L’Arme invisible/Chapitre 10

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 157-167).


X

Biographie de Maurice.


Ce beau Maurice n’était point précisément un prince déguisé, bien que sa naissance et son éducation ne l’eussent pas destiné à la carrière artistique suivie avec tant d’éclat chez Mme veuve Samayoux.

Il avait pour père un honnête bourgeois, ancien notaire à Angoulême, qui s’était retiré avec une certaine aisance, mais qui restait chargé de famille.

Maurice ne comptait pas moins de cinq frères dont il était l’aîné ; entre chaque frère, une petite sœur s’était glissée : cela faisait dix enfants.

Dieu bénit les nombreuses familles : la preuve, c’est qu’il avait octroyé au père Pagès une remarquable faculté de prévoyance et un talent réel pour calculer les chances de l’avenir.

Le père Pagès, dès le bas âge de ses garçons, avait établi, à son point de vue, dans la ville d’Angoulême, une statistique professionnelle, avec l’âge des titulaires et des notes raisonnées sur leur santé.

On eût dit qu’il avait assuré chacun d’eux sur la vie ou qu’il était leur héritier en cas de mort.

Cette dernière hypothèse se rapprochait un peu de la vérité : non point que le père Pagès eût des prétentions sur leur patrimoine, mais bien parce que son regard d’aigle lorgnait toutes les clientèles et en faisait, un jour venant, le pain quotidien de ses garçons.

Il se trouva que des trois médecins les plus demandés par la ville, l’un avait une mauvaise toux, l’autre des couleurs trop accentuées, et que le troisième enfin était affligé d’une fistule.

Le père Pagès était incapable de souhaiter la mort de quelqu’un, mais confiant dans la Providence, il envoya son fils à l’École de Médecine de Paris en se disant :

— Voici l’affaire de ce gaillard-là réglée, et ce serait bien le diable s’il ne dotait pas une de ses sœurs.

Et il recommença ses calculs pour régler l’affaire de son second garçon, l’aîné étant désormais solidement établi.

Maurice avait un peu plus de vingt ans quand il arriva dans le quartier des écoles.

Il aimait les chevaux, le bruit, la chasse, les plaisirs ; il était passé maître à tous les exercices du corps et n’avait jamais gagné que des prix de gymnastique au collège.

Du reste, c’était un beau petit homme, bon garçon jusqu’à la faiblesse, un peu plus étourdi que ceux de son âge et innocent comme une demoiselle.

Le père Pagès lui avait dit lors de son départ :

— J’ai deviné ton goût pour les études médicales ; c’est la première de toutes les professions quand elle est honorablement remplie. Va, mon ami, je ne suis pas homme à contrarier ta vocation, travaille beaucoup, dépense peu, et souviens-toi que ta fortune est entre tes mains.

Maurice ne prit point la peine de contrôler cette vocation, qui jusqu’alors ne l’avait pas considérablement démangé.

L’idée de voir Paris, de vivre à Paris, enchante et entraîne tous les enfants.

Dans ces études inconnues qu’il n’avait point souhaitées, mais qu’il ne craignait pas non plus, Maurice ne vit pas autre chose que la vie de Paris, dont les plus ignorants ont savouré l’avant-goût au fond de leur province.

Il paya ses premières inscriptions, suivit les cours avec une assiduité modérée, fit des amis et apprit tout naturellement une foule de choses qui n’étaient pas indispensables pour recueillir la succession des trois docteurs d’Angoulême.

Au bout de six mois, il écrivit au père Pagès que son ambition la plus chère était d’être officier de hussards.

Le père Pagès lui répondit poste pour poste que l’aveuglement des adolescents passe pour être une chose proverbiale, que les parents seuls connaissent bien ce qu’il faut à leurs enfants, et que s’il n’était pas reçu à son premier examen, lui, le père Pagès, n’enverrait plus rien à son fils indigne, pas même sa malédiction.

Il y a des révoltés de naissance, Maurice n’était aucunement de ce caractère-là ; il n’eût pas mieux demandé que d’obéir, mais il avait une tête légère, un cœur ardent et un invincible dégoût pour l’amphithéâtre.

Un délai de trois mois lui restait jusqu’aux examens.

Il prit du bon temps sans faire trop de folies, et s’endormit plutôt qu’il ne s’enivra.

Son parti était arrêté, son régiment choisi ; le dernier jour du mois où se passent les examens, il devait aller voir le colonel des hussards, en garnison à Versailles.

Donc, le 30 août 1835, Maurice Pagès, relaps de la Faculté de médecine, ayant dans son gousset la dernière pièce de cent sous qui dût lui arriver d’Angoulême gagna les Champs-Élysées et prit place dans un coucou, frété pour la ville bâtie par Louis XIV.

Justement, ce jour-là, un des trois docteurs d’Angoulême marqués d’une croix par la sollicitude du père Pagès passait de vie à trépas.

C’était la fistule.

Les deux autres battaient de l’aile.

Maurice alla tout droit chez son colonel, qui était absent.

C’était la fête de Versailles.

Pour tuer le temps, notre futur hussard se rendit sur la grande place, où les saltimbanques avaient planté leurs tentes.

Nous avons dit que Maurice était fort habile à tous les exercices du corps.

Chacun va où son attrait l’appelle.

S’étant arrêté par hasard devant la baraque de Mme Samayoux, Maurice y entra, non point pour la ménagerie dont le tableau présentait d’effrayants spécimens, non point même pour la jeune fille cataleptique qui, sur le tableau encore, accomplissait ce tour merveilleux de la suspension horizontale, mais bien pour un gaillard en maillot couleur de chair qui, toujours sur le même tableau, voltigeait à trente pieds du sol autour de la barre d’un trapèze.

Il se trouva que Maurice fut trompé dans son attente ; le gymnaste si pompeusement annoncé était un pauvre diable maladroit et poltron, essayant timidement les tours que les enfants font dans les collèges.

Vous verrez que cette circonstance ne fut pas sans influer sur la destinée de notre lieutenant.

Il se trouva au contraire que la jeune fille cataleptique l’intéressa considérablement, non pas tant pour le miracle de la suspension aérienne que par les grâces de sa personne elle-même.

Nous n’avons pas ici de portrait à faire : cette jeune fille était Valentine de Villanove à l’âge de quinze ans.

Dans sa vie d’étudiant, Maurice avait eu des « connaissances, » comme on disait alors au Quartier latin.

Nombre de jeunes filles lui avaient plu, mais il n’avait jamais aimé.

À l’aspect de Valentine, qui portait en foire le nom de Fleurette, il fut frappé violemment et resta d’abord tout étourdi du trouble qui s’empara de son être.

Bien des gens ont nié ces foudroyantes sympathies en les reléguant avec mépris dans le domaine du roman.

Grand bien leur fasse !

L’évidence est là qui raille les railleurs, et pour le dire en passant, je ne sache rien au monde qui soit si près des réalités de la vie que le roman bien conçu et bien étudié.

En sortant du théâtre, Maurice ressemblait à un homme ivre.

Sa pensée le fuyait.

Il marchait en rêve.

Il alla ainsi longtemps dans une de ces immenses avenues qui rayonnent du palais vers la campagne.

Quand la nuit vint, il allait encore, brisé de fatigue physique, ému jusqu’à l’angoisse et n’ayant pas pu joindre bout à bout deux idées qui eussent l’apparence d’un dessein formé.

Machinalement pourtant, il prit le chemin de la maison du colonel, mais il passa deux fois devant la porte sans soulever le marteau.

C’était une nature soudaine en ses résolutions ; il y avait en lui de l’enfant, mais aussi de l’aventurier.

Sans savoir encore assurément ce qu’il comptait faire, il suivit son instinct qui l’attirait de nouveau vers le lieu où il avait ressenti la première, la seule grande émotion de sa jeunesse.

Tout en songeant, il fit le tour de la ménagerie ambulante.

Sur la porte de derrière, il y avait un petit écriteau collé.

Maurice s’étant approché, y lut ces mots écrits par une main qui dédaignait à la fois la calligraphie et l’orthographe : On demande un homme fort pour la perche et le trapèze.

Il eut de la sueur aux tempes, car la digne et brave figure du père Pagès passa devant ses yeux ; mais une autre image exquise, délicieuse, vint se mettre entre lui et le bonhomme : il vit les quinze ans de Fleurette, et la porte fut poussée.

Mon Dieu, oui, le sort de Maurice était de passer un engagement, ce jour-là ; au lieu de contracter avec le colonel des hussards, ce fut avec Mme veuve Samayoux qu’il s’arrangea.

Nous savons le reste, ou du moins le lecteur a dû le deviner :

Maurice, conservant un atome de prudence, ne donna que son nom de baptême, de sorte que l’ancien notaire d’Angoulême évita cette suprême avanie de s’entendre demander par ses amis et voisins des nouvelles de son fils le Parisien qui faisait parler de lui dans toutes les foires de France et de Navarre, non seulement en qualité de trapéziste, mais encore comme homme à la perche, homme à la boule, etc.

Douze mois passèrent comme un éclair.

Maurice ne s’inquiétait ni de sa famille ni du reste du monde.

Il était heureux, plus qu’un roi ; il avait dans le cœur un grand amour et la certitude d’être aimé.

Au bout d’un an, à cette même fête de Versailles qui lui avait ouvert le paradis, Maurice reçut un coup de massue.

La dompteuse lui dit un matin : « Fleurette est partie, ses parents sont venus la chercher. »

Combien de fois Maurice avait songé à cela ! combien de fois avait-il pensé que Fleurette n’appartenait point à ce monde où le hasard l’avait jetée !

Elle avait des fiertés, des délicatesses qui semblaient appartenir à une autre caste.

Elle s’était instruite elle-même : elle parlait bien, d’une voix douce et distinguée, enfin sa sagesse n’était pas seulement celle d’une pauvre fille, c’était l’honneur fier et calme de celles à qui le respect est dû.

Maurice ne prononça qu’un mot :

— Je le craignais !

Et son dessein de l’année précédente fut exécuté sur l’heure.

Il se fit soldat ; seulement, comme il voulait se faire tuer, il s’engagea dans un régiment d’Afrique.

Ce soir, en quittant la cabine de la dompteuse, après deux ans d’absence, Maurice était ivre et sentait son esprit chanceler comme au premier jour où il avait adoré Fleurette.

Son entrevue avec Léocadie ne lui laissa que des impressions confuses et contradictoires.

Deux notions surtout se heurtaient dans son cerveau et y faisaient la nuit.

Fleurette l’aimait encore, elle l’avait prouvé en visitant la baraque à ses risques et périls.

Mais un autre homme occupait la pensée de Fleurette, et ses visites à la baraque n’étaient pas pour Maurice tout seul.

Que croire ?

Le côté mystérieux des renseignements fournis par Léocadie, les Habits-Noirs, les dangers, l’histoire tronquée de ce bandit sanguinaire et charitable, le chiffonnier Coyatier, tout cela papillonnait devant les yeux troublés de Maurice.

Il n’y comprenait rien et se demandait si Léocadie y comprenait quelque chose elle-même.

Un seul point clair et net faisait tache dans sa nuit comme une lame d’acier brille sourdement dans les ténèbres ; c’était un nom qui sans cesse résonnait, malgré lui, à son oreille : Remy d’Arx.

Il détestait jusqu’à la folie l’homme inconnu qui portait ce nom ; il eût donné une moitié de son sang pour voir cet homme en face de lui, l’épée à la main.

La route est interminable du Jardin des Plantes jusqu’aux environs de l’Arc de l’Étoile ; c’est Paris tout entier qu’il faut traverser dans sa plus grande longueur.

Le chemin sembla court à Maurice et le passage des heures lui parut singulièrement rapide ; il fut tout étonné d’entendre une heure du matin sonner à l’horloge de l’Élysée comme il franchissait le rond-point, entre la rue Montaigne et l’allée des Veuves.

— Je le verrai, se disait-il, résumant le décousu de ses rêveries : il faut que je la voie, c’est le principal. Tant mieux, s’il y a du péril, je la protégerai. Quel est mon espoir, cependant ? Sa famille me chassera. Eh bien ! mon espoir, c’est le sien. Il faut que je la voie pour savoir ce qu’elle espère. Si elle m’aimait assez pour jeter de côté toute cette noblesse, toute cette fortune… Elle a un projet, puisqu’elle est venue.

Il s’arrêta au milieu de l’avenue des Champs-Élysées et s’assit sur un banc pour mettre sa tête brûlante dans ses mains, qui étaient de glace.

— Mais ce Remy d’Arx ! murmura-t-il d’une voix étouffée. Il est riche, lui, sans doute, il est de ceux qu’on épouse sans fuir sa famille, sans renoncer au monde…

Un instant il resta muet dans le grand silence de la promenade déserte, mais il se leva brusquement et dit en reprenant sa route à pas précipités :

— Je suis fou ! Cette pauvre femme la juge selon elle-même. Est-ce qu’il y a une comparaison possible entre elles deux ? Elle m’aime, puisqu’elle me le dit et puisqu’il n’y a rien sur la terre de si vrai, de si loyal qu’elle ! Il faut que je la voie, au premier mot tout sera éclairci, et quelle joie quand elle tendra son beau front à mon premier baiser ! Si M. Remy d’Arx… Eh bien ! les Arabes ont encore des balles dans leurs fusils et cette fois je ne prendrai pas la peine de me défendre.

Au coin de la rue de l’Oratoire, il vit la file des équipages qui stationnaient devant le portail d’un riche hôtel.

Il allait passer franc, car tout ce qui sentait l’opulence et le bonheur lui inspirait, cette nuit, une sombre jalousie, mais il s’arrêta court parce qu’un valet, ouvrant le portail et faisant quelques pas sur le trottoir, cria d’une voix haute :

— La voiture de M. Remy d’Arx… avancez !