L’Arme invisible/Chapitre 08

L’Arme invisible ou le Secret des Habits noirs (1re  partie) (1869)
E. Dentu (p. 127-144).


VIII

Souper à la baraque.


Nous avons déjà entendu ce nom de Maurice, à l’estaminet de l’Épi-Scié, cabinet de l’entresol, dans la bouche du bandit Piquepuce, rendant ses comptes à Toulonnais-l’Amitié.

C’était vraiment un beau soldat que ce Maurice, et son uniforme de spahis lui allait à ravir.

Il pouvait avoir vingt-cinq ans, sa figure riante et hardie portait les traces du soleil africain sans avoir perdu pour cela sa délicatesse native : son teint avait bruni jusqu’à prendre une nuance complètement bistrée, mais il n’avait point grossi, et ces tons de cuivre mat allaient bien à la virile finesse de ses traits.

Il avait le front haut sous ses cheveux blonds, coupés ras ; son nez aquilin taillé selon de vives et tranchantes arêtes relevait ses narines à la moindre émotion ; sa bouche était ferme, nette, singulièrement douce dans le sourire, mais sévère aussi à l’occasion, et en quelque sorte rembrunie par la courbe énergique de son menton.

Ses yeux noirs brillaient et brûlaient, protégés par des cils soyeux comme ceux d’une femme, et c’est à peine si le duvet de sa moustache naissante ombrageait suffisamment sa lèvre supérieure.

Il était grand, avec cela ; gracieux dans sa taille souple et bien prise, dont les moindres mouvements annonçaient une remarquable agilité.

— Je vous préviens, maman Léo, dit-il en rendant de bon cœur l’accolade de la dompteuse, que si vous me serrez comme cela, je reprends ma démission pour retourner en Afrique. Heureusement que les Arabes n’ont pas le poignet si bien attaché que vous, sans quoi je n’aurais pas le plaisir de vous revoir.

— Car tu les as frottés de près, n’est-ce pas, mon Maurice ? s’écria la bonne femme, dont la voix était douce comme un solo de clarinette ; j’ai lu tout ça sur les journaux. Et figure-toi, je ne te reconnaissais pas dans les premiers temps : tu nous avais caché ton nom, méchant que tu es !

— Dame ! fit Maurice, pour entrer dans la cage du tigre et gigoter sur le trapèze américain…

— Ah oui ! tu méprises bien l’état maintenant !

— Pas trop, puisque me voici chez vous, ma grosse maman.

— C’est vrai. Mais, ajouta-t-elle en soupirant, ce n’est pas pour moi que tu est chez moi, et tu voudrais déjà que je te parle d’elle, sans cœur !

Le jeune officier l’embrassa encore en disant :

— Vous êtes bonne comme du bon pain. Oui, pourquoi vous le cacherais-je, puisque vous le savez si bien ? je viens vous parler d’elle, je ne songe qu’à elle ; je l’aimais bien autrefois, n’est-ce pas ?

— Tu ne l’aimais que trop, fit Léocadie, dont la poitrine se souleva en un vaste soupir.

— Je l’aime cent fois plus maintenant ; je l’aime mille fois plus, et je viens à vous sans crainte, car mon cœur me dit qu’elle ne m’a pas oubliée.

Mme Samayoux le regarda avec surprise.

— Ton cœur ! répéta-t-elle ; tu n’as donc pas reçu ma lettre ?

— Je n’ai rien reçu, répondit Maurice, je ne sais rien d’elle, sinon ce que je savais lorsque j’ai quitté votre maison pour m’engager soldat, parce que je me trouvais séparé d’elle, parce que, et comme j’en avais le pressentiment ! au lieu d’appartenir à une pauvre famille, elle était l’enfant de parents nobles et riches qui l’avaient recherchée, qui l’avaient retrouvée et qui étaient venus la réclamer.

— Te voilà tout pâle, murmura Léocadie, rien qu’en pensant à elle. Comme tu l’aimes, Maurice ! Sans elle, dis, m’aurais-tu aimée un petit peu ?

— Maman Léo, répliqua gaiement le jeune officier, vous n’avez que ce défaut-là, mais il est gros. Vous savez bien que je vous aime comme un fils…

— Ne dis pas cela ! interrompit-elle en lui mettant la main sur la bouche, ça me vieillit, trésor !

— Comme un neveu…

— Avec ça que les neveux sont tendres ! Non, comme un petit frère chéri, c’est réglé. As-tu faim ? te souviens-tu de mes fricandeaux à l’oseille ? Moi, je n’ai pas oublié tes goûts, et dès que j’ai su que tu allais venir, je t’ai mijoté une rouelle qui serait digne des dieux de la fable ; avec ça une jolie salade, du raisin de Fontainebleau, du fromage de Brie et ce petit Mâcon vieux, tu sais ?

— J’aurai peut-être faim, maman Léo, dit Maurice, car ne j’ai pas bien vécu depuis quelques jours, mais auparavant j’ai besoin de savoir. Ne me faites pas languir, je ne vous en demande pas long, dites-moi ce qu’elle est, où elle est et si elle m’aime encore.

Léocadie prit sa casserole et en vida le contenu dans un plat.

— Nous allons donc pouvoir souper tout de suite, répondit-elle d’un air malin, car il ne me faudra pas beaucoup de temps pour répondre à tes questions.

Ce qu’elle est, elle est grande demoiselle, nièce de duchesse ou marquise, je ne pourrais pas le dire au juste.

Où elle est, je n’en sais rien, mais elle te l’apprendra elle-même.

Si elle t’aime encore, oui, à la folie, car c’est de la folie dans la position où elle est que de quitter l’hôtel de sa tante, le soir, en fiacre, pour venir chez Mme veuve Samayoux, tout exprès pour causer du maréchal des logis Maurice Pagès.

— Elle a fait cela ! s’écria le jeune officier, qui se jeta à son cou.

— Oui, mon lieutenant, j’ai dit maréchal des logis parce que la dernière fois qu’elle est venue, ni elle ni moi nous ne savions que vous aviez l’épaulette. Peut-on servir ?

Maurice essuya la sueur de son front et dit en appuyant la main sur son cœur :

— Servez, maman Léo ; ceux qui prétendent que la joie coupe l’appétit sont des menteurs. À table ! je vais manger comme un de vos tigres !

En un clin d’œil le souper fut servi, et Léocadie, qui, une fois assise, tenait tout un côté de la table, commença prestement à découper.

— Voilà, fit-elle, c’est le morceau de gauche que tu préfères. Chaque fois que je m’en servais une tranche, je pensais à toi et je me disais : Il n’en a peut-être pas de si bien rissolé là-bas, au fond des déserts. Le trouves-tu bon ?

— Délicieux, répartit Maurice la bouche pleine.

— Eh bien ! pendant que tu manges, mon chéri, tu me laisseras bien parler un peu de ce qui est le cadet de tes soucis, c’est-à-dire de toi-même. Pourquoi as-tu donné ta démission, puisque tu n’avais pas reçu ma lettre qui te disait de revenir au galop ?

— Parce que je n’avais pas besoin de lettre pour avoir le diable au corps, maman ; je voulais la revoir à tout prix, je serais devenu enragé là-bas.

— C’est comme ça que j’ai toujours rêvé d’être idolâtrée ! soupira Mme Samayoux. Combien de temps as-tu été officier ?

— Trois jours. Je n’avais tant travaillé que pour avoir mon grade, et je ne désirais mon grade que pour gagner le droit de donner ma démission. Mes chefs m’en ont assez dit, et de sévères, mais j’aurais passé par-dessus le corps du maréchal pour revenir à Paris.

Léocadie lui versa un grand verre de vin.

— C’est étonnant, dit-elle, ça me fait plaisir et peine de t’entendre parler de même ! Et pourtant, je me raisonne, va ! Je suis un peu puissante pour toi, en plus de l’âge qu’il y a de trop, tandis qu’avec la Fleurette vous ferez une vraie paire de jolis cœurs. Mais comme c’est ça, hein ? Donner sa démission au bout de trois jours, après avoir gagné son grade en deux ans ! sais-tu que pareille chose ne s’est jamais vue ? Il n’y avait que Lamoricière pour être mis si souvent que toi dans les rapports et dans les journaux ! Quand on se manie de même c’est bien plus court que de passer par l’École de Saumur. Ça te va un peu crânement, dis donc, cette tape de soleil que tu as sur les joues ! Moi, d’abord, les officiers blonds qui se basanent à Alger, j’en croquerais !

— Une autre tranche, maman, interrompit Maurice.

— Ah Cupidon ! va, s’écria-t-elle avec un fougueux élan d’enthousiasme, c’est une déesse de l’Olympe qu’il faudrait pour être digne de toi ! et j’en ai composé assez de strophes en vers sur l’ivresse de la tendresse d’amour au point du jour que je ne pouvais pas m’en guérir le cœur en ta faveur. Je vas t’en chanter une petite, veux-tu ? Qu’est-ce que ça te fait, puisque tu manges ? On reparlera d’elle après, sois tranquille.

Elle se leva impétueusement et prit dans le filet qui servait de grenier la vieille guitare placée entre les pommes de terre et le parapluie. Pendant qu’elle en resserrait les cordes lâchées, Maurice dit sur le ton de la clémence :

— Chantez, maman, vous avez une fièrement jolie voix.

Ce fut comme un tonnerre langoureux qui éclata dans la petite cabine. Les yeux au ciel et le sein agité par un orage, Léocadie se mit à rugir, sur l’air fade d’une romance passée de mode, la poésie suivante, qui était due à sa propre inspiration :

Les lions et les tigres sont plus faciles à dompter
Que le jeune militaire dont mon âme en soupire ;
Il est séduisant par toutes ses qualités,
Mais ça lui est égal que je souffre le martyre.

— Bravo ! s’écria Maurice, c’est stylé !

— Tu ris, sans cœur ! répondit Léocadie ; n’empêche qu’il y a des gens qui s’y connaissent et qui m’ont dit qu’on aurait bien pu la faire imprimer chez les marchands de musique.

Elle reprit avec moins de vigueur, mais plus de sensibilité :

Ah ! puissent mes bêtes féroces un jour me dévorer
Plutôt que de continuer dans un pareil supplice !
On ne souffre pas longtemps à être mangé,
Et c’est pour toujours que mon bourreau est Maurice !

— Bravo ! bravo ! bravo ! fit de nouveau le jeune officier, mais c’est assez pour une fois, maman : encore une tranche.

— Je voudrais être à la place du fricandeau, puisqu’il a su te plaire, murmura Léocadie en mettant la main au plat, mais je ne veux pas me rendre à charge par mes plaintes mélancoliques. Assez de guitare, quoiqu’il y ait encore dix-neuf couplets, tous aussi soignés les uns que les autres. Je te disais donc, bibi, que dans les premiers temps je ne te reconnaissais pas sur les journaux à cause que tu nous avais dissimulé le nom de ta famille, mais tous ceux qui s’appellent Maurice me tirent l’œil ; quand je lus dans le Journal du Commerce la première diablerie du spahi Maurice Pagès, ça m’émoustilla ; quelques semaines après, nouveau tour de force ; le caporal Maurice Pagès avait ramené à lui tout seul un demi-quarteron de Béni Zoug-Zoug ; après ça fut une équipée du brigadier Maurice Pagès ! et des gibelottes d’Arabes, et des mirotons de Kabyles, tous fricassés par le même Maurice Pagès ! ça m’agaçait, à la fin, mazette ! je me disais : Si seulement mon petit agneau de Maurice… Jusqu’au moment où je reçus ta première lettre signée Maurice Pagès, brigadier. Ah ! nom d’un chien ! j’ai nourri trois numéros à la loterie pendant quatorze ans, mais je n’aurais pas été si contente quand on m’aurait annoncé la sortie de mon terne !

Le jeune lieutenant lui tendit son verre vide en disant :

— Puisque vous êtes la crème des femmes, maman Léo !

— C’est bon ! La lettre ne parlait guère de moi, mais elle bavardait beaucoup d’elle, et je ne pouvais pas répondre à tes questions, puisqu’en ce temps-là je n’en savais pas plus long que toi.

— Et maintenant ?

— Maintenant, ça a changé. En es-tu au café ?

Maurice repoussa son assiette et mit ses coudes sur la table.

— Oui, maman, mais en double, s’il vous plaît. Ce que je veux, c’est mon vrai dessert.

Léocadie soupira bien un peu, mais elle allait se résignant, car elle dit en posant devant lui la demi-tasse de porcelaine épaisse et le petit verre :

— On va te le donner, ton dessert, et on n’en mourra qu’à sa dernière heure, sais-tu ? C’est le caillou que l’âme de ce garçon-là, pour tout ce qui me concerne personnellement.

— Et pourtant, continua-t-elle en laissant couler par-dessus les bords de la tasse un abondant bain de pied, il y en a d’autres qui ne me trouvent pas encore trop déchirée, et je ne parle pas du premier venu, non ! Ça m’est permis de choisir, si je veux, entre un pompier gradé, un savant du Jardin-des-Plantes qu’est gardien des bêtes et un petit de l’entrepôt à lunettes vertes, dans les trois-six.

Tout le monde ne méprise pas Mme Samayoux, monseigneur, faut que vous sachiez ça.

Cherche voir un brin d’étoupe sous son corset ! et tous ses cheveux tiennent sur sa tête, ah mais ! et ses couleurs ne sont pas au fond du pot au rouge !

Quant à ses moyens de ressource, vois-tu, la baraque est toute neuve, la renommée est vieille ; le grand tableau vient d’être repiqué, le tigre va comme un charme à la suite de ce qu’on lui a percé un cautère, et depuis ton départ le lion n’a perdu que trois dents.

J’ai une autruche mâle qui fait l’admiration des amateurs, et mon ours blanc des mers polaires excite la jalousie du gouvernement.

As-tu confiance dans les fonds publics, toi ? Moi, pas. J’aime mieux mon saint-frusquin dans ma paillasse. Mais, jour de Dieu ! quand je voudrai j’aurai des rentes. Je te dis tout cela, mon mignon, parce qu’il vaut mieux faire envie que pitié.

On ne t’offrait pas des lambris dorés, c’est vrai ; on n’a pas des équipages tout reluisants, des diamants, des perles ni des cachemires, mais…

Elle s’interrompit brusquement et donna un maître coup de poing sur la table.

— Mais tu ne m’écoutes seulement pas ! reprit-elle, et je ne suis qu’une imbécile. C’est drôle, comme les choses du sentiment ça se cheville dans votre cœur ! N-i ni, c’est fini ; tu as humé ton café, fait ta risette, amour, on va te donner le sucre de la fin.

Elle lampa d’une seule gorgée son verre à vin à demi plein d’eau-de-vie et continua plus tranquillement :

— Voilà l’histoire : c’était trois ou quatre jours après ta première lettre ; j’étais toute seule dans ma chambre, quoiqu’il ne manque pas de gens pour me tenir compagnie : — Toc ! toc ! — Entrez ! Qu’est-ce qui entra ?

Tu t’en doutes bien : une robe de taffetas noir, un chapeau de velours noir, un voile de dentelle noire, mais là, plein la main et si épais de broderie qu’on ne voyait pas la frimousse.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est moi, répondit une petite voix douce qui me fit penser à toi tout de suite, car je lui gardais rancune à cette enfant-là, c’est sûr. Mais va-t’en voir si c’est possible de ne pas l’aimer !

— Vous qui ? que je demandai pourtant.

Elle se jeta à mon cou et m’embrassa comme pour du pain. — Ma bonne madame Samayoux ! — Fleurette ! — Où est-il ? que fait-il ? m’a-t-il oubliée ?…

Maurice, immobile, retenait son souffle.

— Juste les mêmes questions que toi, continua Mme Samayoux, et si tu savais comme tu as l’air innocent à écouter tout cela ! Un jocrisse, quoi !

— Allez ! maman, vengez-vous, dit Maurice, qui avait les yeux humides, mais parlez, je vous en conjure, parlez !

— Parlez, bonne Léocadie, parlez ! répéta Mme Samayoux en flûtant sa voix autant que cela était possible à la puissance de ses poumons : la minette disait cela aussi, car vous êtes aussi nigauds l’un que l’autre.

Je parlais, parbleu ! je savais que j’allais lui faire deuil, et ça rend méchant la jalousie.

Elle ne connaissait rien de rien, elle te croyait encore à la baraque. Au premier mot, la voilà partie à pleurer comme une Madeleine. Oh ! mais elle pleurait, elle sanglotait ! si bien que je la pris dans mes bras, ni plus ni moins qu’un petit enfant, et que je la calmai à force de baisers, en lui disant : Allons, allons, l’Alger n’est pas au bout du monde.

— Et si on me le tuait ! s’écria-t-elle.

— Dame, que je répondis, ne pouvant pas partager entièrement tous ces enfantillages-là, ça fait partie de son état pour le quart d’heure, mais jusqu’à présent ce n’est pas lui qu’on tue, c’est lui qui massacre les autres.

— Il est donc bien brave, Maurice, mon pauvre Maurice !… et un tas de bêtises pareilles, quoi ! nous sommes toutes les mêmes, celles qui pèsent 50 kilos, comme ta donzelle, et celles qu’ont du poids comme moi, marquant 237 livres à la dernière de Saint-Cloud. Est-ce que tu fumerais quelque chose avec plaisir ?

— Mais ça ne peut pas être tout ! s’écria Maurice. Maman Léo, ma bonne Léo, ne me cachez rien, je vous en prie !

— Il n’y a pas égoïstes comme les hommes ! gronda la dompteuse. Tu bois du lait doux, toi, gourmand, et tu ne t’aperçois seulement pas que ça se change pour moi en vinaigre. Eh bien ! le reste, parbleu ! ça se devine assez, à savoir qu’elle est là-bas comme un bijou dans du coton, mais que les aises de l’opulence ne suffisent pas au bonheur. Faut que l’âme ait ce que son cœur désire. Et qu’elle n’y pouvait plus résister, et que, bravant tous les périls, elle avait quitté le domicile de sa duchesse ou baronne pour monter dans un sapin et venir à la découverte…

— Mais a-t-elle bien dit qu’elle m’aimait ? insista le jeune lieutenant.

— Jusqu’à la mort ! répondit noblement Mme Samayoux, et que ça ne se terminerait qu’à son dernier soupir !

— Quel ange vous faites, maman ! murmura Maurice. Mais, voyons, elle n’a pas été sans vous donner quelques renseignements sur elle-même ?

— J’ai assez demandé, bibi, ça me tenait de savoir les détails, car je n’avais plus entendu parler de rien depuis que le vieux monsieur était venu, tu te souviens, celui qu’on appelait le colonel et qui avait l’air d’une momie d’Égypte à ressorts. Je n’ai pas à me plaindre de lui, bien sûr ; en emmenant Fleurette, dont il avait tous les papiers dans sa poche, il me fit un mignon cadeau, mais ça, c’est de l’histoire ancienne. Je vas te dire en bref tout ce que la petite m’a dit, et tu seras aussi savant que moi : elle s’appelle maintenant Valentine de son petit nom…

— Valentine ! répéta Maurice, dont la voix était une caresse.

— Ça te plaît, c’est bon, Fanfan. Elle est heureuse ; si elle voulait, elle n’aurait qu’à choisir, pour le bon motif, parmi un tas de jeunes marquis, tous avec tilburys, chevaux de courses, maison à la ville et à la campagne. Sa duchesse est riche comme un puits, son colonel ne compte que par millions, et elle m’a parlé d’un prince, qui est son parrain ou approchant, destiné à remplacer Louis-Philippe en cas que les événements s’y montrent favorables. Ah ! pour bavarde, elle est bavarde, la petite, et agitée, ne tenant pas en place, et ayant toujours l’air de penser à je ne sais quoi ; tantôt les yeux allumés comme des lampions, tantôt l’air abattu, la mine fatiguée, qu’on dirait qu’il vient de lui arriver un grand malheur d’accident… Mais te voilà aussi tout défait, amour ! qu’est-ce qui te chiffonne ?

— Si elle est si riche que cela… murmura Maurice.

— Ah ! ah ! voilà le hic, pas vrai ? tout n’ira pas sur des roulettes.

Maurice resta un instant silencieux, puis il reprit :

— Vous m’aviez parlé d’une lettre ?

— Elle est en route pour Oran, répliqua Mme Samayoux, ta dernière résidence, et si ça peut te remettre du cœur au ventre, je vas te dire que la petite ne doute de rien ; c’est elle qui m’avait dicté la lettre où je te donnais avis qu’il fallait revenir tout de suite, au grand galop. Elle était encore plus détraquée qu’à l’ordinaire, ce jour-là, la petite ; jamais je ne l’avais vue si pâle, et j’aurais juré qu’elle avait peur.

— Peur de quoi ? demanda vivement Maurice.

— Elle ne m’a pas fait sa confession, bijou ; mais je ne suis pas plus bête qu’un autre, pas vrai ? J’ai vu une pièce au théâtre de l’Ambigu, dans les temps, pleine de dangers et de mystères. Il s’en passe de drôles, dans ce Paris. Après tout, nous ne sommes pas ici au greffe avec un propre à rien qui prend des notes pour vous faire du tort par la suite : ça m’a semblé qu’en t’écrivant de revenir, elle avait envie d’avoir quelqu’un pour la défendre.

Un monde de pensées se pressait dans la cervelle du jeune lieutenant ; la connaissance qu’il pouvait avoir de la vie parisienne ne s’étendait pas très loin, mais il avait du bon sens et il demanda :

— À quel genre de péril peut être exposée une jeune fille dans sa position ?

— Cherche ! répliqua Léocadie. Je ne pouvais pas lui arracher les paroles avec des tenailles, dis donc ! Tu en sauras plus long si elle se déboutonne avec toi, mais c’est déjà bien assez drôle l’histoire de ces gens qui sont venus la chercher ici. Est-ce que tu te souviens d’un flâneur qui rôdait autour de la baraque, voici deux ans à peu près, vers l’époque, justement, où la petite nous quitta : quelque chose comme un vieil étudiant ou clerc d’huissier sans ouvrage, qui avait un drôle de nom : Piquepuce ?

— Oui, répondit Maurice, je me le rappelle vaguement, mais que nous importe celui-là ?

— Ce n’est peut-être rien, fit la dompteuse, qui songeait, mais j’ai martel en tête, et jour de Dieu ! je ne voudrais pas qu’il t’arrivât malheur.

Ce Piquepuce est revenu aujourd’hui ; je n’y ai pas vu de malice sur le moment, et j’ai trouvé tout simple qu’il m’invite à prendre le petit noir. On s’était connus, pas vrai, en société, et le particulier a la parole agréable. Des compliments par-ci, des politesses par-là… Mais ça me revient à présent parce que je te vois : c’est sûr qu’il était là pour me tirer les vers du nez.

Il m’a parlé du temps, et c’était le bon temps, où Fleurette et toi vous ameniez à la baraque la meilleure compagnie de la capitale. Et qu’est-il devenu, le petit ? et qu’est-elle devenue, la petite ? et ci et là.

Moi, je croyais que c’était pour causer, mais maintenant que j’y pense, l’idée me passe que j’ai trop causé. Quand je lui ai dit à la bonne franquette votre histoire à tous les deux, depuis tes victoires et conquêtes en Algérie, jusqu’aux escapades de la fillette qui court en fiacre pendant qu’on la croit dans son lit, ses yeux brillaient comme des chandelles.

— Je ne crois pas, répartit Maurice, qui ne partageait à aucun degré les inquiétudes de la veuve Samayoux, je ne crois pas que le nommé Piquepuce fréquente de très près le monde où vit maintenant notre Fleurette ; d’ailleurs, vous n’avez pu lui dire son vrai nom puisque vous ne le savez pas.

— C’est bon, grommela Léocadie, tant mieux si je me trompe, mais chacun a sa manière de voir ; j’aurais mieux fait de me couper la langue avant de lui dire que tu étais revenu, que la fillette raffole de toi et que je t’attendais ce soir.

De tout cela Maurice n’écouta qu’une seule phrase.

Il se leva triomphant et s’écria :

— Elle raffole de moi ! voilà tout ce qui m’intéresse ! Il se fait tard, maman Léo, et je demeure au bout du monde. Avant que je vous dise au revoir, vous avez encore un renseignement à me donner, le plus important de tous : où pourrai-je la rencontrer ?

— Ici, répondit la dompteuse d’un air distrait.

— Quand ?

Léocadie resta muette.

Elle se versa de l’eau-de-vie, mais elle repoussa son verre sans le boire.

— Quand elle viendra, parbleu ! répondit-elle enfin avec mauvaise humeur.

— Vient-elle souvent ? demanda Maurice qui souriait, car il attribuait cette petite colère à un accès de jalousie.

— Oui, oui, répliqua Mme Samayoux du même ton, elle est encore venue hier, disant qu’elle allait t’écrire elle-même puisque tu ne répondais pas.

— Et elle reviendra ?

— Demain.

— Alors, s’écria le jeune lieutenant joyeusement, c’est demain que je la reverrai.

Mme Samayoux répondit sèchement :

— Non, pas demain.

— Pourquoi ? fit Maurice toujours gaiement.

Mais il perdit son sourire au premier mot de la dompteuse qui dit avec brusquerie :

— Parce qu’elle ne serait pas prévenue. Moi, petit, je t’ai parlé franc, je t’ai dit qu’elle t’aimait, je le crois, j’en suis sûre, mais nous autres femmes, vois-tu, depuis le temps de la mère Ève…

Elle s’interrompit et ajouta :

— En un mot, comme en mille, la Fleurette vient demain, c’est vrai, mais elle ne vient pas pour toi.