L’Au delà et les forces inconnues/Chez Sully Prudhomme

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 363-377).


CHEZ SULLY PRUDHOMME


Les prodiges d’Eusapia Paladino — Les savants et la télépathie — Données contradictoires de la métaphysique. — Difficulté de correspondre avec l’au delà.


Il y a quelques années, je rencontrais souvent notre moderne Lucrèce en des salons amis où nous nous isolions, parfois pendant une heure, pour causer de ces grands problèmes métaphysiques qui passionnent toujours l’humanité. Cette fois, M. Sully-Prudhomme ayant été sérieusement éprouvé par la maladie, je suis allé faire mon pèlerinage intellectuel jusqu’à Aulnay où il abrite sa convalescence. Je l’ai reconnu, agitant sa canne sur la route où il allait à ma rencontre, la jambe faible encore, mais le cœur j toujours bienveillant.

La maison du maitre est petite comme celle d’Horace et entourée d’un jardin. Nous sommes montés au second ; là, près du feu, ayant chacun allumé une cigarette, les yeux caressés par les pépinières du joli vallon de Châtenay, nous avons agité, jusqu’au coucher du soleil, les mystérieuses destinées de notre âme…

— Rien ne m’intéresse plus que votre enquête ; mais, pour y répondre, il faudrait des livres et des livres…

— Je sais d’abord que vous avez assisté à des faits extraordinaires, inexplicables d’après les données de la science moderne…

— Oh ! j’ai vu très peu dei choses, reprit Sully-Prudhomme… D’abord, pendant mon enfance, ma sœur jouissait d’étranges facultés… Dès qu’elle posait ses doigts sur un objet, l’objet tournait… C’est ainsi que j’ai assisté à la rotation d’une table. Récemment, j’ai fait partie des expérimentateurs d’Auteuil ; nous étions cinq ou six, des savants et des curieux de mon espèce. Nous avions fait venir le médium Eusapia Paladino. Eusapia s’est assise devant la table, à un mètre environ d’un rideau suspendu à une tringle, dans un coin de la salle ; elle lui tournait le dos. Ses mains et ses pieds étaient surveillés dans la demi-lumière. Après une attente assez longue, un lourd tabouret d’architecte s’est avancé tout seul vers moi. Il s’est élevé en l’air, puis s’est posé sur la table… Je levai la main, elle fut saisie… Je reçus dans le dos un coup sec, ma chaise fut ébranlée sous moi, mes cheveux ont été tirés et ma tête poussée sur la table… Sous mes yeux, une guitare s’est promenée dans l’espace sans que rien la soutînt. Des notes, spontanément, sont sorties d’instruments à musique… Derrière moi, au-dessus de ma tête, mes compagnons d’expérimentation ont vu des formes de mains faiblement lumineuses. Elles semblaient jaillir du rideau que gonflait un souffle inconnu. Eusapia souffrait, semblait-il, à chaque production du phénomène. On eût dit qu’elle en tirait les éléments de son propre fonds physiologique.

…Mais, ce qui m’a peut-être le plus impressionné, c’est, la séance terminée, un fauteuil resté derrière le rideau qui se mit tout à coup à sortir, à s’avancer vers Eusapia… En rentrant chez moi, l’idée de ce fauteuil automobile me tracassait, c’était comme une gêne, une obsession de cauchemar…

— Quelles conclusions avez-vous tirées de ces faits ?

— La physique ordinaire ne peut les expliquer… la fraude me parait invraisemblable ; nous étions sûrs les uns des autres ; mais je dénierai tout esprit scientifique à celui qui, ayant lu les déclarations que je vous fais, les croirait sur parole, sans avoir expérimenté à son tour ([1]).

— Votre règle est donc de maintenir intact l’esprit scientifique.

— En effet. Mais il s’agit de le définir, c’est-à-dire de préciser ce qu’un savant est autorisé à considérer comme impossible. Cette délimitation est essentiellement délicate, car il est très probable par exemple que si l’on eût au commencement du siècle affirmé à un savant qu’il serait un jour facile de causer entre Paris et Londres, il eût répondu naturellement ; « impossible » Et il se serait cantonné dans la théorie des sons qui ont comme condition l’atmosphère. La télégraphie sans fil est venue aussi démentir bien des systèmes préétablis. L’attitude la plus correcte est la suivante : s’il existe une loi parfaitement démontrée incompatible avec l’assertion produite, on peut se risquer à dire : c’est impossible.

« Pour ma part, quand on m’allègue un fait extraordinaire je réponds : « Démontrez-le », mais je me garde de m’écrier : « C’est impossible. »

— Y a-t-il dans le monde extérieur et dans notre âme des forces inconnues avec lesquelles nous puissions espérer être mis en rapport un jour ?

— Il faut remonter très haut. L’homme ne connaît le monde extérieur et le monde intérieur que par des états de sa sensibilité et de sa conscience. Il ne connaît donc que des signes en lui des événements du monde interne et externe. M. Bergson a produit une très importante théorie sur la connaissance qui repousse cette assertion, mais cette théorie n’est pas encore classique. Or j’entends par la métaphysique ce qui existe au delà de mes états sensibles et que je ne peux pas connaître puisque je ne connais même pas le dessous de mes états sensibles. S’il n’en était pas ainsi, la psychologie serait faite. On me pose donc une question métaphysique à laquelle, non seulement moi, mais nul homme n’est en état de répondre.

« Tout est inconnu des forces qui nous impressionnent, hormis les rapports de leurs impressions sur nous enregistrés par notre sensibilité.


— Admettez-vous pourtant la télépathie ?

— La communication entre le psychique d’un homme et le psychique d’un autre ?

« Nous n’avons aucune idée du milieu de cette communication. Prétendre que la localisation des phénomènes psychiques est spatiale est une pure affirmation gratuite. Il est facile de se rendre compte par un exemple d’une tout autre localisation que la spatiale. Ainsi considérons l’étendue visuelle. Si on veut la localiser dans l’étendue des géomètres, il faut concevoir des dimensions dans un point. J’ajoute que cette conception par cela même qu’elle est absurde, c’est-à-dire contradictoire, porte la marque de la métaphysique, attendu que toute définition d’une donnée métaphysique par l’esprit humain est contradictoire bien que cette donnée existe.

« Exemple : « L’infiniment petit n’est pas une grandeur puisqu’il n’est pas susceptible de diminutions et il n’est pas zéro et pourtant tout mouvement continu l’implique. »

« Autre exemple : « Le déplacement d’un point, qui est un fait, suppose la contiguité de deux points. Or la contiguïté de deux points est absurde, car le point n’a pas départies, deux points contigus forment un seul point. Et cependant le déplacement d’un point existe. Il en est de même pour les antimonies de Kant. Le processus universel, autrement dit l’évolution, par exemple, on ne conçoit pas qu’il n’ait pas pu commencer, mais si l’on veut lui donner un commencement on en est réduit à admettre le mouvement sortant du repos, etc. Nous sommes donc encore dans cette question : nous avons affaire à la métaphysique. Il s’en suit qu’on y pourra formuler toutes les contradictions imaginables sans être eu droit d’affirmer que le fait n’existe pas.

« L’identité de ce qu’on nomme le psychique et de ce qu’on nomme le mécanique est aussi difficile à démontrer que l’identité dé la conscience et de l’étendue. C’est possible parce que c’est absurde et partant métaphysique, mais je n’en sais rien. Jusqu’à plus ample informé, je ne peux m’empêcher de distinguer la pensée irréductible à la pesanteur et par conséquent, toujours jusqu’à plus ample informé, de concevoir un substratum psychique. Ce substratum d’ailleurs, tout irréductibles que paraissent ses modifications à celles du substratum mécanique, n’est pas sans avoir, à une profondeur insondable, quelque chose de commun avec le substratum mécanique, car, lorsque je veux prendre ma canne, il y a communication entre ma pensée qui est psychique et ma canne qui est physique. Des observations précédentes il résulte que je ne me sens pas en état de nier toute communication possible entré deux événements psychiques en dehors de l’étendue spatiale.

« L’expérience seule demeure juge du fait téléphatique. Or, une société anglaise, comme vous le savez, il y a quelques années, a institué une immense enquête pour recueillir tous les faits prétendus de télépathie. Elle excluait les allégations les plus positives quand sa critique y soupçonnait la moindre cause d’erreur. Eh bien, sur un nombre considérable de témoignages, elle ne s’est pas senti le droit d’en élaguer un nombre encore très important. Comme je ne faisais pas partie de la commission d’enquête, je n’ose pas me porter garant de ses conclusions, mais je connais ses scrupules et ils suffisent pour garantir la vraisemblance de ses arrêts. Je ne peux rien dire de plus. Pour moi, un savant, qui de prime abord nie la télépathie, est infidèle à la méthode scientifique. Il a même le type du savant incomplet. Je ne lui reconnais qu’un droit : celui de s’inscrire comme membre de la commission de télépathie.

— Avez-vous la même sympathie pour les spirites et leurs théories ?

— Je ne connais pas de spirite qui se préoccupe de définir avec précision les mots dont il se sert. Il s’ensuit que toutes les déductions tirées des phénomènes (dont je ne me sens pas en état de contester l’existence) sont viciées par l’insuffisance, le vague des définitions initiales. À mon avis, pour la santé de l’esprit humain, il serait charitable qu’une commission composée d’hommes dont l’esprit scientifique fût irréprochable, provoquât, en matière psychique, l’établissement d’un vocabulaire échappant à toute critique. Seulement, comme il s’agirait de constater d’abord l’existence des choses à nommer, cette commission serait conduite à instituer scientifiquement des expériences de psychisme. Or ce contrôle est inapplicable et voici pourquoi :

« Supposons (ce que nous ne pouvons nier a priori) qu’il existe des êtres spirituels en dehors de l’homme. Il n’y aurait pas de raison — surtout si j’en crois ceux qui ont expérimenté, comme mon ami Victorien Sardou — pour que cette race mystérieuse ne fourmillât pas d’imposteurs et de mauvais plaisants, puisqu’il en existe dans un monde qu’on nomme la terre… Il ne serait pas impossible non plus que ces êtres, offensés de l’incrédulité et du manque de confiance de la commission, se refusassent à répondre. De là un cercle vicieux ; car leur silence ne serait pas probant. »

Je voulus pousser plus loin encore mon indiscrétion philosophique :

— Croyez-vous que l’on puisse arriver à atteindre l’âme par la méthode expérimentale de la psychologie nouvelle ? demandai-je à M. Sully Prudhomme.

— L’âme, si l’on entend par là le substratum métaphysique de la pensée et de tous les phénomènes psychiques, ne peut être en aucune façon expérimentée… on n’expérimente que ses modifications par le monde extérieur.

Une dernière question me vint aux lèvres.

— Existe-t-Il un au delà ?

— Un au delà ? je n’en connais pas d’autre que le monde extérieur à mes états de conscience. Me demander s’il existe, c’est me demander si je me crois seul au monde. »

Plus nous avions discuté, plus des difficultés incoercibles s’étaient soulevées devant notre intelligence. La nuit s’approchait. Une pluie fine baignant les arbres minces. Le mystère inexpugnable n’était plus seulement sur nos lèvres ; mais répandu sur les choses. Je laissai SuUy-Prudhomme pour reprendre mon train. En rejoignant la station dé Sceaux-Hobinson, maintes fois une branche tordue sur la route, prit l’apparence d’un fantôme et la bise humide, en sifflant, prononçait de vagues syllabes comme un esprit. J’aurais pu me croire à une des séances de cette Eusapia Paladino, que je connais bien, moi aussi !

Et je songeai que les anciens avaient eu raison de donner à Hermès, le maître des sciences occultes, le titre de « dieu du crépuscule ». C’est dans les dernières lueurs du demi-jour, quand la lumière est basse, les yeux las et l’âme inquiète, que le Mystère règne, lui qu’aucun raisonnement n’a vaincu…


FIN

  1. M. César de Vesme, directeur de la Revue des Études Psychiques, ayant demandé quelques explications au « poète de la psychologie » sur le sens de cette phrase, M. Sully Prudhomme lui répondit par une lettre datée du 6 février 1902 et dont j’extrais les passages qui m’ont semblé les plus importants :

    … Je ne suis pas certain que la citation soit textuelle ; je n’ai pas gravé dans ma mémoire ce que j’ai dit, mais j’en reconnais le sens et l’allure. M. Jules Bois n’a pas altéré le fond de ma pensée en la rapportant. Il convient que j’en précise la portée, car dans une conversation familière et animée, j’ai pu employer une expression trop concise et d’apparence paradoxale.

    » Je n’ai pas entendu permettre de douter de la véracité de ma relation ; ce que j’ai raconté, je l’ai vu. Mais je respecte trop les scrupules du savant pour lui contester le droit d’émettre des doutes sur l’objectivité de mes sensations visuelles dans une expérience où un déplacement est inexplicable par les lois admises de la physique, où il faudrait l’attribuer à l’impulsion immédiate d’une entité psychique indépendante de tout organisme corporel, condition sans exemple dans les annales de l’observation scientifique. Il s’agit pour le savant de s’assurer que mes yeux ne m’ont pas trompé ; que les personnes qui expérimentaient avec moi et dont la sincérité est au-dessus de tout soupçon, n’ont pas été comme moi dupes de leurs yeux, qu’enfin nous n’avons pas été mystifiés par quelque mauvais plaisant, très habile à créer des illusions sensorielles chez autrui, à la façon du légendaire Robert-Houdin et qui se serait introduit furtivement dans la salle où nous opérions. Rien ne me paraît plus improbable que ces suppositions, car, pour qu’elles fussent recevables, il faudrait admettre une hallucination collective par contagion ou par hasard chez des personnes dont une au moins, j’en réponds, n’y apportait aucune disposition ; en outre, la maison entière appartenait à l’un de nous et il eût fallu que le mystificateur pût s’y être installé pour agencer les moyens artificiels de faire mouvoir des meubles pesants.

    » Ce sont là, toutefois, des inférences fondées sur mon observation personnelle et sur les idées que je me fais de l’hallucination et des ressources de la fraude. Le savant n’est pas tenu de m’accorder que je suis compétent et bien renseigné ; il a au moins le droit de prendre connaissance de visu des lieux où l’expérience a été faite et des circonstances et conditions qui ont pu en fausser les résultats, car on peut être de bonne foi et n’avoir pas le sens critique exercé. Sans doute parmi les savants il en est, et d’illustres qui affirment avoir constaté des phénomènes du genre de ceux dont j’ai été témoin ; mais ils ne prétendent pas que les autres soient obligés de les croire réels sans y avoir eux-mêmes assisté ; ils se bornent à convier leurs confrères à contrôler leurs expériences. Ceux-ci, j’entends ceux qui sont membres de sociétés anciennes d’une autorité universellement reconnue, telles que, en France, l’Académie des sciences et l’Académie de médecine, en Angleterre, la Société Royale de Londres, ne se prêtent pas volontiers à ce contrôle. Ils ont, pour s’y refuser, des motifs qu’on peut discuter ; je me borne à mentionner le fait.

    » Il ressort de ces divisions qu’une étude scientifique, organisée de telle sorte que les résultats en soient capables de faire autorité pour tous, s’impose si l’on veut mettre fin à un état de choses dangereux pour le progrès des connaissances positives et même pour l’équilibre mental d’un nombre croissant de curieux impatients et de novices livrés aux interprétations les plus téméraires des phénomènes psychiques. Il importe que ces phénomènes ne soient pas abandonnés plus longtemps à une expérimentation parfois frauduleuse et le plus souvent instituée sans les précautions requises pour qu’elle soit inattaquable… »

    Sully Prudhomme.