L’Athéisme/Chapitre 5
« Il est très vrai, dit Voltaire, que, par tout pays, la populace a besoin du plus grand frein, et que si Bayle avait eu seulement cinq ou six cents paysans à gouverner, il n’aurait pas manqué de leur annoncer un Dieu rémunérateur et vengeur. »
Diderot n’est pas absolument du même avis ; il ne croit pas que, dans la balance des avantages et des inconvénients de la religion, l’excédent soit en faveur des avantages :
« Crudeli. — Ainsi vous êtes persuadée que la religion a plus d’avantages que d’inconvénients ; et c’est pour cela que vous l’appelez un bien ?
La Maréchale. — Oui.
Crudeli. — Pour moi, je ne doute point que votre intendant ne vous vole un peu moins la veille de Pâques que le lendemain des fêtes ; et que, de temps en temps, la religion n’empêche nombre de petits maux et ne produise nombre de petits biens.
La Maréchale. — Petit à petit, cela fait somme.
Crudeli. — Mais croyez-vous que les terribles ravages qu’elle a causés dans les temps passés, et qu’elle causera dans les temps à venir, soient suffisamment compensés par ces guenilleux avantages ? Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations. Il n’y a pas un musulman qui n’imaginât faire une action agréable à Dieu et au saint Prophète en exterminant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont guère plus tolérants. Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue, dans une même contrée, des divisions qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang. Notre histoire ne nous en offre que de trop récents et trop funestes exemples. Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue dans la société, entre les citoyens, et dans la famille, entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu’il était venu pour séparer l’époux de la femme, la mère de ses enfants, le frère de la sœur, l’ami de l’ami ; et sa prédiction ne s’est que trop fidèlement accomplie.
La Maréchale. — Voilà bien les abus, mais ce n’est pas la chose.
Crudeli. — C’est la chose si les abus en sont inséparables. »
Je n’ai pas qualité pour trancher le différend ; c’est seulement l’histoire (encore faudrait-il qu’elle fût faite sans passion), qui pourrait résoudre la question, s’il y avait une histoire de peuples athées à mettre en parallèle de celle des peuples croyants. Il n’y en a pas.
Je me contenterai donc de faire quelques remarques sur ce que j’ai vu dans mon pays, la Bretagne armoricaine, pays considéré comme très religieux et qui est vraiment arriéré. Quoi que je dise, je suis sûr d’être repris et violemment ; les revues catholiques ne sont pas tendres pour ceux qui ne croient pas comme elles. Voici, par exemple, comment j’ai été traité il y a quelques années pour avoir, en toute sincérité, écrit ce que je pensais[1] : « Volume à la fois très perfide et très sot […] Ce livre est détestable, mais — et c’est son châtiment — il est puéril, ridicule souvent, odieux et vil toujours. » Il s’agissait d’un petit livre[2] où j’avais rapporté, aussi fidèlement que possible, des conversations que j’avais eues avec un ecclésiastique de mes amis. Naturellement, c’était le prêtre qui avait commencé ; il avait voulu, comme c’était son devoir de croyant, me convertir au catholicisme ; moi, je n’ai pas les mêmes raisons de vouloir faire des prosélytes, car je ne sais pas si l’athéisme est bon ; mais je trouve qu’il est du devoir de tout croyant convaincu d’essayer de communiquer sa foi. Mon contradicteur était fort éloquent, et aussi un peu bavard comme moi-même ; nous eûmes donc beaucoup de plaisir à converser, mais je dus résumer de mon mieux les arguments de mon adversaire, et c’était là, je l’avoue, une besogne ingrate pour quelqu’un que lesdits arguments n’avaient pas convaincu ; passant par une bouche d’athée, les démonstrations de mon abbé perdaient toute force et toute saveur. Il a heureusement pris soin, depuis, de les reproduire in extenso dans la Revue du Clergé français. On m’a reproché de les avoir affaiblies volontairement ; ce reproche est illogique ; il serait explicable s’il s’agissait d’un croyant qui expose les théories d’un athée, car son devoir de croyant serait d’atténuer, s’il les trouvait dangereux, les arguments de son adversaire. Encore cela n’est-il pas à craindre, car un croyant comme celui dont je parle, ne saurait être ébranlé dans sa foi par les théories les plus osées ; il n’aurait donc aucune raison de ne pas les reproduire intégralement, les trouvant inoffensives ; de même l’athée pour le curé.
Si j’ai ouvert ici cette parenthèse, ce n’est pas pour me défendre du reproche de mauvaise foi, c’est pour faire un raisonnement.
C’est au peuple, dit-on, que la religion est nécessaire ; c’est donc la religion du peuple qui doit être bonne ; un athée devrait être convaincu par le plus simple des croyants, aussi sûrement que par un prince de la théologie. Si les prêtres ont une doctrine ésotérique, et enseignent au peuple une religion grossière, quel avantage puis-je tirer de ce que leur doctrine personnelle est très élevée, si celle qui joue un rôle social, celle dont les excès sont à craindre et les avantages à apprécier, si la religion du peuple, en un mot, est un ramassis de bourdes et de superstitions ? Eh bien ! ici, dans mon pauvre pays breton, je n’hésite pas à affirmer que la religion du paysan (qui, heureusement, n’est plus fanatique et ne peut plus être dangereux), se réduit exclusivement à quelques pratiques extérieures, dont beaucoup sentent le paganisme d’une lieue. Le culte des statues, des fontaines, des symboles en un mot, est la véritable religion des paysans bretons. Ils s’indigneraient sans doute, si je leur disais que c’est un contresens zoologique de mettre des ailes à des anges, qui ont déjà des bras, et que d’ailleurs, les anges de Dieu, n’ayant pas que l’atmosphère pondérable à traverser (au fait, d’où venaient-ils ?) n’avaient pas besoin d’ailes pour se mouvoir.
Mais je ne le leur dirai pas ; la foi du charbonnier lui donne, dit-on, le bonheur, et je serais désolé de l’en priver ; je veux bien discuter avec des philosophes qui ont, comme moi, leur siège fait ; je suis certain, heureusement, que mes voisins paysans ne liront pas mes livres ; sans cela, je ne les écrirais peut-être pas.
Ce qui me paraît le plus frappant dans la mentalité de mes pauvres compatriotes, c’est l’absolue séparation qui existe pour eux entre le devoir religieux et le devoir social. Le devoir religieux consiste à aller à la messe, à communier de temps en temps, et à faire maigre le vendredi ; mais, sans oser affirmer qu’ils n’en disent jamais un mot à confesse, je suis convaincu que, pour eux, les affaires de voisin à voisin ne regardent pas le curé. Il y a bien la confession au lit de mort ; mais je crains que beaucoup ne comptent trop sur cette confession dernière, qu’ils ne croient jamais prochaine ; or, la confession au lit de mort n’a plus aucune importance sociale ; un mourant n’est pas dangereux.
Réduite à ses proportions actuelles, je ne crois donc pas que la religion du peuple puisse être considérée comme ayant une influence sociale quelconque. L’observance des lois regarde le gendarme et non le curé, abstraction faite, bien entendu, de la conscience morale de chacun qui, indépendamment de toute foi religieuse, joue un rôle immense dans les relations humaines. Si, dans les circonstances actuelles, les paysans illettrés trouvent une contradiction entre l’obéissance aux lois de leur pays et l’obéissance au curé, la séparation de la conscience religieuse et de la conscience morale se fera plus profonde en chacun d’eux, et cette séparation sera plus importante que la séparation de l’Église et de l’État.
Mais, il est aussi impossible à un athée qu’à un croyant d’être impartial dans une telle question.