-il ?

— Je suis berger.

— Tu vis avec les bêtes, j’aurais dû m’en douter. »

Si Mechmech était naïf, il n’était pas sot ; il comprit que le manœuvre se moquait de lui, et il passa outre.

Cependant une soif ardente le dévorait ; il avait la bouche amère et le gosier en feu. Il vit, au coin d’une maison, des Biskris occupés à remplir leurs cruches de cuivre à une fontaine publique. Son premier mouvement fut de leur demander à boire, mais une réflexion le retint.

« Ce doit être de leur eau de mer ; ils la boivent peut-être sans répugnance. Je vais encore m’exposer à quelque aventure désagréable. Soyons prudent. Il vaut mieux me mettre en quête d’un fondouck ; j’y trouverai sûrement un puits, où je me désaltérerai à mon aise. »

Bésolu à ne plus questionner personne, et à suivre ses propres inspirations, il se prit à flâner par les rues, à la recherche d’une de ces auberges indigènes où le voyageur peut remiser sa monture, se reposer, boire de l’eau à discrétion, et même manger… pourvu qu’il apporte des vivres avec soi.

Il acheta quelques galettes à une vieille négresse, des dattes à un marchand de fruits ; puis il s’engagea sous les arcades de la rue de la Lyre. Il avisa bientôt une maison, dont la porte était grande ouverte ; des gens affairés y entraient, en sortaient, portant des fardeaux sur leurs épaules, ou chassant devant eux des mulets, des bourricots chargés de marchandises de toute sorte.

« Voilà, se dit-il, ce qu’il me faut. »

Il pénétra résolument dans une vaste cour où circulaient des Maures, des mozabites, des juifs, des chrétiens ; ils s’abordaient, échangeaient des salutations, se baisaient à l’épaule, discutaient, se quittaient, se retrouvaient, se groupaient dans la pénombre des galeries profondes, où ils fumaient de longues pipes à bouquin d’ambre, en savourant du café par petites gorgées friandes.

Dans un coin, il y avait un puits. Mechmech s’en approcha avec empressement. Que lui importait l’agitation de cette ruche humaine, dans laquelle on avait, d’ailleurs, le tort d’admettre tous ces frelons, infidèles et schismatiques ! Il déposa ses vivres sur le sol, et déjà il étendait la main vers le seau placé sur la margelle, lorsqu’un individu, à la barbe noire en collier, vêtu de la guechabia des mozabites détestés, l’interpella rudement :

« Que fais-tu là ?

— Tu le vois, je vais boire.

— Bois donc, et va-t’en, nous n’avons pas besoin de vagabonds chez nous.

— Vagabond toi-même ! Je m’en irai quand j’aurai bu, mangé et pris du repos.

— Vraiment ! Hors d’ici, méchant bédouin.

— Je te le répète, je sortirai quand il me plaira, réprouvé, schismatique !

— Où te crois-tu, par hasard ? »

Mechmech était de mauvaise humeur ; ou l’eût été à moins ; flairant quelque nouvelle avanie, il répondit avec un calme affecté :

« Il n’y a rien de commun entre nous ; je suis un bon musulman, tu es un « sorti ». Va, avec la paix. »

Et il saisit le seau.

L’autre, ne se tenant pas pour battu, le lui arracha brusquement. De là, violente altercation. Mechmech vomit toutes les injures dont il accablait ses moutons, quand ils divaguaient, et certes son répertoire était d’une incomparable richesse. Le « sorti » n’avait pas non plus sa langue dans le capuchon de sa guechabia ; pris d’une belle émulation, il prouva surabondamment que, pour n’avoir vécu qu’avec des hommes, il était aussi mal embouché qu’un berger. Ce fut bientôt un duo assourdissant d’invectives de haut goût, dont la différence de religion fournissait le plus fort contingent.

Toutes les conversations s’étaient arrêtées, dans la vaste cour ; pipes et tasses à fleurs chômaient ; très amusés, les assistants riaient à gorge déployée. Lorsque les deux adversaires furent à bout de souille et de salive, ils se mirent à jouer des poings ; ils se gourmaient avec conviction, et Mechmech, malgré son agilité montagnarde, succombait sous les coups du robuste citadin, quand une brève injonction partie de la galerie supérieure vint mettre fin au combat :

« Omar, assez ! »

C’était le maître de la maison, un « sorti », Lui aussi : gros, gras, trapu, le teint mat, le visage encadré d’une barbe poivre et sel, le nez chaussé de bésicles d’argent, il était la vivante image de la placidité.

« Tu n’as pas honte, continua-t-il sur un ton d’ironie légère, justifié par le costume de Mechmech, tu n’as pas honte, toi, mon serviteur, de maltraiter ainsi un client !

— Cela, un client, ô maître ? Un mendiant, un va-nu-pieds !

— Tu mens, s’écria Mechmech, encore tout frémissant, je ne suis pas un mendiant ; je suis un voyageur altéré et fatigué, et s’il est d’usage qu’on paye d’avance pour avoir le droit de boire et de se reposer ici, j’ai de quoi le faire ; j’ai touché un douro, ce matin même, d’un marchand de moutons… »

On ne le laissa pas achever ; une hilarité générale accueillit ses paroles : on riait dans la vaste cour, on riait sous les galeries profondes, on riait sur les terrasses blanchies à la chaux ; les colonnes de marbre, les murs riaient. Le maître lui-même avait peine à garder son sérieux.

« Je vois ce que c’est, dit-il enfin. Sache-le, ô étranger, tu n’es pas ici dans un fondouck, tu es dans la maison d’un honnête négociant, n’importe ! Bois, mange, repose-toi à ton aise ! »

Mais le berger, blessé au vif, avait repris ses dattes et ses galettes. L’indignation dans les yeux, il répondit :

« J’ai pu me tromper, soit ; alors j’étais l’hôte de Dieu, et on m’a reçu chez toi avec des rires et des coups. Je ne veux rien de toi, rien qu’un mot. Dis-moi, quel a été, à ta connaissance, le premier maître de cette maison ?

— Du temps du dernier dey d’Alger, elle appartenait au grand muphti.

— Et après lui ?

— Elle a été achetée par la famille Bakry.

— Et puis ?

— Mon père l’a occupée jusqu’à sa mort.

— Et tu l’habites maintenant ?

— Tu le vois.

— Et tu la laisseras à tes enfants ?

— S’il plaît à Dieu.

— Et tu soutiens que cette maison n’est pas une auberge, quand elle a été occupée par tant de gens, qui iront fait qu’y passer, et qui continueront à y passer jusqu’au jour du jugement dernier ? Allons donc ! Ce n’est pas moi qui me suis trompé ! Adieu. »

Et il partit majestueux et terrible.

Telle était sa colère qu’il traversa la ville sans accorder un regard ni aux maisons gigantesques qui auraient logé des tribus entières, ni aux boutiques splendides où s’étalaient des bijoux précieux, des armes étincelantes, des étoffes de toutes nuances, ni aux roumias au visage découvert, qu’il s’était promis de foudroyer de son mépris. Il allait, droit devant lui, les yeux fixes, sans autre souci que de sortir au plus vite de ces lieux maudits.

Une suprême épreuve lui était réservée. Il longeait un édifice imposant, surmonté d’une tour élégante, lorsque, soudain, un bruit formidable déchira les airs.

Épouvanté, il leva la tête, cherchant le point de départ de ce tonnerre de bronze : il aperçut, à travers les lames de bois qui garnissaient une baie ouverte dans la tour, un monstre noir qui se balançait dans l’ombre, et le monstre parlait, riait, grondait, et voici ce qu’il disait :

« Va-t’en, va-t’en, va-t’en, Berger ! Tu as été mal inspiré en venant ici. Retourne garder tes moutons ; tu ne verras, dans tes montagnes aux sources limpides, ni la vaste mer dont l’utilité t’échappe, ni porteur de sabre facétieux, ni mozabites grossiers. Va-t’en, va-t’en, va-t’en, berger. »

La cloche chrétienne, muézin d’airain, parlait, riait, grondait en français ; aussi ne comprit-il pas les conseils salutaires qu’elle lui prodiguait. Mais il tira, néanmoins, grand profit de son chant, car la voix puissante du monstre accompagnait, comme une basse continue, ce qu’il se disait à lui-même, et lui donnait des ailes pour fuir plus vite.

Il vit enfin la porte de la ville, s’v engouffra à corps perdu, et la voix, affaiblie par la distance, le suivit jusque-là.

« Va-t’en, va-t’en, va-t’en !… »
Henri Balesta