L’Athéisme/Chapitre 6
LA LIBERTÉ DE L’ENSEIGNEMENT[1]
Voici quel était le questionnaire :
1o Dans quelle sorte d’établissement (laïque ou religieux) avez-vous été élevé ?
2o Quelle influence attribuez-vous à l’éducation reçue, dans le développement de votre personne intellectuelle et morale ?
3o Que pensez-vous de la liberté de l’enseignement ? Faut-il, selon vous, la restreindre, voire la supprimer, ou, au contraire, lui donner plus d’extension ?
4o Que pensez-vous de l’usage qui est fait du mot « liberté », dans cette question de l’enseignement ?
Voici ce que je répondis :
1o J’ai fait mes études littéraires au collège de Lannion (établissement municipal laïque), puis mes classes de sciences au lycée de Brest et au lycée Janson de Sailly, d’où je suis entré à l’École normale. J’étais externe au collège de Lannion et, pendant cette partie de ma jeunesse, mon éducation a été dirigée surtout par mon père. Mes professeurs ne m’ont guère appris que des faits ; c’est mon père qui m’a appris à penser. Il était médecin et voltairien ;
2o Tous les caractères des êtres vivants sont le résultat de l’hérédité et de l’éducation ; je crois avoir remarqué autour de moi que, suivant les natures, l’éducation a une importance plus ou moins considérable. Il y a des individus moins souples que d’autres ; j’étais, je pense, parmi les plus éducables. Ce qui me paraît avoir été essentiel dans mon éducation, ce ne sont pas les choses qu’on m’a enseignées (j’ai appris l’histoire sainte), mais la discipline intellectuelle à laquelle on m’a soumis. Je suis en particulier très reconnaissant à l’un de mes professeurs de mathématiques qui avait, au plus haut point, l’esprit scientifique et qui savait le communiquer à ses élèves. Il m’a appris à ne jamais employer, dans les raisonnements, un seul mot dont j’ignorasse le sens précis et je crois que cette discipline a dominé toute ma vie cérébrale. J’ai eu aussi le grand bonheur de ne pas suivre de classe de philosophie ; j’y aurais appris, probablement, exactement le contraire de ce que m’a enseigné mon professeur de mathématiques ;
3o Quant à la liberté de l’enseignement, le seul point qui me paraisse indispensable, c’est que l’on doit interdire d’enseigner aux enfants des choses reconnues fausses. Je sais bien que si, d’autre part, on développe chez eux l’esprit de précision, ils s’apercevront par eux-mêmes, quand ils seront grands, qu’on les a trompés quand ils étaient petits. Mais il serait plus simple de leur éviter dès le début cette rectification ultérieure ; d’autant plus qu’à force de leur faire prendre, de bonne heure, des vessies pour des lanternes, on peut arriver à détruire définitivement chez eux toute trace de sens critique. Cela doit arriver surtout, semble-t-il, si, dès leur plus tendre enfance, on leur apprend que les vérités les plus importantes s’expriment par des phrases dépourvues de signification palpable, si on les dresse à considérer comme essentielles les formules qu’ils ne comprennent pas. On en fait des perroquets prétentieux.
Il est néanmoins indispensable que l’on fournisse aux enfants, puisqu’ils ont besoin de comprendre les choses extérieures, une explication provisoire en rapport avec le développement de leur jeune intelligence. Mais il ne faut pas imiter les parents qui, pour se débarrasser des « pourquoi » souvent très gênants de leurs gamins, leur farcissent la cervelle d’absurdités. C’est là, d’ailleurs, la chose la plus difficile à réaliser. Je ne connais pas de manuels d’enseignement primaire qui soient suffisants. Il faudrait en faire de bons et les imposer ;
4o Ceux qui réclament la liberté de l’enseignement peuvent se placer à deux points de vue. Ou bien ils demandent qu’on donne à choisir aux enfants entre les divers systèmes admis par les adultes ; mais il n’y a là qu’une liberté illusoire, car il sera toujours possible au maître de rendre sympathique à l’enfant la théorie qui lui est chère à lui-même, et, d’autre part, les explications les plus simplistes, celles qui exigent le moindre effort (un effort de mémoire et non d’intelligence), les explications qui dissimulent leur nullité sous un attirail de mots pompeux, seront les plus facilement adoptées.
Ou bien ils demandent qu’on autorise les parents, s’ils ont l’esprit faussé et se plaisent dans leur ignorance, à fausser l’esprit de leurs enfants et à les condamner aux ténèbres perpétuelles. Mais les enfants ne sont pas la propriété des parents ; ce ne sont pas des jouets dont on ait le droit de s’amuser ; ils sont destinés à devenir des hommes plus tard, et l’État a le devoir de veiller à ce qu’ils deviennent, au besoin malgré leurs parents, des hommes à l’esprit droit.
On discute sur beaucoup de points, mais l’humanité n’a pas travaillé en vain ; il y a des vérités acquises ; il y a des choses dont l’erreur est reconnue. Il faut interdire l’enseignement de l’erreur, et rendre obligatoire celui de la vérité.
INSTRUMENT D’ÉDUCATION PHILOSOPHIQUE[2]
Si l’on admet, avec Auguste Comte, que « savoir c’est prévoir », la science de la vie est bien limitée ; il y a fort peu de cas où l’on connaisse suffisamment les éléments d’un fait biologique pour pouvoir le reproduire identique à lui-même ; avant Pasteur, il n’y en avait pas un seul. Si j’inocule à un mouton les deux vaccins charbonneux, je prévois avec certitude que le mouton, guéri de la seconde inoculation, sera réfractaire au charbon ; et précisément les faits d’immunité, qui sont à peu près les seuls dans lesquels on puisse, chez un être qui reste vivant, prévoir une partie de l’avenir, ne sont pas enseignés dans les lycées. Je reviendrai tout à l’heure sur cette question de l’opportunité de l’enseignement précoce de certains faits de Pathologie ; je voulais seulement faire remarquer, pour l’instant, que, les Sciences naturelles n’étant pas des sciences faites, il n’y a pas, du moins au point de vue philosophique, d’enseignement secondaire des Sciences naturelles.
S’il se trouve ici de nos collègues des lycées, je suis certain qu’aucun d’eux ne me contredira ; chacun d’eux fait de l’enseignement supérieur, de l’enseignement personnel ; chacun d’eux a tiré, tant de l’observation directe de la Nature que des leçons souvent contradictoires de maîtres différents, certaines conclusions qu’il juge bonnes et qui sont différentes de celles auxquelles s’est arrêté son voisin. Il n’y a pas d’enseignement officiel des choses de la vie.
Avant donc de se livrer, au sujet des Sciences naturelles, à des discussions d’ordre pédagogique, il convient de se demander s’il n’est pas possible de tirer, de l’ensemble des faits les mieux connus à notre époque, une orientation philosophique définitive, qui constituerait réellement un noyau d’enseignement secondaire. Avant de faire de la méthode pédagogique, il faut faire de la méthode scientifique, et je transformerais volontiers le titre de cette conférence : « l’Enseignement des Sciences naturelles comme instrument de culture philosophique » en celui-ci, qui me paraît équivalent : « la méthode scientifique en Sciences naturelles ». Étudier scientifiquement la vie, c’est faire de la philosophie ; c’est faire la seule philosophie qui mérite ce nom ; et si l’on commence par apprendre une philosophie toute faite[3], pour s’occuper ensuite de Sciences naturelles, si l’on commence par définir, sur la foi d’auteurs préférés, tout ce qui est relatif à la vie, pour étudier ensuite la vie, on met la charrue avant les bœufs, pratique condamnée par la sagesse des nations.
D’autre part, si l’on renonce à toute idée préconçue, il faut se résigner à enseigner des faits d’observation ou d’expérience, faits entre lesquels le lien n’est pas toujours apparent, et dont l’étude fatigue vite la mémoire la mieux organisée. Je crois cependant que, déjà aujourd’hui, sans faire aucune hypothèse, on peut coordonner les matières de l’enseignement par des formules générales très commodes et ayant une haute portée philosophique. Le transformisme, en particulier, ne me semble pas avoir pris, dans l’enseignement des Sciences naturelles, la place qu’il mérite. Il a renouvelé l’esprit humain, il a modifié du tout au tout la forme même des questions que l’on se posait autrefois au sujet des manifestations de la vie ; il doit se trouver partout, à chaque pas.
Je vais essayer de montrer ici quelles sont, à mon avis, les grandes lignes de ce qu’on peut appeler actuellement le noyau scientifique de l’Histoire naturelle.
Tout d’abord, je crois qu’il est nécessaire de mettre les jeunes gens en garde contre les raisonnements statiques ; il n’y a pas de statique en Biologie ; seulement, les êtres évoluent tous avec une rapidité du même ordre, et, par conséquent, quand l’un d’eux en observe un autre, il le voit immobile, inerte. Si je considère un plant de seigle en fleurs, je sais très bien qu’il provient d’une graine, qu’il donnera des graines et qu’il mourra, qu’il change perpétuellement, mais cela n’empêche pas que je l’observe comme quelque chose de mort. Il se courbe au gré du vent, puis se redresse comme un ressort d’acier flexible, et ce qui me frappe pendant que je l’observe, ce sont ces mouvements qui mettent en jeu la propriété non vitale de l’élasticité. C’est dans cette lenteur des phénomènes vitaux que réside la plus grande difficulté d’enseignement. On pourrait peut-être y remédier par le procédé du cinématographe.
Je suppose que l’on ait cinématographié d’heure en heure, depuis sa germination jusqu’à sa mort, un plant de froment, par exemple ; il sera facile, ensuite, de faire dérouler sous les yeux des élèves, en une minute, toute l’évolution individuelle de ce plant de froment ; et je crois que, si on réalisait cette opération dans les établissements secondaires, l’esprit des élèves serait frappé une fois pour toutes ; ils n’oublieraient plus jamais que le repos d’une plante n’est qu’apparent, et ils ne se demanderaient plus s’il existe dans un être vivant inerte un principe créateur de mouvement.
Le spectacle serait encore plus frappant si l’on pouvait faire dérouler en quelques minutes sous les yeux des élèves l’évolution complète d’un de nos grands arbres à feuilles caduques, avec la succession des bourgeonnements printaniers et des dépouillements automnaux ; on verrait pousser les rameaux à l’aisselle des feuilles tombées, etc. On verrait croître un arbre, ce qui n’est pas ordinairement donné à l’homme. Et cependant, quoique n’ayant jamais vu grandir une plante, nous savons que les plantes grandissent, parce que nous avons le souvenir de leurs formes successives ; de même, en remplaçant les minutes par des siècles, nous savons que les espèces varient sans avoir jamais vu varier une espèce, à cause des documents que nous fournit la Paléontologie ; je reviendrai tout à l’heure sur cette question du temps dans l’évolution individuelle ou spécifique.
Une autre conséquence philosophique de cette observation au cinématographe[4] serait d’écarter des raisonnements l’erreur individualiste. Nous savons bien que les individus changent ; nous répétons avec Pascal : « Le temps guérit les douleurs et les querelles parce qu’on change, on n’est plus la même personne. » Mais, quoique nous le sachions, nous n’y pensons guère, parce que ces changements sont lents. Quand nous retrouvons vieillard un être que nous avons connu enfant, nous constatons surtout les variations dont il a été l’objet ; au contraire, si nous vivons quarante ans avec un ami, sans le quitter jamais, nous ne le voyons pas changer ; nous lui conservons le même nom, et il nous paraît être le même mécanisme, ce qui nous pousse naturellement à croire qu’il est doué de liberté absolue, puisque, étant identique à lui-même, il agit différemment dans des circonstances identiques.
Indépendamment même de son importance philosophique, l’erreur individualiste a eu des conséquences pratiques regrettables. Elle a, par exemple, empêché de prévoir l’immunité qui suit certaines maladies infectieuses ; elle a fait considérer comme fantastique le résultat des découvertes de Jenner et de Pasteur. Un malade guérit ; on dit qu’il redevient bien portant, et l’on entend par là qu’il redevient le mécanisme qu’il était avant d’avoir été malade. Cela n’est pas vrai ; il est devenu un autre mécanisme, qui ressemble à l’ancien par certains côtés, mais qui en diffère par certains autres ; il s’est adapté, habitué à la maladie dont il vient de triompher.
Voici un mouton atteint du charbon ; deux ennemis sont en présence, le mouton et les bactéridies qui sont à son intérieur, dans ce cas spécial, la lutte doit se terminer par la disparition totale de l’un des deux partis. Si c’est le mouton qui l’emporte, il sort aguerri de la bataille ; il est réfractaire à une nouvelle infection ; si le mouton meurt, les bactéridies victorieuses sont préparées à une nouvelle victoire ; on dit que leur virulence pour les moutons est augmentée.
Voilà des faits de Pathologie qui sont à la fois très remarquables au point de vue pratique et très instructifs au point de vue philosophique ; de plus, il est très facile de les raconter dans le langage courant. Pourquoi donc ne pas les introduire dans l’enseignement secondaire, puisque l’on apprend aux jeunes gens des faits de Physiologie qui sont à la fois plus compliqués, moins féconds, et souvent moins certains ?
L’étude de ces phénomènes donnerait, en outre, un moyen très simple d’initier les élèves au langage si précieux de Darwin et de Lamarck. J’inocule à un mouton un mélange de bactéridies différentes ; les unes sont virulentes pour le mouton, les autres non. Par définition même de la virulence, les premières prospéreront, les autres disparaîtront ; il y aura tri, sélection, comme dit Darwin ; étant donné un certain nombre d’individus différents que l’on place dans des conditions particulières, on constate après coup que quelques-uns se conservent et que les autres disparaissent ; il y a eu destruction de ceux qui ont disparu et conservation de ceux qui se sont conservés ; voilà la vérité de La Palisse, à laquelle se réduit la sélection naturelle, dans laquelle tant de gens ont voulu, après Flourens, voir une providence déguisée.
Spencer a employé une expression analogue ; il y a, dit-il, persistance du plus apte, c’est-à-dire conservation de celui qui se conserve aux dépens de ceux qui disparaissent ; mais l’on ne connaît le plus apte qu’après coup.
J’ai longuement développé ailleurs[5] des exemples tirés de la Pathologie, et particulièrement commodes pour montrer la fécondité extrême d’un langage qui, ne faisant aucune hypothèse, se réduit à une constatation de résultats. Ce langage ne permet naturellement de rien prévoir, mais il donne l’illusion de la prévision quand on l’applique à la narration actuelle de faits historiques passés, à l’histoire de l’origine des espèces aujourd’hui vivantes.
Le même mouton nous apprendra le langage de Lamarck ; je l’ai, en effet, déjà employé tout à l’heure, quand j’ai dit que le mouton guéri s’est habitué à la maladie dont il a triomphé ; que, dans le cas de la mort de l’animal, ce sont, au contraire, les bactéridies qui se sont habituées à tuer des moutons. Mais, me direz-vous, il était inutile de faire intervenir Lamarck pour construire des phrases qui sont, tout simplement, du langage courant. C’est, en effet, à une constatation banale que Lamarck s’est adressé ; il a emprunté à la sagesse des nations cet aphorisme : « les habitudes forment une seconde nature », et, s’il en a tiré un si grand profit dans l’explication de la formation des espèces, c’est que cet aphorisme résume précisément l’observation la plus générale qui puisse se faire sur les êtres vivants.
Étant donnée la variabilité incessante des conditions réalisées autour d’un être vivant quelconque, variabilité qui provient de ce que le jour succède à la nuit, le chaud au froid, etc., on peut dire sans exagération que vivre, c’est s’habituer sans cesse à quelque chose de nouveau. Quand les conditions sont par trop nouvelles, il arrive souvent que l’individu meurt ; alors, il n’intéresse plus le biologiste ; s’il ne meurt pas, c’est qu’il s’habitue ; il n’y a pas d’autre alternative. Tout individu qui vit aujourd’hui n’a cessé de s’habituer depuis le jour de sa naissance ; s’il a été atteint d’une maladie et s’il s’en est guéri, il s’est habitué à cette maladie, etc.
Or, qu’est-ce que s’habituer ? C’est sûrement changer. Un individu habitué à un facteur d’action est différent de ce qu’il était avant de s’y être habitué. Et, par conséquent, ici encore, le langage individualiste se trouve pris en défaut. Ce langage ne tient compte que des similitudes (elles sont, en effet, plus apparentes) ; il néglige les différences résultant des habitudes ; il n’est pas précis ; il n’est pas exact. Je conserve le même nom à un homme avant et après une maladie ; il ressemble beaucoup, cela est certain, à ce qu’il était d’abord ; mais il en diffère aussi, cela est non moins certain ; si donc j’en parle comme d’un mécanisme qui n’a pas changé, mon langage manque de précision. Dans le langage courant, dire qu’un être s’est habitué, cela veut dire que, tout en restant semblable à lui-même, il est devenu différent. Il y a là une contradiction qu’il faut mettre en évidence avec le plus grand soin, au lieu de la cacher comme on le fait quelquefois. Je crois même que la principale question de méthode dans l’enseignement de la Biologie peut se formuler comme il suit : Dans chaque cas, il faut insister successivement sur les similitudes et les différences. Malgré la banalité apparente de cette règle, il est facile de voir qu’elle est extrêmement importante ; quelques exemples vont nous le prouver.
Quand on observe des êtres quelconques, on est plus immédiatement frappé de leurs différences que de leurs analogies ; un chien, un crapaud, un ver de terre et un poirier ne se ressemblent guère, et pourtant nous disons qu’ils sont tous vivants ; la recherche du caractère commun à tant d’objets dissemblables est le point le plus important de la biologie générale ; c’est le problème de la définition de la vie.
Voici, au contraire, des êtres qui se ressemblent énormément, des moineaux si vous voulez ; ils se ressemblent tellement qu’au premier abord on les croit identiques. Ils ne le sont pas, en réalité. Si l’on recueille cent mille feuilles de chêne dans une forêt, il n’arrive jamais que deux d’entre elles soient rigoureusement égales. Et, cependant, nous voyons bien que nous devons leur appliquer la même dénomination de feuilles de chêne. C’est la question si délicate de la définition de l’espèce.
Un même homme, à deux moments distincts de sa vie, se ressemble à lui-même, cela est certain : mais nous avons vu tout à l’heure le danger qui résulte d’une croyance hâtive à une invariabilité qui n’est qu’apparente ; le problème de l’évolution individuelle consiste dans l’étude de différences acquises, mais qui respectent certaines similitudes…
Dans la fabrication même de l’être vivant, que d’éléments en apparence dissemblables ! des nerfs, des os, du sang, des muscles ! Et, cependant, il y a quelque chose de commun à tous ces éléments ; ils portent l’estampille de l’individu auquel ils appartiennent. De même, un jeu de cartes est formé de cartes toutes différentes si on les regarde du côté significatif, toutes semblables si on les regarde du côté du dos. Similitudes et différences, tout est là ; quelquefois c’est la similitude qui est plus frappante, quelquefois c’est la différence ; il faut étudier les deux.
Si cette nécessité est capitale quelque part, c’est surtout dans la question de la multiplication des êtres ; c’est dans la reproduction des individus que, suivant le point de vue auquel on se place, on est frappé successivement par les similitudes et les différences. Tout animal ressemble à ses parents, cela est évident ; mais il est non moins évident que tout animal diffère de ses parents. Et, par conséquent, si l’on donnait aux affirmations biologiques la même précision qu’à celle des sciences dites exactes, il y aurait contradiction entre la notion d’hérédité et la notion de variation. Malheureusement, on se contente ordinairement, en Histoire naturelle, d’une approximation très vague ; je n’en veux pour exemple que la définition de l’espèce dans des traités dont les auteurs sont cependant transformistes convaincus. On y apprend aux élèves que l’espèce est héréditaire, que les enfants sont de la même espèce que les parents, d’où la conséquence évidente que l’espèce ne varie pas. On leur enseigne ensuite la théorie transformiste, qui veut que les espèces actuelles descendent d’espèces antérieures et différentes, alors que, par suite de la première affirmation, le fils est de l’espèce de son père, qui est de l’espèce de son grand-père, et ainsi de suite, jusqu’à l’ancêtre le plus éloigné. La contradiction est flagrante, et il ne faut pas s’étonner ensuite que beaucoup de gens aient de la difficulté à croire à la transformation des espèces. Cela est, d’ailleurs infiniment regrettable, car la théorie transformiste devrait aujourd’hui régner sans conteste sur toute la science. Son adoption par tous les savants dignes de ce nom est le plus grand événement de cet admirable dix-neuvième siècle, pourtant si fertile en merveilles. Je reviendrai tout à l’heure sur cette question de l’importance philosophique du transformisme : je veux montrer d’abord qu’on peut l’enseigner sans difficulté en montrant que l’hérédité est une loi approchée.
Nous connaissons bien des lois approchées, en physique par exemple ; nous en connaissons assez pour comprendre la signification exacte de cette expression qui paraît si peu précise, le mot loi et le mot approché semblant contradictoires. Voici d’abord un cas dans lequel une loi approchée peut être le résultat de la superposition d’une loi exacte à une autre loi exactement exacte. Je considère un corps qui tombe : la mécanique élémentaire m’a appris la formule algébrique de la chute des corps dans le vide ; or, si je veux me servir de cette formule pour mesurer la profondeur d’un puits, je trouve un résultat qui n’est pas juste ; heureusement, la physique m’apprend, d’autre part, la résistance de l’air au mouvement des projectiles, et me permet de calculer le ralentissement qui en résulte dans des conditions données. Je corrige donc ma première formule par une seconde, et j’obtiens ainsi une représentation beaucoup plus satisfaisante de la chute d’une pierre dans un puits. Pour arriver à ce résultat, j’ai artificiellement décomposé un phénomène parfaitement unique, la chute de la pierre dans le puits, en deux phénomènes imaginaires qu’il m’est plus facile d’étudier séparément ; j’ai employé un procédé que son résultat démontre légitime, et je suis, par conséquent, fondé à essayer d’appliquer le même procédé d’analyse dans d’autres cas.
Si j’essaie d’employer la même règle pour la loi de Mariotte, je m’aperçois rapidement que, dans l’état actuel de la science, je ne connais pas la ou les formules accessoires qu’il faut lui ajouter dans chaque cas pour la rendre correcte ; je suis obligé de m’en tenir à des formules empiriques qui, utiles dans la pratique, ne satisfont pas l’esprit ; mais je puis néanmoins, malgré mon ignorance actuelle, essayer d’appliquer à la loi de Mariotte le langage auquel je suis arrivé pour la chute des corps dans l’air ; je puis dire d’une manière générale, quand il s’agit d’une loi approchée : des expériences répétées au sujet de tel phénomène naturel m’ont prouvé qu’il suit à peu près la loi énoncée dans telle formule ; même si je ne connais pas, à l’état isolé, un phénomène qui suive exactement cette loi, je puis énoncer sans danger la loi approchée que j’ai découverte en supposant que le phénomène naturel correspondant est la superposition de deux ou plusieurs phénomènes différents, dont l’un serait représenté rigoureusement par la loi découverte et dont le ou les autres ne me sont pas analytiquement connus. Ce langage ne fait courir aucun risque ; il permet un langage à la fois rigoureux et clair ! j’ai proposé de l’appliquer en biologie au cas de la loi approchée qu’est l’hérédité.
Prenons l’hérédité dans son cas le plus simple, dans le cas où, sans aucune complication de forme, elle se réduit à une fabrication de substances chimiques identiques (?) à la substance vivante active que l’on étudie ; dans ce cas, on remplace ordinairement le mot hérédité par le mot assimilation qui veut dire : fabrication de substance semblable. C’est là la propriété vitale par excellence, c’est la seule qui permette de caractériser la vie ; mais il faut immédiatement remarquer que, dans la Nature, la loi d’assimilation n’est qu’approchée, sans quoi la variation serait impossible. Et nous arrivons ainsi à définir la vie par une manifestation qui, ordinairement, n’est pas plus rigoureuse que la loi de Mariotte pour le gaz. Cette manifestation de l’activité des substances vivantes est cependant de première importance, puisqu’elle permet seule de définir la vie ; il faut donc l’introduire dans le langage, par le procédé ordinaire des lois approchées.
La chose est d’autant plus facile que, pour certaines espèces au moins, Pasteur et ses élèves nous ont appris à séparer artificiellement l’assimilation au sens rigoureux, et la variation qui s’y superpose dans la plupart des exemples naturels. Nous savons cultiver des bactéridies charbonneuses sans variation sensible ; d’autre part, nous savons transformer, sans assimilation concomitante, au moyen d’une immersion dans l’eau pure additionnée d’antiseptiques, les bactéridies ou même leurs spores en des variétés de virulence différente. Ceci nous permet, lorsque, dans un bouillon, se produit une multiplication accompagnée de variation, de décomposer le phénomène en deux parties distinctes, comme nous l’avons fait pour la chute d’un corps dans un puits. J’ai proposé de généraliser ce langage et de l’appliquer même aux cas où nous ne savons jamais, expérimentalement, séparer l’assimilation de la variation ; pour ne faire aucune hypothèse, j’ai appelé[6] condition no 1 l’ensemble des circonstances dans lesquelles une substance d’espèce donnée assimilerait rigoureusement, réunissant sous le nom de condition no 2 l’ensemble des circonstances extrêmement diverses qui font varier cette même substance. De sorte que l’histoire tout entière d’un élément qui ne cesse pas de vivre se réduit à une succession ou une superposition de conditions no 1 et de conditions no 2. Ce n’est là qu’une manière de s’exprimer, mais c’est une manière de s’exprimer qui permet de raisonner avec la rigueur des sciences exactes ; grâce à elle, il est facile de parler à la fois d’hérédité et de transformisme, sans se heurter à des contradictions flagrantes.
On dit souvent qu’il est difficile, sinon impossible, d’enseigner le transformisme dans les cours élémentaires, peut-être à cause de cette contradiction qui se manifeste, lorsqu’on n’y regarde pas d’assez près, entre l’hérédité spécifique et la variation des espèces. Mais je vous ferai remarquer que l’on enseigne déjà, en dehors de l’Histoire naturelle, des choses qui impliquent des contradictions apparentes de même ordre.
En géographie, par exemple, on apprend aux élèves que la terre est ronde comme une boule et on leur parle ensuite de montagnes et de vallées. On emploie précisément, pour mettre en relief l’orographie d’un pays, un procédé qui peut nous servir de modèle pour l’exposé de la transformation des espèces. On réduit, par exemple, les kilomètres en centimètres pour représenter les hauteurs verticales, tandis que, pour les distances horizontales, on réduit les kilomètres en dixièmes, en centièmes ou en millièmes de millimètre, ce qui revient à exagérer le relief dans la proportion de cent, mille ou dix mille. Et ainsi des pentes qui, sur le papier, ne seraient pas sensibles à l’œil, deviennent prodigieusement rapides.
Ce procédé d’exagération des reliefs en géographie, par la réduction des distances horizontales, est absolument comparable à celui que j’indiquais tout à l’heure en proposant de réduire à une minute, par le moyen du cinématographe, la durée de l’évolution d’un plant de blé depuis sa germination jusqu’à sa mort.
Pour la transformation des espèces à travers les époques géologiques, il ne peut plus être question de cinématographe ; mais on peut imaginer une représentation géométrique de l’état d’une espèce à chaque moment de son évolution, et alors, suivant la manière dont on représentera les unités de temps, on mettra en évidence soit l’hérédité, soit la variation. Je suppose, par exemple, que l’on puisse faire tenir dans les coordonnées d’un point rapporté à trois axes rectangulaires la définition d’une espèce à un moment de son évolution ; un point de l’espace représentera l’état d’une espèce à une certaine époque. La succession des points en fonction du temps représentera l’évolution de l’espèce dans le temps. Eh bien ! si l’on prend comme unité de mesure du temps, sur l’axe des temps, une grandeur considérable, l’évolution de l’espèce sera représentée par une ligne droite parallèle à l’axe des temps ; on en conclura l’hérédité absolue, sans variation ; on croira voir la condition no 1. Si, au contraire, on choisit une grandeur très petite pour représenter l’unité de temps, si l’on représente cent siècles, par un millimètre, l’évolution de l’espèce sera représentée par une courbe très notablement sinueuse ; la variation sera mise en évidence au détriment de l’hérédité spécifique ; la courbe sera la démonstration du transformisme.
Je sais bien qu’il est impossible de songer à faire tenir dans deux nombres la définition totale de l’état d’une espèce à un moment donné ; ce que je viens de dire n’a donc pas d’application pratique, et ne peut être considéré que comme un procédé verbal, destiné à montrer le rôle du choix de l’unité de temps dans l’établissement du transformisme. D’ailleurs, à défaut de cinématographe nous montrant en quelques minutes la variation séculaire d’une espèce, nous pouvons réaliser quelque chose d’analogue en supprimant un grand nombre de générations intermédiaires ; voici ce que je veux dire : si nous avions les pattes droites de devant de deux cents générations successives de chevaux et si nous en faisions une série, nous pourrions observer cette série sans nous douter de l’existence d’une évolution de l’espèce cheval. Si, au contraire, comme cela est réalisé dans les galeries de paléontologie, nous juxtaposons une patte de cheval actuel et des pattes de chevaux fossiles ayant un nombre croissant de doigts, nous voyons, aussi bien qu’avec un cinématographe, la variation qui a conduit à la forme actuelle. L’important est que, chez les élèves, la conviction du transformisme soit définitivement établie et qu’ils puissent répondre, quand on leur demande s’ils ont vu varier une espèce : « Non, je n’ai pas vu varier une espèce, mais je n’ai pas non plus vu grandir un arbre, et cependant je sais que les arbres grandissent parce que j’ai observé plusieurs de leurs formes successives. »
Le Transformisme n’occupe pas dans l’enseignement actuel la place qu’il mérite : il devrait dominer tout l’enseignement scientifique, car il a modifié l’opinion que l’homme s’était formée au sujet de sa propre nature ; pour un transformiste convaincu, la plupart des questions philosophiques qui se posent naturellement à l’esprit humain changent de sens ; quelques-unes n’ont plus de sens du tout.
Avant d’essayer de montrer le bien-fondé de cette assertion, il n’est pas inutile de dire pourquoi, à notre époque, si peu de gens méritent, dans son acception entière, la dénomination de transformistes, pourquoi, en d’autres termes, si peu de savants vont jusqu’au bout du transformisme, acceptent les conséquences entières de la théorie nouvelle. Et il ne sera pas sans intérêt de montrer que Darwin, le fondateur ou au moins le restaurateur et le vulgarisateur du transformisme, a adopté, l’un des premiers, la méthode défectueuse qui devait empêcher cette doctrine de donner tous ses fruits.
Je commençais cette causerie en mettant avant toute autre préoccupation celle d’écarter de l’esprit des élèves toute idée de l’existence d’entités statiques en biologie. Malheureusement, les hommes en général n’observent pas la vie au cinématographe et voient à chaque instant les êtres vivants comme s’ils étaient morts. Aussi ont-ils peuplé l’Histoire naturelle de ces entités déplorables que l’on appelle les caractères des animaux et des végétaux, les caractères étant les éléments dans lesquels on peut décomposer la description actuelle d’un individu. Avec le cinématographe, on montre que ces caractères ne sont que des apparences successives comparables aux vagues de la mer ; mais, dans le langage courant, ils deviennent des éléments constitutifs comparables aux pierres d’une maison ! Un homme est formé avec des entités qui s’appellent : nez, bouche, œil, pied, poils, logique, intelligence, conscience morale, sentiment religieux, etc., comme un palais est formé de marbre, de planches, d’ardoises, de fenêtres, etc. Darwin et, après lui, Weismann ont donné à ces entités statiques une existence définitive en supposant que chacune d’elles[7] est représentée par une particule infiniment petite qui est capable de la reproduire. Ces particules hypothétiques et invisibles, que Darwin appelait gemmules, avaient pour but de donner des faits d’hérédité une explication analogue à celle que fournit la théorie atomique aux phénomènes de la Chimie. Après avoir donné une vie nouvelle à la théorie transformiste qui, comme nous le verrons tout à l’heure, devait changer le sens du mot explication et débarrasser l’esprit humain des soucis métaphysiques, le grand évolutionniste anglais a été victime de la nature humaine qui était en lui et, cherchant à fournir une explication de l’hérédité, il a failli renverser le merveilleux édifice qu’il avait lui-même construit ; heureusement, l’absurdité des particules représentatives était évidente ! Ceux qui ont adopté ce système, dont les esprits peu philosophiques tirent tant de satisfactions verbales, doivent, par là même, changer du tout au tout leur conception du transformisme. Du moment qu’il y a dans les êtres des entités constitutives représentées par des particules, ces entités ont existé de tous temps (comme Weismann le dit expressément dans sa théorie des plasmas ancestraux), et, par conséquent, l’évolution des espèces ne nous apprend pas la genèse du nez, de la bouche, de la logique, de la conscience morale, etc. ; il y a eu en tout temps des nez, des bouches, des logiques, des consciences morales, etc., et l’évolution des espèces n’a consisté que dans le remaniement des groupements fortuits de ces diverses entités. Avec cette manière de voir, le transformisme est une théorie insignifiante ; il n’y a pas eu, dans l’évolution des espèces, apparition, acquisition de caractères transitoires (et Weismann a nié, en effet, l’hérédité des caractères acquis ; il aurait dû nier également l’acquisition même de ces caractères), mais groupements variables de caractères éternels. La création immédiate de toutes les espèces est aussi satisfaisante ; le système des particules représentatives enlève toute portée philosophique à la théorie transformiste.
Et cependant, à cause des satisfactions verbales qu’il donne, il a eu un grand succès ; il en a encore. Un de mes amis, professeur dans une Université de province, m’écrivait dernièrement à peu près ceci : « Vous avez raison, et je trouve avec vous que le système de Weismann n’a pas le sens commun ; mais il est si commode au point de vue pédagogique que je l’emploie dans mes cours, quitte à faire remarquer ensuite aux élèves combien il est peu philosophique. » Il est inutile d’insister sur ce que cette méthode a de défectueux, mais il faut constater que le langage weismannien est employé aujourd’hui dans presque tous les travaux de biologie ; et, lorsqu’on aura laissé prendre aux jeunes l’habitude de ce langage, ils ne pourront plus s’en passer et ne seront plus capables de se débarrasser du système qui y correspond. Je ne voudrais pas comparer à la féconde théorie des atomes en chimie le prodigieux échafaudage que Weismann a construit sur des bases illégitimes ; mais supposez pour un instant que, chose tout à fait invraisemblable, on découvre aujourd’hui des faits qui obligent de rejeter la théorie atomique, quel ne serait pas le désarroi de la plupart des chimistes ? Ils ne sauraient plus parler ? Puisque nous savons que le système des particules représentatives est mauvais, ne laissons pas prendre aux élèves l’habitude du langage correspondant ; évitons-leur immédiatement l’ennui inévitable auquel ils seront acculés quand ils devront renoncer à une manière de s’exprimer devenue très familière.
Renonçant aux entités statiques que l’on a voulu trouver dans les êtres vivants et représenter par des particules, acceptons donc dans son entier la théorie transformiste, et n’oublions jamais que, même lorsque la lenteur de leur évolution nous les fait apparaître comme des choses mortes, les prétendus caractères des animaux ne sont que des aspects successifs comparables aux vagues de la mer. Les conséquences philosophiques de cette méthode d’enseignement seront immédiates. Non seulement les élèves ne se demanderont plus s’il y a dans l’être vivant inerte un principe créateur de mouvement, puisqu’ils sauront que ce qu’on appelle être vivant est une succession de manifestations ininterrompues d’une activité incessante ; ils en retireront encore le grand avantage de ne pas tomber dans l’erreur individualiste, et de ne pas se laisser prendre aux raisonnements fallacieux qui, pour douer l’être de liberté absolue, le considèrent comme identique à lui-même à deux moments différents de son existence, ce qui est impossible ! Ils comprendront, d’ailleurs, immédiatement que toutes les notions absolues de l’ancienne métaphysique ne peuvent correspondre à rien de significatif pour l’homme, résultat du frottement et de l’adaptation au milieu extérieur d’une série continue des générations ; ils ne considéreront plus l’esprit humain comme une entité de l’ordre de celles que représentent les particules de Darwin et de Weismann, mais ils comprendront que la logique humaine est le résumé héréditaire de l’expérience ancestrale ; ils sauront, en même temps, quelles sont les bornes de cette logique et comment la sélection naturelle nous assure qu’elle est d’un bon usage pour les hommes qui en sont doués. Et, puisque la connaissance que nous avons du monde résulte des actions réciproques des agents naturels et de notre propre individu, cette connaissance est à l’échelle humaine : nous n’avons plus à nous demander quelle est l’essence des phénomènes extérieurs, car cela voudrait dire : « connaissance de ces phénomènes par un être qui n’aurait pas sa place, son échelle, au milieu d’eux » ; nous ne savons plus ce que c’est que connaître, s’il ne s’agit pas d’un être vivant qui connaît, et qui connaît forcément le monde à son échelle ; il n’y a plus d’absolu…
J’ai développé ces considérations dans un livre récent[8] et je me contente de les signaler ici. Je voudrais seulement montrer, en terminant, que la théorie transformiste, en nous permettant de faire la narration historique de la genèse des phénomènes actuels, a donné au mot « pourquoi ? » une signification nouvelle. Et cela n’est pas sans intérêt si l’on remarque que, bien souvent, la forme seule d’une question appelle une réponse comprise dans l’enoncé même de la question ; quand on dit par exemple : « Qui a créé le monde ? » cela ne laisse de choix que relativement à l’être qui l’a créé ; mais il faut qu’un être l’ait créé !
Vous vous souvenez peut-être que, quand vous étiez enfant, on vous posait la question insidieuse suivante : « Pourquoi les meuniers ont-ils des chapeaux blancs ? » J’y ai été pris comme tout le monde, et après que j’eusse offert l’explication physiologique ou chimique : « parce qu’il y a de la farine sur leurs chapeaux », ou l’explication historique : « parce qu’ils sortent du moulin où il y a de la farine », on m’a répondu tout simplement par l’explication finaliste : « pour se couvrir la tête » ; et j’ai conservé, depuis, une salutaire défiance relativement aux acceptions multiples du mot pourquoi et du mot explication. Eh bien, la théorie transformiste nous permet de substituer, aux explications physiologiques des faits actuels, une narration historique que l’admirable langue de Lamarck et de Darwin rend possible dans tous les cas[9].
Voilà pourquoi le transformisme doit être considéré comme ayant renouvelé l’esprit humain ; voilà pourquoi, si on l’enseigne intégralement, avec toutes ses conséquences, il ruinera toute l’ancienne philosophie et en créera une nouvelle ; et c’est justement ce qui fait qu’il n’a pas encore dans l’enseignement la place qu’il mérite ; c’est que, comme l’a fait remarquer Huxley, le transformisme oblige les hommes à reviser toutes leurs convictions, et les hommes n’aiment pas ça !
- ↑ Revue blanche, 1er juin 1902.
- ↑ Conférence faite au Musée pédagogique, le 26 janvier 1905, et reproduite dans la Revue générale des sciences, le 30 mars 1905.
- ↑ Et, malheureusement, cette philosophie toute faite, on la trouve dans le langage courant.
- ↑ Déjà, en 1897, j’avais proposé cette méthode de démonstration par le cinématographe (cf. Le déterminisme biologique) ; j’apprends que M. Pizon l’a réalisée récemment au lycée Janson de Sailly.
- ↑ Voy. Traité de biologie (F. Alcan), § 59.
- ↑ Voy. Théorie nouvelle de la vie et Traité de biologie (op. cit.).
- ↑ Ou au moins des entités de même ordre.
- ↑ Les Lois naturelles. Alcan, 1904.
- ↑ C’est ce que j’ai essayé de faire dans un livre de la Bibliothèque de philosophie scientifique : Les Influences ancestrales.