L’Au delà et les forces inconnues/Francisque Sarcey et le merveilleux

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 323-337).


FRANCISQUE SARCEY ET LE MERVEILLEUX


Un Lourdes artificiel. — Les forces inconnues. — L’autosuggestion et l’art de guérir. — Huysmans et Jules Bois. — Le plus sûr moyen d’être aimé. — Les petites religions de Paris et la religion de Francisque Sarcey.


Voici la plus importante page que le maître de la chronique ait consacrée aux sciences occultes. J’en puis disposer puisqu’il récrivit pour moi.

M. Francisque Sarcey fut une des intelligences les plus lucides et une des raisons les plus sûres de ce temps. Au rebours de ce qu’on aurait pu supposer, maintes fois il s’intéressa au miracle ancien et moderne et à ce qu’il aimait appeler : « les progrès d’une science en voie de formation. » Laissons-lui la parole :


Tout y paraît merveilleux pour le moment, parce que nous ne connaissons pas encore les lois qui régissent ces sortes de phénomènes. Mais un jour viendra, et ce jour n’est pas loin sans doute, que le mystère sera chassé de cet ordre de faits comme de tous ceux qui se produisent sur cette terre, dans notre pauvre humanité.

Le miracle improvisé, dont les Annales psychiques nous communiquent la nouvelle, leur a été conté par une doctoresse, madame Mézeray.

Elle avait été appelée à soigner une grande dame qui se mourait dans son château d’une maladie fort connue et dont elle nous décrit tout au long les symptômes.

— Qu’il vous suffise de savoir que la malade était vouée à une mort prochaine ; que les médecins qui l’avaient traitée, que la doctoresse qui la soignait avaient perdu tout espoir. Elle était condamnée.

Elle s’obstinait à vivre. Une idée fixe s’était implantée dans son cerveau, c’est que, si elle pouvait faire le voyage de Lourdes et se plonger dans la piscine miraculeuse, elle serait — par l’intercession de la sainte Vierge — délivrée de son mal et guérie.

— Jamais, disait la doctoresse, elle ne pourra supporter le voyage.

La doctoresse s’avisa d’un expédient ingénieux.

Il y avait attenant au château un parc superbe, derrière lequel s’étendait une forêt considérable.

« Sur mes indications, dit-elle, on construisit artificiellement une grotte au-dessus d’une pièce d’eau, qui existait déjà, sous une voûte de verdure. Des allées blanches et découvertes y conduisaient en une sorte de méandre. Avec l’aide d’une cinquantaine de jeunes filles du village et des environs, parées dans le goût voulu et chantant des hymnes pieuses, une procession fut organisée vers un autel de fleurs et de feuillages. L’illusion d’un lieu saint était atteinte, lorsque, le 6 avril, nous fîmes l’expérience projetée.

» De mon côté, je commençais vis-à-vis de la malade le travail de la suggestion à l’état de veille. La malade, sous l’empire de mon regard, écoutait comme une sorte de susurrement ma voix qui lui répétait qu’elle était à Lourdes, que la grâce divine allait l’atteindre ; bercée par une sorte de psalmodie, elle se leva toute droite, et se dirigeant vers la piscine (lisez le bassin de la fausse grotte de Lourdes) dans l’attitude d’une hallucinée, l’œil fixe, et s’y plongeant à trois reprises, elle s’écria : « Merci, ma sainte Mère, vous m’avez guérie ! » Et nous eûmes à peine le temps de la recevoir évanouie dans nos bras. »

« Je me livrai, conclut la doctoresse, à un examen approfondi des organes malades, et je pus constater que tout était revenu à l’état normal. Le résultat dépassait mes espérances. Depuis ce jour, cette dame se porte très bien ; ses forces ont repris l’élan que l’on en peut attendre à trente ans, et la malade redevient de jour en jour une femme normale. »

Le fait m’a paru des plus curieux, parce qu’il sert à expliquer nombre de guérisons du même genre et qui passent pour miraculeuses. Il est vrai que les dé vols s’en tireront toujours, en alléguant qu’il a pu plaire à la Sainte Vierge de donner pour cette dame, en récompense de sa foi, la même vertu miraculeuse à l’eau de son bassin qu’à celle de la grotte de Lourdes. À cette assertion, je n’aurai rien du tout à répondre, sinon qu’ils n’en savent pas plus que moi là-dessus, que la Sainte Vierge, apparemment, ne les a pas pris pour confidents de ses desseins et qu’ils parlent au hasard.

Pourquoi ne pas admettre qu’il y a dans l’homme une force, qu’il est capable de mettre en mouvement lui-même, sous l’empire d’un sentiment violent, et qui, si elle ne soulève pas des montagnes, comme la foi, opère néanmoins dans son être des changements instantanés et prodigieux ? Cette force, nous ne la connaissons ps dans son essence intime ; mais elle se révèle à nous par ses effets.

Est-ce qu’en cela elle ne ressemble pas à toutes les autres forces ? est-ce que nous savons ce que c’est que l’attraction ou l’électricité ? Nous jugeons qu’elles existent parce que nous sommes témoins des effets qu’elles produisent.

L’autosuggestion n’est guère étudiée scientifiquement que depuis quelques années, mais, elle est connue depuis des siècles, et comme les effets en paraissaient fort mystérieux on les attribuait soit à l’action de Dieu, soit bien plutôt à celle du diable.

Je suis en train de lire un gros volume qui vient de paraître : le Satanisme et la Magie, de M. Jules Bois, avec une préface de M. Huysmans.

Ce qui m’agace le plus, c’est que M. Jules Bois me laisse incertain s’il croit sérieusement à l’intervention du diable dans les affaires de ce monde, ou si simplement il passe en revue les superstitions que les âges passés ont nourries à ce sujet. Il a l’air d’y croire, et M. Huysmans, qui a écrit à cet ouvrage une préface très brillante, nous affirme qu’il y croit pour son propre compte.

Oh ! sur ce point, il n’y a pas d’erreur ! M. Huysmans est persuadé que Satan est toujours lâché à travers le monde et qu’il continue d’y faire des siennes. « Comment distinguer, nous dit-il, comment trier dans le pêle-mêle d’une Salpêtrière ou d’une Sainte-Anne les gens qui sont des hysléroépileptiques ou des aliénés de ceux qui sont des énergumènes ou des possédés ? »

Le fait est que ce triage ne doit pas être commode. M. Huysmans affirme que, s’il faut aux uns des douches et des bains glacés, on devrait appliquer aux autres des remèdes liturgiques, tels qu’adjurations, prières, aspersions d’eau bénite, exorcismes. Il ajoute que le satanisme bénéficie de la difficulté très réelle où nous sommes de le montrer nettement au public. Il essaie de le faire, en nous contant quelques-uns des crimes les plus monstrueux récemment étalés au jour. Ce sont là des preuves assez faibles et qui ne persuaderont personne.

M. Jules Bois, lui, est convaincu, dur comme fer, de la réalité satanique dans les temps anciens et à notre époque. Tout ce qu’il accorde, c’est qu’il y ait parfois des simulateurs. Il raconte même à ce propos une histoire bien plaisante d’un mari qui vit un soir couché près de sa femme un joli garçon et à qui elle fit accroire que c’était le diable. M. Jules Bois consent à ce que nous révoquions en doute ici la présence réelle de Satan : il est bien bon.

Entre nous, je ne sais pas si la lecture d’un livre comme celui-là est bon aux esprits faibles. Je vois avec chagrin les imaginations s’embrumer d’un mysticisme noir, qui mène au détraquement de l’esprit, et, si l’on ne s’arrête, à l’aliénation mentale. Je ne conseillerai l’étude du satanisme qu’aux hommes qui se sentent un cerveau sain et une tête solide.

Mais si ceux-là n’admettent pas l’existence du diable et ne le trouvent dans aucune des aventures tentées par M. Jules Bois, dans toutes ils verront l’incroyable pouvoir de l’autosuggestion : il faut sans doute faire la part, dans les récits, de l’exagération des narrateurs, mais il est certain que ceux qui ont rapporté les scènes du sabbat croyaient y avoir assisté ; qu’ils s’imaginaient avoir été la proie des démons succubes. Nos asiles regorgent encore de malades qui sont poursuivis des mêmes visions.

Parmi les chapitres les plus curieux de ce gros livre, se trouve celui de l’envoûtement. Il paraît qu’il y a deux sortes d’envoûtement : celui de haine, et celui d’amour. À l’aide du premier, on fait souffrir ou l’on, tue son ennemi ; grâce au second, on se fait aimer de la personne qu’on désire. Ah ! le joli secret ! Mais voilà ! Ce n’est pas le tout de posséder la formule, il y a la façon de s’en servir. M. a-t-il essayé ? A-t-il réussi ?

Le moyen le plus sûr encore, c’est non pas l’autosuggestion qui ne servirait qu’à se faire plus amoureux soi-même, mais la suggestion… et, dame I cette suggestion, nous l’avons tous pratiquée d’instinct. Elle se résume en ces quatre mots : Si vis amari, ama.

Et encore, le moyen n’est-il pas infaillible. »

Ce Voltairien qui fut même pendant sa jeunesse un anticlérical avait peu à peu compris la nécessité d’une religion. Quoiqu’un tel problème ne relève pas directement de l’au delà et des forces inconnues, il en est si connexe que je me suis plu à le voir traité quelquefois au courant de cette enquête. La religion de Francisque Sarcey, voilà ce qui n’est pas banal à connaître, d’autant plus que « notre oncle » était « représentatif ». J’adopte volontiers cette expression anglaise en train de passer dans notre langue ; elle veut dire que les groupes trouvent en certains hommes leurs délégués naturels. Francisque Sarcey représentait la bourgeoisie moyenne en France. Celle-ci commença par détruire ce qu’elle appelait volontiers les idoles du passé ; mais elle dut reconnaître après expérience faite, que quoi qu’on tente, l’homme, selon la célèbre définition d’Auguste Comte, est un « animal religieux. »


C’était dimanche une des grandes fêtes du catholicisme ; c’était en même temps pour Nanterre où j’habite une fête locale ; celle de la rosière. Tout mon petit monde est parti pour voir le cortège et m’a laissé seul à la maison. Car je n’ai plus guère de goût à me promener, les bras ballants, dans la foule, avec des curiosités de badaud. J’ai trouvé que le moment était opportun pour lire un petit livre dont le titre seul me paraissait être déjà un sujet d’édification : Les Petites Religions de Paris, par M. Jules Bois.

J’ai appris là, non sans quelque étonnement, qu’il y avait encore à Paris des esséniens, des gnostiques, des fidèles de la déesse Isis, des païens même. Je ne parle pas des bouddhistes. Tout le monde sait que Bouddha est en train de conquérir la grande ville, que les belles dames se pressent autour de la chaire de M. de Rosny. Mais il paraît que le bouddhisme demeure chez nous une religion éminemment aristocratique.

— Hélas ! disait mélancoliquement M. de Rosny à M. Jules Bois, c’est à peine si à Valéry-en-Gaux, où je vais me reposer l’été, j’ai trouvé un charbonnier bouddhiste !

L’impression générale qui se dégage de ce livre, quand on l’a fermé, c’est le besoin que sentent nombre d’âmes de rattacher leur vie à une doctrine, de se faire à eux-mêmes une règle de conduite puisque la religion dans laquelle ils ont été élevés par leur mère ne suffit plus à la leur donner.

Si je rentre en moi-même, si j’interroge ma conscience en son fond, eh bien ! moi aussi, quoi-que je me sois donné toujours pour sceptique et libre-penseur, moi aussi j’ai ma religion, ou, si ce mot vous offusque, j’ai ma doctrine.

Elle est assez simple, et ne comporte aucun culte d’aucune espèce.

Je me sens solidaire de toutes les générations qui m’ont précédé dans la vie et qui ont travaillé pour moi. Je ne puis rien pour leur témoigner ma reconnaissance et m’acquitter envers elles ; rien que faire pour les hommes qui m’entourent et ceux qui viendront après, ce qu’elles ont fait pour moi, donner ma part de travail, ajouter mon petit gain, faire en un mot le peu de bien dont je suis capable.

Je n’ai nul besoin, pour m’y sentir encouragé et même contraint, d’espérer que j’en serai récompensé un jour. Le serai-je ? personne n’en a jamais rien su, et cela m’est fort indifférent. D’autres ont travaillé pour moi ; il est juste que je travaille pour les autres.

Ça, c’est une loi morale.

Elle n’est pas bien reluisante, j’en conviens. Elle ne séduit pas l’imagination, elle ne provoque pas des effusions de sensibilité et de tendresse ; elle ne s’entrave pas de cérémonies mystiques. Elle se passe de culte. Elle ne s’en impose pas moins impérieusement à la conscience ; elle n’en mérite pas moins le nom de religion : c’est la religion de la solidarité.

Notre premier devoir, c’est le travail ; notre second, c’est la bonté.

Il faut être bon ; plus je vieillis, plus je sens la nécessité du précepte. Il n’y a de joie véritable qu’à être bon ; il n’y a même de grandeur morale qu’à cela. J’ai vu avec un plaisir infini dans le livre de M. Jules Bois que la plupart du temps les petites religions dont il parle semblent prendre à tâche de commenter et de mettre en pratique l’admirable vers du poète :


Une immense bonté tombait du firmament.


Isis, c’est la personnification de la bonté ; la première maxime de Bouddha, c’est qu’il faut être bon, parce que être mauvais, c’est être malheureux, c’est s’éloigner de la divinité qu’il faut devenir, en montant d’incarnations en incarnations. Les esséniens déclarent ne point aimer saint Paul, parce qu’il haïssait les femmes. Ils soutiennent que la cruauté envers les animaux, ces humains en formation, est un crime ; car ce sont des frères que l’on frappe en eux.

Dans ma petite religion à moi, la bonté n’est pas affaire de sentiment. Nous devons être bons pour les autres, parce qu’on a été, si peu que ce soit, bon [pour nous. C’est une pure conséquence de l’idée de solidarité. Maintenant, il est certain, qu’il en est de la bonté comme du travail. L’exercice en est peut-être pénible au commencement ; il devient une habitude et un jeu dont on ne saurait se passer.

Il me semble que cette religion devrait suffire aux hommes, s’ils étaient raisonnables. Le malheur est que ce sont presque tous des êtres nerveux, imaginatifs et sensibles. Ils s’écrient avec Musset :


Je ne sais ; malgré moi, l’infini me tourmente !


Moi, que voulez-vous ? Ce n’est pas ma faute ; l’infini ne me dit rien du tout. Je vis dans le temps, entre deux obscurités qui ne m’inquiètent point. Je tâche de vivre le plus honnêtement et le plus commodément que je puis, en résumant la loi morale dans cette double formule :

Travail et bonté.

Francisque Sarcey.