L’Au delà et les forces inconnues/Préface

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. vii-xvi).

PRÉFACE


Mon cher confrère, vous voulez bien me demander ma « contribution » philosophique pour le présent livre, et, en plus, quelques mots sur l’œuvre et l’auteur.

Sur l’auteur, qu’ajouterais-je aux justes éloges des Jules Lemaître et des Max Nordau ?

Quant à l’œuvre, comment ne pas goûter la riche variété et l’ingénieux groupement des doctrines par vous recueillies et confrontées ?

Pour mener à bien une telle enquête, il ne fallait rien moins que votre tenace douceur à interroger les hommes et votre avisée souplesse à circuler parmi les idées.

Ne faut-il pas que vous soyez un enchanteur pour m’avoir su décider à risquer au pied levé une opinion sur le « mystère » !

Ne faut-il pas que j’aie subi une incantation pour, sur un tel sujet, oser rompre d’un balbutiement le silence sacré qui remplit les interrègnes des Platon et des Pythagore, des Goethe et des Spinosa ?

Quoi qu’il en soit, et vaille que vaille, voici mon opinion.


SCIENCE ET NESCIENCE


Le mystère nous submerge de toutes part : non seulement le mystère de l’inconnu, soit en ce monde terrestre, soit dans les autres mondes ; mais aussi le mystère du connu, soit dans la science en général, soit dans telle ou telle loi scientifique en particulier.


I


Le mystère de l’inconnu, — dans les autres mondes.


Il est inadmissible, par exemple, que l’homme soit le dernier mot de la création.

Comment un seul monde, parmi des millions de mondes, serait-il habité ?

Et comment n’y aurait-il pas des êtres aussi élevés, et cent fois, mille fois plus élevés au-dessus de l’homme que l’homme lui-même n’est élevé au-dessus des mollusques ou des algues ?

La « pneumatologie » médiévale, ou science des esprits, qu’était-ce autre chose, au fond, que l’effort de l’imagination métaphysique pour continuer l’échelle des êtres et combler tant bien que mal le vide immense entre l’homme et Dieu ?


II


Le mystère de l’inconnu, — en ce monde terrestre.


Et, sans quitter notre « globule » terrestre, les esprits les plus enorgueillis de la science moderne ne daignent-ils pas avouer que [nous ne connaissons « pas encore » « toutes les propriétés de la matière » ?

« Pas encore » ! « Toutes les propriétés de la matière », c’est-à-dire toutes les énergies de la force I Je crois bien.

Imaginez une fourmi des bois de Meudon qui, hochant gravement sa tête minuscule, se dirait à la fin de l’été : « Je crois bien que je ne connais pas encore toutes les régions de la planète » !

À vrai dire, toutes nos découvertes et nos inventions sont si peu de chose encore !

L’auteur de la plus grande de toutes les découvertes, le théoricien de la gravitation universelle, Newton, n’avait-il pas coutume de dire : Nous sommes des enfants qui ramassons quelques coquillages sur les bords du lac immense de la vérité !


III


Le mystère du connu, — dans la science en général.


Après le mystère de l’inconnu, n’y a-t-il pas bien mieux encore, le mystère du connu ?

Parlons-nous de la science en général ?

D’Alembert disait avec raison : La gloire de Descartes, dans la postérité, sera d’avoir montré que le problème du monde est un problème de mécanique.

Et depuis Descartes en effet tous nos savants s’efforcent avec succès de ramener à la mécanique tous les phénomènes de l’univers, sidéraux, minéraux, végétaux, animaux, sociaux.

Systèmes d’astres, architectures d’atomes, équilibres humains : tout n’est au fond que maière et mouvement.

Certes.

Mais, qu’est-ce que « matière » et qu’est-ce que a mouvement »?

Je crois que la « matière » n’est que l’apparence extérieure de la « force », et le et mouvement » l’apparence extérieure de l’« action ».

Qu’importe ici ? La question n’est que reculée : Qu’est-ce que la « force »? Et qu’est-ce que l’« action » ?

Deux termes, d’ailleurs qui n’en font qu’un, et qui ne sont séparés que par abstraction.

« Au commencement était l’action », dit Gœthe.

Soit. Mais, sans même parler des « antinomies » Kantiennes sur l’espace et le temps, qu’est-ce toujours que cette « action », que cette « activité », apparemment intarissable ? Et qu’est-ce que cet « agent », que cet « acteur » obstinément masqué ?


IV


Le mystère du connu, — dans telle ou telle loi scientifique particulière.


Parlons-nous de telle ou telle loi scientifique particulière ?

Prenons, si vous voulez, la découverte de Newton, la loi de l’attraction universelle : les astres s’attirent en raison directe des masses et en raison inverse du carré des distances.

Voilà, du coup, semble-t-il, le mystère des cieux dévoilé ?

Est-ce bien sûr ?

Lisez les philosophes qui ont fait la critique impartiale de cette loi, et vous ne tarderez pas à être édifiés.

D’abord ne faut-il pas rectifier la formule et dire : Les choses se passent comme si les astres s’attiraient… etc ?

Et qu’est-ce que « s’attirer » ?

Qu’y a-t-il au juste sous cette métaphore ?

Action à distance ? Mais qu’est-ce là ? Action propagée de proche en proche ? Cela même n’est pas si clair qu’on l’imagine. Et cela est-il ?

Dans l’univers, faut-il admettre le « vide » ou le « plein » ? Et qui a raison de Descartes ou d’Epicure ?

J’attire à moi un objet que j’ai saisi avec la main. Et je dis que, pareillement, l’aimant semble attirer le fer, comme si… etc., et que le soleil semble attirer la terre, comme si… etc., etc. Mais sous cette comparaison le phénomène ne reste-t-il pas toujours aussi radicalement, aussi désespérément mystérieux ?


Conclusion


Mystère de l’inconnu, et mystère du connu : tout est donc mystère en nous et autour de nous.

En un sens, la science explique tout et mène à ne s’étonner de rien.

Mais, en un sens supérieur, la, science n’explique rien et mène à s’étonner de tout.

À mon humble avis, la science n’est autre chose que la classification de nos ignorances.

Oui, la science a surtout pour résultat de nous rendre sensible l’« infinitude de la nescience ».

Des « qualités occultes », disait Voltaire ? Mais… « Tout est occulte ! »

Des « miracles », disait-il encore ? Mais… « Tout est miracle ! »

Que si vous opposez le « naturel » à l’« antinaturel », vous avez raison.

Mais si vous opposez le « naturel » au « surnaturel », vous avez tort.

Et l’intuitive Elisabeth Browning vous répond hardiment et magnifiquement :

« La nature est surnaturelle » !

Le « buisson ardent » de l’Ecriture, dit-elle, vous émerveille ? Mais, pour qui sait voir, les buissons les plus ordinaires ne sont-ils pas « enflammés de Dieu » !

« Tout l’univers est un secret » ! disait aussi hâteaubriand.

Parole charmante et profonde, geste gracieux comme un doigt posé sur des lèvres de femme…

En un seul mot, nous ne savons le tout de rien !

« Mais vous ne savez donc rien à fond ? » disait à Claude Bernard hésitant Victor Cousin impatienté. Et Claude Bernard de répondre tranquillement : « Si je savais quelque chose à fond, je saurais tout ! »