L’Arme invisible/Chapitre 09

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re partie) (1869)
E. Dentu (p. 145-156).


IX

Valet de carreau, neuf de pique.


Maurice devint si pâle que Léocadie s’élança pour le soutenir.

— Eh bien ! eh bien ! fit-elle, pas de mauvaise plaisanterie, garçon ! vas-tu avoir une attaque de nerfs ou une syncope d’évanouissement ? Si j’avais su que les soldats d’Afrique étaient des demoiselles, j’aurais acheté un flacon d’alcali. J’ai dit la vérité, mais il n’y a peut-être pas de quoi fouetter un chat dans tout cela ; il faut voir.

Elle aida Maurice à s’asseoir sur le petit divan.

— Si c’est un coup de boutoir, maman Léo, murmura-t-il d’une voix changée, vous avez frappé trop fort ; si, au contraire, votre accusation est sérieuse…

— Je n’ai accusé personne, d’abord, interrompit la veuve Samayoux.

— Ce rendez-vous dont vous avez parlé…

— Je n’ai pas parlé de rendez-vous. Ce n’est pas chez moi qu’elle donnerait des rendez-vous, et si elle en donne, je n’en sais rien, garçon. J’ai dit une seule chose et je ne m’en dédis pas : demain elle ne vient pas ici pour toi.

— De la manière dont vous l’aviez dit, maman, soupira Maurice prompt à se rassurer, j’avais compris qu’elle venait pour un autre que moi.

— Et tu avais bien compris, dit la veuve d’un accent ferme, mais doux ; sois homme un petit peu. Fleurette vient ici demain pour un autre que toi.

— Mais alors ?

— Mais alors c’est tout. Il y a cela et pas autre chose : Mlle Valentine a des secrets pour moi tout en se servant de moi. En aura-t-elle pour toi, je n’en sais rien, c’est ton affaire. Tu me reproches d’avoir parlé ; peut-être que tu as raison, mais je suis femme, après tout, et je me connais. Ne te fâche pas si je me compare à celle que tu aimes ; les femmes comme moi ne sont pas les plus mauvaises des femmes : ça ne les gêne pas de se jeter à l’eau ou dans le feu quand il s’agit de prouver leur dévouement. Essaye et tu verras si je dis vrai.

Mais c’est égal, petit, se reprit-elle en changeant de ton, justement parce que je me connais, je n’ai pas confiance dans les femmes.

Maurice la regardait d’un air épouvanté ; il demanda tout bas :

— Vous l’avez vu ?

— Qui ?

— L’autre.

— Jamais.

— Elle vous a parlé de lui ?

— Beaucoup.

— Ayez pitié de moi, je vous en prie, dites-moi tout…

— C’est ce que je fais, mais tu t’évanouis à la première bredouille.

— Est-il jeune ? demanda encore Maurice.

— Assez, répondit la dompteuse, et beau comme Apollon à ce qu’il paraît.

— Mais vous voulez donc me faire mourir !

— Le plus souvent ! au contraire. Vous êtes deux, je t’aime mieux qu’elle, si vous devez jouer ensemble à certain jeu que je sais bien, je veux te mettre en main les bonnes cartes, voilà tout.

Maurice inclina sa tête sur sa main dans une attitude d’accablement.

— Sois homme un petit peu, répéta la dompteuse ; dans ce monde-ci, on n’a rien sans combattre, et Mlle Valentine vaut bien une bataille, c’est mon avis.

— S’il ne s’agit que de le tuer… s’écria Maurice en se redressant.

— Je ne sais pas, répondit la dompteuse, faudra voir. Si elle a quelque chose pour lui, et je le crois, ce n’est certainement pas ce qu’elle a pour toi, j’en suis sûre. Mais je te l’ai dit : il y a là-dedans des mystères et des dangers, ça saute aux yeux. Je suppose bien que cet homme-là est dans les mystères, je crois deviner qu’il partage le danger. Elle cherche un défenseur, pourquoi n’étais-tu pas là ?

— J’y suis, fit le jeune lieutenant ; allez toujours.

— À la bonne heure ! tu te retrouves. On va pouvoir causer. Les hommes qui s’évanouissent, vois-tu, moi, ça me fait mal. Est-ce bien fini ?

— Oui, c’est bien fini.

— Alors, je commence : on ne vient pas comme cela, le soir, toute seule, derrière le Jardin-des-Plantes sans risquer d’avoir quelque aventure. Ce n’est plus la Chaussée-d’Antin, dis donc ; passé neuf heures, le quai, depuis l’hôtel-Dieu jusqu’ici, ne sert pas de rendez-vous aux gants jaunes, ah ! mais non ! J’aimerais mieux traverser la forêt de Bondy. Il y a donc qu’elle prenait ce chemin-là et qu’elle laissait son fiacre de l’autre côté de la place Walhubert, rapport au cocher qui ne devait point savoir où elle allait. Tu n’as pas trop à te plaindre, en définitive, puisque c’est pour toi qu’elle venait. Eh bien ! elle a eu son aventure, pas bien grosse à ce qu’il paraît, la moindre des choses : cinq ou six morveux qui voulaient l’affronter. Mais ça suffit pour poser un homme en jeune premier rôle.

Maurice ferma les poings.

— Attends qu’il soit là pour prendre la garde du boxeur français, bibi, dit la dompteuse en riant. Aurais-tu mieux aimé qu’on la laissât se débattre avec cette racaille ?

— Et c’est l’homme en question qui la défendit ? murmura Maurice.

— Crânement, oui, et qui mit en fuite les rôdeurs comme une volée d’étourneaux. Ça fait toujours bien dans une histoire.

— C’était un inconnu pour elle ?

— Mais non, voilà le curieux. Quand je la revis, deux ou trois jours après, elle me dit : « Mon secret n’est plus à moi. » Et après m’avoir raconté l’anecdote, elle ajouta : « Il est impossible que M. Remy d’Arx ne m’ait pas reconnue. »

— Remy d’Arx ! répéta Maurice ; je n’oublierai pas ce nom-là.

— Tu auras raison, Fanfan, répliqua Léocadie, quand ce ne serait que pour le remercier de sa politesse à l’occasion, car il ne dit pas un mot plus haut que l’autre à la petite. C’est comme cela qu’il faut s’y prendre, vois-tu : il la reconduisit jusqu’à sa voiture, lui fit un grand salut et s’en alla.

— Et elle l’a revu ?

— Puisque c’est un des habitués du salon de sa duchesse.

— Il n’a pas manqué de faire allusion à cette rencontre ?

— Tu reviens de chez les Arabes, toi ! Il n’a pas seulement soufflé mot. Fleurette me le disait encore hier : « Avant la bagarre, il ne me parlait pas beaucoup, mais depuis il ne me parle plus du tout. Il s’éloigne de moi avec un soin qui m’inquiète ; on dirait qu’il a peur de me faire rougir. »

— Et plus il fait semblant de l’éviter, plus elle s’occupe de lui, pensa tout haut le jeune lieutenant.

— Naturellement, c’est l’ordre et la marche de notre sexe.

— Mais si les choses sont ainsi, comment expliquer l’entrevue qu’ils doivent avoir demain ?

— T’ai-je dit que cette entrevue dût avoir lieu entre Fleurette et M. Remy d’Arx ?

— Ne me cachez rien, maman Léo, je vous en prie !

— Je ne te cache rien, Fanfan, mon pauvre amour, et j’en suis à regretter d’avoir eu la langue trop longue, car tu as la figure comme si tu sortais de l’hôpital ; mais je ne peux pas t’en apprendre plus long que je n’en sais moi-même.

J’ai deviné bien ou mal, voilà tout.

Une fois il est échappé à Fleurette de dire devant moi : « Pourquoi était-il en ce lieu à cette heure ? »

Une autre fois, je crus comprendre que ce Remy d’Arx, qui est procureur du roi ou quelque chose comme cela, laissant de côté ses mouchards et ses gendarmes, faisait seul dans la forêt de Paris une de ces parties de chasse où l’on peut laisser sa peau. Tu me diras que M. Vidocq est pour ces battues-là et qu’il faut laisser à chacun son métier, mais le Remy d’Arx est piqué au jeu, et il paraît qu’avec son air sévère il est plus hardi qu’un zouave. Je ne sais pas le nom de l’homme qui doit venir demain et qui est déjà venu, il a mauvaise mine et travaille pour de l’argent : j’ai vu Fleurette lui donner un billet de banque ; ce dont il est question dans leurs entrevues, je l’ignore, on m’éloigne, mais j’ai surpris un mot, un nom : Coyatier.

Ceci fut prononcé à voix basse et avec une sorte d’effroi.

La pensée du jeune lieutenant avait tourné ; sa jalousie restait en éveil, mais un vif sentiment de curiosité le prenait à son insu et soulageait d’autant sa blessure.

À mesure que le débit de la bonne femme, devenait, malgré elle, plus confidentiel, Maurice écoutait plus avidement.

Il avait attendu surtout avec une sorte d’anxiété le nom prononcé par le mystérieux visiteur à qui Fleurette donnait des billets de banque.

En écoutant ce nom, il éprouva un pur et simple désappointement.

— Ce nom de Coyatier ne me dit rien, fit-il avec indifférence.

— Ça va te faire un autre effet tout à l’heure, répondit la dompteuse, qui entr’ouvrit la porte et jeta un coup d’œil sur la galerie, comme si elle eût craint les oreilles indiscrètes.

— Ça n’est jamais bien sûr, ajouta-t-elle en repoussant le battant, de parler trop haut quand il s’agit de ces gens-là. Assieds-toi un petit peu ; il y en a pour cinq minutes. Quand je t’aurai dit pourquoi le nom de Coyatier se prononce tout bas, tu en sauras juste aussi long que moi sur tous ces rébus qui me font jeter ma langue aux chiens, et tu iras te coucher si tu veux.

Elle donna l’exemple en prenant place dans un fauteuil que son poids fit frémir.

— Voilà ! reprit-elle ; la foire est un drôle de monde qui ressemble un peu à ma ménagerie ; il y a de tout chez nous, excepté pourtant des pairs de France et des banquiers millionnaires. J’y connais des honnêtes gens, parole d’honneur, mais on y bavarde beaucoup des machines de la cour d’assises.

Ça occupe, ça amuse, on dirait que c’est du sucre.

Chaque fois qu’il y a une histoire de voleurs, tout le monde ouvre l’oreille, si bien qu’on raconte tout haut derrière les baraques des faits divers qui écarquilleraient les yeux de la police. Si le nom de Coyatier ne te dit rien, celui des Habits-Noirs est-il dans le même cas, bijou ?

— Ils sont en prison, voulut interrompre Maurice, j’ai vu cela dans les journaux.

— Bon, bon, fit la veuve Samayoux, les journaux disent ce qu’ils peuvent, et la préfecture laisse dire ce qui lui est avantageux. Là-bas, au camp de la Loupe de la barrière d’Italie, il y a un chiffonnier qui ne boit que de l’eau, les jours où il n’avale pas ce qu’il faut d’eau-de-vie pour enivrer six hommes : c’est Coyatier. Attention ! il fait peur à voir avec sa tête hérissée comme une hure de sanglier ; il ne parle à personne, jamais, et tout le monde l’évite, même ceux qui ont quelque chose sur la conscience.

Moi, je ne l’ai vu qu’une fois, c’est un rude homme.

Il y avait, ce jour-là, un gamin qui pleurait parce qu’il avait cassé la bouteille dans laquelle il rapportait le vin de ses parents ; les passants l’appelaient imbécile pour le consoler ; Coyatier lui mit une pièce blanche dans la main et voulut le caresser, mais l’enfant se sauva avec les vingt sous.

Comprends-tu ça ?

Voici un an, au brun de nuit, une pauvre minette se noyait sous le pont, ici près ; c’était une fille trompée et abandonnée qui s’en allait parce qu’elle n’avait plus de quoi nourrir son petit enfant. Coyatier la retira de l’eau et l’emmena chez lui, où il la soigna pendant un mois sans rien dire à personne, excepté au médecin dont il payait les visites.

Tu penses bien que la minette et l’enfant l’aimaient comme on adore le bon Dieu.

C’est tout simple, pas vrai ?

Mais la minette se rétablit, elle alla un jour s’asseoir sur un banc au bout du boulevard de l’Hôpital ; là, les gens lui parlèrent de l’homme à qui elle devait tout. Elle rentra, prit ses nippes et se sauva sans attendre Coyatier pour lui dire merci ni au revoir.

Qu’en penses-tu ?

Je ne veux pas te faire languir, fanfan, cet homme-là n’a pas la lèpre, mais il est tout comme : il gagne l’argent qu’il dépense avec son couteau, et il travaille pour les Habits-Noirs.

— Et cela se dit tout haut ! s’écria Maurice stupéfait.

— Non, répliqua Léocadie, cela se dit tout bas. Dans ce pays-ci on connaît les argousins comme on connaît ceux qu’ils cherchent. Rien ne sort, primo d’abord parce qu’on déteste la police, et secondement parce que chacun sait bien ce qu’il en coûterait pour causer. Il y en a qui passaient pour trop bavards et qu’on ne voit plus. À bon entendeur, salut ; les autres savent qu’on en meurt, dame ! et ils se taisent.

Elle se leva la première et tendit la main à Maurice comme pour lui donner congé.

— Où demeures-tu ? demanda-t-elle en arrivant au seuil.

— Rue de l’Oratoire, Champs-Élysées, no 6, répondit Maurice.

— Est-ce à l’hôtel ?

— Non, l’Afrique n’est pas la Californie ; mes fonds sont très bas et j’étais assez embarrassé en arrivant…

— Bête que je suis ! s’écria Léocadie avec une cordiale effusion, je n’avais pas songé à cela ! tu m’as fait pourtant gagner assez d’argent autrefois, en veux-tu ?

— Merci, répliqua le jeune lieutenant, j’ai assez pour attendre jusqu’à demain, et peut-être que demain je reprendrai ma feuille de route pour Marseille. Je voulais dire que je suis forcé d’économiser parce qu’il me faut un costume civil, n’ayant plus le droit de porter l’uniforme de lieutenant.

— Et si tu t’en retournais là-bas, que serais-tu ?

— Soldat. Le bonheur a voulu que j’aie rencontré une ancienne connaissance. Vous devez vous souvenir de ce gai vivant qui venait autrefois à la baraque, et qu’on appelait le commis-voyageur ?

M. Lecoq ! s’écria la dompteuse, quel joyeux luron !

— Il m’a procuré une petite chambre garnie pas chère, dans une maison qui n’est pas belle, mais qui a l’air bien tranquille.

— Tout est donc pour le mieux, amour, dit Mme Samayoux. La nuit porte conseil, réfléchis, et pas de coup de tête.

Maurice fit un pas pour sortir, mais elle n’avait point lâché sa main, elle le retint d’autorité.

— Mon lieutenant, dit-elle, tu as refusé l’argent de maman Léo. Tu lui en veux, tu te figures qu’elle a essayé de te mettre dans l’esprit de mauvaises idées. Elle n’est pas capable de ça, mon fils, elle a voulu tout uniment couler un peu de plomb dans ta cervelle de linotte. L’appétit vient en mangeant, c’est certain ; elle t’en a dit peut-être un peu plus long qu’elle ne l’avait résolu, mais elle ne t’en a pas trop dit. Résumé du président : la jeune fille t’aime ; mais il y a un valet de carreau, et le neuf de pique sur enjeu. Conclusion générale : veille au grain et tiens bien tes cartes, ou tu seras obligé, comme tu l’as dit sans y croire, de reprendre, soit demain, soit plus tard, ta feuille de route sur Marseille. Embrasse-moi et dis merci !

Elle lui secoua la main avec une vigueur toute virile et l’attira presque de force dans ses bras.

— Merci, maman, dit Maurice, qui essaya de sourire.

La dompteuse murmura dans un baiser véritablement maternel :

— Que comptes-tu faire ?

Au lieu de répondre, le jeune officier demanda :

— À quelle heure cet inconnu et Valentine doivent-ils se rencontrer chez vous ?

— À quatre heures de l’après-midi.

— C’est bien, répliqua Maurice, je vais réfléchir comme vous me le conseillez. Je ne sais pas encore si je verrai Fleurette, si je lui parlerai, mais je sais que, le cas échéant, elle n’aura pas besoin d’un défenseur de hasard : je serai là pour veiller sur elle.