P. Ollendorff (p. 21-33).


Scène IV


ANGÉLIQUE, JEAN, LECOINCHEUX, MADAME PÉRARD.
MADAME PÉRARD, descend à l’avant-scène droite, et passe à gauche en traversant la scène.

Bonjour, mon ami. Comment trouvez-vous ma belle robe ?

LECOINCHEUX, avec grâce. Il est remonté au milieu entre le canapé et la table.

Très grave, belle dame, tout ce qu’il y a de plus grave !

MADAME PÉRARD.

Parlez pour vous ! (Elle rit.) C’est votre robe qui est grave et non la mienne.

LECOINCHEUX.

Pardon, belle dame, qu’est-ce que je disais ?

MADAME PÉRARD.

Ah ! je ne sais plus ! Consultez le procès-verbal !

LECOINCHEUX.

On a dressé procès-verbal ?

MADAME PÉRARD.

Vous êtes le dieu de l’ahurissement ; savez-vous qui vous me rappelez ? Mon premier mari.

LECOINCHEUX, scandalisé.

Oh !

MADAME PÉRARD.

J’ai bien le droit d’en rire un peu : je l’ai pleuré dix-huit mois. Asseyons-nous.

Elle s’assied sur le canapé.
LECOINCHEUX, s’asseyant sur la chaise qu’il a prise à gauche de la table et qu’il est venu poser près du canapé.

Belle dame !

MADAME PÉRARD.

Ce pauvre M. Pérard n’avait qu’un défaut… comme vous. Il était chasseur de canards sauvages, comme vous êtes procureur du roi.

Tout en étant assis, Lecoincheux tire sa chaise vers la droite.
LECOINCHEUX, avec dignité.

Madame !

MADAME PÉRARD.

Notez que je ne prétends pas comparer la chasse à l’homme que vous poursuivez si glorieusement, et le modeste exercice qui préoccupait ce pauvre M. Pérard ; mais, si la cause différait un peu, les effets étaient exactement les mêmes. — M. Pérard m’adorait…

Lecoincheux s’est levé et assis précipitamment pendant tout ce qui précède.
LECOINCHEUX.

Je crois que de mon côté…

Il se trouve près de la table et toujours assis.
MADAME PÉRARD.

Pardon ! Il n’y a pas d’épingles sur votre chaise ?

LECOINCHEUX, se levant.

Non, madame, ou, s’il y en a, je m’en suis point aperçu.

Il rapproche sa chaise du canapé.
MADAME PÉRARD.

Alors pourquoi sautez-vous en l’air à chaque mot ?

LECOINCHEUX.

C’est qu’en effet, je vous l’avouerai, le soin des intérêts sociaux qui reposent sur moi…

Il se rassied.
MADAME PÉRARD.

Laissez-les reposer. M. Pérard, vous disais-je, m’aimait de tout son cœur, mais s’il avait été là, à mes genoux, et qu’une bande de canards eût traversé le paysage de ce côté, il aurait… (Lecoincheux se lève vivement.) Tenez ! comme vous !

LECOINCHEUX.

Mon Dieu ! madame, c’est que… mes sentiments d’un côté, mes devoirs de l’autre… Heureusement vous êtes l’indulgence même, et votre tribunal appréciera… je veux dire votre cœur.

Il se rassied.
MADAME PÉRARD.

Je vous assure, mon ami, que vous n’avez pas l’air d’un homme qui se marie dans quinze jours.

LECOINCHEUX, tendrement.

Chère Adélaïde ! ne me jugez pas sur des indices trompeurs qui ont égaré tant de fois la prudence humaine dans des conjectures sans fondement. Je vous aime… comme la justice… Vous êtes une femme accomplie… mais le devoir aussi veut être accompli. Considérez, messieurs… non ! Belle dame, voulais-je dire, devant l’éclat de vos grands yeux, on oublie les devoirs les plus impérieux et les plus terribles… Ce devoir qui nous commande de courir sus au coupable, de l’appréhender au corps, (Il se lève vivement et fait un pas en avant.) de lui arracher l’aveu de son crime et de le livrer pieds et poings liés à la vindicte publique…

MADAME PÉRARD.

À qui en avez-vous ?

LECOINCHEUX, tendrement.

À vous seule ! (Il se rassied.) À vous qui me faites oublier que je suis magistrat, parce que vous me rappelez trop agréablement que je suis homme ! Croyez-le, bien chère Adélaïde, le plus beau jour de ma vie ne sera pas celui où le jury de Rouen, subjugué par l’éloquence de mon réquisitoire, m’accordera sans aucune preuve matérielle la tête d’un accusé défendu par deux gloires du barreau de Paris ! Non ! ce sera le jour où je pourrai, triomphant et superbe, dans l’église métropolitaine de notre Normandie, (Il se lève.) vous conduire en robe blanche au pied de l’échaf… de l’autel…

MADAME PÉRARD.

C’est bien ! c’est bien ! (Elle se lève et descend à l’avant-scéne droite. — Lecoincheux remonte au fond et sonde les murs avec sa canne.) Vous cherchez quelque chose ?

LECOINCHEUX, pose sa canne et son chapeau sur le dressoir de gauche.

Non. C’est la vue de ce pavillon si plein de souvenirs…

MADAME PÉRARD.

Vous rappelez-vous la première fois que nous vous y avons reçu ?

LECOINCHEUX.

Comment pourrais-je l’oublier ?… Une empreinte ineffaçable ! Je venais d’être nommé substitut. J’étudiais ma première affaire, et les belles affaires sont rares de notre temps. (Ouvrant la porte de gauche.) Votre boudoir ! Lieu charmant, plein de votre image ; fenêtres donnant sur la rivière ; vingt pieds d’élévation, fond de cailloux, (Il va à la porte, pan coupé gauche.) Ici, la porte du petit escalier, la porte des amours, (Il l’ouvre.) Je la croyais fermée. (Angélique rentre et va au dressoir, droite.) Est-ce qu’elle n’est pas fermée, à l’ordinaire ?

MADAME PÉRARD, remonte au premier plan, milieu.

Je ne sais. Angélique en a la clef.

LECOINCHEUX.

Ah ! c’est Angélique ?… (Bas, à madame Pérard.) Êtes-vous sûre d’Angélique ?

MADAME PÉRARD.

Mais oui ; c’est une fille dévouée.

Elle descend à l’avant-scène, gauche.
LECOINCHEUX.

Nous verrons bien ! (À Angélique.) Voyons cette clef, Angélique ? (Il essaie la clef.) Elle n’est pas rouillée. (Il ferme la porte et met la clef dans sa poche. — Se dirigeant vers la fenêtre du fond.) Et quelle vue de cette fenêtre ! Voilà malheureusement un noyer qui en masque la moitié. Savez-vous, madame, que, par cette branche, on descendrait au jardin ?

MADAME PÉRARD.

Oui, mais on se casserait le cou.

LECOINCHEUX, redescend à l’avant-scéne, milieu.

Madame, les malfaiteurs de cette espèce ne se cassent jamais le cou. C’est pour cela qu’on le leur coupe… quand on ne leur fait pas grâce !

MADAME PÉRARD.

À qui ? Aux amoureux ?

LECOINCHEUX, étonné, passe à l’avant-scène, droite.

Quels amoureux ?

MADAME PÉRARD.

Ah ! pardon, je vous parle chinois.

ANGÉLIQUE.

Madame est servie.

MADAME PÉRARD.

Allons, monsieur le distrait, mettez-vous à table.

Elle va s’asseoir sur la chaise qui est à gauche de la table.
LECOINCHEUX, avec bonhomie.

Ma foi, madame, vous avez raison ! Un homme à jeun ne vaut pas grand’chose, et je ne fais rien qui vaille depuis ce matin. (Il s’assied sur la chaise qui est à droite de la table.) Vous êtes éclatante comme la vérité.

MADAME PÉRARD

Et plus couverte, grâce à Dieu !

LECOINCHEUX.

Très joli ! très joli ! J’ai connu un conseiller à la cour qui était aussi un homme bien spirituel… mais peut-être un peu décolleté dans son langage… Je découperai les perdreaux, s’il vous plait. (À Angélique, qui lui passe le plat) Votre main tremble, mademoiselle.

MADAME PÉRARD, à demi-voix.

Angélique ?

ANGÉLIQUE, s’approchant d’elle à sa gauche.

Madame ?

MADAME PÉRARD.

Ils ne sont pas trop avancés ?

ANGÉLIQUE.

Non, madame, ils sont de dimanche. C’est le garde qui les a tués.

Elle remonte derrière la table.
LECOINCHEUX, se levant vivement.

Qui ? qui ? qui ?

MADAME PÉRARD.

À qui en avez-vous ? Le garde, mon garde, le garde de mes bois.

LECOINCHEUX.

Ils ont tué votre garde ?

MADAME PÉRARD.

Non, c’est mon garde qui les a mis à mort, et c’est vous qui oubliez de les découper.

LECOINCHEUX.

Pardon… je…

Il se rassied.
MADAME PÉRARD.

Prenez-vous du thé ?

LECOINCHEUX.

Volontiers… Il y a de la crème ?

MADAME PÉRARD.

Il y en a. (À Angélique.) Donnez une tasse.

ANGÉLIQUE, prend étourdiment sur le dressoir la tasse cassée et la pose sur la table.

Aïe !

LECOINCHEUX.

Qu’y a-t-il ?

MADAME PÉRARD.

Rien… une tasse cassée. C’est vous, Angélique ?…

ANGÉLIQUE.

Non, madame ; c’est cassé du temps de feu Monsieur.

LECOINCHEUX, se levant.

Voyons ! voyons !

ANGÉLIQUE, à part. — Elle passe au premier plan à gauche.

Vieux tatillon, va !

LECOINCHEUX, montrant la tasse à madame Pérard.

Belle dame, vous riez quelquefois quand je proclame l’infaillibilité de la justice. La justice va vous prouver que cette tasse a été cassée ce matin. D’abord, les cassures sont toutes fraîches !

ANGÉLIQUE.

Oh ! toutes fraîches !

JEAN, s’approchant derrière la table.

Ça, oui !

Il passe au premier plan, à droite d’Angélique.
LECOINCHEUX, se levant.

Vous remarquerez en outre que la soucoupe est parfaitement essuyée ; on s’y mirerait. (Il va au dressoir de droite.) Les autres sont couvertes d’une imperceptible couche de poussière !

Madame Pérard se lève et descend à l’avant-scène, droite.
ANGÉLIQUE, passe devant Jean et vient à la gauche de Lecoincheux.

Mais, m’sieu !

LECOINCHEUX.

Avocat ! (À madame Pérard.) D’où je conclus qu’on a ce matin même cassé cette tasse en l’essuyant.

JEAN, à Angélique.

Répondez à ça ! répondez à ça !

ANGÉLIQUE.

Eh bien ! oui, madame, c’est moi qui ai fait ce malheur là ; j’en demande bien pardon à madame.

LECOINCHEUX.

Vous vous accusez ! donc ce n’est pas vous ! (Remontant vers le dressoir de droite et regardant la tablette.) J’en étais sûr ! Votre main, s’il vous plaît ?

ANGÉLIQUE.

Ma main ! pourquoi faire ?

Lecoincheux la fait passer à sa droite devant le dressoir de droite.
LECOINCHEUX.

La personne qui a reposé cette tasse sur le dressoir a laissé ici l’empreinte de sa main gauche, et cette main… est celle d’un homme !

JEAN.

Sapristi !

ANGÉLIQUE, à Jean.

Eh bien ! avouez donc que c’est vous qui avez remis la tasse en place. Vous savez que c’est la vérité, m’sieu Jean.

JEAN.

Moi !

ANGÉLIQUE, le menaçant.

Oui, vous !

LECOINCHEUX.

Jean, est-ce vrai ?

JEAN.

Oui, monsieur le procureur du roi.

LECOINCHEUX.

Votre main !

ANGÉLIQUE, essuyant vivement le dressoir.

Votre main, qu’on vous dit !

LECOINCHEUX, qui a vu Angélique essuyer le dressoir.

C’est inutile.

Il redescend à l’avant-scène, milieu.
MADAME PÉRARD.

Avouez, mon ami, que voilà bien du bruit pour une tasse.

Angélique et Jean sont retournés au dressoir de droite.
LECOINCHEUX.

Belle dame, où vous ne voyez qu’une tasse, le magistrat voit une piste.

MADAME PÉRARD, piquée.

Il me semble qu’à votre place, monsieur, j’aurais autre chose à faire en ce moment qu’à suivre des pistes.

LECOINCHEUX, suivant son idée.

Il n’y a point de crime qui puisse rester caché. Tout se découvre à la longue. Les coupables ont beau épuiser toutes les combinaisons de la prudence humaine ; ils se trahissent toujours par quelque endroit. (Angélique redescend à l’avant-scène de gauche et Jean au premier plan, entre Lecoincheux et madame Pérard) Vous savez l’histoire de ce braconnier qui avait assassiné un garde, au milieu d’une forêt, dans le silence de la nuit. Il se croyait bien en sûreté contre les recherches de la justice, mais la justice retrouva la bourre du fusil. C’était la page d’un livre, à demi consumée ; on courut chez lui, on trouva le livre, la page manquait. Il a suffi, pour envoyer un homme à l’échafaud, d’un simple morceau de papier (Apercevant la feuille déchirée par Alfred.) comme celui-ci… (Il le ramasse, le déploie, et le lit avec agitation.) L’aveu ! l’aveu écrit de la main du coupable ! (Il va à l’avant-scène gauche et revient au milieu.) Providence ! On ne dira plus que tu es un vain nom ! Et je serai avocat général ! … Malheureusement, il n’y en a que la moitié… (Il s’avance vers la rampe et lit à demi-voix. — Madame Pérard, Angélique et Jean se sont approchés de Lecoincheux.) « Je suis un grand criminel. » Cela ne peut être que l’écriture de Corbillon !… « J’ai tué Alfred Ducamp, mais… » Il n’y a pas de mais ! tu l’as tué… « Beauté fatale qui enchaîne à tout jamais le cœur… » C’est bien cela ! Il y a une femme là-dessous ! Creusez au fond d’un crime, vous êtes sûr de trouver la femme ! « Audience ! » Qu’est-ce qu’il veut dire ? N’importe ! « Et si je trouve grâce auprès de mon… » Je voudrais bien voir qu’il trouvât grâce !… (il se retourne brusquement ; Angélique, Jean et madame Pérard effrayés se sauvent ; Angélique à l’avant-scéne gauche, madame Pérard à l’avant-scéne droite et Jean devant la cheminée.) L’autre moitié !… il me faut l’autre moitié !

ANGÉLIQUE.

Quelle moitié, monsieur ?

LECOINCHEUX, premier plan milieu.

La signature.

MADAME PÉRARD.

À qui en avez-vous ?

LECOINCHEUX.

À tout le monde, madame.

MADAME PÉRARD.

À moi aussi ?

LECOINCHEUX.

Non, madame. Et pourtant, jurez-moi que vous n’avez pas le papier.

MADAME PÉRARD.

Quel papier ?

LECOINCHEUX.

L’aveu du coupable !

MADAME PÉRARD.

Quel coupable ?

LECOINCHEUX.

Vous le savez mieux que moi, puisqu’il est caché ici.

MADAME PÉRARD.

Moi ! j’ai un homme caché ici !

LECOINCHEUX.

Si ce n’est vous, c’est Angélique.

ANGÉLIQUE.

Moi, m’sieu ! peut-on dire !

LECOINCHEUX.

Si ce n’est vous, c’est Jean.

JEAN.

Envoyez-le moi seulement, monsieur Lecoincheux, et je me charge de le cacher dans la rivière.

LECOINCHEUX, remonte prendre son chapeau et sa canne.

Pardon, madame, j’ai des mesures à prendre. Il faut que, malgré la résistance de toute votre maison, force demeure à la loi.

Il sort par la porte de droite.
MADAME PÉRARD.

Où courez-vous ?

Elle sort avec lui.