L’Asie-Mineure d’après les nouvelles découvertes archéologiques

L’Asie-Mineure d’après les nouvelles découvertes archéologiques
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 902-936).
L'ASIE-MINEURE
D'APRES LES NOUVELLES DECOUVERTES ARCHEOLOGIQUES

Exploration archéologique de la Galatie et de la Bithynie, d’une partie de la Mysie, de la Phrygie, de la Cappadoce et du Pont, exécutée en 1861 et publiée sous les auspices du ministère de l’instruction publique, par M. George Perrot, ancien membre de l’École d’Athènes, M. Edmond Guillaume, architecte du gouvernement, et M. Jules Delbet, docteur en médecine, 2 vol. in-folio (texte et atlas), Paris 1872 ; Didot.

La Vénus de Médicis est l’exemple le plus frappant des transformations de l’idée religieuse incarnée dans les symboles et dans les œuvres d’art. Sa beauté et sa sainteté, si différentes aux divers âges, ne disent rien de plus que notre amour et notre vénération pour la mère des mortels et des immortels. Plus l’idéal religieux de notre race s’est purifié et spiritualisé, plus le symbole de sa foi et de sa tendresse s’est ennobli et embelli. Toutefois, comme celle du langage, la création religieuse est chose obscure et inconsciente ; l’antique simulacre évoqué par l’art des ancêtres subsiste et se perpétue, mais le sens primitif se perd souvent, surtout quand un culte passe d’une race à une autre race. De nouvelles croyances se substituent alors aux anciennes sans que le symbole ait même été modifié dans sa forme consacrée.

Qui ne l’a vue dans nos parcs et dans nos jardins, la « déesse pudique, » tremblante au moindre souffle du vent qui agite les feuilles d’un arbre ? Elle semble écouter le murmure caressant des vagues où elle va se plonger, à moins qu’elle ne se mire dans l’eau profonde et verte. Un chaud rayon de soleil, rapide et lumineux comme une flèche d’or, a-t-il percé l’épaisse feuillée, piqué cette peau marmoréenne, la déesse cache son sein d’un geste qu’on pourrait croire chaste, n’était je ne sais quel voluptueux dédain qui gonfle sa lèvre inférieure et lui donne un air de défi. L’œuvre de Praxitèle, la fameuse Aphrodite de Cnide qu’on voit encore sur des monnaies, n’avait pas ces allures discrètes, cette coquetterie savante et raffinée, cette impure morbidesse où s’est complu le sculpteur Kléomène. La Vénus de Médicis avec sa feinte pudeur est-elle encore déesse ? N’est-elle pas déjà femme, j’entends patricienne ou impératrice ? Elle a bien de l’esprit pour une olympienne.

Parmi les idoles phéniciennes de Chypre qui sont au Louvre, il en est une au front orné d’une couronne où l’on remarque encore les trous destinés à recevoir des étoiles ou des fleurs. Des colliers entourent son cou et tombent sur sa poitrine. La main droite de la déesse se porte vers son sein, la gauche vers les flancs sacrés d’où les dieux et les hommes sont sortis. N’est-ce point là le geste de l’Aphrodite de Cnide et de la Vénus de Médicis ? C’est le même geste ; seulement il ne faut pas songer à voir ici l’indice d’un sentiment de pudeur émue et craintive. La mère universelle, qui a tant d’enfans, et dont les créatures puisent une vie toujours nouvelle, à ses mamelles intarissables, loin de cacher son sein robuste, le montre, non sans orgueil, aux hommes et aux dieux. Son peuple de colombes, qui tout le jour roucoule amoureusement sur les sombres cyprès qui croissent dans les bosquets sacrés du temple, les milliers d’hiérodules des deux sexes qui la servent, les foules de pèlerins qui viennent, au temps des fêtes, pleurer et se réjouir tour à tour dans le sanctuaire et sous les tentes peintes des prêtresses, tout éloigne de la bonne déesse et de son temple cette grâce chaste et pudique qui charme les sens affinés et blasés de l’homme très civilisé. Au fond, cette grossière terre cuite et l’œuvre des sculpteurs grecs sont un même et unique symbole ; le spiritualisme religieux des Hellènes a transformé du tout au tout, en l’interprétant dans un sens fort différent, le geste symbolique de cette antique déesse chananéenne.

Les métamorphoses de cette idole sont l’image fidèle des transformations par lesquelles la vieille civilisation de l’Asie antérieure, transmise par l’intermédiaire des peuples de l’Asie-Mineure, est devenue la civilisation grecque. Les arts et les religions de la péninsule dérivant en dernière analyse des races diverses qui s’y sont rencontrées et mêlées, il convient de commencer cette étude par quelques considérations d’ethnographie générale. L’éclosion du beau et du divin dans l’espèce humaine est une création de l’esprit de l’homme ; mais l’homme n’est pas quelque chose d’abstrait et de vague, une sorte de genre absolu dont toutes les espèces reproduisent un même type. Les trois grandes races historiques, les Touraniens, les Sémites et les Aryens, ne se ressemblent guère : de là la nécessité de signaler rapidement la part qui revient à chacune d’elles dans l’œuvre commune. L’importance de cette étude paraîtra sans doute évidente lorsqu’on verra que l’Asie-Mineure a transmis aux Grecs tous les élémens asiatiques de cette culture d’où est sortie la civilisation de Rome et celle du monde moderne.


I

Les dieux et les déesses, j’entends les monumens où la piété des vieux âges a fixé leur image, sont encore les moins muets entre les rares témoins que l’archéologue peut interroger sur les antiques civilisations de l’Asie-Mineure. Les religions, les arts et l’histoire générale de la péninsule forment en effet une des provinces les moins connues dans le domaine des sciences historiques. Longtemps encore l’œuvre de la critique consistera à recueillir des faits, à les classer, à les ordonner en systèmes de plus en plus compréhensifs et de moins en moins éphémères. Point de problème plus complexe que celui des origines ethniques des nations diverses qui ont passé dans cette contrée d’Asie, sans laisser parfois d’autre trace qu’un vain nom, bientôt effacé de la mémoire des hommes. Presque toutes les races humaines se sont rencontrées et souvent mêlées en des proportions inconnues au pied du Taurus, sur les hauts plateaux de ce promontoire, dans les plaines fertiles qu’arrosent ses grands fleuves, sur ses rivages en vue de Chypre et de Rhodes, de Chios, de Samos, et du chœur des îles de la mer Egée, dont les marins pénétraient par l’Hellespont et le Bosphore de Thrace dans les froides et tristes régions du Pont-Euxin. Le langage, qui est avec la religion le plus sûr document pour établir la généalogie d’un peuple, n’est pas ici un critérium infaillible. Les conquêtes et les transportations en masse qui les suivaient souvent dans le système assyrien ont certainement modifié la langue et les cultes de plus d’une nation.

Les populations du Pont et de la Cappadoce, à l’est de l’Halys, ont été touraniennes avant que d’être sémitiques comme celles des côtes méridionales de l’Asie-Mineure. A l’ouest de l’Halys, on s’accorde à voir des Aryens, proches parens des Thraces d’Europe ; mais comment expliquer, au milieu de ces nations de race indo-européenne, la présence en très forte proportion d’élémens sémitiques dont témoignent l’histoire, la religion, l’art et la civilisation de la Lydie, avec sa dynastie assyrienne ? Si, comme Platon l’avait entrevu, si la langue des Phrygiens était après celle des anciens Italiens la plus rapprochée du grec, l’idiome des Lyciens paraît en être beaucoup plus éloigné, bien qu’on n’en puisse méconnaître le caractère aryen. Le grand peuple des Lyciens, dont l’importance historique ne le cède peut-être pas à celle de la Phrygie et de la Lydie, avait été précédé dans les montagnes et dans la vallée du Xanthos par une population araméenne, les Solymes. La rareté des monumens venus jusqu’à nous, le petit nombre des inscriptions, épaississent comme à plaisir les lourdes ténèbres qui pèsent depuis vingt siècles et plus sur cette étrange contrée, véritable vallée de Josaphat, où le voyageur foule les cendres de morts inconnus et, sur la montagne ou dans la plaine, ne rencontre que des tombeaux.

Bien que le jour de la résurrection paraisse encore fort éloigné pour ces antiques nations, il y a plaisir à suivre en ce pays des morts des guides aussi sûrs que MM. Perrot, Guillaume et Delbet. Grâce à ce dernier explorateur, on connaît enfin pour la première fois, dans leur rude vérité, les panathénées barbares qui se déroulent aux flancs des rochers de la Ptérie, dans ce district de la Cappadoce où se heurtèrent les armées de Crésus et de Cyrus. M. Guillaume, l’auteur de l’admirable restauration idéale du temple de Rome et d’Auguste, à Ancyre, en Galatie, a été loué avec une compétence incontestable par M. Beulé. M. George Perrot, l’historien des Galates, était le chef de la mission. Les bonnes études lui doivent, outre des découvertes d’une grande importance pour l’histoire de l’art et des religions antiques, faites en Phrygie et surtout en Cappadoce, la copie la plus complète de l’inscription fameuse sous le nom de Testament d’Auguste, gravée en latin et en grec sur les parois du temple d’Ancyre. Les cent soixante-trois inscriptions découvertes ou recopiées par l’érudit français dans son exploration ajoutent encore à ses titres sérieux dans le domaine de l’épigraphie. En France, après Le Bas et M. Waddington, — car Texier ne fut guère qu’un voyageur actif et intelligent, — nul n’a plus fait que M. George Perrot pour la connaissance des contrées, des monumens et des antiquités de l’Asie-Mineure.

Les humanistes de l’ancienne école, trop exclusivement préoccupés des Grecs et des Romains, n’atteignaient qu’une couche tout à fait superficielle de l’antiquité. Bien des siècles avant que Rome et la Grèce, avant que les Mèdes et les Perses, la Syrie, la Phénicie et la Judée, l’Assyrie et la Babylonie, pour ne rien dire de la Chine et de l’Inde, entrassent dans l’histoire du monde, un peuple de la vallée du Nil avait déjà développé, dans les arts et dans les connaissances pratiques de la vie, une activité qui non-seulement lui assura pendant des siècles l’empire d’une vaste partie de la terre, mais lui permit d’exercer, jusque dans les âges les plus reculés, une influence considérable sur la marche de la civilisation générale.

Ce n’est pas le lieu de rechercher quelle a pu être l’action directe de l’Égypte sur les peuples de la vallée du Tigre et de l’Euphrate, et partant, d’une manière indirecte, sur la civilisation de l’Asie-Mineure, pendant les cinq siècles qu’a duré la domination des Pharaons en Mésopotamie. Si, dès la XXe dynastie, l’autorité des rois d’Égypte n’y fut plus guère que nominale, surtout à Babylone, il n’en fut pas ainsi de ceux de la XVIIIe et de la XIXe dynastie. Les derniers princes de l’ancien empire de Chaldée ont su de quel poids pesait sur la nuque d’un vassal la sandale d’un Thothmès Ier et d’un Thothmès III. Quelque original qu’ait été le développement postérieur de l’art assyrien, il est incontestable que, pendant la période assez longue dont nous parlons, le contact d’un art et d’une civilisation supérieurs n’a pas dû rester infécond. Si la magnifique floraison de l’art et de la civilisation des Assyriens a ses racines les plus profondes dans l’antique Chaldée, l’Égypte a eu pourtant son heure d’influence. On le voit bien, entre autres monumens, dans les précieux vases de bronze ciselés exhumés des palais assyriens[1].

Dès le XVIIe siècle, les décorations du tombeau de Rekhmara, à Thèbes, nous montrent les chefs des peuples des îles de la mer venant, avec les Phéniciens, offrir des présens à Thothmès III. Ces présens attestent que l’art de la céramique et le travail des métaux étaient assez avancés chez ces peuples[2]. Au XIVe siècle, les populations de l’Asie-Mineure s’unirent avec celles de l’Asie occidentale : les noms des peuples de la Mysie, de l’Ionie ou Mæonie, de la Lycie et de la Dardanie, ont été lus sur les monumens égyptiens parmi ceux des nations dont triompha Ramsès II, le Sésostris d’Hérodote. Une nouvelle invasion, sous la conduite des Libyens, eut lieu dès les premières années du règne de Meneptah. Les Achéens, les Tyrrhéniens, ancêtres des Étrusques, population pélasgique alors établie dans la vallée du Kaystros, paraissent cette fois à côté des Lyciens dans l’inscription du monument de Karnak. Enfin, à la veille du XIIIe siècle, sous Ramsès III, c’est par terre et par mer que les Teucriens, venus du pays troyen, et les Pélasges des îles avec les Danaëns, attaquent le vieil empire de la vallée du Nil.

Ces barques terminées à l’avant par de longs cous d’oiseau, qu’on voit sur les bas-reliefs égyptiens, ressemblent beaucoup sans doute à celles qui conduisirent trois siècles plus tard sur les rivages de Troie les Argiens, les Achéens et les Danaëns. On devait aussi rencontrer dans les campagnes de la Troade ces lourds chariots à roues pleines, attelés de bœufs, qui, comme ceux des Cimbres et des Teutons, traînent à la suite de l’armée les femmes et les enfans. Pélasges et Teucriens se reconnaissent à leur toque plate et rayée ; les Tyrrhéniens ont un bonnet pointu, espèce de cône incliné en arrière. Tous ont des tuniques à raies et à quadrilles, — pour armes, le poignard ou courte épée droite à double tranchant et le bouclier rond. Ramsès III imposa aux vaincus un tribut d’étoffes et de grains. Les peuples des îles et des côtes de l’Asie-Mineure (que mentionne la table des peuples de la Genèse) étaient donc déjà des agriculteurs et d’habiles tisseurs aux XIIIe et XIVe siècles, avant l’époque de la thalassocratie chananéenne dans la Méditerranée. Quatre cents ans auparavant, les peintures égyptiennes de l’époque de Thothmès III ont montré qu’ils n’étaient plus des sauvages, depuis mille ans au moins. Les résultats des fouilles de l’île de Théra sont de tout point d’accord avec ces inductions. Enfin, au IXe siècle, le prophète Joël (III, 6), reprochant à Tyr et à Sidon de vendre aux « fils des Javanim » les enfans de Juda et de Jérusalem, confirme les rapports commerciaux que les peintures de Thèbes attestent avoir existé entre les Ioniens et les Phéniciens. L’antiquité d’une civilisation aryenne chez des peuples qui, comme les Ioniens d’Asie-Mineure, ont été dans l’Occident les porteurs d’une culture supérieure, nous paraît de nature à modifier les idées qu’on s’était faites jusqu’ici des premiers temps de l’Hellade.

Le lointain souvenir de l’Égypte resta toujours présent à l’esprit des Grecs d’Asie. La poésie de leurs aèdes, c’est-à-dire la conscience populaire, aimait à rappeler les villes opulentes de la vallée du Nil, les demeures somptueuses de cette Thèbes aux cent portes, toute retentissante du bruit des chars. Si leurs ancêtres n’avaient pas été à Thèbes, ils avaient vu du moins Héliopolis et Memphis. Durant des siècles, les Milésiens cherchèrent en vain à pénétrer dans les bouches du Nil : l’Égypte leur demeurait fermée, comme l’a été si longtemps la Chine. Tout au plus parvinrent-ils, au milieu du VIIIe siècle, à établir un simple entrepôt dans le Delta. Il ne fallut pas moins que l’anéantissement de la puissance des Pharaons sous les coups des armées formidables d’Assur pour que les Grecs, profitant de l’anarchie qui suivit la conquête, fissent remonter le Nil à quelques vaisseaux de guerre. Un prince de race libyenne, Psamétik, fils de Néko, fit au VIIe siècle, en montant sur le trône, la fortune de ces descendans des pirates ioniens et kariens.

Ce n’est qu’à cette époque, relativement moderne, que les Grecs asiatiques purent contempler de près les villes, les temples de l’Égypte, étudier par eux-mêmes les arts et la civilisation de ce pays. Contrairement aux idées qui ont régné si longtemps parmi les érudits et que les Grecs ont les premiers répandues, l’influence directe de l’Égypte a donc été à peu près nulle sur le développement primitif des peuples de l’Asie-Mineure et de l’Hellade. Toutefois l’action civilisatrice de cette contrée s’exerça par le canal des Phéniciens, et même des Libyens, dans toute cette partie du monde ancien. Ce n’est pas seulement en Chypre et en Crète, c’est dans presque toutes les îles de la mer Egée et dans la Béotie que les Chananéens ont été les instituteurs des Pélasges, des Doriens surtout, avec qui leur génie avait quelque affinité. Combien d’œuvres de l’art archaïque des Hellènes diffèrent à peine des œuvres de la Phénicie ! Les vieux maîtres des îles de Crète et de Samos, les antiques sculpteurs doriens, Canachus, les Éginètes, avec leur canon des proportions, leurs procédés hiératiques, leur style raide, dur et austère, n’ont d’autres traditions que celles de Tyr et de Sidon, où l’influence séculaire de l’Égypte était demeurée prépondérante.

La vraie Grèce, la Grèce où fleurit la poésie des homérides, où naquit la philosophie, où parut pour la première fois dans le monde le grand art idéaliste, la Grèce mère de la science et de la beauté, c’est la Grèce d’Asie, c’est l’Ionie, et les élémens de cette haute culture appartiennent non pas à l’Égypte, mais à l’Assyrie. Ici encore il ne peut être question d’influence directe. La Cappadoce, la Lycie, la Phrygie, surtout la Lydie, jouèrent pour les Grecs des côtes de l’Asie-Mineure le même rôle que les Phéniciens pour les Hellènes des îles et du continent. Tandis qu’une partie de la grande migration aryenne vers l’Occident s’était arrêtée sur les hauts plateaux où fut la Phrygie, une seconde partie, traversant l’Hellespont et la Propontide, avait pénétré dans les vallées et dans les montagnes de la Thrace et de la Macédoine, d’où elle descendit plus tard vers le sud, dans la presqu’île grecque, sous les noms d’Éoliens, d’Achéens et de Doriens. Une troisième partie de la famille aryenne s’avança peu à peu des hautes régions de l’Asie-Mineure vers les côtes, en suivant le cours des fleuves : c’est la famille des Grecs d’Orient ou Ioniens ; en regard des Grecs d’Occident ou Hellènes, ils ont un art, une culture particulière. Ils ne restèrent pas moins distincts des peuples de l’intérieur de la péninsule. M. E. Curtius l’a dit : « On n’observe nulle part plus qu’en Asie-Mineure le contraste de la région de l’intérieur et de celle du littoral, la côte est comme une autre terre, soumise à d’autres lois. Avec sa nature propre, le littoral de l’Asie-Mineure avait donc aussi sa population et son histoire à part. »

De très bonne heure, les Ioniens écumèrent la Méditerranée en hardis pirates, de concert avec les Phéniciens, et ils fondèrent sur le continent des établissemens beaucoup plus considérables que ceux-ci. C’était pure illusion lorsque, au Ve siècle, les Pélasges de l’Attique et du Péloponèse passaient pour indigènes : ils étaient venus de l’Asie-Mineure. Par le commerce et par la conquête, les Ioniens ont plus contribué peut-être que les Phéniciens à la civilisation de leurs frères d’Europe, les Hellènes. Comme l’a remarqué M. Ernest Renan, il semble bien que « le nom des Phéniciens couvrit en réalité des migrations de peuplades ioniennes vers l’Occident. « En tout cas, on sait quelle haute antiquité le témoignage des monumens assure aux Pélasges des îles et des côtes de l’Asie-Mineure. Aux époques historiques, quand après l’invasion dorienne les peuples de la Grèce occidentale émigrèrent en Asie, ce ne furent donc point des « barbares » qu’ils rencontrèrent sur les rives et dans les îles voisines de la mer Egée. Partout les nouveaux colons retrouvèrent une Grèce véritable. Plus d’un Ionien rentra sans le savoir dans son ancienne, patrie. La guerre de Troie, chantée par les Ioniens, fut une lutte entre peuples de même famille, entre Achéens et Dardaniens. Les rhapsodes homériques parlent-ils jamais d’Hellènes et de barbares ? Comme l’a très bien vu Thucydide, Homère n’a pas fait cette distinction.

Les vieux Ioniens étaient si bien des Asiatiques que, lorsqu’Ézéchiel, comme Joël, les montre en sa sublime complainte sur Tyr faisant le commerce d’esclaves avec la Phénicie, il les nomme avec Tubal et Mosoch, c’est-à-dire avec les Tibarènes et les Mosches, qui envoyaient à Tyr des vases d’airain. Qu’étaient-ce que ces deux peuples, dont les noms se présentent toujours associés, dans la Bible comme chez Hérodote ? Les Mosches furent les premiers habitans de cette Cappadoce par laquelle l’influence assyrienne pénétra en Asie-Mineure, et dont les importans bas-reliefs de la Ptérie nous révèlent les idées religieuses, du moins à une certaine époque. On n’en saurait douter, l’antique Mazaca, sur l’Halys, au pied des cimes neigeuses de l’Argé, fut la capitale d’un vaste empire touranien. Bien des siècles plus tard, au temps de Strabon, quand la Cappadoce fut devenue un pays sémitique, la « Moschique » comprenait encore la Colchide, l’Ibérie et une partie de l’Arménie. Quant au Tubal de la Bible, le Tabal des inscriptions cunéiformes, les Tibarènes d’Hérodote, ce peuple touranien s’était avancé en Asie-Mineure jusque sur le littoral du Pont-Euxin, entre Trébizonde et Sinope ; il doit avoir aussi possédé un vaste empire à l’est de celui des Mosches, car Salmanassar II rapporte que, « dans la vingt-deuxième année de son règne, il passa l’Euphrate pour la vingt et unième fois, descendit dans le pays de Tabal, et y reçut comme tributs les présens de vingt-quatre rois de la contrée. »

Refoulés vers le Pont par les armes d’Assur, les Mosches et les Tibarènes formaient, au temps de Darius, une satrapie avec une ou deux autres provinces de l’Asie-Mineure. L’affinité ethnique de tous ces peuples avec la population touranienne de la Médie est incontestable. Non moins certaine est la parenté de ces nations avec les antiques Chaldéens ou Kasdim, qui firent la conquête de la Mésopotamie sur les Couschites de l’empire de Nemrod, et, envahissant le cours inférieur de l’Euphrate et du Tigre, fondèrent l’empire de Chaldée, avant que la race sémitique d’Assur les subjuguât à leur tour. Ils ont donné aux Sémites, et par les Sémites aux Aryens, les élémens premiers de toute culture industrielle et scientifique. Ce sont eux qui dans la Mésopotamie, comme en Arménie et chez les Susiens, ont introduit le système de l’écriture cunéiforme. Les lois constitutives de la société babylonienne, les formules sacrées, les livres de science ou de magie, rédigés dans l’idiome des Touraniens, demeurèrent toujours la chose de la caste sacerdotale et savante des Chaldéens. Aussi haut qu’on remonte dans le passé, les Mosches, les Tibarènes et les Chaldéens semblent avoir les premiers excellé dans l’exploitation des mines et le travail des métaux. Aujourd’hui encore les montagnes de la Colchide renferment d’inépuisables mines de cuivre. M. Alfred Maury, en son savant mémoire sur les Gètes, a remarqué que c’est en partie aux armes de métal que les Touraniens ont dû leurs victoires sur les Couschites : ceux-ci n’avaient pour se défendre que des massues de bois, des flèches de roseau, des armes en pierre et en os. Ézéchiel, on l’a vu, parle des vases d’airain que Mosoch et Tubal envoyaient à Tyr. Qu’est-ce enfin que Tubal-Caïn, l’inventeur de l’art de forger le fer et l’airain, sinon une personnification de Tubal ?

Comment la Cappadoce et le Pont sont-ils devenus des pays de langue araméenne, c’est-à-dire d’une langue très voisine du phénicien et de l’hébreu ? L’étude des monumens numismatiques de l’Asie-Mineure démontre qu’au VIe siècle avant notre ère et sans doute auparavant, non-seulement en Cilicie, mais encore dans la Cappadoce et la Paphlagonie, on parlait un idiome sémitique. « Ce n’est pas sans raison, dit M. Waddington, que les habitans de la Cappadoce étaient appelés Leuco-Syri ou Syriens blancs par les Grecs. » Une ville d’un nom purement sémitique, Gazor, qui rappelle l’ancienne capitale des Chananéens de la Palestine, se trouvait sur l’Iris. Au temps de Strabon, Gazor n’était plus qu’une « ville antique et déserte ; » mais durant des siècles elle doit avoir servi de résidence aux souverains du pays ; elle conserva son atelier monétaire sous les derniers rois du Pont. Dans les chancelleries de Darius, si le grec était la langue officielle pour les cités des côtes de l’Asie-Mineure, l’araméen était celle de la Cappadoce, de la Cilicie, de la Syrie et de la Palestine. A part la Phénicie et ses colonies, l’influence considérable de l’araméen, devenu plus tard, sous le nom de syriaque, l’idiome du sémitisme chrétien, se retrouve partout sur les monumens, en Mésopotamie, en Asie-Mineure, en Égypte.

Sous l’influence des religions, de l’art et de la civilisation des Mèdes et des Perses, surtout à l’époque de la domination des Achéménides, la Cappadoce, tout en gardant son vieux génie touranien, sa langue et ses cultes sémitiques, se laissa pénétrer par de nombreux élémens éraniens. Strabon, né dans une ville du Pont, et qui a vu ce qu’il raconte, présente cette contrée comme un pays où l’on ne rencontre que des mages, gardiens du feu sacré, et des temples dédiés à des divinités de la Perse. Dans les sacrifices, les victimes n’étaient pas égorgées ; on les assommait. Les pyrées de Cappadoce, où le feu sacré était entretenu nuit et jour, sont décrits comme des chapelles magnifiques. Entrés dans le sanctuaire, debout devant les autels où brille la flamme, les mages chantent des hymnes, le faisceau de baguettes de bruyère à la main, la tête presque cachée dans une tiare de feutre. Comme la Médie et l’Arménie, la Cappadoce avait adopté les coutumes et les cérémonies religieuses de la Perse[3]. Elle adora les dieux d’Éran.

Combien de fois les Assyriens, les Mèdes, les Perses, passèrent l’Halys, pénétrèrent par la Cilicie ou par le Pont au cœur de la péninsule, jusqu’au jour où les Grecs d’Asie, les Ioniens, firent partie d’une satrapie du grand Roi ! Du XIIe au VIIe siècle, l’Assyrie domine l’Asie-Mineure. Avec la Babylonie, la Médie, l’Arménie, où sont les sources du Tigre et de l’Euphrate, avec la Syrie, c’est l’Asie-Mineure qui est surtout le théâtre des grandes expéditions des rois d’Élassar et de Ninive. Dès le XIIe siècle avant notre ère, Tiglathphalasar Ier triomphe deux fois des Mosches et de leurs cinq rois, qui occupaient alors une grande partie de la Cappadoce et du Pont. Il s’agissait, comme il arriva souvent, de réduire la Commagène. Tiglathphalasar fit campagne dans la Cilicie, pays alors également touranien, et s’engagea dans les montagnes jusqu’au-delà de Selgé de Pisidie. Une autre fois, c’est par le Pont que ses armées firent irruption dans l’empire des Mosches. Les gens de Comana, où la Vénus asiatique eut plus tard un temple célèbre, furent défaits. Le conquérant s’avança dans le nord de la Phrygie, et ne s’arrêta que dans une contrée qui pourrait bien être la Mysie. On ne peut dire encore si la Troade a conservé des restes authentiques de la domination assyrienne ; mais, s’il est évident que le fond de la population du royaume des Dardanides était, comme la Phrygie, de race aryenne, certains noms, comme Ilos et Assaracos, les amours divines d’Anchise et d’Aphrodite, l’expédition de l’oriental Memnon au secours du vassal d’Assur, les héros Alexandros et Hector, qui s’appellent aussi Paris et Dareios, enfin le souvenir, persistant encore à l’époque de Platon, de la domination des Ninivites en Asie-Mineure au temps de la guerre de Troie, — tout nous porte à considérer l’antique Mysie sous le même jour que la Lydie. « Je suis tenté, quand je me rappelle l’Iliade, a dit M. Beulé, de comparer Priam, avec son harem et ses cinquante fils, au roi Sargon ou au roi Sardanapale III, de lui ceindre la même tiare, de lui prêter les mêmes draperies brodées, la même barbe teinte et frisée en étages, de le voir sur le même char, conduit par le même écuyer. Les murs d’Ilion devaient avoir les tours et les sept portes de Khorsabad ; les vieillards qui admiraient Hélène se tenaient sur des terrasses derrière des créneaux semblables aux créneaux de Ninive ; les guerriers avaient les mêmes armes, allaient à la bataille dans le même désordre, poussaient des chevaux couverts des mêmes harnais. En un mot, les bas-reliefs de Khorsabad fourniraient une illustration graphique de l’Iliade plus juste que les bas-reliefs du Parthénon, car au siècle de Périclès la Grèce avait rompu avec l’Orient aussi soigneusement qu’au siècle de Sargon l’Assyrie avait rompu avec l’Égypte. »

Qui connaît une de ces expéditions des rois d’Assur en Asie-Mineure les connaît à peu près toutes. Presque chaque année, au printemps, les monarques du premier et du second empire assyrien, comme les Pharaons de la XVIIIe dynastie, lançaient sur le monde leurs armées formidables, et tenaient ainsi sous le joug les nations de la terre. Les inscriptions qui racontent leurs hauts faits parlent toujours de révoltes écrasées, de contrées dévastées par le fer et le feu, de peuples transportés en masse, de rois rebelles écorchés vifs. Dans leurs innombrables campagnes contre la Syrie septentrionale, contre les Khatti, contre la Cilicie et la Cappadoce, on voit que les Assyriens aimaient fort à couper les cèdres et les cyprès de l’Amanus. Les grandes expéditions en Asie-Mineure se renouvelèrent au Xe siècle sous Assurhazirpal, au IXe sous Salmanassar IV, au VIIIe sous Sargon, qui paraît avoir fait des conquêtes au cœur même de l’Asie-Mineure : il transporta à Damas les habitans d’une ville de Pisidie. Les troupes de Sennachérib, au VIIe siècle, auraient repoussé les Grecs qui tentaient d’établir des colonies en Cilicie ; c’est alors que les Assyriens auraient fondé la ville de Tarse : tel est du moins le récit de Bérose. D’autres attribuaient l’origine de cette ville à un Sardanapale. Sémiramis passait également pour avoir bâti la chaussée de Tyane, près des portes ciliciennes, et la levée sur laquelle était construite Zéla du Pont. On lui attribuait, comme à Ninus, la fondation de plusieurs villes de l’Asie-Mineure. Ninoé, sur les frontières de la Lydie et de la Karie, fut certainement un centre de culture assyrienne.

Une tradition fort répandue rattachait au contraire la fondation de Tarse à la campagne victorieuse que fit en 666 le roi Assurbanipal dans la Cilicie révoltée : le roi du pays, en signe de soumission, livra sa fille pour le harem de Ninive. L’année suivante, Assurbanipal reçut dans cette ville une ambassade de Gygès, roi de Lydie. Sorte de prétorien, soutenu, comme Psamétik, par des mercenaires kariens, cet étranger avait, à la faveur d’une intrigue de palais ou de harem, assassiné Candaule pour monter sur le trône des Héraclides. Gygès se reconnaissait vassal du roi d’Assyrie, et lui demandait de le secourir contre une nouvelle invasion de Cimmériens. Le texte assyrien rapporte que peu de mois après revint à Ninive une seconde ambassade chargée de riches présens, et amenant prisonniers les deux principaux chefs de ces Scythes d’Asie. Gygès victorieux rendait grâce aux dieux Assur et Istar ; mais le Karien ne se piquait pas de fidélité : il soutint Psamétik contre Assurbanipal. Les garnisons assyriennes du Delta furent chassées par les Lydiens. Le roi de Ninive fit un geste : la Lydie fut dévastée par les Cimmériens, Sardes prise, Gygès périt. Pour éloigner les terribles cavaliers de Touran, Ardys, fils de Gygès, dut se soumettre et envoyer un tribut à Ninive. Ainsi la domination de l’Assyrie en Asie-Mineure, comme plus tard celle des Perses, s’étendait jusqu’à la nier Egée.

De ces considérations d’histoire et d’ethnologie anciennes, singulièrement favorisées par les récens progrès, de l’assyriologie, il ressort avec évidence que les trois grandes races historiques, les Touraniens, les Sémites et les Aryens, se sont rencontrées en Asie-Mineure, — que pendant des siècles la péninsule a été une sorte de province du grand empire sémitique de la vallée du Tigre et de l’Euphrate, — que les arts, les religions, la culture supérieure de cette contrée, ont dû de toute nécessité avoir une importance prépondérante dans le développement ultérieur des diverses formes de la civilisation aryenne. C’est surtout à l’ouest de l’Asie-Mineure, dans les plaines de l’Hermos et du Méandre, dans les deux péninsules de la Troade et de la Lycie, qu’a eu lieu le contact fécond du génie sémitique et du génie aryen. Ce qu’on a rapporté des Grecs asiatiques des côtes, de ces Ioniens qui ont été les éducateurs des Hellènes, suffit pour faire entrevoir quelles idées, je n’ose dire nouvelles, du moins encore peu répandues, doivent désormais prévaloir sur les origines de l’art et de la civilisation helléniques.


II

Un temps viendra sans doute où il ne sera plus permis de parler de l’art grec sans en connaître les formes génératrices. Peut-être n’est-il plus déjà très facile de trouver de nouvelles phrases sur le génie créateur des Hellènes, sur l’originalité absolue des productions de cette race élue, sur l’esprit divin de ce Prométhée, qui a tout inventé, tout tiré du néant et dérobé le feu du ciel : l’admiration doit être épuisée, En vérité, c’était bien mal juger des conditions naturelles de tout développement en ce monde, Étant donnée la situation géographique de la Grèce et l’époque de son apparition dans l’histoire, on pouvait conclure qu’elle avait dû subir, à l’orient et au midi, des influences de toute sorte, dont l’effet avait été de hâter la croissance et l’épanouissement de la vie nationale des Hellènes. Après quoi n’est-il pas assez indifférent au fond que l’art grec, dérivé de l’art asiatique, ait embelli les formes qui lui ont servi de modèles, les ait transformées en les idéalisant ? En art, comme en toutes choses, le germe est plus important que le développement : celui-là peut exister sans celui-ci, non celui-ci sans celui-là. L’originalité de l’art grec est incontestable, mais seulement à un moment de sa durée. L’idée d’un canon invariable des proportions du corps humain, idée qui passa dans quelques écoles primitives d’artistes grecs, dans les écoles doriennes, sans parler des artistes mythiques de la Crète, se rattache à l’Égypte par la Phénicie, Ainsi que l’a très bien dit M. Lepsius en parlant surtout de l’architecture des Hellènes, dont les modèles sont en Égypte, comme ceux de la sculpture sont en Assyrie, si, pendant de longs siècles, d’autres peuples n’avaient préparé les voies, le développement de l’art grec n’aurait pas été si rapide[4].

Pour la première fois, on a enfin acquis à notre époque une assez claire conscience de la place et de la signification de l’Hellade dans l’histoire du monde, L’histoire véritable, élevée à la hauteur d’une philosophie, conçue comme la science de l’évolution organique de l’humanité, a peut-être le droit d’être écoutée après les exercices oratoires des rhéteurs. Si quelqu’un avait posé tout d’abord en principe qu’il existe un art lydo-phrygien, dérivé de l’art assyrien, véritable intermédiaire entre l’art de l’Hellade et de l’Assyrie, qui transmit à la Grèce des traditions, lui offrit des modèles, inspira ses premiers constructeurs, ses écoles primitives de sculpture, ses peintres archaïques, ses musiciens, on aurait trouvé sans doute que c’était réduire étrangement la part de l’invention dans les œuvres du génie grec, que les Hellènes ne l’avaient guère entendu ainsi, et qu’on ne pouvait tant accorder aux « barbares. » Cette thèse est pourtant celle que soutient M. George Perrot, avec une science peu commune de l’art classique et de l’art oriental, avec une connaissance approfondie des monumens de l’Asie-Mineure.

La révolution dans les idées relatives aux origines de l’art grec remonte au temps de la découverte de la nécropole de Vulci, en Etrurie, puis de celle des ruines de Ninive. Dès 1832, Micali reconnut le caractère asiatique des monumens étrusques et les rapprocha des cylindres assyriens et babyloniens. Or l’origine lydienne des Étrusques, dont témoigne déjà Hérodote, ne saurait plus être sérieusement contestée. L’art importé en Toscane, dont la parenté avec l’art assyrien avait frappé Micali, était bien celui de la Lydie, sorte de province du grand empire sémitique d’Assur. Les Ioniens de l’Asie~Mineure n’en avaient guère connu d’autre ; les sculpteurs et les peintres de vases du royaume de Candaule ou de Crésus leur avaient fourni des modèles et transmis des traditions : de là l’affinité entre l’art étrusque et l’art primitif des Hellènes. Raoul Rochette, un peu enclin à exagérer la part qui revient ici à la Phénicie, restitua du moins à l’Assyrie ce que les antiquaires des deux derniers siècles avaient attribué à l’Égypte. Félix Lajard avait également reconnu le caractère assyrien des coupes d’argent doré trouvées dans les tombeaux de Ceri. En 1847, Gerhard regardait comme incontestable l’analogie qui existe entre les plus anciennes peintures de vases grecs et les monumens assyriens. Dans les relations de Corinthe avec l’Asie-Mineure, il voyait un motif d’appeler plutôt lydo-babyloniens que phénico-babyloniens les vases peints d’ancien style. Les types de l’art grec et toscan, si souvent cherchés en Égypte et en Phénicie, avaient été retrouvés à Babylone, à Ninive, à Persépolis. L’influence très réelle de la Phénicie sur la Crète, et partant sur les Grecs des îles de l’Archipel, ne pouvait être comparée à celle de la Lydie et de la Lycie sur l’Argolide, sur Corinthe et l’Etrurie. Les figures ailées, les taureaux à face humaine, les griffons, les personnages finissant en poissons ou en reptiles, faisaient penser aux religions de la vallée du Tigre et de l’Euphrate bien plus qu’à celles de la Phénicie, quoique de même origine. Gerhard reconnaissait qu’aux âges reculés l’habileté merveilleuse des Phéniciens à travailler l’airain, l’or, l’ivoire et le verre n’avait pas été perdue pour les Hellènes ; mais cette influence s’était évanouie, et c’était en d’autres contrées, chez les peuples de l’Asie-Mineure, maîtres des routes commerciales qui passaient par Comana et Tarse pour atteindre Ninive et Babylone, qu’il convenait de chercher les principaux types de l’art grec.

Layard en Angleterre, M. de Longpérier en France, achevèrent de prouver l’origine assyrienne des arts de la Grèce et de la Perse. Layard distinguait deux époques dans l’influence exercée par l’Assyrie sur l’Asie-Mineure : l’une directe, pendant la domination de Ninive dans la péninsule, — l’autre indirecte, au temps de l’empire des Achéménides. Parmi les monumens encore si peu nombreux de la première période, il citait les bas-reliefs de la Ptérie, en Cappadoce : il reconnaissait une parenté évidente entre les divinités ou les emblèmes sacrés de cette sculpture et les symboles religieux de l’Assyrie. De son côté, Mi de Longpérier remarquait que les sculptures découvertes près de Maltaï, au nord de Mossoul, ne permettaient pas de douter de l’origine assyrienne des bas-reliefs de Ptérium ; mais ce sont surtout les monumens bien plus nombreux de la seconde période, celle de la domination persane, qui permirent à Layard de mettre en pleine lumière les rapports qu’il découvrait entre les arts de l’Assyrie et de la Perse, de la Perse et de l’Asie-Mineure, de l’Asie-Mineure et de la Grèce. Le bas-relief des Harpies à Xanthos, et tant d’autres sculptures de la Lycie, envoyées par Fellows au Musée-Britannique, avaient été pour lui une révélation.

Les représentations des coupes découvertes en Chypre, à Larnaca, l’ancienne Kittium, qui sont au Louvre, rapprochées des sujets et du travail des coupes d’argent et de bronze trouvées à Ceri, en Italie, et à Nimroud, sur les bords du Tigre, montrèrent à M. de Longpérier comment s’était faite l’éducation des artistes helléniques, qui si longtemps imitèrent les vases de métal ou de terre peinte que les Phéniciens vendaient à tous les peuples de la terre, et cela près de deux mille ans avant notre ère, comme l’attestent les peintures thébaines de l’époque de Thothmès III. Les plus anciens de ces vases, dont les motifs d’ornement ont servi de modèles aux peuples de l’Asie-Mineure et aux Grecs pour décorer leurs tombeaux et leurs temples, ont certainement été fabriqués en Asie. Les poteries antiques des Cyclades, qui remontent aux XIIe et XIIIe siècles, n’ont pour toute décoration que des bandes, des zones, des zigzags ou des cercles, d’un ton bistre, qui s’enlève mal sur le fond gris et jaunâtre de la terre. Puis des rosaces assyriennes, des plantes et des fleurs, des animaux disposés en zones et passant en longues files, des monstres moitié hommes et moitié bêtes, des sphinx, des sirènes, des divinités à queue de poisson, comme dans les sculptures du temple d’Assos, en Mysie, tout sur les vases peints d’ancien style rappelle ce que l’on voyait à Ninive. Bientôt des scènes mythologiques se déroulent, au flanc des vases, encadrées par des scènes d’animaux ; on songe que le type de ce système décoratif a dû être copié sur ces riches tapis de Babylonie et de Lydie, sur ces étoffes aux fines et éclatantes couleurs, semblables au magnifique péplos fabriqué pour Alcisthène de Sybaris, où l’image des grands dieux helléniques apparaissait entre deux bordures décorées de figures orientales. « Le haut, dit Aristote, représentait les animaux sacrés des Susiens, le bas ceux des Perses. » Les coupes de métal d’Italie, de Chypre et de Ninive, sont décorées d’après le même système que les vases peints à zone d’animaux. Ces vases, ornés de frises où les sujets sont gravés en creux, doivent ressembler beaucoup à celui qu’Achille propose pour, prix de la course aux funérailles de Patrocle, aux vases que les rois de Lydie, Gygès, Alyattes, Crésus, avaient envoyés en offrandes à Delphes, au cratère d’airain que les Lacédémoniens avaient fait exécuter pour Crésus, et qui, dit Hérodote, était décoré jusqu’au bord de « figures de plantes et d’animaux. »

Le mode de composition et les sujets traités dans les vases à peintures noires sur fond rouge, où, dès le VIIe siècle, paraissent des figures humaines, rappellent de tous points les bas-reliefs de style archaïque, si bien qu’il est possible, avec des peintures de vases, de restituer les métopes de certains temples[5]. Sur les poteries peintes comme dans les bas-reliefs, les traditions de la plastique assyrienne sont évidentes. L’anatomie, la musculature, les yeux, la pose, le mouvement des figures, tout nous autorise à rapprocher des sculptures de Ninive les métopes des temples d’Assos, en Mysie, et de Sélinonte, en Sicile. Un des plus anciens ouvrages grecs que l’on connaisse, le précieux bas-relief trouvé à Marathon, qui représente le guerrier Aristion, parait tiré d’une salle de quelque palais assyrien. « On demeure frappé de la ressemblance des détails, dit M. de Longpérier : les yeux, la chevelure, la barbe, les muscles, sont traités de la même manière. » Enfin l’origine et les premières transformations des élémens de l’architecture grecque, au moins d’un ordre d’architecture, peuvent encore être étudiées sur les vases peints de style asiatique, comme sur les monumens de l’Asie-Mineure et de l’Assyrie. Ce n’est pas le lieu de parler de l’emploi des denticules, du méandre, etc., toutes choses qui fourniront un chapitre intéressant au futur historien des origines orientales de l’art grec. Quel grand et beau livre ! Le fera-t-on jamais ? Je ne puis pourtant passer ici sous silence que M. George Perrot a, pour sa part, achevé de prouver l’origine tout asiatique de la colonne ionique. Sur les rochers de la Ptérie, à Boghaz-Keuï, au lieu dit Iasili-Kaïa, « la pierre couverte d’images, » auprès de deux des figures principales du bas-relief, on voit dans le champ un édicule surmonté du globe ailé. Les colonnes qui supportent ce symbole religieux, commun à l’Égypte, à la Phénicie et à l’Assyrie, ont le chapiteau à volutes ioniques. Les deux colonnes qui portent l’architrave d’un petit édifice figuré dans un bas-relief de Khorsabad, également caractérisées par l’emploi de la volute comme motif principal du chapiteau, fournissent un autre type de l’ionique primitif. Ce sont là deux variétés d’un ordre architectural qui, transmis d’Asie aux Grecs des côtes par les peuples de la péninsule, a été adopté et embelli, plus qu’on ne saurait dire, par les Ioniens de la mer Egée. Si l’on est frappé des rapports qui existent entre les formes archaïques de l’art grec et les monumens asiatiques, on doit reconnaître qu’une étude comparée des sculptures de l’Asie-Mineure, avant toute influence hellénique, avec les bas-reliefs de l’Assyrie, formerait en quelque sorte les prolégomènes d’une histoire des origines orientales de l’art hellénique. Ce sont ces prolégomènes que M. George Perrot a écrits. L’art de l’Asie-Mineure, bien qu’original à sa manière, n’a pas de style propre. Les rudes sculpteurs qui ont taillé le roc dans toutes les régions de la péninsule, de la Lydie à la Cappadoce, avaient reçu des artistes ninivites les traditions et les procédés de leur art, On retrouve chez eux quelque chose de ce goût pour les détails du costume et de l’anatomie, de ce don d’observation exacte et de ce tempérament réaliste qui a fait dire à M. Oppert que les Assyriens étaient « les Hollandais de l’antiquité[6]. » Comme leurs maîtres, les artistes de l’Asie-Mineure ont excellé dans l’art de sculpter les formes animales. Si les modernes ont rarement atteint la vérité prodigieuse qui saisit dans les lions et les taureaux des sculpteurs contemporains d’Assurnazirpal, de Sargon et de Sennachérib, si les Grecs n’ont guère excellé en ce genre, à en juger par les lions du Pirée et du Mausolée, les artistes de la péninsule semblent avoir beaucoup mieux rendu le type éternel du féroce félin, au corps allongé, à la démarche vraiment royale, aux muscles puissans et tendus comme des ressorts d’acier, ouvrant une gueule énorme contractée par une sorte de fureur divine. Le lion de Kalaba, près d’Ancyre, rappelle de tous points ceux qui passent sur les vases peints de style asiatique et sur les coupes de métal. Celui de Nimroud, reproduit dans le grand ouvrage de Layard, lui ressemble encore d’une manière frappante ; celui qui, dans les ruines d’Euïuk, tient un bélier terrassé sous ses pieds de devant est aussi fort remarquable. Quant au taureau mené au sacrifice, qui cherche à s’échapper et menace de ses cornes, — motif devenu familier à la sculpture grecque, — c’est un véritable chef-d’œuvre[7]. On peut sans hésiter placer cette belle sculpture à côté de la lionne blessée du grand bas-relief d’une chasse qui est au Musée Britannique. L’art des sculpteurs de Ninive et de la Cappadoce, après avoir fourni des types et des traditions à l’art grec, d’où sont issus l’art romain et l’art moderne, semble encore digne par de telles œuvres de proposer d’inimitables modèles aux plus lointaines générations.

On ne saurait toutefois mettre sur le même rang les sculpteurs de l’Assyrie et ceux de l’Asie-Mineure. Il ne paraît pas que ceux-ci se soient écartés des quelques types de formes humaines ou animales qui leur servaient de modèles. La plastique de tous les peuples a passé par cette enfance de l’art : le génie des Ioniens ne s’y attarda point, il grandit, s’épanouit rapidement ; les peuples du nord et de l’est de la péninsule subirent une sorte d’arrêt de développement et n’arrivèrent point à la maturité. Ils ne connurent point les jouissances supérieures que la belle forme humaine idéalisée donna aux races fines et sensuelles de l’Hellade. La splendide nudité du corps, la pureté des lignes, l’élégance exquise des proportions, la grâce et la simplicité des attitudes, la richesse et la magnificence des draperies, tout ce qui fut proprement l’art ionien n’exista point pour ces nations. Pas plus que leurs maîtres, les Assyriens, ils n’ont su détacher la statue du bas-relief, lui donner vie et mouvement. Comme les peuples enfans, ils ne sortirent point en art de la convention et ne virent guère que des symboles dans les sculptures de leurs rochers. De là un grand air de famille entre tous les monumens de cette nature qu’on voit encore dans les diverses régions de l’Asie-Mineure. Il me semble même qu’on peut sortir de la péninsule, et qu’à côté du bas-relief de Nymphi, près de Smyrne, de Ghiaour- Kalési, en Phrygie, de Boghaz-Keuï et d’Euïuk, en Cappadoce, du lion de Kalaha, aux portes d’Ancyre, le bas-relief de la porte des Lions, à Mycènes, ne doit pas plus être oublié que les marbres de la Lycie ; les statues de la voie sacrée du temple d’Apollon Didyméen, près de Milet, la figure du mont Sipyle, et le bas-relief, encore mal connu, découvert par Hamilton dans l’ancienne Isaurie.

Personne ne doute que les Lyciens qui, dès le XIVe siècle avant notre ère, paraissent avec les Dardaniens sur les monumens égyptiens, n’aient été un des peuples aryens de l’Asie-Mineure dont le développement fut singulièrement précoce, grâce aux influences sémitiques venues par l’intérieur des terres et des côtes, de la Syrie, de la Cilicie et de l’île de Rhodes. Leur culte d’Apollon, leur sentiment très vif de l’art, leur goût pour la vie civile et les mœurs faciles, qui de bonne heure les détournèrent de la piraterie, rendent très vraisemblable ce que les traditions rapportent de leur action civilisatrice sur le Péloponèse et des monumens qu’ils auraient construits dans l’Argolide. La civilisation de l’Argolide n’en fut pas moins l’œuvre surtout des colonies lydiennes ou phrygiennes qui, avec certains arts industriels, ont dû importer dans le Péloponèse les idées religieuses de l’empire assyrien. Lors de l’invasion des Doriens, ces rudes et naïfs montagnards s’arrêtèrent étonnés au pied des forteresses d’un autre âge, devant ces vieux burgs bâtis avec un appareil colossal, qui avaient abrité le faste et la puissance des Perséides et des Pélopides ; en leur ingénuité, ils virent dans ces murailles l’œuvre des cyclopes venus de Lycie. Ainsi les populations du moyen âge croyaient trouver dans toute ruine romaine un ouvrage des Sarrasins ou des démons. En Phrygie comme en Cappadoce, on découvre ainsi qu’à Tirynthe, Mycènes, Argos, ces constructions « cyclopéennes. »

Sont-ce des Pélopides, originaires de Lydie ou de Phrygie, qui ont creusé à Mycènes les tombeaux des rois et les trésors souterrains ? Les Achéens ont-ils élevé ces sortes de donjons, où le roi et ses chevaliers se mettaient à l’abri avec leur butin, tandis que le peuple était disséminé dans la campagne ou rassemblé en hameaux ? Certains usages qu’on retrouve en ce pays, par exemple celui de revêtir les murailles de lames et de plaques de métal poli, comme au trésor d’Atrée à Mycènes, sont d’origine assyrienne et peuvent remonter à la dynastie lydienne des Pélopides, Ces plaques étaient attachées au mur par des clous. Le Louvre a reçu de Khorsabad les fragmens d’une frise composée de feuilles de bronze, travaillées au repoussé, où l’un des clous est resté engagé. Mais les rapports d’Argos avec la Lycie remontent plus haut encore, à l’époque des Perséides : c’est au peuple des Lyciens, habile à bâtir et à sculpter, qu’il convient d’attribuer les constructions en bois qui ont partout servi de modèles aux monumens en pierre et en marbre. La colonne qui se dresse entre les deux lions du fameux bas-relief de Mycènes est surmontée d’une rangée de ronds de bois rappelant les toitures des habitations en bois de la vallée du Xanthos. M. Adler, le dernier archéologue qui ait consacré une étude approfondie au bas-relief de Mycènes, a réduit à néant les interprétations sans nombre qu’on a données de cette colonne, dans laquelle les uns ont cru voir une idole primitive d’Apollon ou d’Hermès, les autres un symbole de Mithra, un autel, un pyrée. Cette colonne n’est qu’un motif d’architecture lycienne, symbole, si l’on veut, du palais des Perséides, sur lequel veillent les lions, fidèles gardiens des palais et des trônes dans toute l’Asie.

Ce n’est point là un motif très rare sur les vases peints d’ancienne fabrique. Une poterie de style asiatique, étudiée par Raoul Rochette, montre précisément une colonne entre deux lions, comme à Mycènes. Au village de Kumbet, en Phrygie, le bas-relief du « tombeau de Solon, » où une lionne et un lion passant sont séparés par un vase élégant, présente une sorte de variante de ce type architectural. Ce tombeau n’est pas une œuvre purement indigène comme celui de Midas. Non plus qu’aux tombes royales d’Amasia, où dorment les rois du Pont, on ne retrouve à Kumbet, comme à la belle tombe phrygienne appelée Delikli-tach, « la pierre percée, » le système de chambres funéraires en forme de cheminées ou de puits, qui paraît avoir caractérisé l’ancienne architecture funéraire de la Phrygie. Une dalle recouvrait l’orifice de ces tombes toujours creusées dans le roc, souvent d’accès difficile, comme au tombeau de Midas. Une fausse porte taillée plus bas sur le rocher aplani simulait l’entrée du caveau. Le type du puits funéraire est venu de l’Égypte en Phrygie par l’intermédiaire des Phéniciens[8]. Au temps des Achéménides, quand les vieilles monarchies de Lydie et de Phrygie tombent de vétusté, alors que leur langue nationale se perd, et que les Grecs des côtes, dans leur ardeur juvénile, dédaignent ces vénérables aïeules qui leur ont servi de mères, on assiste à un spectacle bien digne de méditation : l’art grec, qui avait emprunté ses types, ses modèles, ses procédés, et en quelque sorte sa raison d’être à l’Asie-Mineure, est à son tour imité par les sculpteurs de la presqu’île grecque du VIe ou du Ve siècle. La tombe de Kumbet, où est le bas-relief que nous avons rapproché du motif d’architecture de la porte des Lions à Mycènes, n’a point de puits funéraire ni de porte simulée ; un sculpteur qui connaissait les monumens de l’Ionie l’a dessinée. On n’a pas retrouvé de trace de peinture sur cette tombe comme sur celle de Delikli-tach, mais il est démontré que l’art indigène de l’Asie-Mineure, ainsi que l’art assyrien, a décoré de vives couleurs ses édifices et ses bas-reliefs. C’est de Lydie et de Phrygie que les Ioniens ont reçu les traditions de la polychromie asiatique. Souvent on suppléait par des enduits colorés à l’insuffisance d’une taille précipitée, à un relief. absent : on le voit encore sur tel personnage assyrien, où le peintre a figuré certaines pièces du costume oubliées par le sculpteur. La crinière des lions de Mycènes, qui sont bien l’œuvre d’ouvriers venus de l’Asie-Mineure, n’a pas été sculptée : elle était certainement peinte de cette couleur d’un brun rouge qu’on a retrouvée sur les lions du tombeau de Mausole, à Halicarnasse.

La figure colossale du mont Sipyle, entre Magnésie et Smyrne, où l’on a cru reconnaître la Niobé dont parle Sophocle, est tellement fruste qu’on n’en peut rien dire, sinon qu’elle donne l’idée d’une femme assise. J’inclinerais à voir dans cette forme la Mère des dieux[9], adorée en cette région comme dans toutes les contrées de l’Asie-Mineure. Le relief de « la Niobé, » qui est presqu’une ronde bosse, a été taillé comme les figures de Boghaz-Keuï, de Ghiaour-Kalési et de Nymphi, au centre d’une sorte de niche pratiquée dans la surface du roc éternellement en pleurs. Le monument de Nymphi est beaucoup mieux conservé. On sait qu’il n’y faut plus voir une figure de Sésostris. Thothmès III a pu étendre ses conquêtes jusqu’en Asie-Mineure, mais il suffit de comparer les bas-reliefs authentiques de Ramsès II sur la côte de Syrie, au passage du Nahr-el-Kelb près de Beyrouth, et à Adloun près de Tyr, pour se bien persuader avec Rosellini, Kiepert et M. Perrot, que la sculpture de Nymphi n’a rien d’égyptien. Nous avons là un bas-relief devant lequel Hérodote s’est arrêté, qu’il a examiné et décrit, après s’être informé, selon sa coutume (II, 106). Voilà bien le guerrier qui porte une lance dans la main droite, et de la gauche tient un arc. On ne retrouve plus sur le baudrier cette inscription gravée en caractères hiéroglyphiques qu’Hérodote se fit traduire. Il a dû prendre pour des hiéroglyphes des caractères cunéiformes, car, outre le style bien asiatique de l’image, on sait que ce n’était point sur la poitrine des pharaons que les textes égyptiens étaient disposés. Quel est son nom, sa patrie ? demande Hérodote. On l’ignore. Il voit bien que ce n’est pas ainsi que s’habillent les Égyptiens. Il parle de l’Ethiopie, nom par lequel il désigne la Syrie ; il rappelle l’opinion de ceux qui croyaient reconnaître une statue de Memnon, autrement dit d’un roi assyrien, Il est évident qu’Hérodote ne sait trop quel parti prendre, et que le souvenir de Sésostris, dont les prêtres lui avaient tant parlé, vient là fort à propos pour rassurer sa conscience d’antiquaire.

A Ghiaour-Kalési, « la forteresse des infidèles, » vieux burg phrygien bâti en appareil polygonal, on voit sculptées sur le rocher, près de l’entrée du donjon, deux figures colossales. Tout d’abord on songe au bas-relief de Nymphi : même style énergique et rude, même pose, même mouvement. Le corps se porte en avant, les jambes marchent, l’un des bras est étendu, l’autre replié devant la poitrine. L’arc et la lance font ici défaut, mais c’est la même épée, courte et large, à la garde en demi-lune, qui pend à la ceinture. La même tunique, serrée au-dessus des hanches, descend jusqu’aux genoux, les jambes paraissent nues, les souliers ont la pointe relevée et recourbée en arrière ; pour coiffure, la même tiare ou bonnet conique sur lequel se dresse le serpent appelé uræus. La première figure est imberbe ; la seconde porte la barbe abondante et taillée en pointe, comme sur les bas-reliefs assyriens ; le nez aquilin, les traits fortement accentués, augmentent l’illusion. Malheureusement le roc est trop fruste pour que l’œil des personnages achève la révélation. Fils de Sem ou de Japhet, leur image a été taillée par un ouvrier à qui les sculpteurs de l’Assyrie ou de la Médie avaient appris à manier le ciseau. Voilà certes un monument de l’art lydo-phrygien dont l’origine asiatique n’est pas contestable. Quant au nom et à la patrie de ces héros, hommes ou dieux, on peut y rêver à loisir, comme fit Hérodote devant la figure de Nymphi. Que n’avons-nous encore la consolation d’évoquer la grande ombre de Sésostris !

Passons l’Halys, pénétrons dans les cantons montagneux et sauvages de la Cappadoce, et, près du petit village de Boghaz-Keuï, regardons les bas-reliefs sculptés sur les rochers d’Iasili-Kaïa. Quel est ce lieu ? La capitale de la Ptérie, comme l’avait supposé Texier. Tout ce que l’on sait de cette province de l’Asie-Mineure, où Touraniens, Mèdes et Perses ont tour à tour dominé, subsiste en ce bref récit d’Hérodote. « Après le passage de l’Halys, Crésus avec son armée arriva dans la partie de la Cappadoce appelée la Ptérie. La Ptérie, le plus fort canton de ce pays, se trouve, à très peu de chose près, sur la même ligne que Sinope, ville située sur le Pont-Euxin. Crésus assit donc en cet endroit son camp et ravagea les terres des Syriens. Il prit la ville des Ptériens, et il en réduisit les habitans en esclavage, il prit aussi toutes les bourgades voisines et ruina tout chez les Syriens, quoiqu’ils ne lui eussent donné aucun sujet de plainte. » On voit encore les ruines de la cité des Ptériens, vieux centre de religion et de civilisation orientales, et en outre point stratégique important d’où les Mèdes menaçaient la Phrygie. Crésus semble avoir dévasté méthodiquement tout ce district de la Cappadoce. Il n’a pas seulement déporté en masse au-delà de l’Halys tous les Ptériens, à l’instar des rois d’Assyrie ; il a rasé Ptérium, et nul depuis l’époque du grand conquérant lydien n’a tenté d’en relever les murailles. Après Barth, M. George Perrot et ses compagnons de voyage ont cru reconnaître ici, comme à Éuïuk, les restes d’un palais qui doit avoir servi de résidence à quelques dynastes cappadociens, toujours vassaux des Assyriens, des Mèdes ou des Perses depuis les temps de l’empire des Mosches. Les blocs de pierre des assises sont énormes, mais les murs peuvent avoir été construits en briques comme à Ninive, suivant les vieilles traditions de l’architecture chaldéenne. On retrouverait ici le plan ordinaire des palais assyriens : le selamlik, sorte de salle du trône, dont les galeries étaient sans doute décorées de bas-reliefs, et le harem, habitation des femmes et des eunuques. Le trône orné de deux lions gît aujourd’hui renversé et enfoui dans la terre comme les restes des remparts, des tours et des portes de la ville.

À quelques pas du palais se dressent les rochers d’Iasili-Kaïa. On y retrouve les mêmes personnages qu’à Boghaz-Keuï, le corps posé et vêtu de même. Cette fois c’est tout un peuple, un cortège mêlé aux figures ailées, une longue procession qui suit d’un pas rhythmé les figures colossales qui la guident. La première, accostée d’un taureau mitré, les pieds posés sur la nuque de deux personnages à mitre recourbée, présente d’une main une sorte de fleur et tient de l’autre un sceptre terminé par une boule. Tel un roi sur les bas-reliefs de Maltaï vient, avec le même sceptre, au-devant des divinités planétaires portées sur des animaux. Les mêmes objets sont dans les mains de plusieurs autres figures du cortège, ainsi que des faux et de longs bâtons. Deux personnages qui soulèvent une sorte de croissant ont des cornes ou de longues oreilles ; l’un a des pieds de bouc. Le croissant, l’uræus et surtout le disque ailé, qui paraît trois fois à Boghaz-Keuï et à Euïuk, rappellent l’influence de la Phénicie, déjà attestée par les tombes phrygiennes. Vêtues de robes traînantes, coiffées de la cidaris crénelée d’où s’échappent des tresses de cheveux tombant sur les épaules, une théorie de prêtresses se déroule sur le rocher et semble aller à la rencontre de l’autre cortège ; les premières figures, aussi de taille colossale, sont montées sur des lions et sur un aigle à deux têtes.

Essayons de découvrir ou plutôt de rappeler le sens de ces panathénées barbares. Il convient de noter tout d’abord deux particularités jusqu’ici caractéristiques des sculptures de la Lydie, de la Phrygie et de la Cappadoce, sans en excepter celles d’Euïuk, également en Cappadoce, le bas-relief d’Iconium en Lycaonie et le tombeau des Harpies en Lycie. La première de ces particularités, c’est la chaussure à pointe recourbée qui, dès une époque reculée, semble avoir été en usage d’un bout à l’autre de l’Asie-Mineure. Ce sont là disons-le en passant, les types de ces « souliers à la poulaine, » où perçait l’ergot du diable, que nos ancêtres du moyen âge s’obstinaient à porter malgré les lois somptuaires et les défenses des saints conciles. Pas plus à Ninive qu’à Persépolis, on ne retrouve cette chaussure, sinon aux pieds de certains peuples vaincus, des conducteurs de chameaux, des esclaves et des captifs conduisant, devant quelque roi d’Assur, des éléphans, des singes, des girafes, des produits de l’Afrique ou de l’Asie centrale. C’est en Italie, dans l’antique Étrurie, sur les tombeaux, dans des peintures murales, des ivoires sculptés, des statuettes de bronze ou de terre cuite, que se présente très fréquemment ce brodequin à pointe recourbée. Qui n’a vu au Louvre le Tombeau lydien et les fresques étrusques de la nécropole d’Agylla ? Cette chaussure passa des Étrusques aux Latins. Aujourd’hui encore elle est communément portée chez certains peuples de l’Orient, en Grèce, en Turquie, en Perse. Si l’origine lydienne des Étrusques avait besoin de nouvelles preuves, l’accord que nous signalons entre certains usages persistans de l’Asie-Mineure et de l’Étrurie ne serait peut-être pas sans valeur.

On peut d’ailleurs citer un autre exemple : c’est la seconde particularité des figures sculptées sur les rochers de la péninsule. Je veux parler de ce bonnet conique, qui sert déjà de coiffure aux ancêtres des Étrusques sur les bas-reliefs égyptiens de l’époque des Ramsès, et qui paraît avoir été une coiffure ordinaire en Asie-Mineure comme chez certains peuples du nord. Ainsi les « bonnets terminés en pointe et se tenant droit » que portaient, au dire d’Hérodote, les Scythes ou Saces asiatiques, rappellent la tiare conique des sculptures de la péninsule. Ce bonnet était en feutre. Sur le bas-relief qui accompagne la fameuse inscription de Behistoun, le chef des Saces, Sakukas, captif, la corde au cou, comparaît avec cette coiffure devant Darius, fils d’Hystaspe. C’est encore le « capuchon pointu, » non sans analogie avec la « mitre persane » et le « bonnet phrygien » qui couvre la tête de trois guerriers scythes sur le beau vase en électrum trouvé dans le tombeau de Koul Oba[10]. Les bonnets des deux figures de Ghiaour-Kalési, avec leur pièce d’étoffe ou de cuir retombant sur la nuque, moins aigus que ceux des personnages de Boghaz-Keuï, se retrouvent dans un assez grand nombre de statuettes étrusques et cypriotes. Une multitude de guerriers assyriens, de mages debout devant des pyrées, ont une coiffure semblable sur des bas-reliefs, des briques émaillées et des cylindres. Une précieuse intaille phénicienne, gravée sur le plat d’un scarabée en jaspe vert, représente un archer lydien ou phrygien coiffé de la même manière. Certains vases peints historiques où figure le grand roi doivent être signalés ici avec d’autant plus de raison que sur plusieurs médailles de l’Asie-Mineure les rois de Perse portent la tiare, sans doute comme successeurs des anciens rois de Lydie. Enfin le haut bonnet conique des bas-reliefs de l’Asie-Mineure n’est pas plus sorti de l’usage en Orient que la chaussure à pointe recourbée : c’est aujourd’hui le kulah ou bonnet persan des populations de l’Iran et du Turkestan.


III

Une étude comparée des religions de l’Asie-Mineure nous élèverait à des vues d’ensemble plus hautes et plus vastes : elle ne saurait nous mener à des résultats qui diffèrent de ceux de l’ethnographie et de l’histoire de l’art de la péninsule. Il suffit d’avoir montré que les progrès de cette partie du monde antique furent dus au contact fécond des races sémitiques et des races aryennes pour que l’on entrevoie déjà la nature du génie religieux de l’Asie-Mineure. La prépondérance de l’élément araméen, constatée dans les arts et dans toutes les autres formée de culture, reparaîtra sûrement dans les mythes et les cultes. Les influences croisées qui, des vallées de l’Oronte et de l’Euphrate, pénétrèrent par la Cilicie et la Cappadoce jusqu’en Lycie, en Phrygie, en Lydie et de là en Ionie, dans l’Hellade et en Italie, transformèrent le vieux fonds de croyances aryennes que la plupart de ces peuples avaient apportées de la Haute-Asie. Les divinités pélasgiques, encore vagues et flottantes dans l’obscure conscience des tribus thraces, achéennes ou ioniennes, s’évanouirent plus d’une fois devant les dieux et les déesses de Syrie qui, dès ces âges lointains, avaient incontestablement des formes plus nettes et plus arrêtées. Nés du sentiment religieux, d’ailleurs très profond, d’une race plus vieille et plus pratique, ces dieux et ces déesses s’imposèrent avec la civilisation dont ils étaient les héros aux peuplades barbares de l’Asie-Mineure et de l’Europe. Sans posséder à aucun degré la grande imagination des Aryens, mère des mythologies, des métaphysiques et des sciences, les Sémites ont de bonne heure trouvé une certaine formule de l’idée religieuse, simple comme leur esprit, qui a toujours été adoptée par la plus grande partie de la famille humaine, et cela aussi bien avant qu’après le christianisme. Ce n’est point d’hier que les Aryens, avec des dons supérieurs, avec une intelligence et une moralité infiniment plus élevées, ont passé sous le joug de l’idée religieuse des Sémites. Il y a bien plus de dix-huit siècles que Japhet est l’esclave spirituel de Sem !

On est déjà revenu, on reviendra de plus en plus des naïves théories d’un hellénisme hautain qui, dans la religion comme dans l’art et la civilisation des Grecs, n’admettait pas d’influences, « barbares. » Les esthéticiens et les écrivains libéraux de l’ancienne école avaient fait de la Grèce une sorte de Panthéon, Jérusalem d’un autre genre, où huit et jour des flots d’encens montaient vers l’Olympe. Les grands dieux de la montagne sainte étaient les héros du droit qui avaient promené la justice sur la terre, les défenseurs de la patrie qui avaient repoussé le Mède, les hiérophantes et les sages qui, parmi les humains, avaient prêché les premiers une morale sublime. Quelle morale plus pure que celle de l’Iliade ou de l’Odyssée ? On répugnait à ne voir que les profondeurs bleues de l’éther, le soleil et les vagues de la mer dans Zeus, Apollon et Aphrodite ; on préférait l’exégèse plus rationnelle des néoplatoniciens. On sait ce que devenaient alors les amours des dieux et des déesses ! mais de très bonne foi on ne cherchait que l’édification. Malheureusement ce Panthéon n’est plus qu’une ruine, les vainqueurs, assez peu civilisés encore, de Marathon et des Thermopyles ne passent plus précisément pour avoir sauvé la civilisation, plusieurs siècles avant la bataille d’Arbelles, Héraclès et Aphrodite semblent bien être des divinités sémitiques, ou du moins devenues telles en partie, et rien n’est plus étranger à toutes les religions de l’antiquité que nos idées morales, politiques ou sociales : là est le secret de leur poésie.

La littérature grecque est relativement si peu ancienne que les plus vieux poète de l’Hellade n’avaient déjà plus conscience des origines et du sens véritable des mythes de leur religion. C’est ainsi qu’ils ont fait d’Eros, inconnu à Homère, le fils d’Aphrodite. Le bel adolescent, aux formes molles et indécises, tel que l’avaient sculpté Scopas, Praxitèle et Lysippe, n’est-il que le fils de la déesse ? Les flèches, l’arc et le flambeau, n’ont pas toujours embarrassé ce joli dieu, Plus tard ce ne fut plus qu’un méchant espiègle, fort précoce sans doute, tout pétri de malice, mais qu’une jeune fille pouvait faire sauter sur ses genoux, ainsi qu’un petit frère volontaire et boudeur. Malheureusement pour ceux qui n’étudient les « fables de la Grèce » que dans Ovide ou chez les stoïciens, Éros fut un mol éphèbe avant d’être un gracieux enfant, et c’est comme l’amant céleste de sa divine mère qu’il se présente d’abord sur les vases peints. J’ai sous les yeux une œnochoé à figures jaunes et le dessin d’une cylix à figures rouges, où le jeune dieu, pâmé dans les bras de sa mère, suspendu à ses lèvres, froisse de ses embrassemens le péplos étoile de la déesse et la couvre de ses ailes. Voilà le dieu époux de sa mère, voilà l’inceste sacré qu’on retrouve en Égypte comme en Assyrie, partant dans les religions de la Syrie, de l’Asie-Mineure et de l’Hellade. Tel miroir étrusque a conservé le type de l’Adonis ailé, forme intermédiaire entre Éros, l’amant d’Aphrodite, et l’Adonis du Liban ou l’Atys de Phrygie, Les monumens de l’art antique, les vases peints de la Grèce ou de l’Italie, dominés par les traditions d’une technique séculaire, ont une fois de plus fidèlement gardé le souvenir des vieux mythes religieux de la race, oubliés ou transformés par les descendans.

Aux rochers de Boghaz-Keuï, dans les ruines d’Euïuk, la déesse apparaît montée sur un lion ou assise sur un trône. Ne cherchons pas comment l’ont appelée les sculpteurs des bas-reliefs de la Cappadoce. Le nom de l’épouse d’Anu, Anat ou Anaïtis, d’origine babylonienne, est à peine prononcé pendant toute la durée des empires de Chaldée et d’Assyrie. Ce n’est qu’à l’époque des Achéménides, sous Artaxerxe Mnémon, c’est-à-dire bien après les guerres de Crésus et de Cyrus et la destruction de Ptérium, que la grande déesse fut adorée sous le nom d’Anat dans tous les temples de l’empire, de Babylone à Sardes. Les sanctuaires de la Cappadoce et du Pont, les deux Comana et Zéla, adoptèrent le nouveau vocable sacré comme la capitale des Lydiens et les riches et populeuses cités d’Arménie. Ce n’est pas, nous le répétons, qu’Anat fût sortie du cerveau des mages qui firent imposer son culte à tout l’empire perse : plus d’une ville antique de la Palestine chananéenne a nom « Demeure de la déesse Anat. » En Égypte, où les cultes de Syrie pénétrèrent après les conquêtes de la XVIIIe et de la XIXe dynastie, la mention de cette déesse n’est pas rare, Son nom a été lu sur l’une des trois stèles égyptiennes de la XIXe dynastie qui la représentent sous les deux aspects de sa nature divine : déesse voluptueuse, Qadès ou Ken, elle est nue, débout sur un lion passant, avec un ou deux serpens dans la main gauche, et un bouquet de lotus dans la droite ; déesse guerrière et terrible, Anta ou Anata, elle est vêtue, casquée, armée de la lance, du bouclier et de la hache. Ce sont là les deux caractères bien connus de la déesse Istar : l’Istar de Ninive, plaisirs des dieux et des hommes, et l’Istar d’Arbelles, sorte d’Artémis farouche. La déesse de Comana et sans doute celle de Ptérium avaient certainement ce dernier caractère, qui est proprement celui d’Anat, car les Grecs la comparaient à Séléné, à Athéna, à Ényo. Comme l’Aschéra chananéenne et l’Astarté phénicienne, comme la déesse de Syrie et l’Atergatis d’Hiéropolis, comme la Cybèle de Phrygie ou de Sardes, de Dindymène, de Sipyle et de Bérécynthe, l’Artémis d’Ephèse et la Mère de Pessinunte, comme la déesse des bas-reliefs de Ptérium, d’Euïuk et des sanctuaires de la Cappadoce et du Pont, Istar n’était qu’une des formes secondaires, planétaires, telluriques ou lunaires, de Bilit, la grande déesse nature de la Babylonie et de l’Assyrie, de Bilit Tihavti, l’abîme primordial, la matière incréée, éternellement féconde, mère des dieux et de tout ce qui vient à l’existence.

La déesse, debout sur un lion, qui conduit le long cortège de prêtresses et d’hiérodules du bas-relief de Ptérium, porte une mitre cylindrique crénelée. Sa robe à larges manches tombe à grands plis sur ses pieds, chaussés du brodequin à pointe recourbée ; ses longs cheveux s’échappent de la tiare et descendent jusqu’à la ceinture qui lui serre la taille ; des anneaux pendent à ses oreilles. Elle tient à la main une fleur ou une plante difficile à déterminer, peut-être une mandragore, et appuie son coude sur un bâton, comme nombre d’hiérodules des deux sexes. Dans certaines sculptures, le bâton semble devenir, un pli ou un bord du vêtement A Euïuk, même robe, même tresse de cheveux, et sans doute même fleur à la main ; un collier à plusieurs rangs orne le cou de la déesse assise sur un trône ; ses pieds reposent sur un escabeau. Telle on la voit sur un bas-relief célèbre des montagnes du Kurdistan, au nord de Ninive : seulement le trône de la déesse est porté par un lion. A Ptérium, elle est debout sur le lion et accostée d’un taureau mitré. Les cylindres de la Babylonie et de l’Assyrie, la stèle égyptienne de la XIXe dynastie, les monnaies de Carthage, tant d’autres monumens figurés, montrent la déesse soit debout ou assise sur un lion, un taureau, un cerf, soit traînée par des lions, comme en Phrygie et à Hiérapolis de Syrie, d’où le nom « d’Istar aux lions. » Sophocle, dans le Philoctète, a chanté la Mère des montagnes, mère de Zeus lui-même, adorée sur les rives du Pactole. « Mère vénérée, s’écrie le poète, ô bienheureuse, assise sur des lions tueurs de taureaux[11] ! » Ces vers pourraient servir de commentaire non-seulement aux bas-reliefs du temple d’Assos en Mysie, mais aux vases peints, aux médailles, aux cylindres, aux intailles antiques, aux innombrables monumens de toute sorte de l’art grec et de l’art asiatique qui reproduisent l’éternel combat du lion solaire et du taureau lunaire. La grande déesse est une dompteuse de lions. Les bêtes des montagnes, des forêts et des airs, subjuguées, adorent la terre au vaste sein tout comme le font les mortels et les immortels. Qu’on songe à l’Artémis d’Éphèse, la mère aux mamelles sans nombre, dont le simulacre terminé en gaîne portait, disposées en zones, des figures de lions, de cerfs et de taureaux. Sur le fameux coffre corinthien de Kypsélos, la déesse ailée tenait d’une main un léopard, de l’autre un lion. Les fouilles de Théra ont fait voir sur des vases de style asiatique la même divinité, au long vêtement traînant, touchant de ses fines mains le fauve indomptable. Telle terre cuite de l’Italie méridionale, rappelant le style éginétique, montre la déesse ayant en chaque main la patte de deux lions qui se dressent, ouvrent la gueule, regardent derrière eux, comme les lions de la porte de Mycènes. C’est précisément au pied de cette porte que M. F. Lenormant a trouvé une brique estampée, du plus ancien style, où la déesse ailée tient par le cou deux gros oiseaux, symbole qui n’est point rare et par exemple est reproduit sur plusieurs feuilles d’or provenant de la nécropole de Kamiros, dans l’île de Rhodes.

A côté de la déesse de Ptérium est un personnage mâle, le seul de ce sexe qu’on voie dans ce cortège. Il a le haut bonnet conique, la tunique courte et les chaussures à pointe recourbée qui caractérisent le costume des hommes et des dieux sur presque toutes les sculptures de l’Asie-Mineure. D’une main, il tient un long bâton, de l’autre une bipenne ou hache à deux tranchans ; il est également monté sur un lion. Comment ne pas reconnaître ici le dieu Samdan, qui, nous le savons, fut adoré en Cappadoce comme en Lydie et en Cilicie ? Adar-Samdan fait très souvent pendant avec Istar aux lions. A Hiérapolis de Syrie, Adar était le dieu parèdre d’Atergatis[12]. Forme secondaire et planétaire d’Anu, comme l’est Istar d’Anat ou de Bilit, ce dieu de la planète Saturne fut d’abord un dieu du soleil ténébreux ou de l’hémisphère inférieur : de là les cérémonies funèbres en l’honneur de l’Hercule assyrien, qui mourait dans les flammes d’un bûcher pour ressusciter ensuite, et dont on montrait le tombeau. Les légendes de Sardanapale, de Crésus, d’Hamilcar et de Didon dérivent du mythe solaire d’Adar-Samdan. C’est un principe des religions sémitiques que le dieu solaire soit toujours subordonné à la déesse tellurique, mère des dieux comme des autres êtres. Dans les antiques cosmogonies de la Chaldée, l’abîme, le chaos fécond de l’univers éternel, existe avant le soleil, qui n’a d’autre rôle que celui de démiurge. Cette conception théogonique explique suffisamment pourquoi le dieu du bas-relief de Ptérium n’occupe qu’une place secondaire à côté de la grande déesse, comme Atys ou Adonis à côté de Cybèle et d’Aphrodite. L’inceste sacré n’est guère plus mystérieux. Le jeune dieu est nécessairement le mari de sa mère, puisque c’est du sein de la terre que le soleil et toute l’armée des cieux sont sortis. Fils du chaos, Bel féconde à son tour les flancs de Bilit Tihavti, la matière humide et passive. Dans le culte local de la ville de Nipur, Bilit est à la fois mère et épouse d’Adar. L’inceste de Sémiramis avec son fils Ninyas n’a pas d’autre origine.

Le fondateur mythique de Tarse en Cilicie, Samdan, l’Hercule assyrien, figure sur des monnaies de cette ville debout sur un lion et la bipenne à la main. les cylindres de la Chaldée, de l’Assyrie et de la Médie, les cônes, les intailles, les feuilles d’or estampées, qui représentent le dieu sur le lion, le taureau ou quelque autre quadrupède, brandissant la hache ou le foudre, sont plus nombreux qu’on ne saurait dire[13]. A Bavian, comme à Maltaï, dans les montagnes de l’Assyrie, non loin des rives du Tigre, Adar est sans doute au nombre des divinités qui sont debout sur des lions, des lionnes, des chevaux, des licornes du des boucs[14] ; mais il n’est pas facile de distinguer Adar du dieu Bin par exemple, le dieu de l’atmosphère, qui sur les cylindres tient la hache et le foudre, et est également monté sur le taureau. Ce quadrupède était aussi consacré au dieu Lune, à Sin, à Mên, à Mithra, confondus souvent avec Samdan, Atys et Agdistis. En tout cas, les divinités de Maltaï, qui ont un astre et des cornes sur leurs mitres cylindriques, sont bien des divinités planétaires comme Istar et Adar : il est naturel que chacune d’elles soit portée sur un animal différent. La planète du dieu Adar, Saturne, était appelée « le taureau du soleil » ou « le taureau de la lumière. » Au revers d’une médaille de Tarse, le dieu est debout sur un quadrupède dont la tête est formée d’une tête de lion et d’une tête de taureau : rien n’est plus propre à montrer la nature sidérale de la divinité suprême en Cilicie. On n’a encore rencontré qu’en Cappadoce, à Boghaz-Keuï et à Euïuk, des dieux ou des déesses, peut-être des hiérodules, montés sur un aigle à deux têtes. De ses puissantes serres, l’oiseau étreint deux lièvres. Ce magnifique emblème, qui devait un jour flotter sur les étendards des empereurs d’Occident, est encore très visible à Euïuk, sur la face latérale d’un des pieds-droits d’une porte, où deux sphinx de granit, debout et traités en bas-relief, tiennent la place ordinaire des taureaux mitrés assyriens.

Il serait facile d’indiquer, après Raoul Rochette, Lajard et Gerhard, des terres cuites, des vases peints, des médailles où, comme sur tel bas-relief célèbre de Lycie, le dieu dompte le lion, l’unicorne, le sphinx ou quelque oiseau de proie, soit qu’il combatte avec le glaive, soit qu’il saisisse les monstres de ses puissantes mains ou les étouffe sur son sein, comme l’Adar colossal de notre musée assyrien du Louvre. Ce n’est qu’assez tard, on le sait, qu’on jeta la dépouille d’un lion sur les robustes épaules de l’Hercule grec et qu’on lui mit en main la massue. L’arc, le carquois et les flèches furent longtemps les armes de ce dieu solaire. A ce propos, je ne puis m’empêcher de rappeler que le personnage de Nymphi est également armé d’un arc. La tunique courte ne doit point sembler étrange lorsqu’il s’agit d’une divinité. Les exemples de dieux et de héros asiatiques ainsi vêtus sont nombreux sur les cylindres et sur les médailles de Phénicie, de Cilicie, de Lycie, de Phrygie, etc. La bipenne enfin, que tout le monde a vue dans les mains des Amazones, est une arme essentiellement asiatique. La lettre dite de Jérémie, bien qu’apocryphe et dépourvue de tout caractère d’authenticité, est précieuse à certains égards pour l’archéologie ; elle parle de la hache, qu’on voyait aux mains des dieux de Babylone. Dans un bas-relief assyrien de Nimroud, reproduit par Layard, le dieu tient la hache de la droite et peut-être le foudre de la gauche. Bien des siècles plus tard, au temps des Antonins, le même symbole reparaît sur les monumens relatifs au culte de Jupiter de Dolichéné, dans la Commagène. Tout le pays de la Haute-Syrie et de l’Amanus, si souvent traversé par les armées des monarques d’Assur dans leurs expéditions à l’est de l’Euphrate, en Cilicie et dans la Cappadoce, a été profondément pénétré d’élémens religieux venus de l’Assyrie : c’est Hiérapolis, Antioche, Émèse, Héliopolis, Laodicée du Liban, où les cultes solaires et lunaires ne vont point sans le lion et le taureau. Pour ne citer, parmi les monumens du Jupiter Dolichénus, que la pyramide en bronze à bas-reliefs figurée dans le beau mémoire de Seidl[15], le dieu est debout sur un taureau, il tient d’une main la bipenne et de l’autre le foudre.

Une petite statuette en bronze de l’Asie-Mineure, sans doute des provinces orientales, est venue prouver l’existence d’un culte populaire de Samdan chez les nations de la péninsule[16]. A voir cette idole debout sur un lion, coiffée du bonnet conique, vêtue de la courte tunique serrée par une ceinture, et dont les mains ont dû tenir la bipenne, l’arc ou la lance, on se rappelle aussitôt les sculptures de Nymphi, de Boghaz-Keuï et d’Euïuk. Nul doute que cette grossière figurine ne soit aux grands bas-reliefs des temples de l’Asie-Mineure et des montagnes de l’Assyrie ce que sont aux chefs-d’œuvre de l’art chrétien les petits christs d’ivoire ou de métal qu’on vend sous les porches de nos églises. On a là une de ces idoles domestiques, productions de l’imagerie pieuse du temps, que les bourgeois et les bourgeoises de Ptérium ou de Comana rapportaient dans leurs demeures après quelque pèlerinage aux lieux saints. Les croyans ne raffinent guère sur la plastique des objets de leur foi. Alors même qu’ils ne manquent point de toute connaissance dans les choses de l’art, comme il arrive souvent, leur goût ne paraît pas froissé de la vulgarité des symboles. C’est que les plus lointains souvenirs d’enfance leur rappellent ces images naïves qu’alors ils adoraient si bien en toute simplicité. Que de choses on aimait à confier à ces pauvres fétiches, chers démons du foyer, bons génies secourables ! L’illusion d’amour, l’éclair de poésie qui traverse les existences les plus humbles et les plus chétives, transfigure en un dieu l’idole la plus informe. Puisqu’on l’aime, elle est belle.

En tant qu’il meurt et ressuscite, Samdan doit être rapproché de l’Élioun du Liban, du Melqarth de Tyr, de l’Adonis de Chypre, d’Atys, forme phrygienne d’Adonis, et des autres baals syro-phéniciens. Le berceau commun des cultes de la Syrie et de l’Asie-Mineure fut la vallée méridionale du Tigre et de l’Euphrate : de là étaient venus les Chananéens, les Moabites, les Édomites, les Israélites, etc., les populations de la Cilicie, de la Cappadoce, d’une partie du Pont, de la Lycie et de la Lydie. Les traditions et les diverses cérémonies religieuses peuvent différer en Phrygie, en Syrie et en Assyrie : le fond est le même, Macrobe l’a très bien vu. Le bûcher de Samdan, dont la pyramide figure sur les médailles de Tarse, se retrouvait à Nicée et à Héraclée de Bithynie comme à Sardes et à Tyr. L’Hercule chaldéo-assyrien passait pour le fondateur de plusieurs de ces villes. Il fut certainement à l’origine le dieu parèdre de l’Artémis d’Éphèse. Quant au caractère astronomique du mythe d’Adar Samdan, il n’est pas moins évident que celui des mythes d’Adonis et d’Atys.

Le dieu solaire du bas-relief de Ptérium mourait sans doute à l’équinoxe d’automne pour ressusciter à l’équinoxe du printemps. Pendant les longs hivers de la Cappadoce, en ce froid pays de hautes montagnes aux cimes neigeuses, lorsque le grain confié à la terre semblait mort, quand les pâles rayons du soleil expirant ne perçaient plus la nuit des forêts de plus consacrées à la déesse, les fêtes de deuil commençaient, la pompe funéraire sortait en longue procession du sanctuaire, les torches de plus brûlaient en pétillant dans l’air chargé de grésil, et cette lueur jaune et blafarde faisait paraître plus pâle encore la face blême des eunuques. Plus nombreux que les feuilles mortes qui tourbillonnent en automne, les prêtres et les hiérodules des deux sexes, les bandes de flagellans agitant des lanières garnies d’osselets, les fanatiques se tailladant les chairs avec des couteaux, les prophètes écumant comme des épileptiques et poussant au milieu de leurs danses frénétiques des cris et de longs hurlemens, suivaient les dendrophores, qui portaient l’arbre sacré entouré de bandelettes de laine. Les sons tour à tour étouffés et bruyans des tambours et des cymbales soutenaient l’harmonie plaintive des flûtes et des cris de détresse que jetaient aux quatre vents les trompettes funèbres. L’évanouissement de la force mâle dans la nature, le froid linceul de givre qui couvrait les plaines à perte de vue, les nuages bas et sombres qui couraient dans un ciel sans lumière, tout endormait l’activité de l’homme, diminuait sa vie, le jetait en ces longs rêves énervans où le monde nous apparaît peuplé d’ombres et où l’on souhaite de n’être plus. Tout semblait fuir devant les yeux fixes et fatigués ; la pensée s’éteignait. Les paroles, vains bruits, n’avaient plus aucun sens. Une morne immobilité paralysait peu à peu les mouvemens du cœur. Un sommeil de plomb pesait sur les paupières qui ne se fermaient point. L’œil continuait à regarder sans voir. Qui n’a connu, exténué de veilles ou de plaisirs, ce pénible sommeil qui nous tient éveillés ? Alors, dans l’alanguissement universel, le croyant trouvait une volupté singulière à devenir semblable au dieu, à mourir, lui aussi, à rejeter loin de lui sur la terre stérile l’organe sanglant de la force mâle. Les eunuques étaient innombrables en Asie-Mineure, — à Éphèse, à Pessinunte, en Cappadoce et dans le Pont, — comme en Syrie, dans la Babylonie et l’Assyrie.

La frénésie qui s’emparait des âmes au réveil de la nature, vers l’équinoxe du printemps, produisait les mêmes effets nerveux, ramenait les mêmes scènes de délire. Il y a bien des siècles que nous ne communions plus avec la nature. C’est à peine si dans les profondeurs de notre conscience nous retrouvons un vague écho des cris de joie sauvage, des clameurs immenses et désordonnées par lesquelles nos ancêtres saluaient le retour du soleil dans les cieux lumineux. La sympathie profonde de l’homme avec la nature fut longtemps toute la religion. Que reste-t-il de cette poésie des vieux âges ? Un pâle déisme presque philosophique, des pratiques religieuses dont la signification est perdue. Il faut aujourd’hui considérer d’autres races humaines pour avoir quelque idée de ce qu’étaient les sentimens religieux dans l’antiquité. La race noire, chez laquelle la vie surabonde jusqu’au vertige, jusqu’à l’ivresse de tous les sens, présente des phénomènes religieux qui font songer aux galles de la grande déesse. Seulement, dans les pays septentrionaux comme la Cappadoce, les excitations extérieures, la musique, la danse, les convulsions de l’extase, doivent être encore plus intenses que sous un ciel brûlant. La venue de l’époux divin, le réveil de la nature, la résurrection du dieu, étaient fêtés par une véritable orgie en Asie-Mineure comme à Babylone, en Chypre comme dans toute la Syrie, en Phénicie, en Judée, dans le temple même de Jérusalem. Les bas-reliefs de la Ptérie, qui nous montrent des prêtres revêtus d’habits pontificaux, des eunuques coiffés d’une tiare basse comme à Ninive, couverts de magnifiques chasubles à longues manches, le lituus ou bâton augural à la main, présentent aussi, à Euïuk, une troupe de musiciens sacrés qui semblent monter au temple avec les béliers et les taureaux du sacrifice. Ils portent la tunique courte, serrée à la taille par une ceinture dont les bouts retombent ; les cheveux pendent sur les épaules ; ils ont des anneaux d’oreille. L’un d’eux a saisi le manche enrubanné d’une véritable mandoline, dont il pince les cordes ; un autre joue des cymbales ; un troisième souffle dans une de ces cornes ou de ces trompettes, qu’on entendit plus tard dans les rues de Rome, le jour du tubilustrium. Des bateleurs, amusant la foule de leurs tours de voltige, sont mêlés au cortège : sur leur crâne rasé se tord une longue mèche de cheveux qui retombe sur la nuque.

On n’en saurait douter, ce sont là les Sacées, qu’on devait célébrer chaque année, à Euïuk comme dans les autres villes de la Cappadoce. Quoi qu’on en ait dit, le bas-relief de Ptérium. ne rappelle rien de semblable, mais la grande fête de la déesse était certainement célébrée dans cette ville ainsi qu’à Comana. Si l’aspect farouche et guerrier de la grande déesse semble avoir dominé en Cappadoce, l’aspect souriant et voluptueux de cette sœur de l’Aschéra chananéenne n’était guère moins familier aux populations de l’Asie-Mineure. L’énergie terrible et belliqueuse de la déesse fondait comme la neige des montagnes aux chauds rayons d’avril. La divinité de Ptérium n’était plus une sorte d’Istar de Ninive ; c’était une Zarpanit Mulidit, la bonne Mylitta, dont Hérodote vit les prêtresses le front ceint de cordelettes, dans l’enclos sacré des temples de Babylone. En Judée et à Jérusalem, c’était la fête des tentes ou des tabernacles, les « Tentes des Filles, » les Soucoth Benoth. De même en Syrie, à Carthage, en Chypre, partout où pénétrèrent les religions d’origine chaldéo-assyrienne. Il est probable que les fêtes étaient plus grossières dans les rudes pays du nord que dans la vallée de l’Hermos. Dans les provinces septentrionales de l’Asie-Mineure, les hommes et les femmes, au dire de Strabon, passaient le jour et la nuit à s’enivrer et à faire l’amour. On eût dit des Scythes. Que nous sommes loin du beau mythe d’Omphale et de Midas, roi de Lydie ! Chaque sanctuaire entretenait, comme le temple de Jérusalem, des foules de qedeschim et de qedeschoth, sortes de prêtres et de prêtresses voués tout entiers aux mystères des tentes ou des cellules du saint lieu. On peut imaginer ce qu’étaient ces fanatiques ivres de musique, de chants et de danses furibondes, en contemplant la précieuse coupe en bronze de style archaïque trouvée à Olympie. En outre c’était la coutume que toute fille ou toute femme fût initiée une fois au moins aux mystères des tentes. La flétrissure était une sorte de consécration pour les filles de la molle Lydie comme pour celles de l’Arménie et de la Cappadoce. Strabon le dit formellement de l’Acilisène, province de la Grande-Arménie ; Hérodote avait noté le même usage en Lydie, en Chypre, à Babylone.

Naturellement c’était au temps des panégyries, à l’époque des pèlerinages, aux sorties de la déesse, que l’affluence était le plus considérable dans les sanctuaires. On venait de toutes les parties de l’Asie au temple de Hiérapolis, en Syrie. Le hadj de La Mecque donne une assez juste idée de ce qu’étaient ces grands pèlerinages antiques. Des temples célèbres comme ceux d’Éphèse, de Pessinunte, de Zéla et de Comana, attiraient le peuple des villes et des campagnes. Tel devait être le sanctuaire de Ptérium. On s’y rendait en foule pour accomplir des vœux, offrir des sacrifices, célébrer les fêtes ! Les villes de pèlerinages sont toujours devenues des villes de plaisir. Comana du Pont était une petite Corinthe : des étrangers, des marchands, des militaires y étaient ruinés en quelques jours. Ces cités saintes étaient les bazars de l’Orient. Sur les routes de Babylone et de Ninive à Tarse et à Comana, on rencontrait de longues caravanes de chameaux chargés de vases, de tapis et d’étoffes précieuses, qui se rendaient aux grandes foires annuelles de l’Asie-Mineure. Pessinunte devint le marché commercial le plus important de la Galatie. occidentale. La foire de Zéla se tient aujourd’hui encore au commencement. de décembre, et l’on en peut conclure que le pèlerinage antique avait lieu à cette époque de l’année. C’est la panaghia, comme on dit, même en turc, dans toute l’Asie-Mineure.

Le gouvernement théocratique auquel étaient soumises toutes ces villes de lucre et de dévotion ne paraît pas avoir été plus dur que celui des rois. Au contraire, on vivait bien en somme à l’ombre du temple. Les fantaisies des eunuques coûtaient moins cher que celles-des satrapes. le grand-prêtre ou l’archigalle, souvent de race royale, venait immédiatement après le roi. A Tyr, le prêtre principal de Baal Melqarth, revêtu de la pourpre, était suffète. A Comana du Pont, deux fois l’an, aux sorties de la déesse, les pontifes ceignaient le diadème et recevaient les premiers honneurs après le souverain. Strabon ne vit pas moins de six mille hiérodules en cette dernière ville ; il y en avait autant à Comana de Cappadoce. Les serfs du temple, qui font songer aux serfs de nos grandes abbayes du moyen âge, cultivaient le territoire sacré. L’archigalle était une sorte de puissant abbé. Des mercenaires faisaient respecter les frontières de ses domaines et gardaient le trésor du sanctuaire. Dans sa petite cour de prêtres, de lettrés et d’artistes, il menait l’existence d’un prince, mais avec moins de faste et plus de véritable élégance.

Que rien n’ait survécu des antiques civilisations de l’Asie-Mineure, qu’aucun monument considérable, aucun recueil d’hymnes, aucune épopée, aucun livre d’histoire ou de philosophie, ne soient venus jusqu’à nous, c’est là certes un indice évident de la médiocrité intellectuelle des diverses races humaines qui ont vécu dans cette contrée. Rien ne passe en ce monde que ce qui n’était point fait pour durer. Si la Lydie, la Phrygie, la Lycie ou la Cappadoce avaient enfanté quelque œuvre comme l’Iliade ou le Parthénon, le souvenir au moins n’en serait pas tout à fait évanoui ; mais non, tout est rentré dans la nuit éternelle. Même en admettant que Crésus soit un personnage vraiment historique, il n’était pas de la lignée des Cyrus, des Alexandre, des César : loin de servir le développement de la civilisation générale, il l’eût arrêté pour quelques siècles, s’il avait vaincu les Perses.

La part des peuples de l’Asie-Mineure dans l’histoire de la civilisation serait donc assez faible, s’ils n’avaient servi d’intermédiaires entre l’Orient et l’Occident et propagé chez les Aryens de l’Hellade et de l’Italie, avec les traditions de l’art et les procédés de l’industrie, tous les élémens de la culture supérieure des grands empires de la vallée du Tigre et de l’Euphrate. On pensa très peu, au nord aussi bien qu’au midi de la péninsule. On vécut beaucoup, non sans fines élégances, dans les belles contrées de l’Hermos et du Méandre. Toute la philosophie de l’histoire de l’Asie-Mineure tient en trois mots. On les lisait, à Anchiale de Cilicie, sur la statue de Sardanapale, le fondateur mythique de Tarse. On les retrouve gravés sur une belle stèle funéraire de l’ancienne ville de Kotiaïon, en Phrygie, dont M. George Perrot a copié l’inscription formant cinq vers ïambiques : « Je suis bourgeois de deux villes, concitoyen des illustres Prymnesséens et des sages Kotiéens, pupille de Zotichos, Léonidès, surnommé Psophas. Voici ce que je dis à mes amis : Livre-toi au plaisir et à la volupté, vis ; il te faudra mourir. — Bois, jouis, danse. »


JULES SOURY.

  1. Layard, Nineveh and Babylon, ch. VIII ; Monum. of Nineveh, 2e sér.
  2. Willanson, Manners and customs of the ancient Egyptians, I, pl. IV. — M. de Longpérier a remarqué que les formes et les ornemens de ces beaux vases, qui n’ont jamais été employés par les Égyptiens, sont précisément ceux que les Grecs ont adoptés plus tard, et qu’on a retrouvés dans les fouilles de Santorin et de Milo.
  3. De même à Éphèse. Cf. E. Çurtius, Beiträge zur Geschichte und Topographie Kleinasiens, p. 20 (Berlin 1872).
  4. Ueber einige œgyptische Kunstformen und ihre Entwickelung, dans les Abhandlungen de K. Akad. der Wissenschaften zu Berlin (1871).
  5. Hittorff et Zanth, Recueil des monumens de Ségeste et de Sélinonte (Paris 1870).
  6. J. Oppert, Grundzüge zur assyrischen Kunst (Basel 1872), p. 14.
  7. Exploration, etc., t. II, pl. 57.
  8. Voyez dans la Mission de Phénicie, de M. E. Renan, la description de la nécropole de Marathus (p. 70).
  9. Pausan., III, 22.
  10. Antiquités du Bosphore cimmérien, I, pl. 33.
  11. Pholoct., 392-402.
  12. Fr. Lenormant, Essai de commentaire des fragmens cosmogoniques de Bérose.
  13. Chabouillet, Catalogue général et raisonné des camées et pierres gravées, de la Bibliothèque impériale (Paris 1868). Cylindres, n° 703, 704, 708, 709, etc. Un catalogue des cylindres de la collection du Louvre serait d’un grand secours pour les études de mythologie sémitique.
  14. Place, Ninive et l’Assyrie, III, pl. 45. — Layard, Monuments of Nineveh, 2e sér.
  15. Dans les Sitzungsberichte der K. Akad. der Wissenschaften, Wien 1854. Cf., dans W. Frœhner, les Musées de France (Paris 1872, in-fol. ), I, 27 et suiv., les deux Jupiter Dolichenus reproduits d’après les dessins d’É. Dupérac, qui sont au Louvre.
  16. Voyez la remarquable étude consacrée à ce monument par M. George Perrot, Paris 1869. Ce bronze se trouve dans les vitrines du Louvre.