L’Au delà et les forces inconnues/Le mystère dans le bouge

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 170-175).


LE MYSTÈRE DANS LE BOUGE


(ARISTIDE BRUANT)


L’âme et le sang. — Le mysticisme serait le résultat de l’alcool, de l’absinthe et du tabac. — La mère d’Aristide Bruant eut un pressentiment télépathique. — Le sabbat au village.


… Je retrouve ces notes écrites il y a près de dix ans. Je les insère dans cette enquête un peu grave et parfois abstraite, afin que toutes les faces de l’opinion soient représentées.


« — Qu’est-ce que tu veux, toi ?

J’explique à Aristide Bruant qui n’avait pas encore quitté Paris et tenait alors le fameux cabaret du Mirliton sur les boulevards extérieurs qu’elle serait intéressante par contraste, à propos du mystère, l’opinion d’un chanteur populaire et brutal, tel que lui.

— Je n’ai d’opinion, sur personne, sur rien, même pas sur moi, — eh bien ! es-tu content ?

Je m’asseois dans la pièce obscure où s’éparpillent des volumes près de petits bocks ; à côté, une brune épaisse avec d’énormes yeux sommeillants sursaute quand j’entre et me montre une statue triste sur la cheminée :

— Saint Cloud, le patron de la V…

Bruant s’assied sur le banc et me regarde d’un regard comme impersonnel, triste et bon :

— Tu crois à quelque chose cependant ? repris-je.

— Oui, oui… je crois à la peau, — à la peau avant tout, à la viande et à la terre.

— Et Dieu ?

— J’ai cru en Dieu tant que j’ai cru aux revenants, et maintenant je ne crois qu’à ce que je vois, à ce que je sens et à ce que je tiens dans la main.

— Et la vie future ?

— Il n’y a rien, absolument rien. À la mort l’âme s’en va avec le sang, l’âme c’est le sang.

— Tu n’as donc jamais assisté à des faits surnaturels ?

— Je n’ai jamais rien vu, je ne tiens pas à voir. Dans le temps, Mac Nab avait voulu me conduire à des tables tournantes ; mais moi, je ne veux pas de ça.

— Cependant tu as rencontré des mystiques, même des mages.

— Il y a des gens qui sont fous. Les mages sont tous des fumistes… j’ai connu Encausse Papus à dix-sept ans, il cherchait sa voie, et il était maigre ; la magie, ça l’a engraissé. V’là tout.

— Tu dis que tu ne crois à rien, mais cependant dans tes vers, il passe souvent des souffles de foi ?

Bruant me regarde en face avec un air mi-goguenard, mi-inquiet.

— C’est pas vrai… Dis-moi où… C’est pas de moi… Tu es saoul. Et pourtant j’ai reçu une éducation religieuse au lycée de Sens avec l’aumônier : J’en ai gardé une impression de première communion… « quand j’allais communier à Sainte-Marguerite… »

— Et que ressentais-tu ?

— J’étais troublé par la griserie de l’encens… la peau… toujours la peau… je te dis que je n’ai jamais rien vu. Une fois cependant je marchais dans la campagne… au milieu du bois j’ai eu peur… je devais prendre le train… il était minuit… je me suis mis à courir… je ne sais pas ce que j’avais, et pourtant j’ai pas peur d’un homme.

— Et de quoi avais-tu peur ?

— J’avais peur des choses étendues, des arbres, de moi.

— La peur était donc pour toi, comme pour les peuples primitifs, la source d’une certaine croyance, et ton mysticisme…

— Eh ! laisse-moi donc tranquille avec ton mysticisme. C’est que la race dégénère. Les vraies causes du mysticisme, c’est l’alcool, l’absinthe, le tabac. Ils sont tous saouls, tes amis.

— Les femmes qui viennent chez toi, doivent être donc des mystiques à ta manière puisqu’elles se saoulent.

— Oui, mais quand elles sont saoules, elles dég…

Nous sommes interrompus. Le travail l’exige ; et de sa voix fortement rythmée, Bruant les mains dans ses poches, tanguant des hanches, chante à son public la chanson « À Saint-Ouen. »

Je ne me décourage pas ; d’ailleurs Bruant s’est adouci ; ce mystère, qu’il repousse de toute sa brutalité d’homme, exerce une fascination puissante sur son âme inconsciente de poète populaire…

— Je vais te dire une histoire. Dans ma famille on croyait beaucoup aux revenants : ma mère à onze heures du soir — c’était très tard pour le pays — entendit frapper et marcher dans l’escalier. Le lendemain on lui annonça qu’à la même heure son beau-frère s’était noyé. Tiens, autre chose : Mon grand-père allait acheter du vin à Sens ; en revenant la nuit, il passa par un bois, où il rencontra le diable qui prit par la bride son cheval et le conduisit dans une carrière où il y avait des gens qui faisaient le sabbat — Tu sais le sabbat… On fit danser mon grand-père, puis ses compagnons se mirent à boire et le diable lui-même lui offrit du vin dans un gobelet. Lui se signa. Alors tout disparut et il resta tout seul le gobelet à la main. Ce gobelet, notre grand’mère l’avait conservé et il ne fallait pas plaisanter avec ça. On le montre en famille. Au fond, mon grand-père était saoul et il avait fait un conte pour s’excuser. — Moi, j’ai voulu évoquer une fois ma femme qui venait de mourir, La nuit, j’étais saoul, donc dans de bonnes dispositions pour voir. J’ai fait tous mes efforts. — Bien, je n’ai rien vu, je n’ai rien senti. Tout ça des blagues.