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II.

Dans l’après-midi du lendemain, au moment où deux heures sonnaient à la Marienkirche, l’Ellida fit entendre un long coup de sifflet rauque ; deux hommes laissèrent filer les amarres qui retenaient à quai le navire ; tout aussitôt les aubes commencèrent à tourner en clapotant et le vapeur se mit lentement en route.

Les quais de Lübeck, avec leurs grosses barques amarrées, les voiles séchant au soleil, passèrent devant nos yeux comme un décor mobile : à un tournant de la rivière la ville apparut tout entière, dominée par les hautes flèches de ses églises qui semblaient s’élever dans le ciel à mesure que les maisons massées à leurs pieds se confondaient en un ensemble brumeux. De sa grosse voix sonore, en appels vifs et stridents, le sifflet de l’Ellida faisait se ranger les barques qui traversaient la rivière. La journée était chaude et claire ; le grand ciel d’un bleu pur s’étendait sans un nuage, et les prairies qui bordent la Trave s’allongeaient à perte de vue, en larges lignes d’un vert sombre.

Nous étions presque les seuls passagers de première classe, et l’on nous avait aménagé à l’arrière une assez vaste cabine, où nous avions transporté, dès le matin, notre très léger bagage. Vasilicht n’avait point paru, et je dois dire que nous ne regrettions qu’à moitié son absence. Nous étions tout au plaisir d’une traversée qui s’annonçait sous les meilleurs auspices. La rivière où nous naviguions ne s’élargissait point sensiblement. C’était encore le modeste et tranquille cours d’eau qu’elle est dans Lübeck avec ses rives bordées de roseaux, et ses eaux claires et calmes, presque sans courant. De temps en temps, de grandes mouettes blanches passaient, rasant le sillage du bateau, annonçant l’approche de la mer.

Après une heure environ de trajet, les flèches de Lübeck ne semblent plus déjà, très au lointain, que de grands mâts bleuâtres, la Trave s’élargit en un vaste lac ; sur la rive droite le village de Glorup allonge sa ligne de maisons basses, dominée par un grand moulin à vent dont les ailes tournent lentement. Puis les deux rives se resserrent bientôt, et l’on aperçoit devant soi, s’étendant à l’infini sur l’horizon, une grande ligne sombre : c’est la mer Baltique.

Debout sur la passerelle, nous contemplions ce majestueux spectacle, quand tout à coup le ciel s’obscurcit ; en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, un brouillard épais enveloppa l’Ellida. Ce fut un coup de théâtre, une transformation imprévue et soudaine. Au grand soleil clair succéda, sans transition une demi-obscurité, et tout ce qui entourait le navire sembla s’enfoncer et s’éteindre dans une brume opaque. Des vagues courtes, à crête écumeuse, déferlaient : une barque se détacha du navire, emmenant les douaniers qui nous avaient escortés jusque-là, et nous la vîmes disparaître dans le brouillard ; on devinait, tout proche, la silhouette de la jetée et des maisons de Travemund ; une grande goëlette inclinée sous ses voiles passa tout contre nous, et aussitôt notre navire soulevé par les premières lames, poussa un long sifflement enroué et s’enfonça dans la brume.

Les heures qui suivirent m’ont laissé un souvenir d’une tristesse profonde. Ce passage subit d’un jour ensoleillé d’été à ce brouillard sombre et froid, le mouvement monotone du bateau, qui n’avançait plus à travers cette obscurité quasi complète qu’avec une extrême lenteur, le bruit rauque et sinistre du sifflet qui ne cessait de lancer des appels auxquels répondaient, à coups répétés de cloche, des voiliers qu’on n’apercevait point et qui passaient si près de nous, pourtant, qu’on entendait les cris des matelots, s’interpellant de bord à bord ; tout cela était empreint de cette mélancolie particulière aux choses de la mer. Accoudé sur la passerelle qui dominait le pont, je suivais du regard le lourd panache de fumée noire qui sortait des cheminées du navire et faisait dans le brouillard une grande tache sale ; à l’avant, parmi d’énormes colis, des caisses, des fûts entassés sous des bâches, on distinguait vaguement, massés en tas, serrés les uns contre les autres, quelques passagers de troisième classe qui se disposaient à passer la nuit dans ces peu confortables conditions. De ce grouillement d’êtres humains dont on devinait les faces maigres sous les capuchons et les couvertures, se dégageait aussi une profonde impression de tristesse. Il faisait, en outre, froid et humide, et, bien que l’heure fût peu avancée, la nuit semblait déjà être proche. Aussi prîmes-nous le parti d’aller nous étendre sur les couchettes de notre cabine. La soirée fut longue et pénible. Vers dix heures du soir le bateau stoppa, ne pouvant plus se diriger dans le brouillard qui s’épaississait sans cesse ; le sifflet ne cessait de lancer de minute en minute ses notes déchirantes, les vagues secouaient assez rudement la carcasse de l’Ellida ; jamais peut-être nous n’avions éprouvé une sensation d’isolement pareille à celle qui nous étreignait sur ce navire où personne ne parlait notre langue, dérivant dans la nuit brumeuse, à travers ce double et troublant inconnu du brouillard et des flots.

Nous nous étions endormis cependant, et nous dormions même profondément, quand le bruit que fit en s’ouvrant brusquement la porte de notre cabine, nous réveilla tous les deux. À la lumière douteuse qui tombait de la lampe fixée au plafond, nous vîmes un homme que nous reconnûmes aussitôt et dont l’apparition nous arracha à tous deux le même cri de surprise.

— Vasilicht !

— Moi-même.

— Vasilicht, vous, sur l’Ellida… ? Comment diable… ?

— Eh ! sans doute ; j’avais pris un billet de troisième classe, par économie d’abord, et pensant que quelques heures passées sur le pont par une tiède nuit d’août ne seraient point trop désagréables. Mais je comptais sans ce damné brouillard. Nous étions là une douzaine de misérables à grelotter et à claquer des dents. Comme le navire ne marche plus et que la traversée menace de s’éterniser, le capitaine a eu pitié de nous, et nous a répartis dans les cabines inoccupées. Moi je me suis réclamé de vous et j’ai demandé à vous rejoindre. Voulez-vous de moi ?

— Sans doute, étendez-vous là, il y a place.

Le pauvre garçon, blême de froid, semblait éprouver un plaisir infini à se sentir à couvert. Sa première pensée fut pour sa pipe ; il la sortit de sa poche, la bourra copieusement et se mit à fumer avec délices ; puis, poussant un soupir de satisfaction :

— Ah ! fit-il, je vous avoue que, tout en me recroquevillant là-haut, sous le brouillard, je songeais avec quelque envie à votre heureux sort, à ces banquettes bien rembourrées…

— Et à la confortable façon dont vous voyagerez quand vous aurez retrouvé le moyen de faire de l’or.

— Moquez-vous, c’est une chose bien ridicule, n’est-ce pas. L’effort des inventions humaines se tourne plus volontiers vers les engins de destruction et de mort. Chaque jour voit éclore une de ces gracieuses découvertes : la dynamite, la mélinite, la nitroglycérine, la sébastine, la grisoutine, tout ce qui saute, tout ce qui tue, tout ce qui détruit. Et alors, un homme paraît vraiment atteint de folie s’il cherche, lui, le moyen de démocratiser la richesse et de répandre le bien-être.

— Ce n’est point de la folie, c’est de l’utopie, une utopie généreuse et grande, je le veux bien, mais irréalisable.

— Non point, puisque Tycho-Brahé l’avait réalisée. Ce n’est pas dans les livres qu’il avait cherché, lui, la transmutation des métaux ; il avait étudié les actions de ce fluide vital qui est en tout et partout, qui opère journellement sous nos yeux la transformation de la matière, sans que nous puissions en suivre le cours, tant les effets en sont lents. Telle, par exemple, la production de la houille par la transformation des végétaux, fait prouvé, acquis à la science, indéniable. Dans les mines d’or du Mexique, les ouvriers qui vivent continuellement en contact avec les gisements du précieux métal ont une expression très typique : « Ceci est bon, c’est de l’or, disent-ils. Ceci est mauvais, ce n’est pas encore mûr. » Ce n’est pas mûr, vous entendez bien ; il faut le concours de certaines lois, de certaine durée de temps, des siècles peut-être, pour mûrir ce filon qui n’est encore qu’une substance sans valeur. Eh bien, peut-on trouver le moyen scientifique de hâter cette maturité ? Oui, certainement oui. Telle est toute la question.

— Et ce moyen ?

— Tycho-Brahé l’avait trouvé : il savait que la matière est une, et que les métaux ne sont pas des corps simples, comme on le suppose, mais des agrégats de molécules qui se sont amalgamées d’une certaine façon, sous l’action de certaines forces.

— Mais, dites-moi, Vasilicht, j’admets pour un instant que vous ayez réussi ; l’or est devenu aussi commun que le cuivre, toutes les usines du monde en fabriquent à volonté. Qu’arrive-t-il ? Les pièces de vingt francs ont tout juste la valeur d’un assignat de la République, et il faudra chercher un autre métal pour servir de signe représentatif aux échanges de valeur réelle.

— Ce qui arrive… ? Mais la grande, la définitive révolution économique que le monde attend et qui doit le transformer. Elle est imminente, n’est-ce pas ? Tous l’attendent, tous courbent d’avance le front sous la tourmente qui s’élève de tous les points de la terre où l’on souffre, où l’on peine, où l’on meurt de faim. Et qu’avez-vous à y opposer à cet ouragan social qui menace de toutes parts le vieux monde. Rien, rien, rien !

— Bah ! fit mon ami tout songeur, si le vieux monde doit crouler, c’est que son heure est venue. Il faut être fataliste, voyez-vous. Si, au cours de cette nuit brumeuse, un navire venait à heurter l’Ellida, nous n’aurions rien d’autre à faire qu’à nous laisser sombrer, n’est-ce pas ; si notre société doit être engloutie un jour, comme l’ont été les civilisations antiques, qu’y pouvons-nous faire ?

— Nous défendre, lutter, donner nos forces et notre vie…

— Oh ! Vasilicht, comme vous êtes bien de votre pays ! Quelles théories nébuleuses, quels beaux rêves d’avenir pour l’humanité : laissons donc là tous ces graves sujets. Le hasard nous a fait vous rencontrer, et je l’en remercie ; mais, pour Dieu ! n’en profitons point pour discuter politique. Parlez-nous du Danemark que nous allons visiter et que vous connaissez, parlez-nous de votre île de Hveen, dont vous nous ferez les honneurs ; parlez-nous du czar que nous verrons à Copenhague et dont la présence en Danemark est pour moi, je l’avoue, une grande attraction.

— Le czar… ? Je n’ai rien à en dire ; pourquoi m’interroger encore à son sujet ?

Et le front de Vasilicht se rembrunit visiblement : d’un geste brusque il ramena sur ses genoux son ample couverture de voyage, et s’enfonça sur la banquette de l’air d’un homme déterminé à ne point continuer la conversation. Pourtant, ne pouvant comprendre en quoi je l’avais froissé, je continuai à parler de choses indifférentes sans pouvoir obtenir de lui d’autres réponses que quelques monosyllabes de complaisance forcée. Mon ami s’était étendu sur sa couchette et semblait dormir. Quand je vis que j’en étais pour mes frais de conversation, je pris à mon tour le parti de me taire ; mais j’avoue que l’originalité de notre étrange compagnon de voyage me semblait inexplicable, et tout en fermant les yeux, je retournai en mon esprit le singulier entretien que nous venions d’avoir avec lui, sans pouvoir comprendre le motif de son évidente bouderie. L’Ellida dérivait toujours, ne pouvant continuer sa route à cause du brouillard. On n’entendait que le bruit continuel de l’eau coulant avec un murmure de source sur les flancs du navire, ou clapotant contre les hublots fermés de notre cabine, le pas monotone et régulier du matelot de quart qui arpentait le pont au-dessus de nos têtes, et les longs coups de sifflet qui, de minute en minute, perçaient la brume de leur cri rauque et enroué. Soudain je sentis une main s’appuyer sur mes genoux et j’ouvris les yeux. Mon ami s’était dressé sur son séant, et c’était lui qui éveillait ainsi mon attention. D’un geste il me montra Vasilicht endormi, et, mettant le doigt sur la bouche, il me fit ce signe qui veut dire : « Sois muet. » Je le regardai avec étonnement ; mais il recommença sa pantomime, et, se recouchant, il ferma les yeux et reprit son immobilité. Tout cela n’avait duré qu’un instant, mais j’en restai fort intrigué, et cet incident ne contribua pas peu à me tenir éveillé. Quel intérêt si pressant pouvions-nous avoir à respecter à ce point le sommeil de Vasilicht ? C’était là un mystère que je renonçai à approfondir ; à force de retourner en mon esprit cette énigme, mes idées finirent par se brouiller et peu à peu je m’endormis.

Quand je me réveillai, l’Ellida avait repris lentement sa marche ; mes deux compagnons dormaient encore ; il faisait petit jour ; je montai sur le pont désert ; le brouillard était devenu plus dense encore et plus opaque que la veille ; le bateau avançait au tour de roues, sifflant toujours ; il faisait froid ; je m’enveloppai d’une couverture et m’assis sur un banc à l’arrière, bercé par le monotone et désagréable mouvement du roulis ; l’homme de la barre, encapuchonné, manœuvrait la roue du gouvernail, deux matelots tenaient à la main, l’un le loch, l’autre la sonde que, sur un signal du capitaine, ils jetaient fréquemment à l’eau. Tout à l’avant un mousse, penché sur le bout-dehors, faisait l’office de vigie : ainsi prudemment conduite, l’Ellida s’avançait à travers la brume épaisse qui l’enveloppait de toutes parts. Intéressé par cette manœuvre, je m’étais approché de la passerelle, quand j’aperçus le buste de mon ami émerger de l’escalier de l’entrepont. J’allai à lui.

— Et Vasilicht ?

— Il dort toujours.

— M’expliqueras-tu la recommandation muette que tu m’as faite cette nuit ? était-il donc indispensable de me réveiller pour me recommander de garder le silence ?

— Tout à fait indispensable : tu aimes à parler, c’est ton défaut ; cela n’a pas grand inconvénient, je te l’accorde, quand on se trouve en compagnie d’indifférents ; mais dans le cas présent, je trouve parfaitement inutile de donner la réplique à cet inconnu qui nous suit comme notre ombre.

— Ton jugement sur son compte n’a pas changé ?

— Ah ! çà, tu ne vois donc rien, tu n’entends rien, tu ne comprends rien !…

— Quoi voir, quoi comprendre ? Ce Vasilicht…

— Sais-tu ce qu’il est ce Vasilicht ?

— Dame ! pas plus que toi, j’en conviens.

— Eh bien, je le sais, moi ; c’est un nihiliste.

— Hein ?

— Comment, voilà un étudiant russe qui s’accroche à nous sans raison, qui se réclame de nous pour prendre passage à bord du paquebot, qui voyage sans motif avouable…

— Tycho-Brahé ?

— Innocent ! À qui feras-tu croire qu’à notre époque il se trouve des gens assez simples pour étudier les sorcelleries d’un alchimiste du seizième siècle ? Non, Tycho-Brahé n’est qu’un prétexte ; ce Vasilicht veut donner le change sur ses intentions. C’est un exalté, tu en conviens ; un socialiste, tu le lui as dit toi-même, et il s’en est froissé, souviens-toi ; chaque fois que le nom du czar est revenu dans la conversation, il s’est troublé visiblement et a détourné l’entretien ; il nous a conté je ne sais quelle sornette sur le bonheur futur de l’humanité ; il a parlé des classes souffrantes et de la révolution à venir, il ne nous a pas caché qu’il a fait le sacrifice de sa vie, et remarque que toutes ces confidences lui étaient en quelque sorte arrachées par l’exaltation, par la fièvre qu’il apporte à la discussion. D’ailleurs, il suffisait de remarquer le ton dont il a prononcé ces mots : Rien, Rien, Rien !… C’est un nihiliste.

— Tu me fais peur !… Alors, d’après toi, ces singularités, ces bizarreries qui m’avaient frappé, en effet…

— Singularités, bizarreries ?… Dis plutôt ces allures ténébreuses, ces façons pleines de mystère, ces réticences louches… Cet homme-là cache de terribles projets.

— Quels projets, voyons ?

— Dame ! le sais-je ? Pourquoi se rend-il en Danemark au moment précis où le czar va y arriver ? Pourquoi prend-il la voie détournée de Lübeck pour gagner Copenhague ? Pourquoi voulait-il en quelque sorte nous forcer à l’accepter comme compagnon de voyage ? Pourquoi tenait-il tant à se glisser à bord de l’Ellida à la faveur de notre propre embarquement ?

J’étais consterné.

— Un nihiliste ! répétai-je, il y a donc des nihilistes.

— Chut, tais-toi, de la prudence : le voici.

L’étudiant russe, en effet, s’approchait de nous ; il venait d’allumer son éternelle pipe, et scrutait le brouillard en connaisseur.

— Nous en avons pour jusqu’à quatre heures de l’après-midi, fit-il. Nous devrions à l’heure présente entrer dans le port de Copenhague ; nous aurons huit heures de retard, à peu près.

Et sur ce thème peu scabreux, la causerie reprit entre nous comme si rien ne s’était passé : pourtant je sentais pour ma part qu’une sorte de défiance planait sur notre entretien ; on parlait du temps pour dire quelque chose, mais de longs silences jetaient une gêne dans la conversation. Vasilicht, cependant, nous donnait au sujet de ces étonnants brouillards de la Baltique des détails nouveaux pour nous et pleins d’intérêt : c’était véritablement un garçon instruit ; il avait beaucoup lu et beaucoup voyagé, et sa nature rêveuse de Scandinave donnait à ses récits un charme particulier et très suggestif. On songeait malgré soi, en l’écoutant, à ces étudiants moscovites que nous montrent les romans russes contemporains ; gens simples et tranquilles d’aspect, auxquels, pour vivre, suffisent quelques kopecks, mais qui cachent sous leur front pâle et leurs cheveux jaunes des tempêtes de passion et des rêves insensés. Nihiliste ! me disais-je, en regardant ses yeux pâles et doux. C’est donc ainsi fait un nihiliste ! Et la supposition me paraissait moins invraisemblable quand, sous l’influence d’une pensée secrète, ces mêmes yeux s’enflammaient et lançaient des regards d’une dureté et d’une énergie troublantes.

La matinée s’acheva dans une flânerie forcée. Vers midi le brouillard sembla s’épaissir encore ; l’Ellida avançait au tour de roue, lançant continuellement de grands appels de sifflets. De temps à autre, d’autres coups de sifflets assez rapprochés indiquaient le voisinage d’un vapeur qu’on ne voyait pas. Ou bien c’était la sonnerie d’un voilier qui répondait à nos signaux ; peu à peu le brouillard sembla ainsi s’animer ; devant nous, à droite, à gauche, résonnaient des bruits de sifflets ou de cloches : parfois un nuage gigantesque se dressait tout à coup à l’avant de notre bateau, puis soudain, sortant de la brume, réduit en un instant à ses proportions réelles, apparaissait un trois-mâts naviguant doucement, qui passait à quelques mètres de nous. Bientôt ce curieux phénomène devint plus fréquent. C’était à la fois merveilleux et terrifiant de songer que, dans cette brume, évoluaient tant de navires, se croisant, se touchant presque sans se heurter. Les passagers étaient tous sur le pont, intéressés par ce spectacle ; on devinait à cette animation de la mer l’approche du Sund.

Et voilà qu’en un instant le brouillard devint plus léger : des lambeaux s’enlevèrent comme des mousselines, dégageant de grands pans de ciel bleu, et aussitôt ce fut comme le déroulement d’un décor. Un ruissellement de soleil jaillit de la brume et le Sund apparut tout entier, sous un ciel d’une pureté absolue ; des centaines de bateaux, de barques, s’inclinaient sous un souffle dans leurs voiles blanches. En face de nous se dressaient, tout blancs au milieu des flots, les îlots fortifiés qui protègent les passes de Copenhague.

L’Ellida lança un dernier coup de sifflet, prolongé et joyeux, et, comme délivré, le navire s’élança à toute vapeur sur la belle nappe calme qui s’étendait à perte de vue. Au centre de ce magique tableau, un grand brick, tout pavoisé d’oriflammes rouges à la croix blanche, la carène étincelante de dorures, venait droit à nous, suivi par une longue traînée de fumée qui sortait de ses deux cheminées.

— Le Danebrog ! fit le capitaine en étendant le bras vers ce navire qui s’avançait majestueusement, semblable à ces somptueuses galères aux tentes de pourpre que montrent les tableaux du dix-septième siècle.

— Le brick du roi Christian, ajouta un passager ; il va chercher à Cronstadt le czar et sa famille.

Nous gardions le silence fascinés par l’indescriptible spectacle qui se déroulait devant nos yeux. Vasilicht, debout près de nous sur la passerelle, regardait lui aussi le navire royal qui s’avançait rapidement. Il était transfiguré ; ses narines mobiles, ses yeux fixes, son front plissé, donnaient à son visage une expression de triomphante bravade : une émotion profonde semblait l’étreindre tout entier ; ses mains se crispaient sur la barre d’appui contre laquelle nous étions massés, et, de ses dents serrées, il mordait ses lèvres minces. Sans doute à ce moment il sentit mon regard peser sur lui ; car, comme pour échapper à une obsession gênante, il dirigea vers moi ses yeux courroucés. Ce ne fut qu’un éclair ; car je détournai aussitôt la tête ; mais, de cet instant, il me sembla que je voyais clair en lui, et qu’il se comprit deviné.

Le Danebrog passa tout près de nous : au moment où nous allions le croiser, le drapeau danois se hissa au mât de l’Ellida, et le navire royal répondit à ce salut par un coup de canon. Puis majestueusement il continua sa route vers la haute mer. Nous étions alors dans les passes de Copenhague : l’Ellida tournait autour d’une grande forteresse dont les murs, percés d’embrasures régulières, semblaient surgir des flots, et tout à coup la ville apparut, avec ses clochers et ses dômes, derrière une forêt de mâts.

— Où logerez-vous ? demanda Vasilicht au moment où nous nous retrouvâmes dans la cabine pour boucler nos sacs.

— À l’hôtel Jernbahn

Il y eut un silence. Pourtant, par politesse, je l’interrogeai à mon tour.

— Et vous ?

— Oh ! moi, je vais simplement chercher mon courrier qui m’attend à la poste, et je reviens au port. Il fait bonne brise, une barque me conduira en deux heures à l’île de Hveen.

— Adieu, alors.

— Non, pas adieu, au revoir : je vous écrirai.

Et nous nous quittâmes après avoir serré, sans grande démonstration d’amitié, la main qu’il nous tendit.


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