L’Art préhistorique en Amérique

L’Art préhistorique en Amérique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 117-141).
L’ART PREHISTORIQUE
EN AMÉRIQUE


I.

On se souvient de l’étonnement avec lequel furent accueillies, il y a vingt-cinq ans à peu près, les curieuses découvertes faites en France, dans les grottes de la Vézère. C’étaient des reproductions de mammifères, d’oiseaux, de poissons, de l’homme lui-même, tantôt sculptées en relief, tantôt gravées sur les défenses d’un éléphant, sur les dents d’un ours, sur l’omoplate d’un renne, sur les os longs des cervidés, parfois sur des pierres, sur les galets de la mer ; ici le grand ours des cavernes, là, le mammouth avec son épaisse crinière et ses défenses recourbées, ailleurs, le phoque, le crocodile, le cheval. Ces dessins, premiers débuts de l’homme, sont encore bien informes ; déjà cependant ils accusent du mouvement et de la vie. Tel bois de cervidé portant des rennes et des poissons est un vrai chef-d’œuvre. Les rennes se suivent, l’un d’eux se retourne, sans doute pour voir son faon ; toutes les têtes sont dessinées de profil et sans raccourci, comme dans les peintures et les sculpture égyptiennes ; tantôt le trait est léger, tantôt il se creuse pour mieux faire ressortir certaines parties. Par un caprice assez bizarre, l’artiste, après avoir achevé son premier dessin, a placé sur tous les points laissés libres des poissons, qui, eux aussi, sont d’une étonnante vérité. M. Massenat a recueilli, à Langerie-Basse, un morceau de bois de renne de 0m,25 de longueur, sur lequel était profondément gravé un aurochs fuyant devant un jeune homme prêt à lui lancer un trait. L’aurochs a la tête basse, les cornes menaçantes, les naseaux très ouverts, la queue relevée et arquée : tout témoigne de sa frayeur et de son irritation. L’homme est nu ; la forme de la tête est ronde; les cheveux sont raides et relevés sur le sommet du crâne ; le menton est orné d’une barbiche très apparente; toute la physionomie, franche et ouverte, respire la joie, l’excitation de la chasse. Les femmes avaient les seins très aplatis, les hanches proéminentes; le graveur n’oublie pas ces caractères de la race. Une d’elles, très velue, est placée entre les jambes d’un cerf. Son état de grossesse avancée ne lui a point fait négliger les soins de sa parure ; elle porte au cou un collier ; malheureusement la tête manque.

Il serait facile de multiplier ces descriptions. Sauf une figurine informe trouvée à Solutré et un équidé gravé sur un os provenant de Creswell-Crags (Angleterre), toutes ces ébauches, tous ces essais de gravure ou de sculpture avaient été trouvés dans le midi de la France ; et on pensait que les troglodytes de la Gascogne avaient eu le monopole de l’art, dans les premiers temps où nous pouvons affirmer l’existence de l’homme. Les fouilles de la grotte de Thayngen (Suisse) sont venues modifier ces impressions. Les pierres, les os gravés qu’elles ont mis au jour sont nombreux et importans. Un renne est debout, la tête inclinée vers le sol; il est dessiné avec une précision de trait, avec une connaissance des formes de l’animal véritablement extraordinaire. L’artiste avait atteint une telle perfection que l’on fut tenté d’abord de se demander si l’on n’était pas dupe d’une de ces fraudes, dont les archéologues sont trop souvent les victimes. Mais la surveillance des fouilles avait été incessante; les spectateurs étaient d’honorables savans ; on avait enlevé sous leurs yeux une couche calcaire de plus d’un mètre de puissance; puis on trouvait dans la grotte la reproduction d’animaux disparus depuis de longs siècles, l’ovibos moschatus, par exemple, et la gravure en était si fidèle qu’elle n’aurait pu être l’œuvre que d’un naturaliste. Il fallait donc bien se rendre à l’évidence : dès les temps quaternaires, au milieu des dures lois de la vie, de la lutte pour l’existence, de combats incessans contre les grands pachydermes, les ours, les félins, qui erraient autour de lui, l’homme avait déjà le sentiment ou l’instinct de l’art. Il s’efforçait d’imiter les animaux qu’il voyait, les arbres qui ombrageaient la grotte où il se retirait; et les produits de son industrie, retrouvés après tant de siècles, sont d’autant plus intéressans que cet ouvrier improvisé n’avait, pour aider à son travail, que quelques misérables silex, ou quelques os à peine dégrossis.

Il devenait d’un grand intérêt de rechercher si les résultats acquis pour l’ouest de l’Europe, se vérifiaient également dans d’autres régions; si ce sentiment de l’art était inné chez l’homme et comme son signe caractéristique à travers le temps et à travers l’espace. Les fouilles en Asie ou en Afrique sont encore trop peu nombreuses, les découvertes trop peu importantes pour autoriser des conclusions sérieuses. C’est donc à l’Amérique qu’il faut demander des points de comparaison. Là, des archéologues éminens, des collectionneurs passionnés étudient avec enthousiasme tout ce qui a trait au passé de leur race. Grâce à leurs savantes publications, aux photographies qu’ils distribuent avec une rare libéralité, nous pouvons suivre dans leurs migrations les antiques populations des rives de l’Atlantique et du Pacifique, connaître leurs mœurs, leurs progrès, montrer que chez eux aussi l’art a pris naissance à une époque reculée, qu’il a grandi avec les générations, comme le plus brillant apanage de l’humanité. Ce sont ces études, les faits nouveaux ainsi mis au jour que nous voudrions résumer pour nos lecteurs.


II.

Il est aujourd’hui certain que l’homme a vécu en Amérique durant les temps quaternaires, avec les mastodontes et les hoplophores, les mylodons et les glyptodons, les grands édentés et les grands pachydermes, qui n’avaient d’autres rapports avec les mammifères des anciens continens que leurs formes massives et gigantesques. Comme leurs contemporains en Europe, les premiers Américains erraient dans des forêts, sur le bord des rivières, dans des solitudes et des marécages sans limites, disputant aux animaux la proie qu’ils dévoraient, la caverne qui leur servait d’abri, les attaquant au besoin avec les seules armes qu’ils connussent : les silex qui gisaient à leurs pieds. La barbarie de ces hommes dépassait celle des troglodytes de la Vézère ou des Alpes, tout sentiment artistique leur était étranger. Rien même ne témoigne seulement chez eux de ce goût pour la parure qui se retrouve chez les races les plus sauvages.

Des siècles dont nous ne saurions supputer la durée s’écoulent. Les grands animaux quaternaires ont disparu à jamais; l’homme, de nomade est devenu sédentaire; sa longue résidence aux mêmes lieux est attestée par les amas de débris de toute sorte jetés aux abords de sa demeure, sans souci du désordre ou de la malpropreté. Les voyageurs qui visitent de nos jours les Eskimos, les derniers représentans d’une des plus anciennes races américaines, nous disent qu’autour de leurs tentes, le sol est jonché d’innombrables ossemens de morses ou de phoques, dont beaucoup gardent encore des lambeaux de chair en putréfaction et exhalent une odeur infecte. Nous avons probablement là une peinture assez exacte des mœurs des habitans de l’Amérique, aux premiers temps dont on puisse saisir la trace. Les kjökkenmöddings[1], — tel est le nom caractéristique donné à ces amas de débris par les Danois, qui, les premiers, ont dirigé de ce côté leurs recherches, — se rencontrent fréquemment dans les deux Amériques. D’immenses bancs de coquilles marines ou fluviales, lentes accumulations de l’homme, s’étendent sur les côtes de Terre-Neuve, de la Nouvelle-Ecosse, du Massachusetts, de la Louisiane, du Nicaragua. On les retrouve aux îles Aléoutes, dans les Guyanes, au Brésil, en Patagonie, auprès des bouches de l’Orénoque, comme sur les rivages du golfe du Mexique, sur les rives de l’Amazone comme sur celles du Mississipi, sur les plages du Pacifique comme sur celles de l’Atlantique, et les Shell Mounds de la Terre-de-Feu se signalent de loin aux navigateurs par la nuance plus foncée de leur végétation.

Les fouilles entreprises sur plusieurs de ces points différens ont donné des haches, des couteaux, des harpons, des outils de toute forme, en pierre, en os, en corne, témoignant tous d’un état social peu avancé, des fragmens de bois carbonisé, des ossemens d’animaux, des arêtes de poisson. Comme au Danemark, ces amas ont été amoncelés par des hommes qui ignoraient la culture, qui vivaient de la chasse et de la pêche (de la pêche surtout). On a toutefois rencontré parmi ces débris quelques rares tessons de poterie. L’argile a été pétrie avec des coquilles pulvérisées pour lui donner plus de consistance; le vase a été façonné à la main, puis séché au soleil. Parfois des lianes tressées, des tiges de cana, un tissu végétal, ont été imprimés sur la pâte humide. D’autres fois, on a gravé avec la pointe d’une coquille ou d’un silex quelques lignes sur la panse ou le col du vase. Ce sont là les premiers essais d’ornementation, et ils rappellent singulièrement ceux des plus anciennes poteries de l’Europe. Partout les mêmes besoins, — et ce n’est pas là un des faits les moins curieux de la longue histoire de l’humanité, — provoquent les mêmes conceptions, les mêmes procédés d’exécution et, si ce mot est permis, le même succès. Les ornemens destinés à la parure de l’homme sont plus rares encore que les poteries. Nous ne trouvons à citer que quelques dents d’ours ou de félins, quelques coquilles percées d’un trou de suspension; dans l’île de Vancouver, un squelette portait au bras un bracelet de coquilles : durant cette période, les populations américaines paraissent avoir vécu dans une barbarie plus profonde que leurs contemporains européens. Par exception, les sambaquis (c’est le nom donné aux kjökkenmöddings du Brésil), ont donné quelques figurines en or, d’un travail bien primitif, et certains dépôts de guano, dont les couches inférieures datent de temps très reculés, des poissons, des idoles en or et en argent. Le Peabody Museum, à Cambridge, possède vingt ornemens en or provenant des îles Chincha. Ce sont des plaques très minces, disposées en parallélogrammes de 0m,18 à 0m,20 de longueur, couvertes de lignes pointillées et percées d’un trou qui permettait, soit de les suspendre au cou ou aux oreilles, soit de les attacher aux vêtemens.

A quelle époque faut-il faire remonter les kjökkenmöddings de l’Amérique? Dans l’état actuel de la science, aucune réponse n’est possible. Cette difficulté de formuler une date précise arrête à chaque pas. Les débuts de la vie sur le globe sont marqués par des temps sans commencement et sans fin, par des phases géologiques qui semblent plutôt des étapes pour aider notre faiblesse que des époques fixes. Où finit le tertiaire? Où commence le quaternaire? Les ingénieuses divisions imaginées par Lyell pour l’époque tertiaire, et fondées sur le plus ou moins grand nombre d’espèces vivantes ou d’espèces disparues parmi les mollusques, peuvent-elles s’appliquer avec la même précision aux différentes régions et aux différens climats? C’est ce que nul ne peut dire. Rien ne prouve le synchronisme de ces époques sur les différens continens. Ce qui se rapporte à l’Europe, peut bien ne pas se rapporter à l’Asie; les périodes qui conviennent à l’Afrique ne conviennent guère à l’Amérique. Pour revenir au point spécial qui nous occupe, on a voulu fixer l’âge des kjökkenmöddings, par celui des arbres dont la croissance date de leur abandon. Cinq, six, dix siècles peut-être se sont écoulés depuis que la graine emportée par le vent est devenue un grand arbre; mais qui nous dira combien de générations végétales ont ameubli le sol sur lequel cet arbre a poussé? Qui nous dira combien de temps s’est écoulé avant que la graine ait trouvé un terrain propice à sa germination ? Un seul point reste acquis : nul ossement d’animaux quaternaires ne s’est rencontré sous les kjökkenmöddings, et, à la seule exception des figurines que nous avons mentionnées, on n’a trouvé aucun objet en métal. C’est donc entre la disparition des grands animaux et l’usage habituel des métaux qu’il faut placer leur accumulation.

Pouvons-nous dire que, durant cette longue série de siècles, nulle tendance artistique ne s’est révélée chez l’homme? Oui, si nous le jugeons par les seuls objets recueillis; non, si nous faisons remonter à cette époque les plus anciennes pictographies : c’est le nom qu’il a fallu créer pour désigner les figures, les scènes, les hiéroglyphes, les rébus, si l’on veut, peints, gravés, sculptés sur les rochers, sur les parois des grottes, sur les boulders, sur les roches erratiques, partout où un espace libre s’offrait à l’artiste.

De tout temps, les hommes ont cherché à retracer avec une vanité enfantine leurs migrations, leurs luttes, leurs chasses, leurs victoires. L’Egypte nous a transmis sur le granit sa vieille histoire; les rochers de la Scandinavie portent encore l’image des vaisseaux des Vikings; ceux qui entourent le lac des Merveilles, auprès de Nice, montrent des hommes du dessin le plus primitif, on cite en Algérie de curieuses gravures; les Boschismen, que l’on compte à bon droit parmi les populations les plus dégradées du globe, ont tracé sur la pierre, avec une fidélité étonnante, leurs chasses et leurs amours, et dernièrement on signalait à la Société d’anthropologie de Londres les rock-paintings de la Nouvelle-Zélande, dus aussi à une race barbare, mais évidemment très supérieurs comme facture aux ébauches des Boschismen. Ce sont là des faits curieux sans doute, mais qui restent isolés, tandis que, dans les deux Amériques, le nombre des pictographies, les superficies considérables qu’elles couvrent, leur donnent une importance exceptionnelle. Le désir non-seulement de reproduire les événemens qui les ont frappés, mais aussi d’en préciser le sens par des signes conventionnels, par des essais graphiques, souvent par des hiéroglyphes, par de véritables caractères phonétiques ou symboliques, est un des traits les plus remarquables des races diverses qui se sont succédé sur le nouveau continent. Si la date initiale de ces gravures fait défaut, nous pouvons du moins affirmer que leur exécution a continué durant de longs siècles, et que, si les plus anciennes remontent à des époques reculées, sur certains points ces dessins historiques ont précédé de peu l’arrivée des Européens.

Les pictographies abondent surtout dans les régions qui formaient autrefois l’Amérique espagnole : dans le Nicaragua, auprès du volcan éteint de Masaya, dans les États-Unis de Colombie, sur les bords de l’Orénoque, dans le Venezuela, où leur état de vétusté ne permettra bientôt plus de les distinguer. Les rochers du Honduras sont couverts de dessins profondément gravés en creux; dès 1520, les Conquistadores en remarquaient de semblables dans l’isthme de Darien ; et dans l’état de Panama, des falaises entières étaient chargées d’hiéroglyphes sur lesquels il y aurait à faire des études pleines d’intérêt. En parcourant les Montagnes-Blanches entre les villes de Colombus (Nevada) et de Benton (Californie), on rencontre à chaque pas, tantôt des figures d’hommes ou d’animaux, tantôt des signes indéchiffrables. A 20 milles environ au sud de Benton, la route suit un défilé étroit, limité des deux côtés par des rochers presque perpendiculaires. Ces murs de pierre sont couverts de gravures dont on ne connaît ni l’origine ni la date, et rien jusqu’à présent n’est venu révéler à quelle race appartenaient ces artistes primitifs. Une seule chose est certaine, c’est que ni les Pah-Utes qui occupent le versant californien, ni les Shawnees, qui campent auprès de Colombus, ne prétendent attribuer l’origine de ces gravures à leurs ancêtres, et qu’ils les regardent comme bien antérieures à leur arrivée dans le pays.

Les pictographies ne sont guère moins nombreuses dans l’Arizona, le Nouveau-Mexique, le Colorado, pays aujourd’hui désolés, autrefois habités par une population considérable. L’eau, par des causes peu expliquées, a disparu, et, avec elle, la végétation et la vie. Les boulders de la vallée du Gila, polis par l’action des glaciers, portent des figures qu’on ne saurait mieux comparer qu’à ceux de Thayngen. Sur les rives du Mancos et du San Juan, dans les cañons aux gorges profondes qui s’étendent vers l’ouest, les rochers sont chargés de dessins jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Les uns sont gravés en creux à des profondeurs variant de 0m,1 à 0m,2 ; les autres sont tracés à grands traits en couleur rouge ou planche. Parmi les plus intéressans, il faut citer une longue procession d’hommes, d’animaux, d’oiseaux au long cou et aux longues jambes se dirigeant du même côté. Deux hommes sont debout sur un traîneau attelé d’un cervidé, que l’on peut supposer un renne; d’autres dirigent la marche du convoi : il est évident que l’artiste a voulu représenter une migration de sa tribu. Sur une autre pictographie des bords du San-Juan, au milieu de figures aux formes bizarres, au dessin incorrect, mais pleines de mouvement et de vie, nous relevons plusieurs haches en silex absolument semblables aux haches symboliques gravées sur les mégalithes de la Bretagne. Auprès du Mac-Elmo, une falaise est couverte, sur une surface de plus de 60 pieds carrés, de figures d’hommes, de cervidés ou de lézards, et M. Bandelier a vu, auprès des ruines de Pecos, des pictographies dont l’effacement même semble attester la haute antiquité. Elles représentent des pas d’hommes ou d’enfans, une figure humaine et un cercle très régulier renfermant des cupules que l’on peut également rapprocher de celles qui existent sur nos mégalithes. Sur les bords du Puerco et du Zuni, deux des affluens du Colorado-Chiquito, on remarque des dessins qui semblant de véritables hiéroglyphes; leur signification reste inconnue; nous n’oserions même affirmer que cette signification existe.

Les falaises qui entourent le grand lac Salé, auprès d’Utah, la capitale des Mormons, sont couvertes de sculptures qui rappellent celles de l’Egypte. Quelques unes sont des figures humaines de grandeur naturelle, entaillées dans un granit bleu très dur, à plus de 30 pieds au-dessus du sol. Tout se réunit pour montrer une somme de travail dont les Indiens sont incapables et des difficultés d’exécution qu’ils n’auraient pu vaincre. La hauteur à laquelle se trouvent, quelques-unes de ces sculptures permet même de supposer un phénomène géologique survenu depuis leur exécution : la dépression du lac, par exemple.

Dès le commencement du siècle, on signalait dans l’état de New-York de nombreuses gravures. Un rocher de grès très dur, au confluent des deux rivières l’Elk. et le Kanhawa, portait sur le plan supérieur une tortue, un aigle aux ailes éplorées, un enfant, plusieurs autres figures humaines partiellement effacées. À droite, il est facile de distinguer un homme dans l’attitude de la prière ; à gauche, un autre homme pendu par les pieds et un dindon. Sommes-nous en présence de rites inconnus, ou ces gravures Sont-elles dues au seul caprice de l’artiste ? C’est l’éternelle question qui se pose pour les temps préhistoriques en Amérique. Dans le Vermont, les rochers baignés par la rivière Connecticut sont couverts de figures ; sur l’un d’eux on peut reconnaître un homme, sur un autre vingt têtes différences. Plusieurs portent sur le front deux rayons, deux cornes si l’on veut ; la figure du milieu en a jusqu’à six ; toutes témoignent d’un art encore en enfance. Les yeux et la bouche sont indiqués par des trous circulaires ; le nez manque presque toujours. Non loin de là, à Brattleboro, on rencontre une gravure d’une exécution bien supérieure ; elle représente des mammifères, des oiseaux, des serpens, tous rendus avec une connaissance assez précise de l’animal. Évidemment ces pictographies si différentes ne datent pas de la même époque. Les vieux habitans du Tennessee ont laissé des peintures sur les falaises qui dominent leurs grands fleuves ; les unes représentent le soleil ou la lune, les autres des animaux. Ces peintures ont été exécutées avec de l’ocre rouge, et, comme les sculptures de l’Utah ou de l’Arizona, elles sont à des hauteurs presque inaccessibles. À Buffalo-Creek, ces ouvriers inconnus ont tracé tout un troupeau de bisons marchant les uns à la suite des autres. Il y a plus de deux siècles déjà, le père Marquette signalait des scènes semblables, gravées sur les rochers de l’Illinois et du Mississipi.

Des pictographies, auxquelles on est disposé à accorder une grande ancienneté, se voient sur les parois des cavernes du Nicaragua. Certaines grottes situées dans les montagnes de la province d’Oajaca témoignent aussi du travail de l’homme ; ce sont des peintures grossières à l’ocre rouge. Parmi ces peintures, on distingue plusieurs fois répétées les empreintes en couleur noire d’une main humaine; elles rappellent celles que l’on peut voir sur les rochers du Far West, celles d’Uxmal ou bien celles du Rio del Busang. Cette empreinte, qu’elle soit empruntée à un mythe historique ou à un mythe mythologique, joue un grand rôle en Amérique. On la trouve reproduite dans des régions bien éloignées les unes des autres, se détachant sur les poteries tantôt en rouge sur un fond noir, tantôt en noir sur un fond rouge. De nos jours encore, nous la voyons servir de totem ou d’armes parlantes à des tribus indiennes. Schoolcraft a parlé d’une grande réunion de guerriers, venus pour entendre une communication, qu’il était chargé de leur faire au nom du gouvernement des États-Unis: la plupart d’entre eux étaient nus et portaient sur leurs épaules ou sur leur dos l’empreinte d’une main trempée dans de la peinture blanche, souvenir peut être d’ancêtres inconnus.

Tout ce que nous venons de dire témoigne d’un art encore primitif. Ces hommes, si barbares qu’ils paraissent, étaient capables d’atteindre plus haut. C’est ce que prouvent des œuvres d’une époque manifestement postérieure. Le Guatemala, cette vieille terre des Quichés et des Cakchiquels, est couvert de rumes. Les bas-reliefs, les statues, les monolithes chargés d’arabesques et atteignant jusqu’à 20 pieds de hauteur se dressent à chaque pas devant le voyageur. A Quirigua, petit port sur le golfe de Honduras, on a trouvé une statue de femme, dont les pieds et les mains manquent et qui porte sur sa tête une idole couronnée; tout à côté, les fouilles ont donné une tête de tigre en roche porphyritique. La terreur que ce grand félidé inspirait l’avait fait admettre au rang des dieux. A Santa-Lucia-Cosumalhuapa, au pied du volcan del Fuego, parmi des blocs de pierre cyclopéens et des statues de tapirs ou de caïmans, gisent des têtes colossales en pierre, d’un type étrange, inconnu jusqu’ici. Deux de ces têtes portent les immenses boucles d’oreille caractéristiques des anciens Péruviens et sont coiffées d’un turban qui se rapproche de celui des Asiatiques. Plus loin, sont des bas-reliefs sculptés sur des roches porphyritiques très dures. Ces bas-reliefs, plus grands que nature, représentent des personnages aussi bizarres comme conception que comme exécution, des scènes mythologiques qui ne se rapportent à aucun culte connu. Voici un chef ou un dieu assis sur son trône: l’oreille est distendue par un anneau d’une taille et d’un poids considérables; dans la main droite, il tient un instrument, insigne sans doute de son autorité, et que nous ne saurions mieux comparer qu’à une de nos rames. Le bas-relief le plus intéressant représente un sacrifice humain : le personnage principal est un prêtre; il est nu, et, selon l’usage des prêtres aztèques, il porte une jarretière autour de la jambe droite; le pied gauche seul est chaussé. La coiffure, très singulière, est un crabe. Une des mains tient un silex, le couteau sans doute du sacrificateur ; l’autre saisit la tête de la victime qu’il vient d’égorger. Sur le second plan, deux acolytes portent aussi des têtes humaines; un de ces acolytes est un squelette, sinistre représentant de la mort; la forme de sa tête est simienne; le grotesque se mêle au terrible. Il serait facile de multiplier de semblables faits ; ils entraîneraient de fastidieuses répétitions, et nous avons hâte d’arriver à des découvertes plus récentes; nous nous contenterons donc d’ajouter que, toujours les figures sont grimaçantes et d’une laideur repoussante. Les vieilles races américaines ne recherchaient pas le beau, ou plutôt elles ne le comprenaient pas comme nous, formés que nous sommes par les immortels créateurs du grand art en Grèce.

Ce qui surprend à juste titre, c’est le travail nécessaire à ces sculptures, à ces gravures, quand on songe aux faibles moyens mécaniques que ces hommes avaient à leur disposition. Il fallait détacher[2] des blocs de pierre dure, en employant de misérables outils en quartzite ou en obsidienne, scier le granit ou le porphyre avec du fil d’agave et de l’émeri. Un dessin grossier du contour indiquait la partie de l’épaisseur à enlever ; on exécutait le travail soit par le sciage d’une certaine portion que l’on éclatait ensuite habilement, soit par le martellement avec une pointe de silex; enfin, à l’aide de pierres plates ou de polissoirs, on frottait la surface des plans, de manière à enlever toute trace des éclatemens. D’autres procédés paraissent aussi avoir été employés; l’artiste traçait à grands traits les figures qu’il prétendait imiter, puis il couvrait de cendres les lignes destinées à rester en relief. On chauffait à l’aide d’un feu ardent toute la surface ; les parties qui étaient directement soumises à l’action des flammes se décomposaient et produisaient des creux, tandis que celles garanties par la cendre restaient intactes[3]. Pour achever son travail, le sculpteur n’avait plus qu’à se servir soit d’une pointe de silex, soit d’un ciseau en cuivre[4], les seuls outils à son usage, car le fer était inconnu ; il lui fallait avec eux creuser un roc très dur, atteindre des profondeurs de 0m,03 à 0m,04, exécuter ces figures colossales, ces bas-reliefs qui nous frappent aujourd’hui d’étonnement. La longueur d’un pareil travail est l’indice certain de l’enfance d’une société, où l’homme n’avait pas encore appris à connaître la valeur du temps.

Dans l’Amérique du Sud, la région des piedras pintadas s’étend de la Guyane à la Patagonie ; nous les retrouvons dans les régions sauvages du Brésil et de la Plata, comme dans celles plus civilisées du Pérou et du Chili, et partout elles montrent une remarquable analogie. Les solitudes du Para et du Piauhy (Brésil) renferment de nombreuses sculptures en creux, dues à des populations inconnues. Ce sont des animaux, des oiseaux, des hommes dans les attitudes les plus variées. Les uns ont le corps tatoué; les autres portent des couronnes de plumes ; des arabesques et des enroulemens complètent, si je puis me servir de ce mot, le tableau. A la Sierra da Onça, on signale des dessins tracés à l’ocre rouge, tantôt isolés, tantôt groupés sans ordre apparent ; les rochers de la province de Ceara, ceux de Tijuco rappellent par les gravures dont ils sont couverts les rochers de la Scandinavie. M. de Humboldt, dans son célèbre voyage, décrit sur la rive droite de l’Orénoque des sculptures en creux représentant le soleil, la lune, des pumas, des crocodiles, des serpens. Ce sont des figures informes marquées le plus souvent par un simple trait et qui annoncent un art peu avancé. Cependant, comme elles sont entaillées dans le granit le plus dur, il est impossible de les attribuer aux tribus barbares qui habitaient le pays lors de l’arrivée des Européens. Ces hommes étaient incapables d’exécuter une semblable œuvre, de comprendre même un art, quelque grossier que cet art puisse nous paraître. Quelles étaient donc les populations à qui nous pouvons attribuer les piedras pintadas? Quelle était leur origine? Comment ont-elles disparu? L’illustre voyageur allemand ne nous apprend rien qui puisse atténuer sur ce point notre ignorance.

On cite, dans le pays des Chibchas[5], une pierre vraisemblablement destinée aux sacrifices et soutenue par des cariatides, un jaguar sculpté à l’entrée d’une grotte auprès de Neyba, plus loin des lamas gigantesques. Si nous pénétrons chez les Muiscas[6], les rochers en granit ou en syénite sont couverts de figures colossales de crocodile et de tigre, gardiens sans doute des images du soleil et de la lune, les dieux suprêmes des indigènes de l’Amérique du Sud. Toutes ces figures, ces cariatides sont d’une facture grossière; elles montrent, comme celles de l’Amérique du Nord, une absence complète de goût, l’impossibilité absolue de reproduire fidèlement les objets. Que faudra-t-il donc dire d’une statuette ou plutôt d’une ébauche informe qui est aujourd’hui au musée du Louvre? Une femme cache son sein et foule aux pieds l’organe viril. Cette attitude a paru suffisante pour faire voir dans cette statue une de ces fabuleuses Amazones qui, selon la tradition, se rendaient chaque année, à un jour fixé, sur les bords du Yamunda. C’était là que les attendaient leurs amans qui, en récompense de leurs services, recevaient une idole en jade vert appelée muirakitan et représentant un crapaud, une grenouille, ou tout autre animal. Si la légende est vraie, il faut en conclure, ou que l’art n’existait pas encore, ou que les Amazones étaient peu satisfaites de leurs maris d’un jour; les muirakitans venus jusqu’à nous sont certainement inférieurs même aux figurines recueillies dans les dépôts de guano ou dans les sambaquis du Brésil.

Sur les rives du Pacifique, nous n’avons que l’embarras du choix, et il est facile de donner les exemples d’un art que l’on ne saurait mieux comparer qu’à celui du Guatemala Un bloc de granit auprès de Macaya, connu sous le nom de la Piedra de Leon, est chargé de sculptures que l’on s’accorde à regarder comme très anciennes; le groupe le plus important représente la lutte corps à corps d’un homme et d’un puma. Ce n’est plus là un essai informe, les figures ont du mouvement; l’homme et l’animal luttent véritablement. Auprès de la petite ville de Nepen, on voit un serpent colossal; à une faible distance d’Arequipa, des arbres et des fleurs; plus loin, des bisons dont les narines percées portent des anneaux mobiles sculptés dans la même pierre. Aux Pintados de las Rayas, ce ne sont plus des objets animés, mais des figures géométriques, des cercles, des rectangles, dont il est malaisé de préciser le sens. Dans la province de Tarapaca, des surfaces considérables sont couvertes non-seulement de figures d’hommes et d’animaux, la plupart d’un assez bon travail, mais encore de caractères véritables écrits verticalement. Les lignes ont de 12 à 18 pieds de longueur, et chaque caractère est gravé à une assez grande profondeur. Ce n’est point là un fait isolé; auprès de Huara, on cite des inscriptions devenues très frustes, et entre Mendoza et la Punta (Chili) un grand pilier où l’on a voulu voir des lettres offrant quelque analogie avec l’alphabet chinois. Tout cela est assez vague, et quelque disposés que nous puissions être à y voir les débuts de l’art graphique, nous ne saurions quant à présent poser une conclusion aussi importante.

A plusieurs reprises, nous avons parlé des figures de toute grandeur peintes sur les rochers ou sur les parois des cavernes. Nous aurions pu multiplier les faits à volonté ; de semblables figures se rencontrent souvent dans les deux Amériques. Certaines grottes de la Californie étaient, au dire des chroniqueurs, couvertes de peintures représentant des hommes et des animaux aux formes étranges, et si admirablement conservées que les Conquistadores n’en pouvaient croire leurs yeux ; mais si ces grottes ont existé, elles ont disparu depuis longtemps, et nous sommes disposé à voir dans leur description l’exagération assez habituelle des Espagnols. Ce qui est vrai, c’est que toutes les peintures venues jusqu’à nous sont d’un caractère bizarre, d’une exécution comparable à celle des gravures ou des sculptures dont nous venons de parler, et que si elles ont pu avoir une signification historique ou symbolique, cette signification, à part de rares exceptions, reste absolument ignorée.

L’usage des couleurs était certainement connu des Américains dès la plus haute antiquité. Les ocres, le noir de suie, le blanc de calcaire, avaient sans doute fourni les premiers élémens, et l’idée de les utiliser n’avait rien au-dessus des conceptions les plus primitives. L’expérience amène rapidement le progrès; l’homme apprend à extraire les couleurs végétales des feuilles, des fruits, des racines, des tiges, des graines des arbres. La matière colorante était aussi empruntée, comme la pourpre de Tyr, aux mollusques de la mer. Les Péruviens et les Mexicains savaient étendre ces couleurs sur les tissus qu’ils fabriquaient. L’étoffe était ensuite exposée à l’action de la lumière, et on obtenait par ce moyen des teintes variant du rose tendre au violet le plus sombre. Les couleurs ainsi fixées n’étaient même pas atteintes par la décomposition cadavérique. Notre nouveau musée du Trocadéro possède une collection d’étoffes provenant des huacas du Pérou; les vêtemens des momies enfouies depuis des siècles conservent encore sur leur trame rongée la couleur primitive.

Par des procédés probablement analogues, les Mexicains obtenaient le coloris brillant si remarquable de leurs pictographies. Ces pictographies, véritables manuscrits dont un petit nombre seulement est parvenu jusqu’à nous, retracent l’histoire du pays, ses traditions nationales, la généalogie de ses rois et de ses nobles, le rôle des tributs des provinces, les lois, le calendrier, les fêtes religieuses, l’éducation de l’enfance, un résumé complet, en un mot, de tout ce qui touchait aux mœurs, aux usages, à la vie du peuple ; elles étaient peintes en couleurs différentes sur de la toile de coton, sur des peaux préparées, sur un papier fort et résistant, fabriqué avec les fibres de l’agave. Tantôt l’artiste retrace les scènes de la vie réelle ; d’autres fois il raconte les faits au moyen de caractères hiéroglyphiques, symboliques ou phonétiques, signes conventionnels transmis par les générations et auxquels il était défendu de rien innover. Les Mexicains attachaient une grande importance à ces peintures, elles étaient dessinées par des hiérogrammates spécialement choisis, gardées avec un soin jaloux par des prêtres, et leur lecture ou leur interprétation étaient sévèrement interdites au peuple[7].

Une des plus curieuses représente la suite des migrations des Aztecs. Les figures humaines sont d’une grande finesse; les chefs portent tous le même vêtement, un manteau qui laisse le côté droit à nu; leur nom est représenté par un signe au-dessus de leur tête; l’expression des physionomies, les traits du visage sont très variés; l’artiste s’est certainement efforcé de reproduire les portraits de ceux dont il retraçait l’histoire. Une autre série de peintures montre l’éducation des enfans, la nourriture qu’on leur donnait, les châtimens qu’on leur infligeait. Le père apprend à son fils à porter des fardeaux, à diriger un canot, à se servir de filets pour la pêche. La mère enseigne à sa fille les soins domestiques; elle balaie la maison, elle prépare les tortillas, elle tisse les étoffes nécessaires à la famille. Ces peintures offrent les traits nets et les couleurs brillantes que recherchaient avant tout les Américains. Il est évident qu’il ne faut pas leur demander des modèles de peinture décorative; leur ignorance complète des proportions et des lois de la perspective montre que l’art était bien un produit de leur génie propre, ou, si le mot paraît trop ambitieux, de leur instinct de race, et qu’ils n’ont subi aucune influence étrangère. La tradition veut que les Aztecs aient puisé leurs procédés chez les Toltecs, les initiateurs de tout progrès dans l’Amérique centrale. Après leur victoire définitive, les rois de Mexico firent détruire toutes les peintures qui rappelaient la grandeur de ceux qu’ils avaient vaincus. Par une représaille bien juste, toute douloureuse qu’elle puisse être pour la science, les Espagnols, vainqueurs à leur tour, s’empressèrent de détruire les annales des Aztecs, et quelques fragmens échappés au fanatisme de l’évêque Jean de Zumarraga sont les seules sources authentiques où nous puissions puiser[8]. Si ces pictographies ne peuvent désormais nous offrir aucun renseignement certain, elles servent du moins à montrer le point culminant de l’art dont nous avons raconté les humbles débuts.

Nous venons de dire la conclusion qui s’imposait : l’absence de tout élément étranger dans la naissance et le développement de la peinture et de la sculpture chez les divers peuples américains. Les mêmes conclusions peuvent-elles s’appliquer à l’architecture, l’art à la fois le plus important et celui où l’assimilation est le plus facile? C’est ce qu’il nous reste à examiner.


III.

La nécessité de se préserver des intempéries a été l’origine de l’architecture. Les parois des cavernes, où l’homme avait trouvé son premier asile, devaient faire naître chez lui l’idée des murs en pierre; les arbres des forêts sous lesquels il reposait, celle des colonnes et des toits. Par un progrès naturel, les pierres sont équarries, disposées en un ordre régulier, assujetties avec de l’argile; les colonnes sont sculptées, les toits se dressent, les ornemens les plus variés, les bas-reliefs se montrent; et peu à peu les humbles demeures deviennent ces temples, ces palais dont les siècles ont respecté les ruines grandioses. En Amérique, par une exception remarquable, la pierre fait défaut aux plus anciennes constructions architecturales de l’homme. Du Canada au golfe du Mexique, du Pacifique à l’Atlantique, une race nombreuse et intelligente a laissé comme traces de son passage des fortifications, des tertres, des pyramides, sépultures de ses chefs ou temples de ses dieux, toujours construits en terre. Nous ignorons l’histoire, l’origine, les migrations de cette race ; ses fortunes diverses nous sont inconnues ; son nom même est effacé de la mémoire des peuples, et celui de Mound-Builders, sous lequel nous le désignons, est emprunté à ses terrassemens[9]. La civilisation de ces hommes était avancée ; ils avaient exploité, dès les temps les plus reculés, les mines de cuivre du lac Supérieur; ils cultivaient le sol, comme toute race sédentaire y est astreinte ; ils se livraient au commerce, car, sous le même mound on retrouve, avec le cuivre, l’obsidienne du Mexique, le mica des Alleghanys et les coquilles de la mer. Ils creusaient des canaux ; on a pu reconnaître, sur une étendue de 70 milles, un de ces canaux destiné à mettre le Missouri en communication avec les grands lacs. Les tertres étaient orientés avec précision : ils figuraient des triangles, des carrés, des cercles, des polygones; les angles étaient droits, les côtés réguliers; évidemment les Mound-Builders connaissaient l’art de mesurer les surfaces, et possédaient quelques données astronomiques.

Toute la région qui s’étend des Alleghanys aux Montagnes- Rocheuses était couverte d’une série de redoutes, de camps retranchés où des populations entières pouvaient se réfugier. L’homme savait déjà défendre chaque éminence, chaque delta formé par la jonction de deux rivières, au moyen de murs, de parapets en terre, de fossés de circonvallation. Sur plusieurs points on peut reconnaître un véritable système de fortifications reliées entre elles, des tranchées profondes, des passages creusés sous le lit des rivières, des postes d’observation sur les hauteurs, des terrassemens concentriques pour protéger les entrées, et jusqu’à de petites casemates où les défenseurs trouvaient un abri suffisant contre les flèches en silex, seules armes offensives encore connues. Les tertres destinés au culte religieux étaient en forme de cône tronqué ; le sacrifice s’accomplissait à la vue de tout le peuple, sur une plate-forme où l’on arrivait par une rampe ménagée avec soin. Quelques-unes de ces pyramides étaient très élevées; parmi beaucoup d’autres, nous citerons celle de Cahokia, formée de quatre terrasses successives : elle mesure 91 pieds de hauteur ; sa base, 720 pieds sur 560 ; la plate-forme était couronnée par une pyramide plus petite, récemment détruite, et on a calculé qu’il n’était pas entré dans la construction totale moins de 25 millions de pieds cubes de terre. Le mound principal s’élevait au milieu de soixante autres qui couvraient plusieurs hectares de terrain, et il était flanqué par quatre mounds carrés, surmontés eux aussi de pyramides peu élevées. Il a fallu nécessairement de longues années, de nombreux ouvriers, et de véritables connaissances architecturales pour mener à bien de semblables travaux.

Dans les états du Far-West, principalement dans le Wisconsin, nous trouvons un art plus original encore. Ce sont des tertres qui représentent des mammifères gigantesques, des oiseaux dont les ailes ont 30 mètres d’envergure, des reptiles, des tortues, des lézards, des hommes de dimensions non moins extraordinaires. L’alligator de Granville atteint 103 pieds de longueur; un singe 160 pieds; sa queue déroulée peut avoir le double. Les replis du serpent de Brush-Creek (Ohio) mesurent 700 pieds ; une araignée, dans le Minnesota, couvre un acre de terrain; un mastodonte, à peu de distance de la jonction du Wisconsin et du Mississipi, n’est pas moins colossal. Pour tous, la terre, l’argile ou le sable ont été les seuls matériaux employés.

Les poteries trouvées principalement dans les sépultures des Mound-Builders, rendent encore un témoignage frappant des dispositions artistiques de leurs constructeurs. Nous avons des vases, des aiguières, des coupes, des terrines, des plats aux formes les plus variées. L’ornementation est gracieuse, la régularité parfaite, les peintures d’un coloris éclatant et disposées avec goût. Les anses représentent des animaux, des reptiles, des oiseaux, souvent aussi des masques humains; mais ces derniers sont presque toujours de grossières caricatures. Une petite statuette féminine, nous n’osons dire de femme, en terre cuite, montre des seins pendans, des extrémités simiennes, un visage grotesque. La reproduction constante de cette figurine a fait croire qu’elle était une déesse malfaisante et que la crainte qu’elle inspirait s’était trahie par les traits sous lesquels on la représente. Les dieux de la Chine sont d’informes magots; les idoles de l’Inde ne sont pas moins hideuses que celles de l’Amérique. La beauté, il faut le répéter, est toute conventionnelle, souvent modifiée par le goût naturel, les conditions hiératiques ou climatologiques, les difficultés techniques. « L’hérédité, a dit dans cette Revue même un de nos plus éminens écrivains[10], assigne aux races leurs caractères, aux castes leurs mœurs, aux générations leurs phases historiques et leurs tendances séculaires. »

A côté des Mound-Builders vivait une race entièrement différente, à en juger du moins par ses constructions. Les Cliff-Dwellers[11], seul nom que nous puissions leur donner, occupaient le Nouveau-Mexique. Leurs demeures, qu’on ne saurait mieux comparer qu’à des nids d’hirondelles, s’élevaient sur des rochers presque inaccessibles. Chaque plate-forme, chaque anfractuosité, chaque espace, quelque limité qu’il pût être, étaient devenus l’emplacement d’une habitation construite soit en pierres cimentées avec de l’argile, soit en adobes ou briques séchées au soleil. Là où la place l’avait permis, plusieurs habitations groupées les unes à côté des autres formaient de véritables villages, des Cave-Towns. Les chambres étaient étroites et basses, les fenêtres d’une incroyable petitesse ; il n’existait pas de portes et l’on ne pouvait communiquer d’un étage à l’autre que par des échelles ou par des trappes. Dans plusieurs de ces Cave-Towns, on rencontre des corrals destinés aux bestiaux, dont le séjour est attesté par du fumier en poussière. Comment parvenait-on à faire grimper des animaux par les pentes les plus raides, par les passages les plus difficiles, à des hauteurs atteignant parfois huit cents pieds au-dessus du niveau de la vallée? Comment l’homme pouvait-il apporter les matériaux nécessaires à ses constructions, les vivres nécessaires à sa famille? C’est là ce que nous ne prétendons pas expliquer. Des dangers se renouvelant sans cesse menaçaient les Cliff-Dwellers; la sécurité paraît avoir été le premier de leurs besoins; de là ces habitations perchées sur des rochers, ces tours rondes ou carrées, dans des positions admirablement choisies pour la défense, et dont les ruines restent encore debout.

C’est dans les vallées, sous la protection des tours, que s’élevèrent plus tard les pueblos, dont quelques-uns étaient encore habités lors de l’arrivée des Espagnols. Les plus grands se composaient de bâtimens rectangulaires, entourant une cour d’une régularité parfaite. Ces constructions sont tantôt en pierres, tantôt en adobes, tantôt en une sorte de conglomérat formé de petits silex, mais toujours recouvertes de plusieurs couches d’argile ; sur quelques points, au Pueblo Bonito par exemple, les murs ont été renforcés par des rondins de bois placés les uns verticalement, les autres horizontalement. Nous trouvons cette disposition dans les îles de la Grèce, exposées aux désastreux effets des tremblemens de terre ; les mêmes causes avaient amené les habitans du Nouveau-Mexique à prendre les mêmes précautions. Ne nous lassons pas de faire ressortir cette similitude de l’intelligence de l’homme, cette analogie dans ses conceptions : ce sont là assurément les faits les plus curieux qui ressortent des études que nous poursuivons.

Les Pueblos, véritables phalanstères, étaient des constructions importantes. L’un d’eux, situé auprès d’Aztec-Spring, couvrait une superficie de 480,000 pieds carrés, et on a calculé qu’il y était entré 1,500,000 pieds cubes de maçonnerie[12]. Des poutres en bois de cèdre ou de sapin, dont on se contentait d’enlever l’écorce, formaient le plancher; les ouvertures étaient peu nombreuses et étroites; les chambres, comme celles des Cliff-Houses, d’une petitesse extrême. Il est difficile de comprendre comment une famille pouvait vivre dans un espace de quelques pieds carrés. Quand les échelles étaient retirées, les habitans jouissaient d’une sécurité relative et parvenaient à se défendre contre des attaques qui devaient être fréquentes, si nous en jugeons par les innombrables pointes de flèche en silex, en obsidienne, en agate qui gisent au pied de ces antiques demeures. Ces villages, Cave-Towns ou Pueblos, renferment toujours un certain nombre de tours rondes, quelquefois en sous-sol, et dont plusieurs atteignent jusqu’à soixante pieds de diamètre. Elles sont construites en matériaux semblables à ceux des autres bâtimens qu’elles dominent. On y parvenait soit par une trappe placée au sommet, plus souvent par un long boyau où il fallait cheminer en rampant. Les Espagnols ont donné à ces tours le nom d’estufas; leur véritable destination reste inconnue. On a supposé, probablement avec raison, qu’elles étaient destinées à conserver le feu sacré, de tout temps l’objet du respect superstitieux des anciens Américains.

Nous nous sommes étendus sur ces habitations, les seules de ce genre connues dans l’Amérique du Nord. Leur architecture était des plus simples: rien n’était donné à l’ornementation; tous les détails montrent la nécessité de la lutte pour l’existence. Les fouilles jusqu’ici n’ont pu être que très superficielles. Le pays est infesté par les Apaches, les plus féroces des Indiens nomades, et les explorateurs chargés par le gouvernement des États-Unis de la topographie de ces nouveaux territoires, n’avaient guère le temps de se préoccuper des souvenirs du passé. Outre les pointes de flèche, on a trouvé quelques grattoirs, quelques haches en silex et, autour de chaque demeure, des fragmens de poterie en nombre vraiment extraordinaire : « on les recueille par charretées, » écrit un des voyageurs les plus récens. La céramique des Cliff-Dwellers est supérieure à celle des Mound-Builders. Elle était souvent couverte d’un vernis silicate de couleur bleue, notre ou brune, plus rarement rouge ou blanche. Les ornemens se détachent sur les parois soit en relief, soit en couleur différente de celle du fond du vase. Cette ornementation consiste généralement en méandres, en lignes géométriques, qui, par leurs dispositions diverses, rappellent celles si connues en Europe sous le nom de grecques et qui se trouvent ainsi transportées des rives de l’Adriatique aux rives du Pacifique.

L’Amérique ne ménage pas les surprises à ceux qui étudient son vieux passé; aux Mound-Builders, aux Cliff-Dwellers succèdent d’autres peuples, venus du nord et se dirigeant vers le sud. Chaque invasion nouvelle refoule l’invasion de la veille, comme la vague de la mer précipite celle qui l’a précédée. Les Mayas, les Toltecs, les Aztecs, bien d’autres encore appartiennent à une même race, féconde entre toutes, la race Nahuatl, à qui l’Amérique centrale, probablement aussi le Pérou, ont dû une civilisation nouvelle, une véritable grandeur. Il est impossible de préciser le lien qui rattache ces peuples aux autres races américaines. Un seul fait nous frappe : les Nahuas, comme les Mound-Builders, plaçaient leurs teocallis[13] sur des pyramides tronquées, sur des collines artificiellement agrandies et revêtues de maçonnerie. Il y a là, avec les usages des Mound-Builders, une analogie qui ne saurait être fortuite ; mais ces nouveau-venus étaient évidemment plus avancés ; leurs temples, leurs palais, leurs monolithes, leurs statues, leurs bas-reliefs couvrent le Mexique, le Guatemala, le Yucatan, le Chiapas. Des régions entières, aujourd’hui envahies par le désert, par des marécages malsains, où l’homme trouve la fièvre et la mort, étaient aux siècles passés habitées par des populations nombreuses, et les hardis pionniers qui parcourent, la hache à la main, des forêts presque impénétrables, se flattant dans leur naïf orgueil de fouler les premiers ces terres vierges, voient se dresser devant eux des ruines, des sépultures, muets témoins de siècles écoulés, de peuples disparus !

Il est difficile de reconstituer le passé de ces peuples. La tradition veut que la monarchie toltèque ait été l’apogée de leur grandeur. Les premiers sur le nouveau continent, les Toltecs ont créé des routes, construit des aqueducs et des ponts; ils savaient utiliser l’or, l’argent, le cuivre, l’étain et le plomb, filer, tisser, et teindre des étoffes, bâtir avec des pierres liées par de la chaux. C’est à eux que l’on attribue l’invention de la médecine, et leurs rois entretenaient des hôpitaux où les malades étaient soignés gratuitement. La magnificence de ces rois était extrême, si nous en croyons les chroniqueurs espagnols. Le palais de Quelzacoatl renfermait quatre salles principales; les murs de celle de l’Est étaient couverts de plaques d’or finement ciselées ; la salle des émeraudes et des turquoises était à l’ouest, et partout on voyait enchâssées des milliers de pierres d’un éclat incomparable. Les murs de la salle du Sud portaient des ornemens en argent et des coquilles aux couleurs brillantes ; la salle du Nord enfin était en jaspe rouge travaillé avec un art infini. Dans un autre palais, les murs de chacune des salles disparaissaient sous des tentures de plumes. Ces plumes étaient tantôt jaunes, bleues, arrachées à l’aile d’un oiseau très rare, le xeuhtototl, d’autres fois rouges ou blanches. Les rois de Tezcuco n’étaient pas moins magnifiques. Ixtlilxochitl, leur historien et leur descendant, nous a conservé la description des palais qu’ils avaient érigés, des jardins, des lacs qu’ils avaient créés à grands frais, de l’aménagement des forêts réservées à leurs chasses. Il énumère les villes et les provinces chargées du service royal : les unes devaient fournir le nombre d’hommes nécessaires pour l’entretien des palais, les autres les serviteurs attachés à la personne du monarque, d’autres encore les jardiniers, les forestiers ou les laboureurs. Si quelques-uns de ces détails peuvent paraître exagérés, les édifices encore debout restent des témoins irrécusables. De véritables villes, dont les ruines couvrent des superficies considérables ont existé dans toute l’Amérique centrale. A chaque pas, le voyageur ou l’archéologue sont arrêtés par des montagnes de décombres, des colonnes renversées, des sculptures brisées, derniers restes de monumens que l’homme se figurait édifier à jamais. Qui ne sait aujourd’hui les noms de Copan, de Mitla, de Palenque, de Chichen-Itza[14]? D’autres villes encore inconnues existaient dans des régions restées inexplorées. Il y a quelques mois à peine, M. Charnay, après une marche pénible et dangereuse, découvrait sur la rive gauche de l’Usumacinta, les ruines d’une de ces villes à laquelle il a donné le nom de Lorillard City[15]. Les monumens, temples ou palais, ressemblent ceux de Palenque; comme eux, ils sont érigés sur des monticules naturels ou artificiellement agrandis.

Les constructions massives que l’on remarque au Mexique, comme au Pérou, l’immense largeur des bases, l’inclinaison des parois donnent une tendance pyramidale et comme une apparence de stabilité et de durée qui font forcément penser à l’Egypte. Palenque avec ses palais, Tiaguanuco ou Huanucho-Viejo au Pérou, avec leurs portes monumentales, le petit nombre d’ouvertures en forme de tau, destinées à faire pénétrer la lumière, les murs recouverts d’une peinture rouge éclatante, les figures toujours représentées de profil, ne seraient pas déplacées sur les bords du Nil. Les bas-reliefs de Chichen-Itza ressemblent à ceux de Babylone ou de Ninive ; la richesse de l’ornementation rappelle celle des monumens assyriens. Les méandres des frises de Mitla, de la Casa del Gobernador ou de la Casa de Monjas à Uxmal[16] relèvent de l’art grec. Le portique de Kabah, un aqueduc sur le Rodadero à Cuzco auraient pu s’élever dans la campagne de Rome. Les figures qui ornaient le temple de Xochicalco (Mexique) étaient représentées assises les jambes croisées, dans l’attitude traditionnelle de Bouddha, et dernièrement un missionnaire protestant s’émerveillait des rapports entre les édifices de Chichen-Itza et les topes ou les dagobas qu’il avait vus à Anaradjapoura, l’ancienne capitale de l’île de Ceylan. Ces ressemblances, quelque curieuses qu’elles puissent paraître, sont après tout assez vagues et peut-être accidentelles ; elles ne permettent qu’une seule conclusion. Nous ne voyons surgir les constructions grandioses, telles que celles de l’Inde ou de la Chine, de l’Egypte ou de l’Assyrie, que dans des conditions identiques : il faut des peuples vivant sous un régime despotique, une race conquérante, imposant par la force à un peuple soumis les travaux nécessaires. Les vainqueurs apportent leur génie particulier, leurs traditions; les vaincus donnent les élémens matériels, leurs labeurs et leurs sueurs. Les études récentes permettent d’affirmer que les choses se sont ainsi passées en Amérique, et que ces monumens dont les ruines attestent l’importance n’ont pas eu une autre origine.

La construction de ces édifices, dans toute l’Amérique centrale et au Pérou, offre de grandes analogies. Bien que très certainement tous ne datent pas de la même époque et qu’ils soient dus à des peuples différens, ils présentent, si je puis me servir de ce mot, un air de famille que l’on ne saurait méconnaître. Les pyramides sont certainement le fait le plus saillant de cette ancienne architecture. C’est sur des pyramides que s’élèvent les teocallis ou les palais à Palenque et à Copan, comme à Chimu et à Tiaguanuco, dans le Yucatan et l’Anahuac, comme au Pérou et au Chili. Nous constatons sans doute des différences locales, dont il faut peut-être chercher la cause dans la différence des matériaux à la disposition des constructeurs; mais toujours le type primitif persiste et se relie au souvenir lointain des mounds, qui des rives de l’Ohio et du Mississipi, ont pénétré dans la Floride, puis dans les régions du Sud, où le Pérou marque leur dernière limite.

Les murs encore debout sont tantôt d’immenses blocs de pierre ou de granit porphyritique qui rappellent les constructions cyclopéennes, tantôt des blocages de pierres ou de briques recouverts d’une couche épaisse de ciment. Tous les voyageurs remarquent la solidité et à la fois l’élégance de ces édifices; les paremens étaient dressés avec régularité, les joints bien coupés, les arêtes d’une grande pureté. Presque toujours ils étaient ornés d’une corniche saillante et d’une large frise surchargée d’ornemens en stuc d’une grande richesse ; on les obtenait en appliquant sur l’enduit humide soit des rondelles de ciment, soit des bambous et en les recouvrant d’une nouvelle couche d’enduit qui, sous les rayons d’un soleil ardent, acquérait rapidement une grande dureté. On arrivait ainsi à une ornementation variée de méandres, de grecques, de losanges, de sphères aplaties, d’arabesques d’un excellent effet. Une couche de peinture, qu’on ne peut mieux comparer comme ton qu’à celle des maisons de Pompéi, terminait la décoration, qui était surtout réservée aux murs extérieurs. A l’intérieur, les salles généralement spacieuses, souvent soutenues par des colonnes, étaient nues et privées d’ornementation architecturale.

La monotonie peut-être excessive de cette architecture était relevée par des tours carrées à plusieurs étages. Nous les voyons à Copan, à Palenque, à Tikal ; la casa de la Culebra, à Uxmal, était couronnée par treize petites tourelles. Les architectes avaient également le soin de placer sur les façades des statues, des pilastres, des cariatides, des bas-reliefs. A Chichen-Itza, généralement regardée comme la plus récente des villes yucatèques, on peut aussi reconnaître d’importantes peintures murales. Ce sont de longues processions d’hommes et d’animaux, des combats, les luttes de l’homme contre le tigre ou le serpent, des arbres, des maisons. Une peinture sur les murs du cirque, malheureusement fort endommagée, représente un bateau assez semblable aux jonques chinoises. C’est le seul exemple connu des procédés de navigation de ces anciens peuples.

Les sculptures qui ornaient les édifices offrent de telles différences comme style et comme exécution, que l’on a peine à croire qu’elles soient dues à la même race, qu’elles répondent à la même civilisation. Tantôt ce sont des idoles étranges, aux formes incorrectes, des hommes portant des têtes de tigre, un alligator tenant dans sa gueule une figure avec une tête humaine et les extrémités d’un animal; un crapaud gigantesque dont les pattes sont terminées par des ongles de fétide. Tout à côté de ces monstres, on recueillait à Copan une statue qui paraît la plus haute expression de l’art maya, et nous ne savons ce qui doit le plus étonner, la bizarrerie de la conception, la richesse de l’ornementation ou la finesse de l’exécution. A Palenque, nous voyons une statue à l’expression calme et souriante qui ne serait pas déplacée dans le palais d’un pharaon, tandis que la pierre tombale de Chaac-Mol, récemment retrouvée à Chichen, les bas-reliefs de Santa-Lucia, d’autres encore se rapprochent de l’art moderne de nos régions. Ces contrastes saisissans, s’ils n’apportent aucun éclaircissement, ajoutent un nouvel attrait à l’archéologie américaine par les problèmes sans fin qu’ils soulèvent.

Nous avons peu parlé des monumens aztèques. Les uns, comme la pyramide de Xochicalco, ont disparu grâce à la cupidité de leurs propriétaires pressés de s’emparer des pierres pour les besoins de leurs usines ; les autres, le grand temple de Mexico, par exemple, ont été détruits sur l’ordre des moines qui accompagnaient les Conquistadores. Sans doute, la science a le droit de déplorer ce sombre fanatisme, cette ignorance barbare ; mais on ne saurait méconnaître l’indignation légitime soulevée par les hideux sacrifices offerts aux idoles dont ce temple était le sanctuaire. Lors de sa dédicace par Ahuitzotl, le prédécesseur de l’infortuné Montezuma, les massacres durèrent quatre jours[17]. Le sang coulait en telle quantité le long des terrasses du temple, qu’il bondissait en cascades et formait de véritables mares, où il se coagulait et répandait une épouvantable puanteur. Les Espagnols avaient une preuve trop certaine de la vérité de ces faits ; les crânes des malheureux ainsi sacrifiés étaient mis à part, portés en dehors de l’enceinte sacrée et déposés sur le Tzempantli, immense pyramide oblongue de têtes humaines enchâssées dans la maçonnerie. Deux colonnes élevées dominaient la plate-forme ; elles étaient formées de crânes qui remplaçaient les pierres. Quand la victime était un chef notable, sa tête était placée dans son état naturel et rien ne saurait rendre l’horreur et le dégoût qu’inspiraient ces faces grimaçantes dans la mort. Les chroniqueurs espagnols ont calculé que le nombre total de crânes ainsi exposés s’élevait à cent trente-six mille. C’était là assurément un monument unique dans son genre, et nous ne saurions mieux terminer ce que nous avions à raconter des antiques édifices américains.


IV.

Quelles conclusions ressortent de cette étude? L’art est un sentiment inné chez l’homme; nous le trouvons plus ou moins développé chez les races les plus diverses. Il grandit avec la civilisation ; il s’élève et il s’épure avec elle. En dehors de ce caractère général, il revêt dans chacune des races humaines une originalité propre due aux circonstances locales, à l’atavisme, au climat, au milieu ; mais ce caractère peut être modifié par les circonstances, par les influences étrangères, plus rarement par les génies exceptionnels, qui agissent avec une force irrésistible non-seulement sur leur propre génération, mais aussi sur les générations qui leur succèdent. Les mêmes causes ont produit les mêmes effets en Amérique, avec cette réserve, cependant, que le sentiment de l’art, le goût des ornemens, paraissent s’être éveillés plus tard sur le nouveau continent que sur l’ancien. Nous avons vu qu’en France et en Suisse, les troglodytes avaient déjà l’idée d’imiter les objets qu’ils avaient devant les yeux, tandis qu’en Amérique, quelque volonté que nous ayons de vieillir les plus anciennes pictographies, nous ne pouvons les faire remonter ni aux temps quaternaires, ni même aux plus anciennes périodes néolithiques. Tels sont les seuls faits que nous puissions affirmer. La science a bientôt atteint une limite infranchissable. Les découvertes et les travaux des américanistes n’ont pu encore percer les ténèbres qui cachent l’origine des peuples du Nouveau-Monde, à laquelle se rattachent si intimement les origines de l’art chez eux. Pour les uns, l’an américain tient par trop de côtés à celui de l’ancien continent, pour que l’on puisse attribuer les analogies au hasard, à la seule similitude des conceptions, ou, si on l’aime mieux, des instincts de l’homme. Pour les autres, et nous sommes de ce nombre, ces analogies sont trop vagues pour permettre une affirmation sérieuse. Les différences d’ailleurs sont autrement importantes que les analogies. Parmi elles je n’en veux retenir qu’une seule : l’impossibilité absolue de comparer les hiéroglyphes égyptiens à ceux de l’Amérique centrale. L’art américain serait donc un art sui generis, à peine modifié par des influences étrangères.

Nous savons encore trop peu de choses sur les relations qui ont existé entre le Nouveau-Monde et nos vieux continens avant le XIVe siècle, pour pouvoir résoudre la question avec quelque certitude. Sans doute, des migrations ont eu lieu à bien des reprises ; les peuples chassés de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique même, par la faim, par la guerre, par les innombrables fléaux, triste apanage de l’humanité, se sont rués sur l’Amérique ; ils ont modifié les races primitives, qui, si elles ne sont pas autochtones, remontent du moins à une prodigieuse antiquité ; mais nous ne savons ni le point de départ de ces migrations, ni leur point d’arrivée, ni la race ou plus vraisemblablement les races d’où ces immigrans étaient sortis. Comment dire, dans notre ignorance, l’influence qu’elles ont pu exercer? L’esprit hésite devant la grandeur des problèmes qui se présentent; aujourd’hui ils sont posés, c’est à ceux qui viendront après nous à les résoudre.


MARQUIS DE NADAILLAC.

  1. Littéralement : amas de débris de cuisine.
  2. Ces détails sont empruntés à un excellent travail publié par M. E. Soldi, les Arts méconnus. Paris, 1881, Leroux.
  3. M. Wiener a vu, dans la vallée du Chicama de Sausal, creuser un canal d’irrigation à travers un rocher qui faisait obstacle. Les ouvriers indigènes mirent une couche épaisse de cendres sur les bords du tracé du canal, ils le couvrirent de taquia (excrémens séchés de vaches) et l’allumèrent. Au bout de huit jours, ils avaient obtenu par ce procédé un sillon de 1m,20 de large sur 0m,80 de profondeur et 2m,30 de longueur, dans une pierre granitique à veine de basalte. (Soldi, l. c.)
  4. Il a été trouvé, auprès de Quito, un ciseau qui avait été employé à travailler les larges dalles de trachyte servant à paver les routes dans l’empire des Incas. Ce ciseau pesait 198 grammes; la surface était fruste, le tranchant ébréché, la tête refoulée comme par le choc d’un marteau. Tout indiquait un long usage. L’analyse d’un fragment, faite par M. Damour, a donné quatre-vingt-quinze partie de cuivre, un peu plus de quatre parties d’étain, quelques faibles traces de fer, de plomb et d’argent.
  5. Les Chibchas étaient les anciennes populations de l’état de Cundinamarca, qui fait aujourd’hui partie des États-Unis de Colombie.
  6. Les Muiscas étaient un peuple allié aux Chibchas.
  7. Ces pictographie sont souvent été reproduites, entre autres par Gemelli-Carreri, lord Kingsborough, Humboldt, Bancroft, etc.
  8. Zumarraga se vantait que, dans l’espace de huit ans, les franciscains avaient détruit plus de vingt mille monumens de l’idolâtrie. Quelques manuscrits échappèrent à la destruction. Les pictographies retraçant l’éducation des enfans sont tirées du codex Mendoza, ainsi appelé du nom du vice-roi qui en fit hommage à Charles-Quint. C’est une copie moderne généralement regardée comme exacte; elle est complétée par des explications en langue aztèque et en espagnol. Le codex Mendoza comprend trois parties : la première est historique, la seconde est un relevé des tributs des différentes provinces, la troisième, où nous avons puisé, se rapporte aux mœurs et aux coutumes des Aztecs.
  9. C’est la Revue qui, la première en France, a fait connaître ces curieru monumens. Ampère les mentionne dans ses Promenades en Amérique (voy. année 1853, 1. I, p. 751).
  10. Voyez, dans la Revue du 15 avril, l’étude de M. Caro sur l’Hérédité intellectuelle et morale.
  11. Littéralement : les habitans des rochers.
  12. Le Pueblo d’Aztec-Spring est le plus considérable de ceux connus jusqu’à ce jour. Il en est cependant nombre d’autres très importans. Les murs de Chettro-Kettle mesurent 935 pieds de longueur sur 40 de hauteur. Un pueblo sur la petite rivière de las Animas comptait assurément cinq, peut-être même six étages, et renfermait près de quatre cents chambres. Un des pueblos du Rio Pecos compte cinq cent dix-neuf chambres, un autre cinq cent quatre-vingts. Quelques-unes de ces chambres ne mesurent que 9 pieds sur 16; d’autres, plus petites encore, 7 pieds sur 9. La hauteur de l’étage varie de 8 à 9 pieds.
  13. Tel est le nom donné par les Mexicains à leurs temples; ils étaient toujours érigés sur des massifs de maçonnerie.
  14. Tous ces noms, sauf peut-être le dernier, remontent à la conquête espagnole.
  15. Du nom d’un riche Américain qui avait fait les frais de l’expédition de M. Charnay.
  16. On a calculé que les sculptures de la casa de Monjas couvraient une superficie de 24,000 pieds carrés.
  17. Le chiffre des victimes à cette occasion a été diversement évalué de vingt mille à soixante-douze mille; la marge, on le voit, est large. Ce qui est certain, c’est que les Mexicains se nourrissaient de la chair des malheureux ainsi immolés.