L’Asinaire (trad. Sommer)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Asinaria.

Traduction par Édouard Sommer.
Comédies de PlauteHachettetome I (p. 55-95).


L’ASINAIRE

NOTICE SUR L’ASINAIRE.

Le sujet de l’Asinaire est tel, qu’il ne serait souffert sur aucune de nos scènes modernes. Un vieillard libertin escroque à sa femme le prix de la vente d’un troupeau d’ânes (de là le nom de la pièce) ; il destine cet argent à son fils, à condition que ce dernier lui laissera passer une nuit avec sa maîtresse. Toutefois il ne faudrait pas juger la comédie de Plaute avec une sévérité qui serait de l’injustice. Une pareille intrigue ne révoltait pas les Romains, qui trouvaient dans le dénoûment une satisfaction suffisante pour la morale. La honte du vieillard, quand sa femme a découvert son projet, était la leçon que l’on venait demander à l’Asinaire, leçon un peu gâtée par les excuses que l’orateur de la troupe tire de la coutume, de l’occasion qui a tant de force pour séduire. Plaute, d’ailleurs, se plaît à la peinture de ces vieux débauchés, qui finissent toujours par être confondus : on peut voir plusieurs portraits de ce genre dans les Bacchis, Casina et le Marchand. La fréquentation des maisons de courtisanes n’était un scandale ni en Grèce ni à Rome ; on n’y rencontrait pas seulement des hommes avides de plaisirs, mais souvent aussi, principalement à Athènes, des hommes d’État, des philosophes : c’étaient des espèces de salons où l’on venait quelquefois uniquement pour s’entretenir de politique ou de beaux-arts.

Plaute nous apprend lui-même qu’il a emprunté l’intrigue de l’Asinaire au comique grec Démophile ; on suppose que quelques scènes ont été perdues, parce que dans les trois derniers actes le théâtre paraît rester plusieurs fois vide, ce qui ne répond guère à la succession si habile et ordinairement si vraisemblable des scènes dans les comédies de Plaute : cependant d’excellents critiques estiment que la pièce nous est parvenue tout entière et telle qu’elle a été représentée. Le cinquième acte se passe dans la maison de Philénie. Les anciens, on le sait, ne changeaient pas les décorations ; le théâtre représentait ordinairement une rue ou une place : voulait-on faire voir une scène qui se passait dans l’intérieur d’une maison, on écartait simplement un rideau qui en couvrait la porte.

Nous ne connaissons de l’Asinaire aucune imitation moderne.


ARGUMENT[1].

Un vieux barbon, qui vit sous les lois de sa femme, veut favoriser les amours de son fils en lui fournissant de l’argent. Il fait compter entre les mains de son esclave Léonidas une somme que l’on vient payer à Sauréas pour des ânes vendus. On porte l’argent à la belle ; le fils cède une nuit à son père. Mais le rival du jeune homme, outré qu’on lui enlève sa maîtresse, fait savoir toute l’histoire à la femme de Déménète par l’intermédiaire d’un parasite. La dame accourt, et arrache son mari du lupanar.



PERSONNAGES.


LIBAN, esclave de Déménète.

DÉMÉNÈTE, vieillard.

ARGYRIPPE, fils de Déménète, amant de Philénie.

CLÉÉRÈTE, vieille courtisane.

LÉONIDAS, esclave de Déménète.

PHILÉNIE, courtisane, fille de Cléérète.

DIABOLE, amant de Philénie.

ARTÉMONE, femme de Déménète.

UN PARASITE.

UN MARCHAND.


La scène se passe à Athènes.

L’ASINAIRE.


PROLOGUE.

Attention, spectateurs ! et puisse la pièce qu’on va jouer profiter à vous, à moi, à toute la troupe, à ses maîtres et aux entrepreneurs. Héraut, commande au peuple d’être tout oreilles… Bon ! assieds-toi et n’oublie pas de te faire payer. À présent, si vous demandez pourquoi je viens, et ce que je veux, c’est pour vous faire savoir le nom de cette comédie. Quant au sujet, rien de plus simple. Je vous dirai donc que la pièce, s’appelle en grec Onagos[2]. L’auteur est Démophile ; Plaute l’a traduite en latin. Il veut l’appeler l’Asinaire, si vous le trouvez bon. Elle est gaie, divertissante ; l’intrigue vous fera rire ; prêtez une attention bienveillante, et que Mars vous continue ses faveurs.


ACTE I.

SCÈNE I. — LIBAN, DÉMÉNÈTE.

LIBAN. Au nom de votre fils unique, que vous souhaitez de laisser après vous plein de force et de santé, au nom de votre vieillesse et de votre femme que vous craignez tant, je vous en conjure, dites la vérité ; et si vous me trompez d’une syllabe, puisse votre chère moitié vivre une éternité, et puisse-t-elle avoir le plaisir de vous mettre en terre !

DÉMÉNÈTE. Voilà qui s’appelle un interrogatoire solennel. Je vois qu’il faut prêter serment et répondre net à tes questions : car tu t’y es pris de telle sorte que je ne vois pas moyen de te rien cacher. Dis donc bien vite ce que tu veux connaître, et tout ce que je sais moi-même, tu le sauras.

LIBAN. Répondez sérieusement, je vous prie ; et pas de menterie !

DÉMÉNÈTE. Eh bien, interroge.

LIBAN. Me conduisez-vous en certain endroit où la pierre frotte la pierre[3] ?

DÉMÉNÈTE. Que veux-tu dire ? où se trouve cet endroit ?

LIBAN. C’est un pays où pleurent les vauriens qui mangent de la farine d’orge.

DÉMÉNÈTE. Je ne sais ce que c’est, ni en quel pays pleurent les vauriens qui mangent de la farine d’orge.

LIBAN. C’est dans les lies de la Bastonnade et de la Ferraille, où les bœufs, après leur mort, tombent sur le dos des hommes vivants[4].

DÉMÉNÈTE. Ah ! ah ! j’y suis ; tu veux parler sans doute de cet endroit où l’on fait la farine d’orge ?

LIBAN. Moi ? je ne dis pas cela, et ne veux pas qu’on le dise. Par Hercule ! crachez-moi sur ce vilain mot.

DÉMÉNÈTE. Soit (Il crache), te voilà content.

LIBAN. Bon, bon, crachez toujours.

DÉMÉNÈTE. Encore ?

LIBAN. Oui, et du fond du gosier.

DÉMÉNÈTE. Encore ?

LIBAN. Courage !

DÉMÉNÈTE. Et jusqu’à quand ?

LIBAN. Jusqu’à la mort.

DÉMÉNÈTE. Prends garde à toi !

LIBAN. C’est la mort de votre femme que je veux dire, et non la vôtre.

DÉMÉNÈTE. Va, pour cette bonne parole, tu n’as rien à craindre.

LIBAN. Que les dieux comblent tous vos souhaits !

DÉMÉNÈTE. Écoute-moi à ton tour. Je ne veux pas te mettre sur la sellette ni te menacer pour ne m’avoir pas averti. Enfin je ne veux pas non plus me fâcher contre mon fils, comme font les autres pères.

LIBAN. Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

DÉMÉNÈTE. Je sais qu’il aime une courtisane du voisinage, cette Philénie. N’est-ce pas vrai, Liban ?

LIBAN. Vous avez mis le doigt dessus. La chose est vraie. ; mais le pauvre garçon est bien malade.

DÉMÉNÈTE. Malade ? eh ! comment cela ?

LIBAN. Il a promis et ne peut tenir.

DÉMÉNÈTE. Et toi, tu l’aides dans ses amours ?

LIBAN. Oui vraiment, et notre camarade Léonidas est aussi avec nous.

DÉMÉNÈTE. À la bonne heure, et je vous en suis fort obligé. Mais ne sais-tu pas quelle femme c’est que la mienne ?

LIBAN. Vous le savez avant nous, mais nous nous en doutons bien.

DÉMÉNÈTE. C’est, j’en conviens, une insupportable et hargneuse créature.

LIBAN. Je n’ai pas besoin que vous le disiez pour le croire.

DÉMÉNÈTE. Liban, si les pères voulaient m’en croire, ils seraient indulgents à leurs fils, et s’en feraient de bons amis. C’est à quoi je m’applique. Je veux qu’on m’aime chez moi ; je veux ressembler à mon père, qui, un beau jour, pour me faire plaisir, se déguisa en matelot, joua le tour à un marchand d’esclaves, et m’amena celle que j’aimais. Il ne rougit pas, à son âge, de cette belle équipée, et acheta par son bienfait l’amour de son fils. Eh bien ! j’y suis résolu, je suivrai son exemple. Ce matin, mon fils Argyrippe m’a prié de lui donner quelque argent pour faciliter ses amours ; je serai heureux de lui faire ce plaisir ; il faut qu’il contente sa passion et qu’il aime son père. Sa mère lui tient la bride serrée ; mais moi, je saurai sortir de l’ornière paternelle, et, puisqu’il m’a jugé digne de sa confiance, je veux récompenser son bon naturel. Il est venu me trouver comme un fils respectueux…

LIBAN, à part. Voilà qui me surprend, je crains les suites de tout ceci.

DÉMÉNÈTE. Enfin, je sais qu’il est amoureux et je désire qu’il ait de l’argent à donner à sa maîtresse.

LIBAN. Vous le désirez, mais je ne crois pas que cela serve à grand’chose. Votre femme a amené ici l’esclave qu’elle avait en dot, Sauréa, et il a le bras plus long que vous[5].

DÉMÉNÈTE. Oui, j’ai reçu l’argent, j’ai vendu mon autorité pour une dot… Maintenant, en deux mots, voici ce que je veux de toi. Mon fils a besoin de dix mines[6]. Fais en sorte de les lui trouver.

LIBAN. Mais où ?

DÉMÉNÈTE. Prends-les-moi.

LIBAN. Quelle plaisanterie ! allez donc dépouiller un homme nu ! Que je vous les prenne ! eh ! tâchez de voler sans ailes. Que je vous les prenne ! et vous n’avez rien à vous, à moins que vous n’ayez volé votre femme.

DÉMÉNÈTE. Eh bien, arrange-toi pour m’attraper, moi, ma femme, notre esclave Sauréa, et si tu réussis à emporter la somme, je te promets que tu n’auras pas à t’en repentir.

LIBAN. C’est comme si vous me commandiez de pêcher dans l’air ou de chasser sur mer avec un épieu.

DÉMÉNÈTE. Prends Léonidas pour ton second. Trouve, invente quelque stratagème ; mais que mon fils ait aujourd’hui cet argent pour le donner à sa belle.

LIBAN. Mais dites-moi, Déménète, si j’allais tomber dans le piège ? me rachèterez-vous si les ennemis me font prisonnier ?

DÉMÉNÈTE. Je te rachèterai.

LIBAN. Alors ne vous mettez plus en peine.

DÉMÉNÈTE. Je m’en vais donc sur la place, si tu n’as plus rien à me dire.

LIBAN. Allez… Eh bien, vous prenez un pas de tortue ?

DÉMÉNÈTE. Écoute encore.

LIBAN. Me voilà.

DÉMÉNÈTE. Si j’ai besoin de toi, où seras-tu ?

LIBAN. Où il me plaira. Ah ! ah ! je n’ai plus maintenant rien à craindre de personne, depuis que vous m’avez fait voir le fond de votre pensée. Et si je réussis dans mon projet, je me soucie de vous-même autant que de cela. Allons, poursuivons notre route, et mettons la main à l’œuvre.

DÉMÉNÈTE. Écoute ; je serai, moi, chez Archibule le banquier.

LIBAN. Sur la place ?

DÉMÉNÈTE. Oui, si tu as besoin de moi.

LIBAN. Je ne l’oublierai pas. (Il sort).

DÉMÉNÈTE. Assurément il n’y a pas au monde un esclave pire que celui-là, ni plus madré, ni dont il faille se défier davantage. Mais si l’on veut qu’une chose soit bien faite, il n’y a qu’à la lui confier : il aimerait mieux mourir que de manquer à sa promesse. Mon fils aura l’argent, c’est aussi sûr que je tiens ce bâton. Et maintenant il faut me hâter d’aller à la place et de m’installer chez le banquier. (Il sort.)

SCÈNE II. — ARGYRIPPE.

Est-ce ainsi qu’on en use ? Me mettre à la porte ! récompenser de cette façon mes services ! Ah ! tu rends le mal pour le bien, et le bien pour le mal. Mais tu t’en repentiras. Je cours de ce pas chez les triumvirs[7], et je vous dénonce ; je vous perdrai, ta fille et toi, perfides sirènes, ruine et fléau de la jeunesse. La mer est moins dangereuse, moins avide que vous. Elle m’a enrichi, et vous m’avez dépouillé. Ingrate, je le vois trop, mes présents, mes bienfaits, tout a été en pure perte ; aussi, dès ce jour, je te ferai tout le mal que je pourrai, et tu ne l’auras pas volé. Je te ferai rentrer d’où tu es sortie, dans la plus hideuse misère. Tu sentiras, je te le promets, ce que tu es et ce que tu as été. Avant que j’aie rencontré ta fille et que je lui aie donné mon cœur, tu avais, pour charmer ta vie, un pain noir, des haillons, et quand ses misérables ressources ne te manquaient pas, tu rendais de belles grâces à tous les dieux. Aujourd’hui, si ta fortune est meilleure, c’est à moi que tu le dois, et tu me méconnais, scélérate ! Tu fais la farouche, mais, crois-moi, la faim t’adoucira. Me fâcher contre ta fille, j’aurais tort, elle n’y est pour rien. Tu veux, elle se soumet ; tu commandes, elle obéit ; n’es-tu pas à la fois sa mère et sa maîtresse ? C’est de toi que je me vengerai, c’est toi que je perdrai comme tes façons d’agir le méritent. La coquine ! voyez un peu, elle ne daigne pas seulement venir me parler, fléchir mon courroux par ses prières… Mais non, la voici enfin, la rouée, et je vais lui laver la tête, ici même, devant la porte, puisque je n’ai pu le faire chez elle.

SCÈNE III. — CLÉÉRÈTE, ARGYRIPPE.

CLÉÉRÈTE. On me proposerait un philippe d’or pour chacune de ces belles paroles, que je refuserais le marché. Tes imprécations sont tout or et tout argent. Cupidon a rivé ton cœur chez nous. Va, fuis, déploie les voiles, fais force de rames ; plus tu gagneras la haute mer, plus le flot te ramènera au port.

ARGYRIPPE. Sois tranquille, je ne payerai pas au gardien le droit d’entrée. Désormais ma conduite répondra à tes procédés, puisqu’au lieu de me traiter comme je le mérite, tu me chasses de chez toi.

CLÉÉRÈTE. C’est bon à dire ; quant à le faire, c’est une autre histoire.

ARGYRIPPE. Moi seul je t’ai retirée de l’abandon et de la misère. Quand je serais son unique amant, tu ne serais pas encore quitte envers moi.

CLÉÉRÈTE. Eh ! sois son unique amant, pourvu qu’à toi seul tu me donnes ce qu’il me faut. Tu peux compter sur ma parole, mais à une condition : sois le plus généreux.

ARGYRIPPE. Mais toujours donner ! en vérité, tu es insatiable. Tu viens de recevoir, que déjà tu t’apprêtes à demander.

CLÉÉRÈTE. Toujours donner, dis-tu ! Mais toi, n’es-tu pas insolvable d’amour et de caresses ? Elle revient de chez toi, que déjà tu me pries de te la renvoyer.

ARGYRIPPE. Je t’ai payé ce dont nous étions convenus.

CLÉÉRÈTE. Et moi, je t’ai envoyé la belle. Nous sommes quittes ; on te sert pour ton argent

ARGYRIPPE. Tu agis mal avec moi.

CLÉÉRÈTE. Me reproches-tu de faire mon métier ? As-tu jamais vu dans les tableaux, dans les sculptures, dans les poèmes, qu’une entremetteuse qui sait ce qu’elle se doit y mette tant de façon avec les amoureux ?

ARGYRIPPE. Au moins ferais-tu bien de me ménager, si tu veux me garder longtemps.

CLÉÉRÈTE. Sais-tu ? ménager un amant, c’est se faire tort à soi-même. Un amant, pour nous, c’est un poisson ; s’il n’est pas frais, il ne vaut pas le zeste. Mais frais ? il est succulent, délicat, on peut le mettre à toute sauce, sur le plat, sur le gril, l’accommoder à sa guise. Il veut donner, il veut qu’on lui demande : tant que la sacoche est pleine, il verse sans compter, sans savoir si le magot diminue. Il n’a qu’un souci, plaire à sa maîtresse, à moi, à la femme de chambre, aux domestiques, aux servantes ; et même, le nouvel amoureux, il flatte jusqu’à mon roquet pour s’en faire bien venir. C’est la vérité. Chacun cherche son intérêt, rien de plus juste.

ARGYRIPPE. Oui, c’est la vérité ; je ne l’ai que trop appris à mes dépens.

CLÉÉRÈTE. Si tu avais de quoi donner, tu chanterais sur un autre ton ; mais comme tu n’as rien, tu veux acheter des douceurs par des injures.

ARGYRIPPE. Ce n’est pas ainsi que j’en use.

CLÉÉRÈTE. Ni moi, par Pollux ! jamais je ne te l’enverrai pour rien. Pourtant, puisque c’est toi et que tu nous as fait plus de profit que nous ne t’avons fait d’honneur, si tu me mets là, dans la main, en espèces sonnantes, deux talents d’argent, eh bien, foin de l’intérêt ! et, pour te faire plaisir, je te la donne cette nuit.

ARGYRIPPE. Et si je n’ai pas d’argent ?

CLÉÉRÈTE. Je t’en croirai sur parole, mais elle ira ailleurs.

ARGYRIPPE. Où donc a passé ce que je t’ai donné ?

CLÉÉRÈTE. Oh ! tout est flambé. S’il m’en restait encore, je t’enverrais ta princesse, et ne te demanderais pas une obole. L’air, l’eau, le soleil, la lune, la nuit, j’ai tout cela sans argent ; mais le reste, si je veux l’avoir, il faut l’acheter, et pas plus de crédit que sur la main. Que je demande du pain au boulanger, du vin au cabaretier, s’ils tiennent ma monnaie, ils donnent leur marchandise : c’est aussi notre principe. Nos mains ont des yeux ; elles croient ce qu’elles voient. Le vieux proverbe dit : À mauvais marchand… Tu sais le reste ? alors je me tais.

ARGYRIPPE. Ouais ! c’est ainsi que tu parles, maintenant que tu m’as mis à sec ; mais quand je te donnais, c’était une autre chanson ! et quand tu voulais m’enjôler, quelle langue dorée, quelle bouche mielleuse ! À mon approche, la maison même semblait sourire. Ta fille et toi, disais-tu, vous m’adoriez comme la prunelle de vos yeux. Si j’ouvrais ma bourse, vous étiez là toutes deux suspendues à mes lèvres, et me becquetant comme de jeunes colombes ; je faisais chez vous la pluie et le beau temps. On ne pouvait me quitter ; je n’avais qu’à ordonner, qu’à vouloir, on m’obéissait ; si je défendais ceci ou cela, on se donnait de garde de le faire ; on n’aurait pas même osé l’essayer. Maintenant, perfides, vous vous souciez bien que je veuille ou ne veuille pas !

CLÉÉRÈTE. Vois-tu, notre métier est tout comme celui de l’oiseleur. Quand il a bien préparé son terrain, il y répand des graines. Les oiseaux s’y font. Ah ! c’est qu’on ne gagne rien sans dépense. Ils mangent plus d’une fois l’appât ; mais quand ils sont pris, ils remboursent l’oiseleur. Il en va de même chez nous : notre maison, c’est le terrain ; l’oiseleur, c’est moi ; l’appât, c’est une fille aimable ; le piège, c’est le lit, et les amoureux sont les oiseaux. Pour les apprivoiser, bel accueil, douces paroles, embrassades, petits propos bien mignons et bien tendres. Ils glissent leur main dans le corsage : « Bravo ! » dit l’oiseleur ; ils prennent un baiser, les voilà pris, et sans filet. As-tu donc déjà oublié tout cela, toi qui as été si longtemps à l’école ?

ARGYRIPPE. C’est ta faute aussi ; tu renvoies un élève à demi formé.

CLÉÉRÈTE. Eh ! reviens hardiment, si tu trouves de quoi payer les leçons ; mais aujourd’hui, bonsoir.

ARGYRIPPE. Un moment, écoute. Combien te faut-il pour que, de toute l’année, elle ne soit qu’à moi seul ?

CLÉÉRÈTE. Combien ? vingt mines. Et encore, si quelque autre me les apporte avant toi, je suis bien ta servante.

ARGYRIPPE. Eh bien, voyons, ne pars pas encore ; il me reste deux mots à te dire.

CLÉÉRÈTE. Parle.

ARGYRIPPE. Je ne suis pas tout à fait ruiné ; j’ai encore de quoi m’achever. Je puis trouver ce que tu exiges ; mais écoute mes conditions et retiens-les bien : pendant une année entière elle sera à ma disposition, et elle ne recevra pas d’autre homme que moi.

CLÉÉRÈTE. Mon Dieu ! tu n’as qu’à dire, et je ferai même châtrer tous nos domestiques. Enfin, rédige-toi même le contrat et apporte-le. Fais tes conditions à ta volonté, à ton caprice ; pourvu que tu ne viennes pas sans l’argent, je passerai volontiers sur tout le reste. Les portes de nos maisons sont comme celles des receveurs : vous apportez, on ouvre ; vous n’avez rien à donner, porte de bois. (Elle s’en va.)

ARGYRIPPE, seul. Ah ! c’est fait de moi si je ne trouve ces vingt mines. L’argent ou moi, il faut que l’un des deux y saute. Allons sur la place, et mettons en œuvre toutes nos ressources ; je veux prier, supplier ceux de mes amis que je verrai ; braves gens, coquins, j’y suis résolu, je m’adresserai à tout le monde. Et si je ne trouve pas à emprunter, eh bien ! les usuriers sont là.



ACTE II.

SCÈNE I. — LIBAN.

Allons, Liban, mon ami, c’est aujourd’hui qu’il faut avoir l’œil ouvert et inventer quelque stratagème pour se procurer cet argent. Voici déjà un bon moment que tu as quitté ton maître pour courir à la place et déployer ton adresse ; mais jusqu’ici tu as bravement dormi sans rien faire. Alerte ! secoue enfin ta paresse, sors de ta léthargie, rappelle ton vieux génie, il sait plus d’un tour. Sauve ton maître et ne fais pas comme les autres valets, qui n’ont d’industrie que pour piller les leurs. Mais où prendre ? qui duper ? où lancer le brûlot ? (Il regarde en l’air.) Ah ! heureux augure ! de tous côtés, des présages favorables. Le pivert et la corneille à gauche. Le corbeau à droite. Ils m’encouragent : oui, oui, je m’en rapporte à vous… Mais pourquoi ce pivert frappe-t-il du bec un ormeau ? Cela Signifie quelque chose. Ma foi, autant que je puis me connaître en présages, il y a des verges toutes prêtes, ou pour moi ou pour notre maître d’hôtel Sauréa… Eh ! Léonidas qui accourt à perte d’haleine ! mauvais pronostic pour le succès de ma ruse.

SCÈNE II. — LÉONIDAS, LIBAN.

LÉONIDAS, sans voir Liban. Où trouverai-je à présent Liban, ou bien le fils de la maison ? j’ai de quoi les rendre plus joyeux que la joie même. Quel riche butin, quel beau triomphe je viens leur apporter ! Ils boivent avec moi, nous courons les filles de compagnie ; il est bien juste que je partage avec eux la proie qui me tombe entre les mains.

LIBAN, à part. Le drôle a sans doute fait main basse dans quelque maison, selon sa coutume. Tant pis pour ceux qui gardent si mal leur porte !

LÉONIDAS. Je céderais même volontiers deux cents coups à prendre sur mes épaules, tout prêts à faire des petits.

LIBAN, à part. Il fait largesse de son pécule. Il porte sur son dos tout son trésor.

LÉONIDAS. Je consentirais à être esclave jusqu’à la fin de mes jours, si je pouvais mettre tout de suite la main sur Liban.

LIBAN, à part. Si tu comptes sur moi pour être libre, tu cours grand risque d’attendre.

LÉONIDAS. S’il laisse échapper l’occasion que voici, il ne la rattrapera jamais, quand même il la poursuivrait sur l’aile des vents ; il laissera son maître dans la nasse, et doublera l’arrogance de nos ennemis. Tandis que s’il s’empresse, comme moi, de saisir l’occasion au passage, il donnera à ses maîtres le plus riche, le plus joyeux triomphe, et le père et le fils, enchaînés à nous par un tel bienfait, nous en auront une éternelle reconnaissance.

LIBAN, à part. Que dit-il là de gens enchaînés ? Cela n’annonce rien de bon, et je crains bien qu’il n’ait joué quelque tour dont nous partagerons le bénéfice.

LÉONIDAS. Je suis perdu, si je ne trouve Liban à l’instant même ; mais où s’est-il fourré ?

LIBAN, à part. Le galant cherche un compagnon pour l’associer à sa mésaventure. Ce n’est pas là mon affaire. C’est mauvais signe de suer et de frissonner tout à la fois.

LÉONIDAS. Mais la chose presse, et je m’arrête ici à bavarder ! Allons, tais-toi, ma langue, et ne perds pas le temps en vains propos.

LIBAN, à part. Le malheureux ! il veut faire violence à sa protectrice. Quand il a fait quelque méchant trait, elle ne lui marchande pourtant pas le parjure.

LÉONIDAS. Hâtons-nous de trouver de l’aide, il ne serait plus temps d’enlever le butin.

LIBAN, à part. Oh ! oh ! du butin ! abordons notre homme, et tirons pied ou aile. (Haut.) Bonjour ; je te salue de toute la force de mes poumons.

LÉONIDAS. Salut, grenier à coups de fouet !

LIBAN. Comment vas-tu, pilier de cachot ?

LÉONIDAS. Habitué de prison !

LIBAN. Délices des verges !

LÉONIDAS. Combien penses-tu peser tout nu ?

LIBAN. Eh ! que sais-je ?

LÉONIDAS. Je savais bien que tu ne t’en doutais pas ; mais moi, je t’ai pesé, et je le sais. Nu et garrotté, et pendu par les pieds, tu pèses cent livres.

LIBAN. Comment cela ?

LÉONIDAS. Comment ? je vais te le dire. Quand on t’a attaché aux pieds un poids de cent livres, et que tes mains emmaillotées de menottes sont ramenées contre la poutre, tu ne pèses ni plus ni moins qu’un franc vaurien.

LIBAN. Malheur à toi !

LÉONIDAS. C’est le legs que te fait dans son testament la servitude.

LIBAN. Eh ! abrégeons cette escarmouche. Qu’est-ce qui t’amène ?

LÉONIDAS. Peut-on se fier à toi ?

LIBAN. Hardiment.

LÉONIDAS. Si tu veux servir dans ses amours le fils de la maison, il nous tombe une occasion magnifique, mais le danger est au bout : avec nous seuls, les donneurs d’étrivières n’auront plus de chômage. Liban, c’est aujourd’hui qu’il faut de l’audace et de la ruse. Je viens d’imaginer un si bon tour, que l’on croira nous traiter selon nos mérites en faisant pleuvoir sur nous tous les châtiments.

LIBAN. Je ne m’étonne plus si les épaules me démangeaient depuis un moment ; elles pressentaient de certaines caresses. Mais voyons, parle.

LÉONIDAS. Une proie superbe, mais qui nous coûtera cher.

LIBAN. Quand tous les bourreaux se réuniraient pour me torturer, je crois avoir un bon dos à mon service, et n’aurai pas besoin d’en emprunter un.

LÉONIDAS. Si tu conserves cette âme si ferme, nous sommes sauvés.

LIBAN. S’il ne s’agit que de payer de sa peau, je suis prêt à piller le trésor public ; je nierai, je tiendrai bon, je me parjurerai s’il le faut.

LÉONIDAS. Voilà le vrai courage ! voilà un homme qui sait au besoin supporter les revers ! Quand on est brave dans la disgrâce, on jouit ensuite de la bonne fortune.

LIBAN. Allons, vite, au fait ! il me tarde de courir les chances.

LÉONIDAS. Tout doux, pas tant de questions, que je respire : ne vois-tu pas que je suis encore tout essoufflé de ma course ?

LIBAN. Bon, bon, j’attendrai tant que tu voudras, et même jusqu’à ce que tu crèves.

LÉONIDAS. Où est notre maître ?

LIBAN. Le vieux est sur la place, le fils à la maison.

LÉONIDAS. J’ai ce qu’il me faut.

LIBAN. Tu es donc devenu riche ?

LÉONIDAS. Pas de mauvaises plaisanteries !

LIBAN. Soit. Mes oreilles attendent les nouvelles que tu apportes.

LÉONIDAS. Attention ! tu vas en savoir autant que moi.

LIBAN. Je me tais.

LÉONIDAS. Ce n’est pas dommage. Te souvient-il que notre maître d’hôtel a vendu des ânes d’Arcadie à un marchand de Pella ?

LIBAN. Oui. Après ?

LÉONIDAS. Après ? Le marchand a envoyé l’argent pour le remettre à Sauréa ; un homme vient d’apporter la somme.

LIBAN. Où est-il ?

LÉONIDAS. On dirait que tu veux l’avaler à première vue.

LIBAN. Oui, certes. Mais tu parles sans doute de ces vieilles bourriques boiteuses, qui ont la corne usée jusqu’au jarret ?

LÉONIDAS. Oui, celles qui rapportaient pour toi des champs ces bonnes baguettes d’ormeau.

LIBAN. J’y suis ; les mêmes qui te portèrent à la campagne pieds et poings liés.

LÉONIDAS. Tu as bonne mémoire. Enfin, j’étais assis chez le barbier ; notre homme se mit à me questionner : « Connaissez-vous Déménète, fils de Straton ? » Et moi de répondre bien vite que oui ; puis j’ajoute que je suis son esclave et je lui indique la maison.

LIBAN. Poursuis.

LÉONIDAS. « J’apporte, reprend-il, de l’argent au maître d’hôtel Sauréa, vingt mines, pour des ânes ; je ne le connais pas, mais je connais bien Déménète. » À peine avait-il fini…

LIBAN. Eh bien ?

LÉONIDAS. Écoute donc, et tu sauras. Aussitôt je fais le beau et l’homme d’importance. « C’est moi, lui dis-je, qui suis le maître d’hôtel. — Par ma foi, répond-il, je ne connais pas Sauréa et ne sais quelle figure il a. Ne vous formalisez donc pas ; amenez, si vous voulez, votre maître Déménète, que je connais, et à l’instant même vous recevrez l’argent. » Je lui ai promis d’amener Déménète et de me trouver à la maison. En attendant, il va aller au bain, puis il viendra ici. Et maintenant, quel parti prendre ? dis.

LIBAN. Eh ! je songe bien à intercepter l’argent, à duper et le commissionnaire et Sauréa. Les fers sont au feu. Mais si l’homme apporte les écus avant le retour de Déménète, serviteur. Le vieillard m’a tiré à part aujourd’hui, hors de la maison, et il m’a promis, à moi et à toi, de nous faire périr sous les verges, si Argyrippe n’avait vingt mines aujourd’hui même. Il veut que nous trompions ou le maître d’hôtel ou sa femme. Il promet même de nous aider. Va donc le chercher sur la place, et dis-lui ce que nous projetons, que Léonidas se changera en Sauréa pour recevoir le prix des ânes.

LÉONIDAS. J’obéis.

LIBAN. Moi, pendant ce temps, je tiendrai l’étranger le bec dans l’eau, s’il arrive le premier.

LÉONIDAS. Dis-moi.

LIBAN. Qu’est-ce ?

LÉONIDAS. Si tout à l’heure, quand je ferai mon personnage, je t’applique un bon soufflet sur la mâchoire, ne va pas te fâcher au moins.

LIBAN. Par Hercule, garde-toi bien de me toucher ; car si cela t’arrive, tu n’auras pas à te féliciter de ton changement de nom.

LÉONIDAS. Je t’en prie, laisse-toi faire de bonne grâce.

LIBAN. Et toi aussi, quand je te rendrai tes gourmades.

LÉONIDAS. Ce que j’en dis est pour le bien.

LIBAN. Et moi ce que j’en dis et ce que j’en ferai, c’est tout un.

LÉONIDAS. Ne t’y refuse pas.

LIBAN. Sois tranquille, je te promets même de n’être pas en reste.

LÉONIDAS. Allons, je m’en vais, je vois que tu seras bon enfant. Mais qui vient là ? Ah ! c’est lui, lui-même. Je suis de retour à l’instant ; amuse-le. Je vais prévenir le bonhomme.

LIBAN. À l’œuvre donc, et joue des jambes.

SCÈNE III. — LE MARCHAND, LIBAN.

LE MARCHAND. D’après les renseignements que l’on m’a donnés, ce doit être ici que demeure Déménète. (À son esclave.) Va, mon garçon, frappe et appelle l’intendant Sauréa, s’il est à la maison.

LIBAN. Qui heurte si brutalement à notre porte ? Hé, l’ami, m’entendez-vous ?

LE MARCHAND. On n’a pas encore heurté ; êtes-vous fou ?

LIBAN. Je le croyais, parce que vous alliez de ce côté-là. Je ne veux pas qu’on frappe les camarades ; toute la maison me tient fort au cœur.

LE MARCHAND. Il n’y a pas de danger qu’on arrache les gonds, si c’est ainsi que vous recevez ceux qui viennent.

LIBAN. Notre porte est si bien apprise qu’elle appelle le portier, du plus loin qu’elle voit venir quelque donneur de coups. Mais qui vous amène ? que cherchez-vous ?

LE MARCHAND. Je demandais Déménète.

LIBAN. S’il était à la maison, je vous le dirais.

LE MARCHAND. Et son intendant ?

LIBAN. Il n’y est pas non plus.

LE MARCHAND. Où est-il ?

LIBAN. Il a dit qu’il allait chez le barbier.

LE MARCHAND. Et depuis, il n’est pas revenu ?

LIBAN. Non. Que lui voulez-vous ?

LE MARCHAND. S’il s’était trouvé là, je lui aurais compté vingt mines.

LIBAN. Pourquoi ?

LE MARCHAND. Il a vendu des ânes au marché à un homme de Pella.

LIBAN. Je sais. Vous apportez l’argent ? Je crois qu’il sera ici dans un moment.

LE MARCHAND. Quelle figure a-t-il, votre Sauréa ? Je verrai bien vite si c’est lui.

LIBAN. Joues maigres, cheveux roux, panse un peu rebondie, regard dur, taille moyenne, front mélancolique.

LE MARCHAND. Un peintre ne ferait pas mieux son portrait. Mais, par ma foi, je l’aperçois ; il vient de ce côté en branlant la tête.

LIBAN. S’il est en colère, gare les coups à qui l’approchera.

LE MARCHAND. Par Hercule, qu’il vienne s’il veut aussi bouffi de menaces et de courroux que le descendant d’Éaque[8]. S’il me touche dans sa colère, dans sa colère il sera battu.

SCÈNE IV. — LÉONIDAS, LE MARCHAND, LIBAN.

LÉONIDAS, se parlant à lui-même. Que signifie cela ? Comment ! personne ne tient compte de ce que j’ai dit ! J’avais ordonné à Liban de venir chez le barbier, il s’en est bien gardé ! Par Pollux, il n’a guère souci de son dos et de ses jambes.

LE MARCHAND, à part. Que de morgue !

LIBAN. Triste journée pour moi !

LÉONIDAS. Salut à Liban l’affranchi ! te voilà donc devenu libre ?

LIBAN. De grâce !

LÉONIDAS. Il t’en cuira de te trouver sur mon passage, pourquoi n’es-tu pas venu chez le barbier, quand je l’avais ordonné ?

LIBAN. Cet homme m’a retenu.

LÉONIDAS. Tu aurais beau me dire que c’est le grand Jupiter lui-même qui t’a retenu, et le faire intercéder pour toi, tu n’échapperais pas au châtiment. Comment ! coquin ! mépriser mes ordres !

LIBAN, au marchand. Brave homme, c’est fait de moi.

LE MARCHAND, à Liban. Je vous en prie, Sauréa, ne le frappez pas.

LÉONIDAS. Ah ! si j’avais sous la main un bon bâton…

LE MARCHAND. Eh ! tout doux !

LÉONIDAS. Comme je te caresserais ces côtes déjà endurcies par les coups ! (Au marchand.) Éloignez-vous, et laissez-moi étriller ce drôle, qui me met sans cesse hors de moi. Ce n’est jamais assez de lui dire les choses une fois ; il faut répéter cent fois la même chanson, crier, beugler, s’égosiller ; je péris à la peine. Ne t’avais-je pas commandé, pendard, d’ôter ce fumier de devant la porte ? Ne t’avais-je pas dit d’enlever les toiles d’araignée de ces colonnes ? Ne t’avais-je pas ordonné de faire reluire les clous de notre porte ? Rien n’est fait. Il me faudra marcher le bâton à la main, comme un boiteux. Depuis trois jours que je quitte à peine la place, où je voudrais trouver un preneur de fonds, vous dormez tous ici, et notre maître ne demeure plus dans une maison, mais dans une étable à porcs. Tiens ! voilà pour toi !

LIBAN. À mon aide, étranger, je vous prie !

LE MARCHAND. Lâchez-le, Sauréa ; faites cela pour moi.

LÉONIDAS. Çà, est-on venu payer le transport de l’huile ?

LIBAN. Oui.

LÉONIDAS. À qui a-t-on remis l’argent ?

LIBAN. À Stichus, votre homme de confiance.

LÉONIDAS. Tu veux m’amadouer ; je le sais bien que c’est mon homme de confiance, et il n’y a pas dans toute la maison un serviteur qui vaille mieux que lui. Mais le vin que j’ai vendu hier au cabaretier Exérambe, l’a-t-il payé à Stichus ?

LIBAN. Je le pense, car j’ai vu Exérambe amener ici un banquier.

LÉONIDAS. À la bonne heure. Pour notre dernier marché, il a fallu attendre un an, et encore ! Maintenant il est plus pressé, il amène de lui-même le banquier et fait son billet. Dromon a-t-il rapporté son salaire ?

LIBAN. La moitié seulement, je crois.

LÉONIDAS. Et le reste ?

LIBAN. Il a dit qu’il le remettrait dès qu’il l’aurait reçu ; on le lui retient jusqu’à ce qu’il ait terminé le travail.

LÉONIDAS. Et Philodame a-t-il rapporté les coupes que je lui ai prêtées ?

LIBAN. Pas encore.

LÉONIDAS. Comment, pas encore ! prêtez donc à vos amis ! autant vaut donner.

LE MARCHAND. Il m’assassine ! Ma foi, je m’en vais, c’est à n’y pas tenir.

LIBAN, bas à Léonidas. Eh ! assez donc ! n’entends-tu pas ce qu’il dit ?

LÉONIDAS, bas à Liban. Oui ; c’est fait.

LE MARCHAND, à part. Enfin il se tait, je crois ; abordons-le bien vite, avant que la crécelle recommence. (À Léonidas.) Pouvez-vous m’écouter ?

LÉONIDAS. Oui vraiment. Eh ! depuis quand êtes-vous ici ? Je ne vous avais pas encore aperçu ; ne m’en voulez pas : la colère m’empêchait d’y voir.

LE MARCHAND. Rien d’étonnant à cela. Mais, si Déménète est chez lui, je voudrais bien lui parler.

LÉONIDAS. Il n’y est pas. Cependant, si vous voulez me compter cet argent, ce sera une affaire terminée.

LE MARCHAND. J’aimerais autant vous le donner en présence du maître.

LIBAN. Le maître et lui, c’est tout un.

LE MARCHAND. N’importe, je payerai quand le maître sera là.

LIBAN. Payez toujours, je réponds de tout, je me fais garant. Si le bonhomme savait qu’on n’ait pas eu confiance en celui sur qui il se repose de tout, il ne serait pas trop content.

LÉONIDAS. Je m’inquiète bien de cela ! Qu’il garde, s’il ne veut pas donner ; laisse-le attendre.

LIBAN. Payez, vous dis-je… Ah ! je crains bien qu’il ne s’imagine que je vous ai conseillé de vous méfier… Payez, je vous en prie, et soyez tranquille, vous ne risquez rien.

LE MARCHAND. Je n’en doute pas, tant que je tiens l’argent. Je ne suis pas d’ici, et je ne connais pas Sauréa.

LIBAN. Eh ! il ne tient qu’à vous, puisque le voilà.

LE MARCHAND. Ma foi, que ce soit ou que ce ne soit pas lui, je n’en sais rien. Si c’est lui, il faut bien que ce soit lui. Tout ce que je sais, c’est que je ne donnerai pas mon argent à un homme que je ne connais pas.

LÉONIDAS. (à part.) Que la peste l’étouffe ! (À Liban.) Ne le prie pas davantage. Il fait le fier, parce qu’il palpe mes vingt mines. Eh bien, on n’en veut pas ; retournez chez vous, et détalez vite, sans nous importuner davantage.

LE MARCHAND. Ah ! nous nous fâchons ! c’est un peu trop de caquet pour un esclave.

LIBAN, au marchand. Vous jouez gros jeu à lui dire des insolences. Triple vaurien, ne voyez-vous pas qu’il se met en colère ?

LÉONIDAS. C’est cela, continue.

LIBAN. Allons, misérable, donnez l’argent, qu’il ne vous dise point de sottises.

LE MARCHAND. Vous finirez tous les deux par trouver ce que vous cherchez.

LÉONIDAS, à Liban. Compte que je te fais rompre les jambes, si tu ne dis son fait à ce drôle. (Il le bat.)

LIBAN. Aïe, aïe !

LÉONIDAS. Tiens, infâme, coquin.

LIBAN, au marchand. N’osez-vous donc pas venir en aide à un malheureux ?

LÉONIDAS. Tu pries encore ce maraud ?

LE MARCHAND. Qu’est-ce à dire ? un esclave se mêlera d’insulter un homme libre !

LÉONIDAS. Tu seras rossé.

LE MARCHAND. C’est toi qui le seras, et à tour de bras, si je puis joindre Déménète aujourd’hui. Suis-moi devant le juge.

LÉONIDAS. Pour cela, non.

LE MARCHAND. Non ? tu t’en souviendras.

LÉONIDAS. Soit.

LE MARCHAND. On me fera bonne justice sur votre dos.

LÉONIDAS. Va te pendre. Qu’on te fasse justice à toi, à nos dépens !

LE MARCHAND. Oui, oui, et j’aurai aujourd’hui même satisfaction de vos injures.

LÉONIDAS. Vraiment, rustre ! Dis-moi, butor, ne crois-tu pas que nous allons nous sauver de notre maître ? Viens donc le trouver, puisque tu rappelles et le réclames depuis si longtemps.

LE MARCHAND. Enfin ! Mais je réponds que tu n’auras pas une obole avant que Déménète m’ait dit de te donner l’argent.

LÉONIDAS. Soit. Allons, en avant ! Tu chantes pouille aux autres et ne veux rien endurer. Je suis homme aussi bien que toi.

LE MARCHAND. Je n’en disconviens pas.

LÉONIDAS. Suis-moi donc. Soit dit sans me flatter, on n’a jamais eu rien à me reprocher, et il n’y a aujourd’hui dans Athènes personne à qui l’on puisse se fier mieux qu’à moi.

LE MARCHAND. Possible ; mais vous ne m’amènerez pas à vous remettre cet argent sans vous connaître. L’homme qu’on ne connaît pas n’est pas un homme, c’est un loup.

LÉONIDAS. Oh, oh ! on baisse le ton. Je savais bien que vous me donneriez satisfaction aujourd’hui de vos injures. J’ai de méchants habits, soit, mais je suis un brave homme, et bien fin celui qui calculerait mes épargnes.

LE MARCHAND. Possible !

LÉONIDAS. Je vous dirai de plus que Périphane, le riche marchand de Rhodes, m’a compté, tête à tête avec moi, en l’absence de mon maître, un talent d’argent ; il a eu confiance, et n’en a pas été la dupe.

LE MARCHAND. Possible !

LÉONIDAS. Et vous-même, si vous vous étiez informé de moi, je suis bien sûr que vous m’auriez confié ce que vous avez là.

LE MARCHAND. Je ne dis pas non. (Ils sortent.)



ACTE III.

SCÈNE I. — CLÉÉRÈTE, PHILÉNIE.

CLÉÉRÈTE. Ainsi, je ne puis pas obtenir, quand je défends une chose, que tu m’obéisses ? Tu veux donc méconnaître l’autorité maternelle ?

PHILÉNIE. Mais, ma mère, comment respecterais-je mon devoir, si, pour vous obéir, je prenais les sentiments que vous voulez ?

CLÉÉRÈTE. Est-il décent de ne pas écouter mes leçons ?

PHILÉNIE. Comment cela ?

CLÉÉRÈTE. Est-ce témoigner du respect à sa mère que de braver son autorité ?

PHILÉNIE. Je ne blâme pas celles qui font bien, mais je n’aime pas celles qui font mal.

CLÉÉRÈTE. Voilà une amoureuse qui a la langue bien affilée.

PHILÉNIE. Ma mère, c’est mon métier : ma langue demande, mon corps gagne ; le cœur parle, l’intérêt sollicite.

CLÉÉRÈTE. J’ai voulu te reprendre, et tu te mets à m’accuser !

PHILÉNIE. Non, je ne vous accuse pas, je ne me le permettrais jamais ; mais je puis me plaindre de mon triste sort, quand on me sépare de ce que j’aime.

CLÉÉRÈTE. Enfin me sera-t-il permis de parler une pauvre fois à mon tour ?

PHILÉNIE. Certes ; je vous cède mon tour et le vôtre. Voulez-vous que je parle, que je me taise ? commandez la manœuvre. Mais quand je dépose la rame et que je me croise les bras dans la cabine, rien ne marche plus à la maison.

CLÉÉRÈTE. Qu’est-ce à dire, ô la plus effrontée des créatures ? Combien de fois t’ai-je défendu de parler à cet Argyrippe, le fils de Déménète, de le toucher, de causer avec lui, de le regarder même ? Qu’a-t-il donné ? qu’a-t-il fait porter chez nous ? Prends-tu les cajoleries pour de l’or, et les belles paroles pour des cadeaux ? Mais il faut l’aimer, courir après lui, le faire chercher. On se moque de ceux qui donnent, on raffole de ceux qui nous attrapent. Belle avance qu’un galant qui promet de te faire riche, si sa mère vient à mourir ! En attendant, nous courons grand risque, nous et les nôtres, de mourir de faim. Aussi, s’il ne m’apporte aujourd’hui même vingt mines, on le mettra bel et bien à la porte malgré ses larmes, dont il n’est pas chiche, au moins. C’est la dernière fois que j’écoute ses jérémiades de pauvreté.

PHILÉNIE. Vous pouvez même me priver de nourriture, ma mère ; je m’y résignerai.

CLÉÉRÈTE. Je ne te défends pas d’aimer ceux qui payent pour cela.

PHILÉNIE. Mais si la place est prise dans mon cœur, que faire ? dites-le-moi.

CLÉÉRÈTE, montrant ses cheveux blancs. Eh ! regarde ma tête, s’il te faut un bon conseil.

PHILÉNIE. Pourtant le berger qui fait paître le troupeau d’autrui n’a-t-il pas une brebis à lui pour charmer ses ennuis ? Laissez-moi donc aussi, pour me contenter le cœur, aimer mon cher Argyrippe ; c’est lui que je veux aimer.

CLÉÉRÈTE. Rentre. A-t-on jamais vu pareille impudence !

PHILÉNIE. Ma mère, vous avez appris à votre fille à vous obéir. (Elles sortent.)

SCÈNE II. — LÉONIDAS, LIBAN.

LÉONIDAS. Vive la fourberie ! que de louanges, que d’actions de grâces ne mérite-t-elle pas ! Par nos ruses, nos mensonges, nos stratagèmes, par notre confiance en nos épaules et notre courage à braver les verges, les bâtons, les lames de fer, la potence, les liens, les nerfs de bœuf, les chaînes, le cachot, les entraves, le collier, le carcan, et cette gent brutale qui s’entend si bien à nous caresser les côtes[9] et tant de fois nous a meurtri les omoplates, nous avons battu les légions ennemies, pris les munitions ; gloire à notre valeur, à nos parjurés ! Grand succès que nous devons à la bravoure de ce mien collègue et à ma gentillesse !

LIBAN. Est-il un homme plus courageux, que moi pour porter les coups ?

LÉONIDAS. Eh ! qui peut mieux que moi maintenant louer tous tes mérites, tous tes hauts faits dans la guerre et dans la paix ? Certes, la liste en serait longue : abus de confiance, trahisons envers ton maître, faux serments à bon escient et en termes solennels ; et les murailles percées, et les larcins flagrants, et tant de plaidoyers du haut de la potence contre huit gaillards malins et hardis, et vigoureux fouetteurs !

LIBAN. Tu dis vrai, Léonidas, j’en conviens. Mais on pourrait citer aussi de toi plus d’un méfait. Que de perfidies à bon escient envers qui se fiait à toi ! Que de fois, pris la main dans le sac, tu as reçu les étrivières ! Que de parjures ! que de larcins sacrilèges ! Que de dommage, de chagrin et de déshonneur causé à tes maîtres ! Que de dépôts niés ! Que d’occasions où tu as préféré ta belle à ton ami ! Que de fois enfin la dureté de ton cuir a lassé huit robustes licteurs armés de houssines pliantes ! N’est-ce pas là riposter comme il faut ? N’ai-je pas bien fait le panégyrique de mon collègue ?

LÉONIDAS. Si vraiment, et d’une manière digne de notre génie à tous deux.

LIBAN. Mais laissons cela, et réponds à ma question.

LÉONIDAS. J’écoute.

LIBAN. As-tu les vingt mines ?

LÉONIDAS. Tu as deviné. Par Pollux, ce vieux barbon de Déménète nous a galamment secondés. Comme il a joué son rôle, en me donnant pour Sauréa ! J’avais assez de peine à ne pas éclater de rire, quand il reprochait à notre rustre de n’avoir pas eu confiance en moi, parce qu’il ne se trouvait pas là. Et quelle présence d’esprit à m’appeler toujours l’intendant Sauréa !

LIBAN. Attends.

LÉONIDAS. Qu’est-ce ?

LIBAN. N’est-ce pas Philénie qui sort ? Argyrippe est avec elle.

LÉONIDAS. Chut ! c’est lui ; écoutons un peu. Il pleure, elle pleure aussi et le tient par son manteau. Qu’est-ce que cela signifie ? Paix ! écoutons.

LIBAN. Ah ! une idée qui me vient. Si seulement j’avais une gaule !

LÉONIDAS. Pour quoi faire ?

LIBAN. Pour taper sur nos ânes s’il leur prenait fantaisie de braire dans la sacoche.

SCÈNE III. — ARGYRIPPE, PHILÉNIE, LIBAN, LÉONIDAS.

ARGYRIPPE. Pourquoi me retenir ?

PHILÉNIE. Parce que tu me quittes, et que mon cœur ne peut se passer de toi.

ARGYRIPPE. Porte-toi bien.

PHILÉNIE. Je me porterais beaucoup mieux si tu restais ici.

ARGYRIPPE. Bonne santé !

PHILÉNIE. Tu me souhaites une bonne santé, et ton départ me rend malade.

ARGYRIPPE. Ta mère m’a donné mon congé ; elle me renvoie.

PHILÉNIE. Elle fera bientôt mourir sa fille, si elle exige que je cesse de te voir.

LIBAN, bas à Léonidas. Le camarade vient d’être mis à la porte.

LÉONIDAS. La chose est certaine.

ARGYRIPPE, à Philénie. Laisse-moi aller, je te prie.

PHILÉNIE. Où vas-tu ? pourquoi ne pas rester ici ?

ARGYRIPPE. J’y resterai la nuit, si tu le veux.

LIBAN, bas à Léonidas. L’entends-tu ? Il ne plaint pas sa peine la nuit ; mais ses journées sont trop occupées.

LÉONIDAS. C’est un Solon qui dicte des lois pour régler les mœurs du peuple.

LIBAN. Chansons ! ceux qui voudront obéir à ses décrets ne seront jamais des gens bien rangés, ils aimeront à boire jour et nuit.

LÉONIDAS. Qu’on le laisse faire, il ne la quittera pas plus que son ombre ; il a beau faire le pressé et menacer de s’en aller.

LIBAN. Tais-toi, que j’entende ce qu’il va dire.

ARGYRIPPE. Adieu.

PHILÉNIE. Où cours-tu ?

ARGYRIPPE. Adieu, adieu ; je te reverrai chez Pluton, car j’ai hâte de me débarrasser de cette vie.

PHILÉNIE. Dis-moi, de grâce, pourquoi veux-tu me faire mourir ? L’ai-je mérité ?

ARGYRIPPE. Te faire mourir, moi ! Ah ! que plutôt, si je voyais la vie te manquer, je donnerais pour toi la mienne et ajouterais mes jours aux tiens !

PHILÉNIE. Pourquoi donc menacer de t’arracher l’existence ? Que deviendrais-je, dis-moi, si tu faisais ce que tu dis ? J’y suis bien résolue, je suivrai l’exemple que tu me donneras.

ARGYRIPPE. On ! tu es à mon cœur plus douce que le plus doux miel !

PHILÉNIE. Et toi, n’es-tu pas ma vie ? Embrasse-moi.

ARGYRIPPE. Avec bonheur.

PHILÉNIE. Ah ! si nous pouvions ainsi mourir ensemble !

LÉONIDAS. Ami Liban, qu’un amoureux est à plaindre !

LIBAN. Hé ! un pendu est bien plus à plaindre encore !

LÉONIDAS. Je le sais, j’en ai tâté. Mais approchons, toi de ce côté-là, moi de celui-ci, et parlons-lui.

LIBAN. Salut, maître ! Est-ce que la belle que vous embrassez est une fumée ?

ARGYRIPPE. Comment cela ?

LIBAN. Vous avez les yeux tout larmoyants.

ARGYRIPPE. En moi vous avez perdu un patron[10].

LIBAN. Un patron ! comment l’aurais-je perdu ? je n’en ai jamais eu.

LÉONIDAS. Salut, Philénie !

PHILÉNIE, à Léonidas et à Liban. Que les dieux comblent vos souhaits !

LIBAN. Une nuit avec vous et un baril de vin, voilà ce que je voudrais, si mes souhaits étaient exaucés.

ARGYRIPPE. Veux-tu bien te taire, maraud !

LIBAN, à Argyrippe. C’est pour vous, et non pour moi, que je forme des vœux.

ARGYRIPPE. Dis donc ce que tu voudras.

LIBAN, montrant Léonidas. Une bonne volée à celui-ci !

LÉONIDAS. Ouais ! on vous écoutera, beau mignon à tête bouclée ! Tu me battrais, toi qui n’as pour tout potage que les coups que tu reçois !

ARGYRIPPE. Oh ! Liban, que vous êtes tous deux plus heureux que moi ! Avant ce soir j’aurai cessé de vivre.

LIBAN. Que dites-vous ?

ARGYRIPPE, montrant Philénie. Je l’aime et elle m’aime, et je n’ai rien à lui donner. Sa mère Vient de me congédier. Vingt mines que le jeune Diabole a promis d’apporter aujourd’hui sont la cause de ma mort ; il exige que, de toute une année, Philénie n’ait de rendez-vous qu’avec lui seul. Vois-tu ee que valent vingt mines ? Il les sacrifie et il vit ; moi qui ne peux les sacrifier, je meurs.

LIBAN. Les a-t-il déjà données ?

ARGYRIPPE. Pas encore.

LIBAN. Bon courage alors, et pas de crainte.

LÉONIDAS. Par ici, Liban, deux mots !

LIBAN. Me voici. (Ils se retirent à l'écart.)

ARGYRIPPE. Ne vous gênez pas ; il serait plus doux encore de causer en vous tenant embrassés.

LIBAN. Eh ! mon maître, sachez que tous les baisers n’ont pas pour tout le monde la même saveur. Vous autres amants, vous êtes au ciel quand vous bavardez en vous embrassant. Moi, je me soucie comme de cela des baisers de ce drôle, il a les miens en même estime. Faites donc vous-même ce que vous nous conseillez de faire.

ARGYRIPPE. De grand cœur, et en attendant, restez dans votre coin si vous voulez.

LÉONIDAS, bas à Liban. Veux-tu rire un peu aux dépens de notre maître ?

LIBAN. Ma foi, il le mérite bien.

LÉONIDAS. Veux-tu que, devant lui, je me fasse embrasser par sa Philénie ?

LIBAN. Je serais curieux de le voir.

LÉONIDAS. Viens donc. (Ils se rapprochent.)

ARGYRIPPE. Eh bien ! quel espoir ? Vous avez assez jasé.

LÉONIDAS. Çà, écoutez-moi tous deux ; attention, et n’allez pas perdre un mot. D’abord, nous sommes vos esclaves, nous ne le nions pas ; mais si nous vous allongions vingt mines, comment nous appelleriez-vous ?

ARGYRIPPE. Mes affranchis ?

LÉONIDAS. Pourquoi pas vos patrons ?

ARGYRIPPE. Ce serait mieux.

LÉONIDAS. Les vingt mines sont là, dans cette sacoche. Si vous les voulez, je vous les donnerai.

ARGYRIPPE. Que les dieux te conservent à jamais, sauveur de ton maître, honneur du peuple, trésor des trésors, joie de mon cœur, roi des amours ! Mets vite cette sacoche sur mon épaule, là, comme il faut.

LÉONIDAS. Fi ! je ne souffrirai pas que mon maître porte un pareil fardeau.

ARGYRIPPE. Eh ! ne te fatigue pas davantage, laisse-moi faire.

LÉONIDAS. Je la porterai ; vous, marchez devant, les mains vides, comme il sied à un maître.

ARGYRIPPE. Eh bien, voyons, ton maître attend le fardeau.

LÉONIDAS. Dites à celle à qui je la donnerai de me la demander. Pour moi, je suis tout disposé à la placer comme il faut, suivant votre désir.

PHILÉNIE. Donne, prunelle de mes yeux, joli bouton de rose ; allons, mon petit cœur, mon cher bijou, donne-moi cet argent, ne sépare pas deux amants.

LÉONIDAS. Eh bien, appelle-moi ton passereau, ton poulet, ton tourtereau, ton agneau, ton chevreau, ton petit veau ; prends-moi par les deux oreilles, et colle tes lèvres aux miennes.

ARGYRIPPE. Qu’elle t’embrasse, bourreau !

LÉONIDAS. La belle affaire ! Eh donc, alors, vous n’aurez rien, si vous ne me caressez les genoux.

ARGYRIPPE. Il faut tout avaler quand on est pauvre. (À Philénie.) Caresse donc.

PHILÉNIE. Et maintenant, donne, je te prie. De grâce, mon Léonidas, sauve ton maître et mon amant. Affranchis-toi par ce bienfait, assure-toi son amitié avec cet argent.

LÉONIDAS. Que vous êtes aimable et jolie ! certes, si l’argent était à moi, je céderais bien vite à votre prière. Mais (montrant Liban) c’est avec celui-ci qu’il faut vous entendre. Il me l’avait donné à garder. Allez, ma belle, allez bellement. (À Liban, en lui donnant la sacoche.) Tiens, Liban.

ARGYRIPPE, à Léonidas, Bourreau, tu t’es moqué de moi ?

LÉONIDAS, à Philénie. Je n’aurais pas fait cela, si vous ne m’aviez si mal caressé les genoux. (Bas à Liban.) Allons, amuse-toi d’elle à ton tour et embrasse-la.

LIBAN. Tais-toi et regarde.

ARGYRIPPE. Eh bien, ma Philénie, approchons ; c’est un brave homme, lui, et qui ne ressemble guère à ce coquin.

LIBAN, à part. Promenons-nous ; ils me supplieront l’un après l’autre.

ARGYRIPPE. Je t’en prie, Liban, si tu veux être le sauveur de ton maître, donne-moi ces vingt mines ; amour et pauvreté, tu le vois, c’est mon lot.

LIBAN. Nous verrons, je ne demande pas mieux ; revenez sur la brune. Et puis dites à cette belle enfant de venir me présenter sa requête.

PHILÉNIE. Que faut-il pour te fléchir ? de l’amitié ? un baiser ?

LIBAN. L’un et l’autre.

PHILÉNIE. Je t’en conjure, sauve-nous tous les deux.

ARGYRIPPE. Liban, mon cher patron, donne-moi cela. C’est à l’affranchi plutôt qu’au maître à porter les paquets.

PHILÉNIE. Cher Liban, ma petite prunelle d’or, la perle des amours, tiens, je ferai tout ce que tu voudras, mais donne-nous cet argent.

LIBAN. Appelle-moi donc ton petit canard, ta colombe, ton petit chien, ton hirondelle, ta corneille, ton passereau, ton poupon. Change-moi en serpent, que je sente deux langues dans ma bouche, et jette-moi tendrement les deux bras autour du cou.

ARGYRIPPE. Qu’elle t’embrasse, bourreau !

LIBAN. La belle affaire ! Vous, pour vous apprendre à me parler si malhonnêtement, vous allez me porter sur votre dos, à moins que vous ne teniez pas à avoir l’argent.

ARGYRIPPE. Moi te porter !

LIBAN. Autrement, vous n’aurez rien de moi.

ARGYRIPPE. Ah ! je suis à bout ! Quelle indignité ! un maître servir de monture à son esclave ! Allons, grimpe.

LIBAN. Et voilà comme on rabat l’orgueil de ces personnages. Tenez-vous donc comme quand vous étiez enfant ; comprenez-vous ? là, comme cela. Bien, je suis content ; on aurait de la peine à trouver un cheval plus docile.

ARGYRIPPE. Monte vite.

LIBAN. M’y voilà. Eh bien, qu’est-ce à dire ? On va, au pas ! Eh ! qu’on prenne le trot, si on veut avoir toute sa ration d’orge.

ARGYRIPPE. Assez, Liban, de grâce.

LIBAN. Je suis inflexible aujourd’hui. Je ferai monter une côte à ma bête à coups d’éperons, puis je l’enverrai au moulin, pour qu’on la crève à force de courir. Halte ! je veux bien mettre pied à terre à cette belle place, quoique la monture ne vaille pas grand’chose.

ARGYRIPPE. Eh bien, maintenant que vous vous en êtes donné à cœur joie à nos dépens, lâchez-vous l’argent ?

LIBAN. Oui, si vous me dressez une statue et un autel, et si vous m’immolez un bœuf, comme à un dieu, car je suis pour vous le dieu Salut.

LÉONIDAS. Eh ! mon maître, envoyez promener ce coquin et adressez-vous à moi. C’est à moi qu’il faut offrir les honneurs et les prières qu’il demande.

ARGYRIPPE. Quel dieu seras-tu ?

LÉONIDAS. La Fortune, et même la Fortune obéissante.

ARGYRIPPE. Allons, tu vaux mieux que celui-ci.

LIBAN. Est-il rien de plus cher à l’homme que le salut ?

ARGYRIPPE. Je salue la Fortune et ne méprise pas pour cela le Salut.

PHILÉNIE. Sur mon âme, chacune des deux divinités a son mérite.

ARGYRIPPE. J’en conviendrai, quand j’aurai tâté de leurs faveurs.

LÉONIDAS. Faites un souhait ;que désirez-vous ?

ARGYRIPPE. Eh bien ! si j’exprime un vœu ?

LÉONIDAS. Il s’accomplira.

ARGYRIPPE. Je souhaite donc de posséder Philénie une année entière.

LÉONIDAS. Accordé.

ARGYRIPPE. Vraiment ?

LÉONIDAS. Rien de plus vrai.

LIBAN. À mon tour, maintenant, mettez-moi à l’épreuve. Dites ce que vous souhaitez le plus ardemment, et cela sera.

ARGYRIPPE. Eh ! que puis-je souhaiter, sinon ce qui me manque ? vingt bonnes mines d’argent pour les donner à sa mère.

LIBAN. Vous les aurez ; soyez tranquille ; vos souhaits se réaliseront.

ARGYRIPPE. Le Salut et la Fortune se jouent de nous, c’est leur habitude.

LÉONIDAS. Quand il s’est agi de trouver cet argent, c’est moi qui ai été la tête.

LIBAN. Et moi le pied.

ARGYRIPPE. Vos discours n’ont ni pied ni tête. Je ne comprends ni ce que vous dites, ni pourquoi vous vous moquez ainsi de moi.

LIBAN, à Léonidas. Trêve de plaisanteries, et disons maintenant la chose telle qu’elle est. Écoutez bien, Argyrippe ; votre père nous a commandé de vous apporter cet argent.

ARGYRIPPE. Vous ne pouviez venir plus à propos.

LIBAN. Vous trouverez là dedans vingt mines de bon aloi, assez mal gagnées ;mais nous ne devons vous les remettre qu’à certaines conditions.

ARGYRIPPE. De quoi s’agit-il ? parle.

LIBAN. Le bonhomme veut un souper et une nuit avec Philénie.

ARGYRIPPE. Qu’il vienne, il mérite bien qu’on lui passe sa fantaisie ; n’a-t-il pas renoué la chaîne déjà rompue de nos amours ?

LEONIDAS. Ainsi, Argyrippe, vous souffrirez que votre père caresse votre maîtresse ?

ARGYRIPPE, montrant la sacoche. Eh ! voilà de quoi me rendre la résignation facile. Cours, Léonidas, je te prie, et dis à mon père de venir.

LIBAN. Bon ! il est déjà entré.

ARGYRIPPE. Il n’a pourtant pas passé par ici.

LIBAN. Il a pris la ruelle et a fait le tour par le jardin, pour n’être pas vu de ceux du logis ; il craint que sa femme ne le sache. Quant à l’argent, si jamais votre mère apprenait…

ARGYRIPPE. Ah ! point de paroles de mauvais augure. Rentrez vite à la maison, et portez-vous bien.

LEONIDAS. Et vous, allez faire l’amour.



________________



ACTE IV.


SCÈNE I. - DIABOLE, LE PARASITE.


DIABOLE. Çà, montre-moi le traité que tu as rédigé entre ma maîtresse, sa mère et moi. Lis les articles. Pour ces sortes d’affaires tu es vraiment un homme unique.

LE PARASITE. Je ferai dresser les cheveux sur la tête de la vieille, quand elle entendra nos conditions.

DIABOLE. Allons, lis, je te prie.

LE PARASITE. Vous y êtes ?

DIABOLE. J’écoute.

LE PARASITE. « Diabole, fils de Glaucus, adonné à l’entremetteuse Cléérète vingt mines d’argent, à la condition que, pendant toute l’année, Philénie sera sa compagne de jour et de nuit. »

DIABOLE. Et celle de personne autre que lui.

LE PARASITE. Faut-il l’ajouter ?

DIABOLE. Ajoute, et écris-moi cela comme il faut, que cela se lise bien.

LE PARASITE. « Elle ne recevra aucun homme chez elle. Si elle a un ami, un protecteur… »

DIABOLE. Personne.

LE PARASITE. « … un soi-disant amoureux d’une de ses amies, porte close pour tous, excepté pour vous, et sur sa porte elle écrira que la place est prise. Elle ne recevra point de prétendues missives de l’étranger. Il n’y aura chez elle ni lettres, ni même aucunes tablettes de cire. Si elle a quelque vieux tableau inutile, elle le Vendra, et si elle ne s’en est pas défaite dans les quatre jours qui suivront celui où elle aura reçu votre argent, vous aurez le droit de le brûler à votre fantaisie. Elle n’aura point de cire qui puisse servir à écrire. Elle n’invitera personne à sa table ; vous seul pourrez inviter. Elle ne portera ses yeux sur aucun des convives. Si elle aperçoit un autre homme que vous, elle fera l’aveugle à l’instant. Elle boira toujours avec vous et en même temps que vous. Elle recevra de vous la coupe et vous la présentera pour que vous buviez ; elle aura juste le palais aussi fin que vous, ni plus ni moins. »

DIABOLE. C’est assez bien vu.

LE PARASITE. « Elle ne donnera prise à aucun soupçon ; jamais elle ne pressera de son pied, en se levant, le pied d’un autre homme ; jamais elle ne s’assoira sur le lit voisin, et, en descendant, elle ne donnera la main à personne. Elle ne fera pas voir sa bague et ne demandera à voir la bague de qui que ce soit. Elle n’offrira les dés à personne, si ce n’est à vous, et, quand elle les jettera, elle ne dira pas : A vous, sans ajouter le nom. Elle pourra invoquer toutes les déesses qu’elle voudra, mais jamais aucun dieu. Si cela ne suffit pas à sa dévotion, elle vous chargera de prier le dieu dont elle voudra obtenir la faveur. Jamais signe de tête, ni clin d’yeux, ni geste quelconque à l’adresse d’un homme. Si la lampe s’éteint, elle ne fera aucun mouvement dans l’obscurité. »

DIABOLE. À merveille ; c’est bien là ce qu’il faut ; mais dans la chambre à coucher… Efface. Je tiens au contraire à ce qu’elle remue. Je ne veux pas lui donner ce prétexte ; elle dirait qu’on le lui a défendu.

LE PARASITE. Vous craignez les chicanes, à ce que je vois.

DIABOLE. C’est vrai.

LE PARASITE. J'effacerai donc, puisque vous le voulez.

DIABOLE. Efface.

LE PARASITE. Écoutez le reste.

DIABOLE. Parle, je suis tout oreilles.

LE PARASITE. « Elle ne se servira d’aucun mot à double sens. Elle ne saura pas parler d’autre langue que la langue attique. S’il lui prend envie de tousser, elle ne toussera pas comme cela (Il tousse en tirant la langue) de façon à laisser voir sa langue. Si elle fait semblant d’être enrhumée, elle ne fera pas comme cela (Il passe sa langue sur ses lèvres) ; mais vous lui essuierez les lèvres vous-même, pour qu’elle n’ait pas l’air d’offrir un baiser. Sas mère l’entremetteuse ne sera pas admise à votre table et ne dira d’injures à personne. S’il lui arrive d’en dire, pour sa punition elle sera privée de vin pendant vingt jours. »

DIABOLE. Admirablement rédigé ! quel superbe contrat !

LE PARASITE. « Si elle ordonne à sa femme de chambre d’offrir des couronnes, des guirlandes, des parfums, à Vénus ou à Cupidon, votre esclave s’assurera si c’est à Vénus qu’on les offre, ou au dieu mâle. S’il lui prend fantaisie de chasteté, elle vous rendra autant de nuits amoureuses qu’elle aura passé de nuits solitaires. » Hé ! ce ne sont pas là chansons d’enterrement.

DIABOLE. Tes articles sont parfaits. Entre avec moi.

LE PARASITE. Je vous suis. (Ils entrent, pour ressortir bientôt après.)

LE PARASITE. Eh bien, voici mon avis : il est plus convenable que ce soit moi qui dévoile le mystère ; si c’était vous, elle croirait que vous agissez par dépit amoureux plutôt que par intérêt pour elle.

DIABOLE. Parfaitement dit ! Arrange-toi donc pour que le bonhomme ait tapage et querelle ; raconte qu’il est à table avec son fils, en plein jour, près de la même maitresse, et qu’il vole sa femme.

LE PARASITE. Assez de recommandations ; je m’en charge.

DIABOLE. Et moi je vais t’attendre à la maison.


__________________



ACTE V.



SCÈNE I. — ARGYRIPPE, DÉMÉNÈTE, PHILÉNIE.


ARGYRIPPE. Allons, mon père, à table !

DÉMÉNÈTE. À tes ordres, mon fils.

ARGYRIPPE. Qu’on nous serve.

DÉMÉNÈTE, montrant Philénie. Est-ce que cela te fera de la peine, mon enfant, qu’elle se couche auprès de moi ?

ARGYRIPPE. Ma tendresse pour vous, mon père, m’empêche de me chagriner : bien que je l’aime, je puis me résigner sans peine à la voir couchée près de vous.

DÉMÉNÈTE. Ce respect, Argyrippe, sied bien à un jeune homme.

ARGYRIPPE. Je ne fais ici, mon père, que ce que vous méritez.

DÉMÉNÈTE. Çà, animons ce repas par le vin et les doux propos ; ce que je veux, mon fils, c’est que tu m’aimes, et non que tu me craignes.

ARGYRIPPE. J’ai pour vous ces deux sentiments, comme il convient à un fils.

DÉMÉNÈTE. Je le croirai, si je te vois joyeux.

ARGYRIPPE. Croyez-vous donc que je sois triste ?

DÉMÉNÈTE. Si je le crois ? tu as l’air consterné comme un homme qui vient de recevoir une assignation.

ARGYRIPPE. Ne dites pas cela !

DÉMÉNÈTE. Ne sois pas ainsi, et je ne le dirai plus.

ARGYRIPPE. Tenez, voyez ! je ris.

DÉMÉNÈTE. Puissent mes ennemis rire de la sorte !

ARGYRIPPE. Je sais bien, mon père, pourquoi vous me croyez triste : c’est parce qu’elle est auprès de vous.- Eh bien ! après tout, pour vous dire la vérité, cela me fait gros cœur : non que je veuille contrarier vos désirs ; mais je l’aime ; si c’était une autre qu’elle, je la verrais sans peine à vos côtés.

DÉMÉNÈTE. Mais c’est celle-ci que je veux.

ARGYRIPPE. Vous avez donc ce que vous désirez ; que ne puisse en dire autant !

DÉMÉNÈTE. Prends ton parti pour aujourd’hui seulement, puisque c’est moi qui t’ai donné les moyens de la posséder une année entière, et qui t’ai procuré de l’argent pour satisfaire ton amour.

ARGYRIPPE. Ce bienfait m’a pénétré de reconnaissance.

DÉMÉNÈTE. Alors, sois donc plus gai !



SCÈNE II. — LES PRÉCÉDENTS, ARTÉMONE, LE PARASITE.


ARTÉMONE, encore dans la rue. Que dites-vous ? mon mari est à boire là dedans avec son fils ? Il a remis vingt mines d’argent à sa maîtresse ? Et c’est sous les yeux de mon fils que Déménète se déshonore ainsi ?

LE PARASITE. Ne croyez jamais à mes serments les plus sacrés, Artémone, si vous voyez que je vous ai menti.

ARTÉMONE. Malheureuse ! je pensais que nulle femme au monde n’avait un mari si sobre, si honnête, si sage, si fidèle !

LE PARASITE. Eh bien, sachez maintenant que c’est le dernier des hommes, un ivrogne, un vaurien, un libertin, rempli d’aversion pour sa femme.

ARTÉMONE. Il le faut bien ; autrement, il ne se conduirait pas de la sorte.

LE PARASITE. Moi aussi, jusqu’à ce jour, je l’avais cru homme de bien. Mais voilà qui montre assez son caractère : un vieux décrépit faire une orgie avec son fils et caresser la même maitresse !

ARTÉMONE. Ce n’est pas sans cause qu’il va dîner en ville tous les jours. À l’entendre, il est invité chez Archidème, Chéréas, Chéréstrate, Clinias, Chrémès, Cratinus, Dinias, Démosthène. Au lieu de cela, il fréquente les courtisanes et les lieux de débauche du plus bas étage.

LE PARASITE. Que ne le faites-vous emporter au logis par vos servantes ?

ARTÉMONE. Patience ! je saurai lui rendre la vie dure.

LE PARASITE. Je n’en doute pas, tant que vous serez sa femme.

ARTÉMONE. Je me figure bonnement que le cher homme est occupé au sénat ou avec ses clients, et que s’il ronfle toute la nuit, c’est la suite de ses fatigues. Je le crois bien, il rentre le soir n’en pouvant plus, après le bel emploi de sa journée ; il va cultiver le champ d’autrui, et laisse le sien en friche ; il se dérange, et il faut encore qu’il dérange son fils.

LE PARASITE. Suivez-moi, vous allez le prendre en flagrant délit.

ARTÉMONE. C’est ce que je désire plus que tout.

LE PARASITE. Mais dites-moi.

ARTÉMONE. Qu’est-ce ?

LE PARASITE. Si vous voyez votre mari couché à table, la couronne sur la tête et la nymphe entre ses bras, êtes-vous sûre de le reconnaître ?

ARTÉMONE. Si j’en suis sûre !

LE PARASITE, entrouvrant la porte. Tenez, le voilà.

ARTÉMONE. Je succombe !

LE PARASITE. Attendez un peu, et sans nous montrer, observons ce qui se passe là dedans.

ARGTYRIPPE. Hé ! mon père, quand aurez-vous fait de l’embrasser ?

DÉMÉNÈTE. Je t’avoue, mon fils…

ARGYRIPPE. Quoi ?

DÉMÉNÈTE. Que je l’aime à la folie.

LE PARASITE, à Artémone. L’entendez-vous ?

ARTÉMONE. J’entends.

DÉMÉNÈTE, à Philénie. Et je ne déroberais pas à ma femme le manteau auquel elle tient le plus, pour te l’apporter ? Sur mon âme, je n’en démordrai pas, quand on m’offrirait de la voir mourir avant un an.

LE PARASITE, à Artémone. Vous croyez peut-être que c’est la première fois qu’il fréquente les maisons de débauche ?

ARTÉMONE. Le misérable me volait, tandis que je soupçonnais mes servantes et que je maltraitais les pauvres innocentes.

ARGYRIPPE. Mon père, faites-nous donner du vin ; il y a longtemps que j’ai bu le premier coup.

DÉMÉNÈTE. Esclave, commence par le haut bout ; et pendant qu’il verse, toi, la belle, qui es là au-dessous de moi, un baiser.

ARTÉMONE. Je n’en puis plus ! Comme il l’embrasse, le bourreau ! lui qui n’est plus bon qu’à clouer dans le cercueil !

DÉMÉNÈTE. Par Pollux, ton haleine est un peu plus douce que celle de ma femme.

PHILÉNIE. Elle l’a donc bien mauvaise, dites-moi ?

DÉMÉNÈTE. J’aimerais mieux, s’il le fallait, boire de l’eau d’une sentine que de l’embrasser.

ARTÉMONE. Ah ! vraiment ! il t’en cuira pour cette parole. Patience ! reviens seulement à la maison, et tu verras ce que l’on gagne à insulter une femme qui a une dot.

LE PARASITE. Le pauvre homme, je le plains.

ARTÉMONE. Il n’a que ce qu’il mérite.

ARGYRIPPE, à Déménète. Dites-moi, mon père, est-ce que vous aimez ma mère ?

DÉMÉNÈTE. Moi ? je l’adore en ce moment parce qu’elle n’est pas là.

ARGYRIPPE. Et quand elle est là ?

DÉMÉNÈTE. Je voudrais la voir crever.

LE PARASITE. Voilà un homme qui n’a pas tort, ma foi, de dire qu’il vous aime.

ARTÉMONE. Il sème pour récolter, et, s’il rentre chez nous aujourd’hui, c’est en l’étouffant de baisers que je me vengerai de lui.

ARGYRIPPE. Mon père, jetez les dés, que nous les jetions à notre tour.

DÉMÉNÈTE. Volontiers. Philénie pour moi, un cercueil pour ma femme ! (Il jette les dés). Ah ! le coup de Vénus ! (Aux esclaves.) Enfants, applaudissez, et pour une si belle chance qu’on me verse une pleine coupe.

ARTÉMONE. Ah ! si je pouvais le fouler[11] !…

LE PARASITE. Non : vous n’avez pas appris le métier de foulon. Mais le mieux est de lui sauter aux yeux.

ARTÉMONE, entrant. Non, mon cher mari, je ne mourrai point, et vos souhaits de tout à l’heure vous coûteront cher.

LE PARASITE, à part. Ce serait le moment de courir chercher les croque-morts.

ARGYRIPPE. Bonjour, ma mère.

ARTÉMONE. Gardez votre bonjour.

LE PARASITE, à part. Déménète est mort. Il est temps que je détale, nos combattants vont s’échauffer. Je vais trouver Diabole, lui annoncer que j’ai exécuté divinement ses instructions. Et, tandis que l’on se querelle ici, je tâcherai que nous nous mettions à table. Demain je l’amènerai pour qu’il donne vingt mines à la vieille et qu’il soit de moitié dans les faveurs de la fillette. On obtiendra d’Argyrippe qu’il se contente d’une nuit sur deux ; au moins je l’espère, car si je n’en viens pas à bout, je perds mon protecteur, tant est violent le feu qui le consume. (Il sort.)

ARTÉMONE, à Philénie. Qui t'a permis de recevoir mon mari ?

PHILÉNIE. Oh ! l’insupportable mégère !

ARTÉMONE. Debout, bel amoureux, et au logis !

DÉMÉNÈTE. C’est fait de moi.

ARTÉMONE. Tu ne nieras pas> que tu ne sois le plus pervers des hommes. Mais quoi ! le coucou ne bouge de son nid ! Debout, bel amoureux, et au logis !

DÉMÉNÈTE. Malheur à moi !

ARTÉMONE, Tu ne te trompes pas. Debout, bel amoureux, et au logis !

DÉMÉNÈTE. Éloigne-toi un peu.

ARTÉMONE. Debout, bel amoureux, et au logis !

DÉMÉNÈTE. De grâce, ma femme !

ARTÉMONE. Tu t’en souviens donc, que je suis ta femme ? Tout à l’heure, quand tu dégoisais si bien, je n’étais pas une femme, mais une peste.

DÉMÉNÈTE. Je suis mort !

ARTÉMONE. Eh bien ! l’haleine de ta femme est-elle mauvaise ?

DÉMÉNÈTE. Oh ! elle est plus suave que la myrrhe.

ARTÉMONE. Et on ne m’a pas encore pris ce manteau qu’on voulait donner à une coquine ? Par Castor…

ARGYRIPPE. En effet, il a dit qu’il vous déroberait votre manteau.

DÉMÉNÈTE. Veux-tu bien te taire !

ARGYRIPPE. Je l’en détournais, ma mère.

ARTÉMONE. Brave enfant ! (À Déménète.) Est-il permis qu’un père donne à son fils de semblables leçons ? N’as-tu pas de honte ?

DÉMÉNÈTE. Ah ! si j’ai honte de quelque chose, c’est bien de ma conduite envers toi.

ARTÉMONE. Un coucou grisonnant que sa femme vient arracher d’un repaire !

DÉMÉNÈTE. Ne puis-je au moins rester jusqu’à ce que j’aie soupe ? Tout est sur le feu.

ARTÉMONE. Bon, bon ! tu auras aujourd’hui le régal que tu mérites.

DÉMÉNÈTE. Triste régal ! Ma femme me condamne à la suivre au logis.

ARGYRIPPE. Mon père, je vous le disais bien qu’il ne fallait pas offenser ma mère.

PHILÉNIE, à Déménète. Vous n’oublierez pas le manteau, n’est-ce pas ?

DÉMÉNÈTE, à Philénie, en montrant Artémone. Eh ! que ne nous débarrasses-tu d’elle ?

PHILÉNIE. Viens plutôt avec moi, mon cher cœur ; rentre.

DÉMÉNÈTE. Je te suis.

ARTÉMONE. Au logis !

PHILÉNIE, à Déménète. Avant que tu partes, un baiser.

DÉMÉNÈTE, à Philénie. Va te faire pendre.


_________________



L’ORATEUR DE LA TROUPE.


Si ce digne vieillard s’est donné du bon temps en cachette de sa femme, il n’y a là rien de nouveau, rien d’étonnant, rien que les autres maris ne fassent. Qui de nous a le cœur assez dur et l’âme assez ferme pour ne pas se divertir un peu quand l’occasion s’en présente ? Si vous voulez obtenir qu’on fasse grâce des coups à notre vieux barbon, eh bien, vous y réussirez, je pense, en applaudissant, comme cela (il applaudit), de toutes vos forces.



________________



  1. Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.
  2. L’ânier.
  3. Les esclaves faisaient tourner les moulins à force de bras.
  4. Allusion aux lanières de cuir dont on se servait pour fouetter les esclaves.
  5. L’esclave dotal ne dépendait que de la femme et avait l’administration de la dot.
  6. La mine, monnaie attique, valait à peu près 92 fr.
  7. Magistrats chargés de la police. Voyez page 10.
  8. Achille.
  9. Je lis inductores (tergi nostri), et non indoctores.
  10. Les esclaves avaient un maître, les affranchis un patron.
  11. Il y a ici un jeu de mots presque intraduisible. Artémone dit : Non queo durare, je n'y puis plus tenir. Mais durare, dans le langage des foulons, signifie fouler une étoffe ; de là la réplique du parasite.