L’Argent (Zola)/5

(Redirigé depuis L’Argent/5)
G. Charpentier (p. 147-185).


V


Un mois plus tard, dans les premiers jours de novembre, l’installation de la Banque Universelle n’était pas terminée. Il y avait encore des menuisiers qui posaient des boiseries, des peintres qui achevaient de mastiquer l’énorme toiture vitrée dont on avait couvert la cour.

Cette lenteur venait de Saccard, qui, mécontent de la mesquinerie de l’installation, prolongeait les travaux par des exigences de luxe ; et, ne pouvant repousser les murs, pour contenter son continuel rêve de l’énorme, il avait fini par se fâcher et par se décharger sur madame Caroline du soin de congédier enfin les entrepreneurs. Celle-ci surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de guichets extraordinaire ; la cour, transformée en hall central, en était entourée : guichets grillagés, sévères et dignes, surmontés de belles plaques de cuivre, portant les indications en lettres noires. En somme, l’aménagement, bien que réalisé dans un local un peu étroit, était d’une disposition heureuse : au rez-de-chaussée, les services qui devaient être en relation suivie avec le public, les différentes caisses, les émissions, toutes les opérations courantes de banque ; et, en haut, le mécanisme en quelque sorte intérieur, la direction, la correspondance, la comptabilité, les bureaux du contentieux et du personnel. Au total, dans un espace si resserré, s’agitaient là plus de deux cent employés. Et ce qui frappait déjà, en entrant, même au milieu de la bousculade des ouvriers, finissant de taper leurs clous, pendant que l’or sonnait au fond des sébiles, c’était cet air de sévérité, un air de probité antique, fleurant vaguement la sacristie, qui provenait sans doute du local, de ce vieil hôtel humide et noir, silencieux, à l’ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation de pénétrer dans une maison dévote.

Un après-midi, revenant de la Bourse, Saccard lui-même eut cette sensation, qui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il témoigna de son contentement à madame Caroline.

— Eh bien, tout de même, pour commencer, c’est gentil. On a l’air en famille, une vraie petite chapelle. Plus tard, on verra… Merci, ma belle amie, de la peine que vous vous donnez, depuis que votre frère est absent. 

Et, comme il avait pour principe d’utiliser les circonstances imprévues, il s’ingénia dès lors à développer cette apparence austère de la maison, il exigea de ses employés une tenue de jeunes officiants, on ne parla plus que d’une voix mesurée, on reçut et on donna l’argent avec une discrétion toute cléricale.

Jamais Saccard, dans sa vie tumultueuse, ne s’était dépensé avec autant d’activité. Le matin, dès sept heures, avant tous les employés, et avant même que le garçon de bureau eût allumé le feu, il était dans son cabinet, à dépouiller le courrier, à répondre déjà aux lettres les plus pressées. Puis, c’était, jusqu’à onze heures, un interminable galop, les amis et les clients considérables, les agents de change, les coulissiers, les remisiers, toute la nuée de la finance ; sans compter le défilé des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-même, dès qu’il avait une minute de répit, se levait, faisait une rapide inspection des divers bureaux, où les employés vivaient dans la terreur de ses apparitions brusques, qui se produisaient à des heures sans cesse différentes. À onze heures, il montait déjeuner avec madame Caroline, mangeait largement, buvait de même, avec une aisance d’homme maigre, sans en être incommodé ; et l’heure pleine qu’il employait là n’était pas perdue, car c’était le moment où, comme il le disait, il confessait sa belle amie, c’est-à-dire où il lui demandait son avis sur les hommes et sur les choses, quitte à ne pas savoir le plus souvent profiter de sa grande sagesse. À midi, il sortait, allait à la Bourse, voulant y être un des premiers, pour voir et causer. Du reste, il ne jouait pas ouvertement, se trouvait là ainsi qu’à un rendez-vous naturel, où il était certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtant, son influence s’y indiquait déjà, il y était rentré en victorieux, en homme solide, appuyé désormais sur de vrais millions ; et les malins se parlaient à voix basse en le regardant, chuchotaient des rumeurs extraordinaires, lui prédisaient la royauté. Vers trois heures et demie, il était toujours rentré, il s’attelait à la fastidieuse besogne des signatures, tellement entraîné à cette course mécanique de la main, qu’il mandait des employés, donnait des réponses, réglait des affaires, la tête libre et parlant à l’aise, sans discontinuer de signer. Jusqu’à six heures, il recevait encore des visites, terminait le travail du jour, préparait celui du lendemain. Et, quand il remontait près de madame Caroline, c’était pour un repas plus copieux que celui de onze heures, des poissons fins et du gibier surtout, avec des caprices de vins qui le faisaient dîner au bourgogne, au bordeaux, au champagne, selon l’heureux emploi de sa journée.

— Dites que je ne suis pas sage ! s’écriait-il parfois, en riant. Au lieu de courir les femmes, les cercles, les théâtres, je vis là, en bon bourgeois, près de vous… Il faut écrire cela à votre frère, pour le rassurer.

Il n’était pas si sage qu’il le prétendait, ayant eu, à cette époque, la fantaisie d’une petite chanteuse des Bouffes ! et il s’était même un jour oublié, à son tour, chez Germaine Cœur, où il n’avait trouvé aucune satisfaction. La vérité était que, le soir, il tombait de fatigue.

Il vivait, d’ailleurs, dans un tel désir, dans une telle anxiété du succès, que ses autres appétits allaient en rester comme diminués et paralysés, tant qu’il ne se sentirait pas triomphant, maître indiscuté de la fortune.

— Bah ! répondait gaiement madame Caroline, mon frère a toujours été si sage, que la sagesse est pour lui une condition de nature, et non un mérite… Je lui ai écrit hier que je vous avais déterminé à ne pas faire redorer la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir. 

Ce fut donc par une après-midi très froide des premiers jours de novembre, au moment où madame Caroline donnait au maître peintre l’ordre de lessiver simplement les peintures de cette salle, qu’on lui apporta une carte, en lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La carte, malpropre, portait le nom de Busch, imprimé grossièrement. Elle ne connaissait pas ce nom, elle donna l’ordre de faire monter chez elle, dans le cabinet de son frère, où elle recevait.

Si Busch, depuis bientôt six grands mois, patientait, n’utilisait pas l’extraordinaire découverte qu’il avait faite d’un fils naturel de Saccard, c’était d’abord pour les raisons qu’il avait pressenties, le médiocre résultat qu’il y aurait à tirer seulement de lui les six cents francs de billets souscrits à la mère, la difficulté extrême de le faire chanter pour en obtenir davantage, une somme raisonnable de quelques milliers de francs. Un homme veuf, libre de toutes entraves, que le scandale n’effrayait guère, comment le terroriser, lui faire payer cher ce vilain cadeau d’un enfant de hasard, poussé dans la boue, graine de souteneur et d’assassin ? Sans doute, la Méchain avait laborieusement dressé un gros compte de frais, environ six mille francs : des pièces de vingt sous prêtées à Rosalie Chavaille, sa cousine, la mère du petit, puis ce que lui avait coûté la maladie de la malheureuse, son enterrement, l’entretien de sa tombe, enfin ce qu’elle dépensait pour Victor lui-même depuis qu’il était tombé à sa charge, la nourriture, les vêtements, un tas de choses. Mais, dans le cas où Saccard n’aurait point la paternité tendre, n’était-il pas croyable qu’il allait les envoyer promener ? car rien au monde ne la prouverait, cette paternité, sinon la ressemblance de l’enfant ; et ils ne tireraient toujours de lui que l’argent des billets, encore s’il n’invoquait pas la prescription.

D’autre part, si Busch avait tant tardé, c’était qu’il venait de passer des semaines d’affreuse inquiétude, près de son frère Sigismond, couché, terrassé par la phtisie. Pendant quinze jours surtout, ce terrible remueur d’affaires avait tout négligé, tout oublié des mille pistes enchevêtrées qu’il suivait, ne paraissant plus à la Bourse, ne traquant plus un débiteur, ne quittant pas le chevet du malade, qu’il veillait, soignait, changeait, comme une mère. Devenu prodigue, lui d’une ladrerie immonde, il appelait les premiers médecins de Paris, aurait voulu payer les remèdes plus cher au pharmacien, pour qu’ils fussent plus efficaces ; et, comme les médecins avaient défendu tout travail, et que Sigismond s’entêtait, il lui cachait ses papiers, ses livres. Entre eux, c’était devenu une guerre de ruses. Dès que, vaincu par la fatigue, son gardien s’endormait, le jeune homme, trempé de sueur, dévoré de fièvre, retrouvait un bout de crayon, une marge de journal, se remettait à des calculs, distribuant la richesse selon son rêve de justice, assurant à chacun sa part de bonheur et de vie. Et Busch, à son réveil, s’irritait de le voir plus malade, le cœur crevé de ce qu’il donnait ainsi à sa chimère le peu qu’il lui restait d’existence. Faire joujou avec ces bêtises-là, il le lui permettait, comme on permet des pantins à un enfant, lorsqu’il était en bonne santé ; mais s’assassiner avec des idées folles, impraticables, vraiment c’était imbécile ! Enfin, ayant consenti à être sage, par affection pour son grand frère, Sigismond avait repris quelque force, et il commençait à se lever.

Ce fut alors que Busch, se remettant à ses besognes, déclara qu’il fallait liquider l’affaire Saccard, d’autant plus que Saccard était rentré en conquérant à la Bourse et qu’il redevenait un personnage d’une solvabilité indiscutable. Le rapport de madame Méchain, qu’il avait envoyée rue Saint-Lazare, était excellent. Cependant, il hésitait encore à attaquer son homme de face, il temporisait en cherchant par quelle tactique il le vaincrait, lorsqu’une parole échappée à la Méchain sur madame Caroline, cette dame qui tenait la maison, dont tous les fournisseurs du quartier lui avaient parlé, le lança dans un nouveau plan de campagne. Est-ce que, par hasard, cette dame était la vraie maîtresse, celle qui avait la clef des armoires et du cœur ? Il obéissait assez souvent à ce qu’il appelait le coup de l’inspiration, cédant à une divination brusque, partant en chasse sur une simple indication de son flair, quitte ensuite à tirer des faits une certitude et une résolution. Et ce fut ainsi qu’il se rendit rue Saint-Lazare, pour voir madame Caroline.

En haut, dans la salle des épures, madame Caroline resta surprise devant ce gros homme mal rasé, à la figure plate et sale, vêtu d’une belle redingote graisseuse et cravaté de blanc. Lui-même la fouillait jusqu’à l’âme, la trouvait telle qu’il la souhaitait, si grande, si saine, avec ses admirables cheveux blancs, qui éclairaient de gaieté et de douceur son visage resté jeune ; et il était surtout frappé par l’expression de la bouche un peu forte, une telle expression de bonté, que tout de suite il se décida.

— Madame, dit-il, j’aurais désiré parler à M. Saccard, mais on vient de me répondre qu’il était absent… 

Il mentait, il ne l’avait même pas demandé, car il savait fort bien qu’il n’y était point, ayant guetté son départ pour la Bourse.

— Et je me suis alors permis de m’adresser à vous, préférant cela au fond, n’ignorant pas à qui je m’adresse… Il s’agit d’une communication si grave, si délicate… 

Madame Caroline, qui, jusque-là, ne lui avait pas dit de s’asseoir, lui indiqua un siège, avec un empressement inquiet.

— Parlez, monsieur, je vous écoute. 

Busch, en relevant avec soin les pans de sa redingote, qu’il semblait craindre de salir, se posa à lui-même, comme un point acquis, qu’elle couchait avec Saccard.

— C’est que, madame, ce n’est point commode à dire, et je vous avoue qu’au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une pareille chose… J’espère que vous verrez, dans ma démarche, l’unique désir de permettre à monsieur Saccard de réparer d’anciens torts…

D’un geste, elle le mit à l’aise, ayant compris de son côté à quel personnage elle avait affaire, désirant abréger les protestations inutiles. Du reste, il n’insista pas, conta longuement l’ancienne histoire, Rosalie séduite rue de la Harpe, l’enfant naissant après la disparition de Saccard, et la mère morte dans la débauche, et Victor laissé à la charge d’une cousine trop occupée pour le surveiller, poussant au milieu de l’abjection. Elle l’écouta, étonnée d’abord par ce roman qu’elle n’attendait point, car elle s’était imaginé qu’il s’agissait de quelque louche aventure d’argent ; puis, visiblement, elle s’attendrit, émue du triste sort de la mère et de l’abandon du petit, profondément remuée dans sa maternité de femme restée stérile.

— Mais, dit-elle, êtes-vous certain, monsieur, des faits que vous me racontez ?… Il faut des preuves bien fortes, absolues, dans ces sortes d’histoires. 

Il eut un sourire.

— Oh ! madame, il y a une preuve aveuglante, la ressemblance extraordinaire de l’enfant… Puis, les dates sont là, tout s’accorde et prouve les faits jusqu’à la dernière évidence. 

Elle demeurait tremblante, et il l’observait. Après un silence, il continua :

— Vous comprenez maintenant, madame, combien j’étais embarrassé pour m’adresser directement à monsieur Saccard. Moi, je n’ai aucun intérêt là-dedans, je ne viens qu’au nom de madame Méchain, la cousine, qu’un hasard seul a mise sur la trace du père tant cherché ; car j’ai eu l’honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francs, donnés à la malheureuse Rosalie, étaient signés du nom de Sicardot, chose que je ne me permets pas de juger, excusable, mon Dieu ! dans cette terrible vie de Paris. Seulement, n’est-ce pas ? monsieur Saccard aurait pu se méprendre sur le caractère de mon intervention… Et c’est alors que j’ai eu l’inspiration de vous voir la première, madame, pour m’en remettre complètement à vous sur la marche à suivre, sachant quel intérêt vous portez à monsieur Saccard… Voilà ! vous avez notre secret, pensez-vous que je doive l’attendre et lui tout dire, dès aujourd’hui ? 

Madame Caroline montra une émotion croissante.

— Non, non, plus tard. 

Mais elle-même ne savait que faire, dans l’étrangeté de la confidence. Il continuait de l’étudier, satisfait de la sensibilité extrême qui la lui livrait, achevant de bâtir son plan, certain désormais de tirer d’elle plus que Saccard n’aurait jamais donné.

— C’est que, murmura-t-il, il faudrait prendre un parti.

— Eh bien, j’irai… Oui, j’irai à cette cité, j’irai voir cette madame Méchain et l’enfant… Cela vaut mieux, beaucoup mieux que je me rende d’abord compte des choses. 

Elle pensait tout haut, la résolution lui venait de faire une soigneuse enquête, avant de rien dire au père. Ensuite, si elle était convaincue, il serait temps de l’avertir. N’était-elle pas là pour veiller sur sa maison et sur sa tranquillité ?

— Malheureusement, ça presse, reprit Busch, l’amenant peu à peu où il voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable. 

Elle s’était levée.

— Je mets un chapeau et j’y vais à l’instant. 

À son tour, il dut quitter sa chaise, et négligemment :

— Je ne vous parle pas du petit compte qu’il y aura à régler. L’enfant a coûté, naturellement ; et il y a aussi de l’argent prêté, du vivant de la mère… Oh ! moi, je ne sais pas au juste. Je n’ai voulu me charger de rien. Tous les papiers sont là-bas.

— Bon ! je vais voir. 

Alors, il parut s’attendrir lui-même.

— Ah ! madame, si vous saviez toutes les drôles de choses que je vois, dans les affaires ! Ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents… Ainsi, je pourrais vous citer un exemple. Vos infortunées voisines, ces dames de Beauvilliers… 

D’un mouvement brusque, il s’était approché d’une des fenêtres, il plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans doute, depuis qu’il était entré, il méditait ce coup d’espionnage, aimant à connaître ses terrains de bataille. Dans l’affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signée par le comte à la fille Léonie Cron, il avait deviné juste, les renseignements envoyés de Vendôme disaient l’aventure prévue : la fille séduite, restée sans un sou, à la mort du comte, avec son chiffon de papier inutile, et dévorée de l’envie de venir à Paris, et finissant par laisser le papier en nantissement à l’usurier Charpier, pour cinquante francs peut-être. Seulement, s’il avait tout de suite retrouvé les Beauvilliers, il faisait battre Paris depuis six mois par la Méchain, sans pouvoir mettre la main sur Léonie. Elle y était tombée bonne à tout faire, chez un huissier, et il la suivait dans trois places ; puis, chassée pour inconduite notoire, elle disparaissait, il avait en vain fouillé tous les ruisseaux. Cela l’exaspérait d’autant plus, qu’il ne pouvait rien tenter sur la comtesse, tant qu’il n’aurait pas la fille comme une menace vivante de scandale. Mais il n’en nourrissait pas moins l’affaire, il était heureux, debout devant la fenêtre, de connaître le jardin de l’hôtel, dont il n’avait vu encore que la façade, sur la rue.

— Est-ce que ces dames seraient également menacées de quelque ennui ?  demanda madame Caroline, avec une inquiète sympathie.

Il fit l’innocent.

— Non, je ne crois pas… Je voulais parler simplement de la triste situation où les a laissées la mauvaise conduite du comte… Oui, j’ai des amis à Vendôme, je sais leur histoire. 

Et, comme il se décidait enfin à quitter la fenêtre, il eut, dans l’émotion qu’il jouait, un brusque et singulier retour sur lui-même.

— Encore, quand ce ne sont que des plaies d’argent ! mais c’est lorsque la mort entre dans une maison ! 

Cette fois, de vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer à son frère, il étouffait. Elle crut qu’il avait récemment perdu un des siens, elle ne le questionna pas, par discrétion. Jusque-là, elle ne s’était pas trompée sur les basses besognes du personnage, à la répugnance qu’il lui inspirait ; et ces larmes inattendues la déterminaient davantage que la plus savante des tactiques : son désir s’accrut de courir tout de suite à la cité de Naples.

— Madame, je compte donc sur vous.

— Je pars à l’instant. 

Une heure plus tard, madame Caroline, qui avait pris une voiture, errait derrière la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la cité. Enfin, dans une des rues désertes qui se relient à la rue Marcadet, une vieille femme la désigna au cocher. C’était, à l’entrée, comme un chemin de campagne, défoncé, obstrué de boue et de détritus, s’enfonçant au milieu d’un terrain vague ; et l’on ne distinguait qu’après un coup d’œil attentif les misérables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles à des tas de démolitions, rangés autour de la cour intérieure. Sur la rue, une maison à un étage, bâtie en moellons, celle-là, mais d’une décrépitude et d’une crasse repoussantes, semblait commander l’entrée, ainsi qu’une geôle. Et, en effet, madame Méchain demeurait là, en propriétaire vigilante, sans cesse aux aguets, exploitant elle-même son petit peuple de locataires affamés.

Dès que madame Caroline fut descendue de voiture, elle la vit apparaître sur le seuil, énorme, la gorge et le ventre coulant dans une ancienne robe de soie bleue, limée aux plis, craquée aux coutures, les joues si bouffies et si rouges, que le nez petit, disparu, semblait cuire entre deux brasiers. Elle hésitait, prise de malaise, lorsque la voix très douce, d’un charme aigrelet de pipeau champêtre, la rassura.

— Ah ! madame, c’est M. Busch qui vous envoie. Vous venez pour le petit Victor… Entrez, entrez donc. Oui, c’est bien ici la cité de Naples. La rue n’est pas classée, nous n’avons pas encore de numéros… Entrez, il faut causer de tout ça, d’abord. Mon Dieu ! c’est si ennuyeux, c’est si triste ! 

Et madame Caroline dut accepter une chaise dépaillée, dans une salle à manger noire de graisse, où un poêle rouge entretenait une chaleur et une odeur asphyxiantes. La Méchain, maintenant, se récriait sur la chance que la visiteuse avait de la rencontrer, car elle avait tant d’affaires dans Paris, elle ne remontait guère avant six heures. Il fallut l’interrompre.

— Pardon, madame, je venais pour ce malheureux enfant.

— Parfaitement, madame, je vais vous le montrer… Vous savez que sa mère était ma cousine. Ah ! je puis dire que j’ai fait mon devoir… Voici les papiers, voici les comptes. 

D’un buffet, elle tirait un dossier, bien en ordre, classé dans une chemise bleue, comme chez un agent d’affaires. Et elle ne tarissait plus sur la pauvre Rosalie : sans doute elle avait fini par mener une vie tout à fait dégoûtante, allant avec le premier venu, rentrant ivre et en sang, après des bordées de huit jours ; seulement, n’est-ce pas ? il fallait comprendre, car elle était bonne ouvrière avant que le père lui eût démis l’épaule, le jour où il l’avait prise sur l’escalier ; et ce n’était pas, avec son infirmité, en vendant des citrons aux Halles, qu’elle pouvait vivre sage.

— Vous voyez, madame, c’est par vingt sous, par quarante sous, que je lui ai prêté tout ça. Les dates y sont le 20 juin, vingt sous ; le 27 juin, encore vingt sous ; le 3 juillet, quarante sous. Et, tenez ! elle a dû être malade à cette époque, parce que voici des quarante sous à n’en plus finir… Puis, il y avait Victor que j’habillais. J’ai mis un V devant toutes les dépenses faites pour le gamin… Sans compter que, lorsque Rosalie a été morte, oh ! bien salement, dans une maladie qui était une vraie pourriture, il est tombé complètement à ma charge. Alors, regardez ! j’ai mis cinquante francs par mois. C’est très raisonnable. Le père est riche, il peut bien donner cinquante francs par mois pour son garçon… Enfin, ça fait cinq mille quatre cent trois francs ; et, si nous ajoutons les six cents francs des billets, nous arrivons au total de six mille francs… Oui, tout pour six mille francs, voilà ! 

Malgré la nausée qui la pâlissait, madame Caroline fit une réflexion.

— Mais les billets ne vous appartiennent pas, ils sont la propriété de l’enfant.

— Ah ! pardon, reprit la Méchain, aigrement, j’ai avancé de l’argent dessus. Pour rendre service à Rosalie, je les lui ai escomptés. Vous voyez derrière mon endos… C’est encore gentil de ma part de ne pas réclamer des intérêts… On réfléchira, ma bonne dame, on ne voudra pas faire perdre un sou à une pauvre femme comme moi. 

Sur un geste las de la bonne dame, qui acceptait le compte, elle se calma. Et elle retrouva sa petite voix flûtée pour dire :

— Maintenant, je vais faire appeler Victor. 

Mais elle eut beau envoyer coup sur coup trois mioches qui rôdaient, se planter sur le seuil, faire de grands gestes : il fut acquis que Victor refusait de se déranger. Un des mioches rapporta même, pour toute réponse, un mot ignoble. Alors, elle s’ébranla, disparut comme pour aller le chercher par une oreille. Puis, elle reparut seule, ayant réfléchi, trouvant bon sans doute de le montrer dans toute son horreur.

— Si madame veut bien prendre la peine de me suivre.

Et, en marchant, elle fournit des détails sur la cité de Naples, que son mari tenait d’un oncle. Ce mari devait être mort, personne ne l’avait connu, et elle n’en parlait jamais que pour expliquer la provenance de sa propriété. Une mauvaise affaire qui la tuerait, disait-elle, car elle y trouvait plus de soucis que de profits, surtout depuis que la préfecture la tracassait, lui envoyait des inspecteurs qui exigeaient des réparations, des améliorations, sous le prétexte que les gens crevaient chez elle comme des mouches. D’ailleurs, elle se refusait énergiquement à dépenser un sou. Est-ce qu’on n’allait pas bientôt exiger des cheminées ornées de glaces, dans des chambres qu’elle louait deux francs par semaine ! Et ce qu’elle ne disait point, c’était son âpreté à toucher ses loyers, jetant les familles à la rue, dès qu’on ne lui donnait pas d’avance ses deux francs, faisant elle-même sa police, si redoutée, que les mendiants sans asile n’auraient osé dormir pour rien contre un de ses murs.

Le cœur serré, madame Caroline examinait la cour, un terrain ravagé, creusé de fondrières, que les ordures accumulées transformaient en un cloaque. On jetait tout là, il n’y avait ni fosse ni puisard, c’était un fumier sans cesse accru, empoisonnant l’air ; et heureusement qu’il faisait froid, car la peste s’en dégageait, sous les grands soleils. D’un pied inquiet, elle cherchait à éviter les débris de légumes et les os, en promenant ses regards aux deux bords, sur les habitations, des sortes de tanières sans nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures en ruine consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites. Plusieurs étaient simplement couvertes de papier goudronné. Beaucoup n’avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs de cave, d’où sortait une haleine nauséabonde de misère. Des familles de huit et dix personnes s’entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants se pourrissant les uns les autres, comme les fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l’instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités. Aussi des bandes de mioches, hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis héréditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux, dans le hasard d’une étreinte, sans qu’on sût au juste quel pouvait être le père. Lorsqu’une épidémie de fièvre typhoïde ou de variole soufflait, elle balayait d’un coup au cimetière la moitié de la cité.

— Je vous expliquais donc, madame, reprit la Méchain, que Victor n’a pas eu de trop bons exemples sous les yeux, et qu’il serait temps de songer à son éducation, car le voilà qui achève ses douze ans… Du vivant de sa mère, n’est-ce pas ? il voyait des choses pas très convenables, attendu qu’elle ne se gênait guère, quand elle était soûle. Elle amenait les hommes, et tout ça se passait devant lui… Ensuite, moi, je n’ai jamais eu le temps de le surveiller d’assez près, à cause de mes affaires dans Paris. Il courait toute la journée sur les fortifications. Deux fois, j’ai dû aller le réclamer, parce qu’il avait volé, oh ! des bêtises seulement. Et puis, dès qu’il a pu, ç’a été avec les petites filles, tant sa pauvre mère lui en avait montré. Avec ça, vous allez le voir, à douze ans, c’est déjà un homme. Enfin, pour qu’il travaille un peu, je l’ai donné à la mère Eulalie, une femme qui vend à Montmartre des légumes au panier. Il l’accompagne à la Halle, il lui porte un de ses paniers. Le malheur est qu’en ce moment elle a des abcès à la cuisse… Mais nous y voici, madame, veuillez entrer.

Madame Caroline eut un mouvement de recul. C’était, au fond de la cour, derrière une véritable barricade d’immondices, un des trous les plus puants, une masure écrasée dans le sol, pareille à un tas de gravats que des bouts de planches soutenaient. Il n’y avait pas de fenêtre. Il fallait que la porte, une ancienne porte vitrée, doublée d’une feuille de zinc, restât ouverte, pour qu’on vît clair ; et le froid entrait, terrible. Dans un coin, elle aperçut une paillasse, jetée simplement sur la terre battue. Aucun autre meuble n’était reconnaissable, parmi le pêle-mêle de tonneaux éclatés, de treillages arrachés, de corbeilles à demi pourries, qui devaient servir de sièges et de tables. Les murs suintaient, d’une humidité gluante. Une crevasse, une fente verte dans le plafond noir, laissait couler la pluie, juste au pied de la paillasse. Et l’odeur, l’odeur surtout était affreuse, l’abjection humaine dans l’absolu dénuement.

— Mère Eulalie, cria la Méchain, c’est une dame qui veut du bien à Victor… Qu’est-ce qu’il a, ce crapaud, à ne pas venir, quand on l’appelle ?

Un paquet de chair informe grouilla sur la paillasse, dans un lambeau de vieille indienne qui servait de drap ; et madame Caroline distingua une femme d’une quarantaine d’années, toute nue là-dedans, faute de chemise, semblable à une outre à moitié vide, tant elle était molle et coupée de plis. La tête n’était point laide, fraîche encore, encadrée de petits cheveux blonds frisés.

— Ah ! geignit-elle, qu’elle entre, si c’est pour notre bien, car il n’est pas Dieu possible que ça continue !… Quand on pense, madame, que voilà quinze jours que je n’ai pu me lever, à cause de ces saletés de gros boutons qui me font des trous dans la cuisse !… Alors, il n’y a plus un sou, naturellement. Impossible de continuer le commerce. J’avais deux chemises que Victor est allé vendre ; et je crois bien que, ce soir, nous serions claqués de faim. 

Puis, haussant la voix :

— C’est bête, à la fin ! sors donc de là, petit !… La dame ne veut pas te faire du mal. 

Et madame Caroline tressaillit, en voyant se dresser d’un panier un paquet, qu’elle avait pris pour un tas de loques. C’était Victor, vêtu des restes d’un pantalon et d’une veste de toile, par les trous desquels sa nudité passait. Il se trouvait en plein dans la clarté de la porte, elle restait béante, stupéfiée de son extraordinaire ressemblance avec Saccard. Tous ses doutes s’en allèrent, la paternité était indéniable.

— Je veux pas, moi, déclara-t-il, qu’on m’embête pour aller à l’école.

Mais elle le regardait toujours envahie d’un malaise croissant. Dans cette ressemblance qui la frappait, il était inquiétant, ce gamin, avec toute une moitié de la face plus grosse que l’autre, le nez tordu à droite, la tête comme écrasée sur la marche où sa mère, violentée, l’avait conçu. En outre, il paraissait prodigieusement développé pour son âge, pas très grand, trapu, entièrement formé à douze ans, déjà poilu, ainsi qu’une bête précoce. Les yeux hardis, dévorants, la bouche sensuelle, étaient d’un homme. Et, dans cette grande enfance, au teint si pur encore, avec certains coins délicats de fille, cette virilité, si brusquement épanouie gênait et effrayait, ainsi qu’une monstruosité.

— L’école vous fait donc bien peur mon petit ami ? finit par dire madame Caroline. Vous y seriez pourtant mieux qu’ici… Où couchez-vous ? 

D’un geste, il montra la paillasse.

— Là, avec elle. 

Contrariée de cette réponse franche, la mère Eulalie s’agita, cherchant une explication.

— Je lui avais fait un lit avec un petit matelas ; et puis, il a fallu le vendre… On couche comme on peut, n’est-ce pas ? quand tout a filé.

La Méchain crut devoir intervenir, bien qu’elle n’ignorât rien de ce qui se passait.

— Ce n’est tout de même pas convenable, Eulalie… Et toi, garnement, tu aurais bien pu venir coucher chez moi, au lieu de coucher avec elle. 

Mais Victor se planta sur ses courtes et fortes jambes, se carrant dans sa précocité de mâle.

— Pourquoi donc, c’est ma femme ! 

Alors, la mère Eulalie, vautrée dans sa molle graisse, prit le parti de rire, tâchant de sauver l’abomination, en en parlant d’un air de plaisanterie. Et une admiration tendre perçait en elle.

— Oh ! ça, bien sûr que je ne lui confierais pas ma fille, si j’en avais une… C’est un vrai petit homme. 

Madame Caroline frémit. Le cœur lui manquait, dans une nausée affreuse. Eh quoi ? ce gamin de douze ans, ce petit monstre, avec cette femme de quarante, ravagée et malade, sur cette paillasse immonde, au milieu de ces tessons et de cette puanteur ! Ah ! misère, qui détruit et pourrit tout !

Elle laissa vingt francs, se sauva, revint se réfugier chez la propriétaire, pour prendre un parti et s’entendre définitivement avec celle-ci. Une idée s’était éveillée en elle, devant un tel abandon, celle de l’Œuvre du Travail : n’avait-elle pas été justement créée, cette œuvre, pour des déchéances pareilles, les misérables enfants du ruisseau qu’on tâchait de régénérer par de l’hygiène et un métier ? Au plus vite, il fallait enlever Victor de ce cloaque, le mettre là-bas, lui refaire une existence. Elle en était restée toute tremblante. Et, dans cette décision, il lui venait une délicatesse de femme : ne rien dire encore à Saccard, attendre d’avoir décrassé un peu le monstre, avant de le lui montrer ; car elle éprouvait comme une pudeur pour lui de cet effroyable rejeton, elle souffrait de la honte qu’il en aurait eue. Quelques mois suffiraient sans doute, elle parlerait ensuite, heureuse de sa bonne action.

La Méchain comprit difficilement.

— Mon Dieu, madame, comme il vous plaira… Seulement, je veux mes six mille francs tout de suite. Victor ne bougera pas de chez moi, si je n’ai pas mes six mille francs.

Cette exigence désespéra madame Caroline. Elle n’avait pas la somme, elle ne voulait pas la demander au père, naturellement. En vain, elle discuta, supplia.

— Non, non ! si je n’avais plus mon gage, je pourrais me fouiller. Je connais ça.

Enfin, voyant que la somme était grosse et qu’elle n’obtiendrait rien, elle fit un rabais.

— Eh bien, donnez-moi deux mille francs tout de suite. J’attendrai pour le reste. 

Mais l’embarras de madame Caroline restait le même, et elle se demandait où prendre ces deux mille francs, lorsque la pensée lui vint de s’adresser à Maxime. Elle ne voulut pas la discuter. Il consentirait bien à être du secret, il ne refuserait pas l’avance de ce peu d’argent, que certainement son père lui rembourserait. Et elle s’en alla en annonçant qu’elle reviendrait prendre Victor le lendemain.

Il n’était que cinq heures, elle avait une telle fièvre d’en finir, qu’en remontant dans son fiacre, elle donna au cocher l’adresse de Maxime, avenue de l’Impératrice. Quand elle arriva, le valet de chambre lui dit que monsieur était à sa toilette, mais qu’il allait tout de même l’annoncer.

Un instant, elle étouffa, dans le salon où elle attendait. C’était un petit hôtel installé avec un raffinement exquis de luxe et de bien-être. Les tentures, les tapis s’y trouvaient prodigués ; et une odeur fine, ambrée, s’exhalait, dans le tiède silence des pièces. Cela était joli, tendre et discret, bien qu’il n’y eût pas là de femme ; car le jeune veuf, enrichi par la mort de la sienne, avait réglé sa vie pour l’unique culte de lui-même, fermant sa porte, en garçon d’expérience, à tout nouveau partage. Cette jouissance de vivre, qu’il devait à une femme, il n’entendait pas qu’une autre femme la lui gâtât. Désabusé du vice, il ne continuait à en prendre que comme d’un dessert qui lui était défendu, à cause de son estomac déplorable. Il avait abandonné depuis longtemps son idée d’entrer au Conseil d’État, il ne faisait même plus courir, les chevaux l’ayant rassasié comme les filles. Et il vivait seul, oisif, parfaitement heureux, mangeant sa fortune avec art et précaution, d’une férocité de beau-fils pervers et entretenu, devenu sérieux.

— Si madame veut me suivre, revint dire le valet. Monsieur la recevra tout de suite dans sa chambre. 

Madame Caroline avait avec Maxime des rapports familiers, depuis qu’il la voyait installée en intendante fidèle, chaque fois qu’il allait dîner chez son père. En entrant dans la chambre, elle trouva les rideaux fermés, six bougies brûlant sur la cheminée et sur un guéridon, éclairant d’une flamme tranquille ce nid de duvet et de soie, une chambre trop douillette de belle dame à vendre, avec ses sièges profonds, son immense lit, d’une mollesse de plumes. C’était la pièce aimée, où il avait épuisé les délicatesses, les meubles et les bibelots précieux, des merveilles du siècle dernier, fondus, perdus dans le plus délicieux fouillis d’étoffes qui se pût voir.

Mais la porte donnant sur le cabinet de toilette était grande ouverte, et il parut, disant :

— Quoi donc, qu’est-il arrivé ?… Papa n’est pas mort ? 

Au sortir du bain, il venait de passer un élégant costume de flanelle blanche, la peau fraîche et embaumée, avec sa jolie tête de fille, déjà fatiguée, les yeux bleus et clairs sur le vide du cerveau. Par la porte, on entendait encore l’égouttement d’un des robinets de la baignoire, tandis qu’un parfum de violente fleur montait, dans la douceur de l’eau tiède.

— Non, non, ce n’est pas si grave, répondit-elle, gênée par le ton tranquillement plaisant de la question. Et ce que j’ai à vous dire pourtant m’embarrasse un peu… Vous m’excuserez de tomber ainsi chez vous…

— C’est vrai, je dîne en ville, mais j’ai bien le temps de m’habiller… Voyons, qu’y a-t-il ?

Il attendait, et elle hésitait maintenant, balbutiait, saisie de ce grand luxe, de ce raffinement jouisseur, qu’elle sentait autour d’elle. Une lâcheté la prenait, elle ne retrouvait plus son courage à tout dire. Était-ce possible que l’existence, si dure à l’enfant de hasard, là-bas, dans le cloaque de la cité de Naples, se fût montrée si prodigue, pour celui-ci, au milieu de cette savante richesse ? Tant de saletés ignobles, la faim et l’ordure inévitable d’un côté, et de l’autre une telle recherche de l’exquis, l’abondance, la vie belle ! L’argent serait-il donc l’éducation, la santé, l’intelligence ? Et, si la même boue humaine restait dessous, toute la civilisation n’était-elle pas dans cette supériorité de sentir bon et de bien vivre ?

— Mon Dieu ! c’est une histoire. Je crois que je fais bien en vous la racontant… Du reste, j’y suis forcée, j’ai besoin de vous. 

Maxime l’écouta, d’abord debout ; puis, il s’assit devant elle, les jambes cassées par la surprise. Et, lorsqu’elle se tut :

— Comment ! comment ! je ne suis pas tout seul de fils, voilà un affreux petit frère qui me tombe du ciel, sans crier gare !

Elle le crut intéressé, fit une allusion à la question d’héritage.

— Oh ! l’héritage de papa !

Et il eut un geste d’insouciance ironique, qu’elle ne comprit pas. Quoi ? que voulait-il dire ? Ne croyait-il pas aux grandes qualités, à la fortune certaine de son père ?

— Non, non, mon affaire est faite, je n’ai besoin de personne… Seulement, en vérité, c’est si drôle, ce qui arrive, que je ne puis m’empêcher d’en rire. 

Il riait, en effet, mais vexé, inquiet sourdement, ne songeant qu’à lui, n’ayant pas encore eu le temps d’examiner ce que l’aventure pouvait lui apporter de bon ou de mauvais. Il se sentit à l’écart, il lâcha un mot où, brutalement, il se mit tout entier.

— Au fond, je m’en fiche, moi ! 

S’étant levé, il passa dans le cabinet de toilette, en revint tout de suite avec un polissoir d’écaille, dont il se frottait doucement les ongles.

— Et qu’est-ce que vous allez en faire, de votre monstre ? On ne peut pas le mettre à la Bastille, comme le Masque de fer. 

Elle parla alors des comptes de la Méchain, expliqua son idée de faire entrer Victor à l’Œuvre du Travail, et lui demanda les deux mille francs.

— Je ne veux pas que votre père sache rien encore, je n’ai que vous à qui m’adresser, il faut que vous fassiez cette avance. 

Mais il refusa net.

— À papa, jamais de la vie ! pas un sou !… Écoutez, c’est un serment, papa aurait besoin d’un sou pour passer un pont que je ne le lui prêterais pas… Comprenez donc ! il y a des bêtises trop bêtes, je ne veux pas être ridicule ! 

De nouveau, elle le regardait, troublée des choses vilaines qu’il insinuait. En ce moment de passion, elle n’avait ni le désir ni le temps de le faire causer.

— Et à moi, reprit-elle d’une voix brusque, me les prêterez-vous, ces deux mille francs ?

— À vous, à vous… 

Il continuait de se polir les ongles, d’un mouvement joli et léger, tout en l’examinant de ses yeux clairs, qui fouillaient les femmes jusqu’au sang du cœur.

— À vous, tout de même, je veux bien… Vous êtes une gobeuse, vous me les ferez rendre. 

Puis, quand il fut allé chercher les deux billets dans un petit meuble, et qu’il les lui eut remis, il lui prit les mains, les garda un instant entre les siennes, d’un air de gaieté amicale, en beau-fils qui a de la sympathie pour sa belle-maman.

— Vous avez des illusions sur papa, vous !… Oh ! ne vous en défendez pas, je ne vous demande pas vos affaires… Les femmes, c’est si bizarre, ça se distrait parfois à se dévouer ; et, naturellement, elles ont bien raison de prendre leur plaisir où elles le trouvent… N’importe, si un jour vous en étiez mal récompensée, venez donc me voir, nous causerons. 

Lorsque madame Caroline se retrouva dans son fiacre, étouffée encore par la tiédeur molle du petit hôtel, par le parfum d’héliotrope qui avait pénétré ses vêtements, elle était frissonnante comme au sortir d’un lieu suspect, effrayée aussi de ces réticences, de ces plaisanteries du fils sur le père, qui aggravaient son soupçon de l’inavouable passé. Mais elle ne voulait rien savoir, elle avait l’argent, elle se calma en combinant sa journée du lendemain, de façon que, dès le soir, l’enfant fût sauvé de son vice.

Aussi, le matin, dut-elle se mettre en course, car elle avait toutes sortes de formalités à remplir, pour être certaine que son protégé serait accueilli à l’Œuvre du Travail. Sa situation de secrétaire du conseil de surveillance, que la princesse d’Orviedo, la fondatrice, avait composé de dix dames du monde, lui facilita d’ailleurs ces formalités ; et, l’après-midi, elle n’eut plus qu’à aller chercher Victor à la cité de Naples. Elle avait emporté des vêtements convenables, elle n’était pas au fond sans inquiétude sur la résistance que le petit allait leur opposer, lui qui ne voulait pas entendre parler de l’école. Mais la Méchain, à qui elle avait envoyé une dépêche et qui l’attendait, lui apprit dès le seuil une nouvelle, dont elle était bouleversée elle-même dans la nuit, brusquement, la mère Eulalie était morte, sans que le médecin eût pu dire au juste de quoi, une congestion peut-être, quelque ravage du sang gâté ; et l’effrayant, c’était que le gamin, couché avec elle, ne s’était aperçu de la mort, dans l’obscurité, qu’en la sentant contre lui devenir toute froide. Il avait fini sa nuit chez la propriétaire, hébété de ce drame, travaillé d’une sourde peur, si bien qu’il se laissa habiller et qu’il parut content, à l’idée de vivre dans une maison qui avait un beau jardin. Rien ne le retenait plus là, puisque la grosse, comme il disait, allait pourrir dans le trou.

Cependant, la Méchain, en écrivant son reçu des deux mille francs, posait ses conditions.

— C’est bien entendu, n’est-ce pas ? vous compléterez les six mille en un seul paiement, à six mois… Autrement, je m’adresserai à M. Saccard.

— Mais, dit madame Caroline, c’est monsieur Saccard lui-même qui vous paiera… Aujourd’hui, je le remplace, simplement.

Les adieux de Victor et de la vieille cousine furent sans tendresse : un baiser sur les cheveux, une hâte du petit à monter dans la voiture, tandis qu’elle, grondée par Busch d’avoir consenti à ne recevoir qu’un acompte, continuait à mâcher sourdement son ennui de voir ainsi son gage lui échapper.

— Enfin, madame, soyez honnête avec moi, autrement je vous jure que je saurai bien vous en faire repentir.

De la cité de Naples à l’Œuvre du Travail, boulevard Bineau, madame Caroline ne put tirer que des monosyllabes de Victor, dont les yeux luisants dévoraient la route, les larges avenues, les passants et les maisons riches. Il ne savait pas écrire, à peine lire, ayant toujours déserté l’école pour des bordées sur les fortifications ; et, de sa face d’enfant mûri trop vite, ne sortaient que les appétits exaspérés de sa race, une hâte, une violence à jouir, aggravées par le terreau de misère et d’exemples abominables dans lequel il avait grandi. Boulevard Bineau, ses yeux de jeune fauve étincelèrent davantage, lorsque, descendu de voiture, il traversa la cour centrale, que le bâtiment des garçons et celui des filles bordaient à droite et à gauche. Déjà, il avait fouillé d’un regard les vastes préaux plantés de beaux arbres, les cuisines revêtues de faïence, dont les fenêtres ouvertes exhalaient des odeurs de viandes, les réfectoires ornés de marbre, longs et hauts comme des nefs de chapelle, tout ce luxe royal que la princesse, s’entêtant à ses restitutions, voulait donner aux pauvres. Puis, arrivé au fond, dans le corps de logis que l’administration occupait, promené de service en service pour être admis avec les formalités d’usage, il écouta sonner ses souliers neufs le long des immenses corridors, des larges escaliers, de ces dégagements inondés d’air et de lumière, d’une décoration de palais. Ses narines frémissaient, tout cela allait être à lui.

Mais, comme madame Caroline, redescendue au rez-de-chaussée pour la signature d’une pièce, lui faisait suivre un nouveau couloir, elle l’amena devant une porte vitrée, et il put voir un atelier où des garçons de son âge, debout devant des établis, apprenaient la sculpture sur bois.

— Vous voyez, mon petit ami, dit-elle, on travaille ici parce qu’il faut travailler, si l’on veut être bien portant et heureux… Le soir, il y a des classes, et je compte, n’est-ce pas ? que vous serez sage, que vous étudierez bien… C’est vous qui allez décider de votre avenir, un avenir tel que vous ne l’avez jamais rêvé. 

Un pli sombre avait coupé le front de Victor. Il ne répondit pas, et ses yeux de jeune loup ne jetèrent plus sur ce luxe étalé, prodigué, que des regards obliques de bandit envieux : avoir tout ça, mais sans rien faire ; le conquérir, s’en repaître, à la force des ongles et des dents. Dès lors, il ne fut plus là qu’en révolté, qu’en prisonnier qui rêve de vol et d’évasion.

— Maintenant, tout est réglé, reprit madame Caroline. Nous allons monter à la salle de bains.

L’usage était que chaque nouveau pensionnaire, à son entrée, prenait un bain ; et les baignoires se trouvaient en haut, dans des cabinets attenant à l’infirmerie, qui elle-même, composée de deux petits dortoirs, l’un pour les garçons, l’autre pour les filles, était voisine de la lingerie. Les six sœurs de la communauté régnaient là, dans cette lingerie superbe, tout en érable verni, à trois étages de profondes armoires, dans cette infirmerie modèle, d’une clarté, d’une blancheur sans tache, gaie et propre comme la santé. Souvent aussi, les dames du conseil de surveillance venaient y passer une heure de l’après-midi, moins pour contrôler que pour donner à l’œuvre l’appui de leur dévouement.

Et, justement, la comtesse de Beauvilliers se trouvait là, avec sa fille Alice, dans la salle qui séparait les deux infirmeries. Souvent, elle l’amenait ainsi pour la distraire, en lui donnant le plaisir de la charité. Ce jour-là, Alice aidait une des sœurs à faire des tartines de confiture, pour deux petites convalescentes, à qui on avait permis de goûter.

— Ah ! dit la comtesse, à la vue de Victor qu’on venait de faire asseoir en attendant son bain, voici un nouveau. 

D’habitude, elle restait cérémonieuse à l’égard de madame Caroline, ne la saluant que d’un signe de tête, sans jamais lui adresser la parole, de crainte peut-être d’avoir à lier avec elle des relations de voisinage. Mais ce garçon que celle-ci amenait, l’air d’active bonté dont elle s’occupait de lui, la touchaient sans doute, la faisaient sortir de sa réserve. Et elles causèrent à demi-voix.

— Si vous saviez, madame, de quel enfer je viens de le tirer ! Je le recommande à votre surveillance, comme je l’ai recommandé à toutes ces dames et à tous ces messieurs. 

— Est-ce qu’il a des parents ? Est-ce que vous les connaissez ?

— Non, sa mère est morte… Il n’a plus que moi.

— Pauvre gamin !… Ah ! que de misère ! 

Pendant ce temps, Victor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s’étaient allumés d’une féroce convoitise ; et, de cette confiture que le couteau étalait, il remontait aux fluettes mains blanches d’Alice, à son cou trop mince, à toute sa personne de vierge chétive, qui s’émaciait dans l’attente vaine du mariage. S’il s’était trouvé seul avec elle, d’un bon coup de tête dans le ventre, comme il l’aurait envoyée rouler contre le mur, pour lui prendre ses tartines ! Mais la jeune fille avait remarqué ses regards gloutons ; et, d’un coup d’œil, ayant consulté la religieuse :

— Est-ce que vous avez faim, mon petit ami ?

— Oui.

— Et vous ne détestez pas la confiture ?

— Non.

— Alors, ça vous irait si je vous faisais deux tartines, que vous mangeriez en sortant du bain ?

— Oui.

— Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de pain, n’est-ce pas ?

— Oui. 

Elle riait, plaisantait, mais lui restait grave et béant, avec ses yeux dévorateurs qui la mangeaient, elle et ses bonnes choses.

À ce moment, des cris de joie, tout un violent tapage monta du préau des garçons, où la récréation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaient, les pensionnaires avaient une demi-heure pour goûter et se dégourdir les jambes.

— Vous voyez, reprit madame Caroline, en l’amenant près d’une fenêtre, si l’on travaille, on joue aussi… Vous aimez travailler ?

— Non.

— Mais vous aimez jouer ?

— Oui.

— Eh bien, si vous voulez jouer, il faudra travailler… Tout cela s’arrangera, vous serez raisonnable, j’en suis sûre. 

Il ne répondit pas. Une flamme de plaisir lui avait chauffé la face, à la vue de ses camarades lâchés, sautant et criant ; et ses regards revinrent vers ses tartines que la jeune fille achevait et posait sur une assiette. Oui ! de la liberté, de la jouissance, tout le temps, il ne voulait rien d’autre. Son bain était prêt, on l’emmena.

— Voilà un petit monsieur qui ne sera guère commode, je crois, dit doucement la religieuse. Je me méfie d’eux, quand ils n’ont pas la figure d’aplomb.

— Il n’est pourtant pas laid, celui-ci, murmura Alice, et on lui donnerait dix-huit ans, à le voir vous regarder.

— C’est vrai, conclut madame Caroline avec un léger frisson, il est très avancé pour son âge. 

Et, avant de s’en aller, ces dames voulurent se donner le plaisir de voir les petites convalescentes manger leurs tartines. L’une surtout était très intéressante, une blonde fillette de dix ans, avec des yeux savants déjà, un air de femme, la chair hâtive et malade des faubourgs parisiens. C’était, d’ailleurs, la commune histoire : un père ivrogne qui amenait ses maîtresses ramassées sur le trottoir, qui venait de disparaître avec une d’elles ; une mère qui avait pris un autre homme, puis un autre, tombée elle-même à la boisson ; et la petite, là-dedans, battue par tous ces mâles, quand ils n’essayaient pas de la violer. Un matin, la mère avait dû la retirer des bras d’un maçon, ramené par elle, la veille. On lui permettait pourtant, à cette mère misérable, de venir voir son enfant, car c’était elle qui avait supplié qu’on la lui enlevât, ayant gardé dans son abjection un ardent amour maternel. Et elle se trouvait précisément là, une femme maigre et jaune, dévastée, avec des paupières brûlées de larmes, assise près du lit blanc, où sa gamine, très propre, le dos appuyé contre des oreillers, mangeait gentiment ses tartines.

Elle reconnut madame Caroline, étant allée chez Saccard chercher des secours.

— Ah ! madame, voilà encore ma pauvre Madeleine sauvée une fois. C’est tout notre malheur qu’elle a dans le sang, voyez-vous, et le médecin m’avait bien dit qu’elle ne vivrait pas, si elle continuait à être bousculée chez nous… Tandis qu’ici elle a de la viande, elle a du vin ; et puis, elle respire, elle est tranquille… Je vous en prie, madame, dites bien à ce bon monsieur que je ne vis pas une heure de mon existence sans le bénir. 

Un sanglot la suffoqua, son cœur se fondait de reconnaissance. C’était de Saccard qu’elle parlait, car elle ne connaissait que lui, comme la plupart des parents qui avaient des enfants à l’Œuvre du Travail. La princesse d’Orviedo ne paraissait point, tandis que lui s’était longtemps prodigué, peuplant l’œuvre, ramassant toutes les misères du ruisseau pour voir plus vite fonctionner cette machine charitable qui était un peu sa création, se passionnant du reste comme toujours, distribuant des pièces de cent sous de sa poche aux tristes familles dont il sauvait les petits. Et il restait le seul et vrai bon Dieu, pour tous ces misérables.

— N’est-ce pas ? madame, dites-lui bien qu’il y a quelque part une pauvre femme qui prie pour lui… Oh ! ce n’est pas que j’aie de la religion, je ne veux point mentir, je n’ai jamais été hypocrite. Non, les églises et nous, c’est fini, parce que nous n’y songeons seulement plus, tout ça ne servait à rien, d’aller y perdre son temps… Mais ça n’empêche qu’il y a tout de même quelque chose au-dessus de nous, et alors ça soulage, quand quelqu’un a été bon, d’appeler sur lui les bénédictions du ciel. 

Ses larmes débordèrent, coulèrent sur ses joues flétries.

— Écoute-moi, Madeleine, écoute… 

La fillette, si pâle dans sa chemise de neige, et qui léchait la confiture de sa tartine d’un petit bout de langue gourmande, avec des yeux de bonheur, leva la tête, devint attentive, sans cesser son régal.

— Chaque soir, avant de t’endormir dans ton lit, tu joindras tes mains comme ça, et tu diras : « Mon Dieu, faites que M. Saccard soit récompensé de sa bonté, qu’il ait de longs jours et qu’il soit heureux… » Tu entends, tu me le promets ?

— Oui, maman.

Les semaines qui suivirent, madame Caroline vécut dans un grand trouble moral. Elle n’avait plus sur Saccard d’idées nettes. L’histoire de la naissance et de l’abandon de Victor, cette triste Rosalie prise sur une marche d’escalier, si violemment, qu’elle en était restée infirme, et les billets signés et impayés, et le malheureux enfant sans père grandi dans la boue, tout ce passé lamentable lui donnait une nausée au cœur. Elle écartait les images de ce passé, de même qu’elle n’avait pas voulu provoquer les indiscrétions de Maxime : certainement, il y avait là des tares anciennes, qui l’effrayaient, dont elle aurait eu trop de chagrin. Puis, c’était cette femme en pleurs, joignant les mains de sa petite fille, la faisant prier pour cet homme ; c’était Saccard adoré comme le Dieu de bonté, et véritablement bon, et ayant réellement sauvé des âmes, dans cette activité passionnée de brasseur d’affaires, qui se haussait à la vertu, lorsque la besogne était belle. Aussi arriva-t-elle à ne plus vouloir le juger, en se disant, pour mettre en paix sa conscience de femme savante, ayant trop lu et trop réfléchi, qu’il y avait chez lui, comme chez tous les hommes, du pire et du meilleur.

Cependant, elle venait d’avoir un réveil sourd de honte à la pensée qu’elle lui avait appartenu. Cela la stupéfiait toujours, elle se tranquillisait en se jurant que c’était fini, que cette surprise d’un moment ne pouvait recommencer. Et trois mois s’écoulèrent, pendant lesquels, deux fois par semaine, elle allait voir Victor ; et, un soir, elle se retrouva dans les bras de Saccard, définitivement à lui, laissant s’établir des relations régulières. Que se passait-il donc en elle ? Était-elle, comme les autres, curieuse ? ces troubles amours de jadis, remués par elle, lui avaient-ils donné le sensuel désir de savoir ? Ou plutôt n’était-ce pas l’enfant qui était devenu le lien, le rapprochement fatal entre lui, le père, et elle, la mère de rencontre et d’adoption ? Oui, il ne devait y avoir eu là qu’une perversion sentimentale. Dans son grand chagrin de femme stérile, cela certainement l’avait attendrie jusqu’à la débâcle de sa volonté, de s’être occupée du fils de cet homme, au milieu de si poignantes circonstances. Chaque fois qu’elle le revoyait, elle se donnait davantage, et une maternité était au fond de son abandon. D’ailleurs, elle était femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans s’épuiser à tâcher de s’en expliquer les mille causes complexes. Pour elle, dans ce dévidage du cœur et de la cervelle, dans cette analyse raffinée des cheveux coupés en quatre, il n’y avait qu’une distraction de mondaines inoccupées, sans ménage à tenir, sans enfant à aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses à leurs chutes, qui masquent de leur science de l’âme les appétits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d’auberge. Elle, d’une érudition trop vaste, qui avait perdu son temps, autrefois, à brûler de connaître le vaste monde et à prendre parti dans les querelles des philosophes, en était revenue avec le grand dédain de ces récréations psychologiques, qui tendent à remplacer le piano et la tapisserie, et dont elle disait en riant qu’elles ont débauché plus de femmes qu’elles n’en ont corrigé. Aussi, les jours où des trous se produisaient en elle, où elle sentait une cassure dans son libre arbitre, préférait-elle avoir le courage d’accepter les faits, après l’avoir constaté ; et elle comptait sur le travail de la vie pour effacer la tare, pour réparer le mal, de même que la sève qui monte toujours ferme d’un chêne, refait du bois et de l’écorce. Si elle était maintenant à Saccard sans l’avoir voulu, sans être certaine qu’elle l’estimait, elle se relevait de cette déchéance en ne le jugeant pas indigne d’elle, séduite par ses qualités d’homme d’action, par son énergie à vaincre, le croyant bon et utile aux autres. Sa honte première s’en était allée, dans ce besoin que l’on a de purifier ses fautes, et rien n’était en effet plus naturel ni plus tranquille que leur liaison : un ménage de raison simplement, lui heureux de l’avoir là, le soir, quand il ne sortait pas, elle presque maternelle, d’une affection calmante, avec sa vive intelligence et sa droiture. Et c’était vraiment, pour ce forban du pavé de Paris, brûlé et tanné dans tous les guets-apens financiers, une chance imméritée, une récompense volée comme le reste, que d’avoir à lui cette adorable femme, si jeune et si saine à trente-six ans, sous la neige de son épaisse chevelure blanche, d’un bon sens si brave et d’une sagesse si humaine, dans sa foi à la vie, telle qu’elle est, malgré la boue que le torrent emporte.

Des mois se passèrent, et il faut dire que madame Caroline trouva Saccard très énergique et très prudent, durant tous ces pénibles débuts de la Banque Universelle. Ses soupçons de trafics louches, ses craintes qu’il ne les compromît, elle et son frère, se dissipèrent même entièrement, à le voir sans cesse en lutte avec les difficultés, se dépensant du matin au soir pour assurer le bon fonctionnement de cette grosse mécanique neuve, dont les rouages grinçaient, près d’éclater ; et elle lui en eut de la reconnaissance, elle l’admira. L’Universelle, en effet, ne marchait pas comme il l’avait espéré, car elle avait contre elle la sourde hostilité de la haute banque : de mauvais bruits couraient, des obstacles renaissaient, immobilisant le capital, ne permettant pas les grandes tentatives fructueuses. Aussi s’était-il fait une vertu de cette lenteur d’allures, à laquelle on le réduisait, n’avançant que pas à pas sur un terrain solide, guettant les fondrières, trop occupé à éviter une chute pour oser se lancer dans les hasards du jeu. Il se rongeait d’impatience, piétinant comme une bête de course réduite à un petit trot de promenade ; mais jamais commencements d’une maison de crédit ne furent plus honorables ni plus corrects ; et la Bourse en causait, étonnée.

Ce fut de la sorte qu’on atteignit l’époque de la première assemblée générale. Elle avait été fixée au 25 avril. Dès le 20, Hamelin débarqua d’Orient, tout exprès pour la présider, rappelé en hâte par Saccard, qui étouffait dans la maison trop étroite. Il rapportait, d’ailleurs, d’excellentes nouvelles : les traités étaient conclus pour la formation de la Compagnie générale des Paquebots réunis, et d’autre part, il avait en poche les concessions qui assuraient à une société française l’exploitation des mines d’argent du Carmel ; sans parler de la Banque nationale turque, dont il venait de jeter les bases à Constantinople, et qui serait une véritable succursale de l’Universelle. Quant à la grosse question des chemins de fer de l’Asie Mineure, elle n’était pas mûre, il fallait la réserver ; du reste, il devait retourner là-bas, pour continuer ses études, dès le lendemain de l’assemblée. Saccard, ravi, eut avec lui une longue conversation, à laquelle assistait madame Caroline, et il leur persuada aisément qu’une augmentation du capital social était une nécessité absolue, si l’on voulait faire face à ces entreprises. Déjà, les forts actionnaires, Daigremont, Huret, Sédille, Kolb, consultés avaient approuvé cette augmentation ; de sorte qu’en deux jours la proposition put être étudiée et présentée au conseil d’administration, la veille même de la réunion des actionnaires.

Ce conseil d’urgence fut solennel, tous les administrateurs y assistèrent, dans la salle grave, verdie par le voisinage des grands arbres de l’hôtel Beauvilliers. D’ordinaire, il y avait deux conseils par mois : le petit, vers le 15, le plus important, celui auquel ne paraissaient que les vrais chefs, les administrateurs d’affaires ; et le grand, vers le 30, la réunion d’apparat, où tous venaient, les muets et les décoratifs, approuver les travaux préparés d’avance et donner des signatures. Ce jour-là, le marquis de Bohain, avec sa petite tête aristocratique, arriva un des premiers, apportant avec lui, dans son grand air fatigué, l’approbation de toute la noblesse française. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-président, homme doux et ladre, avait charge de guetter les administrateurs qui n’étaient point au courant, les prenait à part et leur communiquait d’un mot les ordres du directeur, le vrai maître. Chose entendue, tous promettaient d’obéir, d’un signe de tête.

Enfin, on entra en séance. Hamelin fit connaître au conseil le rapport qu’il devait lire devant l’assemblée générale. C’était le gros travail que Saccard préparait depuis longtemps, qu’il venait de rédiger en deux jours, augmenté des notes apportées par l’ingénieur, et qu’il écoutait modestement, d’un air de vif intérêt, comme s’il n’en avait pas connu un seul mot. D’abord, le rapport parlait des affaires faites par la Banque Universelle, depuis sa fondation : elles n’étaient que bonnes, de petites affaires au jour le jour, réalisées de la veille au lendemain, le courant banal des maisons de crédit. Pourtant, d’assez gros bénéfices s’annonçaient sur l’emprunt mexicain, qui venait d’être lancé le mois d’auparavant, après le départ de l’empereur Maximilien pour Mexico : un emprunt de gâchis et de primes folles, dans lequel Saccard regrettait mortellement de n’avoir pu barboter davantage, faute d’argent. Tout cela était ordinaire, mais on avait vécu. Pour le premier exercice, qui ne comprenait que trois mois, du 5 octobre, date de la fondation, au 31 décembre, l’excédent des bénéfices était seulement de quatre cent et quelques mille francs, ce qui avait permis d’amortir d’un quart les frais de premier établissement, de payer aux actionnaires leur cinq pour cent et de verser dix pour cent au fonds de réserve ; en outre, les administrateurs avaient prélevé le dix pour cent que leur accordaient les statuts, et il restait une somme d’environ soixante-huit mille francs, qu’on avait portée à l’exercice suivant. Seulement, il n’y avait pas eu de dividende. Rien à la fois de plus médiocre ni de plus honorable. C’était comme pour les cours des actions de l’Universelle en Bourse, ils avaient lentement monté de cinq cents à six cents francs, sans secousse, d’une façon normale, ainsi que les cours des valeurs de toute banque qui se respecte ; et, depuis deux mois, ils demeuraient stationnaires, n’ayant aucune raison de s’élever davantage, dans le petit train journalier où semblait s’endormir la maison naissante.

Puis, le rapport passait à l’avenir, et ici c’était un brusque élargissement, le vaste horizon ouvert de toute une série de grandes entreprises. Il insistait particulièrement sur la Compagnie générale des Paquebots réunis, dont l’Universelle allait avoir à émettre les actions : une compagnie au capital de cinquante millions, qui monopoliserait tous les transports de la Méditerranée, et où se trouveraient syndiquées les deux grandes sociétés rivales, la Phocéenne, pour Constantinople, Smyrne et Trébizonde, par le Pirée et les Dardanelles, et la Société Maritime, pour Alexandrie, par Messine et la Syrie, sans compter des maisons moindres qui entraient dans le syndicat, les Combarel et Cie, pour l’Algérie et la Tunisie, la veuve Henri Liotard, pour l’Algérie également, par l’Espagne et le Maroc, enfin les Féraud-Giraud frères, pour l’Italie, Naples et les villes de l’Adriatique, par Civita-Vecchia. On conquérait la Méditerranée entière, en faisant une seule compagnie de ces sociétés et de ces maisons rivales qui se tuaient les unes les autres. Grâce aux capitaux centralisés, on construirait des paquebots types, d’une vitesse et d’un confort inconnus, on multiplierait les départs, on créerait des escales nouvelles, on ferait de l’Orient le faubourg de Marseille ; et quelle importance prendrait la Compagnie, lorsque, le canal de Suez achevé, il lui serait permis de créer des services pour les Indes, le Tonkin, la Chine et le Japon ! Jamais affaire ne s’était présentée, d’une conception plus large ni plus sûre. Ensuite, viendrait l’appui donné à la Banque nationale turque, sur laquelle le rapport fournissait de longs détails techniques, qui en démontraient l’inébranlable solidité. Et il terminait cet exposé des opérations futures, en annonçant que l’Universelle prenait encore sous son patronage la Société française des mines d’argent du Carmel, fondée au capital de vingt-cinq millions. Des analyses de chimistes indiquaient, dans les échantillons du minerai, une proportion considérable d’argent. Mais, plus encore que la science, l’antique poésie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, éblouissement divin que Saccard avait mis à la fin d’une phrase dont il était très content.

Enfin, après ces promesses d’un avenir glorieux, le rapport concluait à l’augmentation du capital. On le doublait, on l’élevait de vingt-cinq à cinquante millions. Le système d’émission adopté était le plus simple du monde, pour qu’il entrât aisément dans toutes les cervelles : cinquante mille actions nouvelles seraient créées, et on les réserverait titre pour titre aux porteurs des cinquante mille actions primitives ; de façon qu’il n’y aurait pas même de souscription publique. Seulement, ces actions nouvelles seraient de cinq cent vingt francs, dont une prime de vingt francs, formant au total une somme d’un million, qu’on porterait au fonds de réserve. Il était juste et prudent de frapper les actionnaires de ce petit impôt, puisqu’on les avantageait. D’ailleurs, le quart seul des actions était exigible, plus la prime.

Lorsque Hamelin cessa de lire, il se produisit un brouhaha d’approbation. C’était parfait, pas une observation à faire. Pendant tout le temps qu’avait duré la lecture, Daigremont, très intéressé par un examen soigneux de ses ongles, avait souri à des pensées vagues ; et le député Huret, renversé dans son fauteuil, les yeux clos, sommeillait à demi, se croyant à la Chambre ; tandis que Kolb, le banquier, tranquillement, sans se cacher, s’était livré à un long calcul, sur les quelques feuilles de papier qu’il avait devant lui, ainsi que chaque administrateur. Pourtant, Sédille, toujours anxieux et méfiant, voulut poser une question : que deviendraient les actions abandonnées par ceux des actionnaires qui ne voudraient pas user de leur droit ? la société les garderait-elle à son compte, ce qui était illicite, puisque la déclaration légale ne pouvait avoir lieu, chez le notaire, que lorsque le capital était intégralement souscrit ? et, si elle s’en débarrassait, à qui et comment comptait-elle les céder ? Mais, dès les premiers mots du fabricant de soie, le marquis de Bohain, voyant l’impatience de Saccard, lui coupa la parole, en disant, de son grand air noble, que le conseil s’en remettait de ces détails à son président et au directeur, tous les deux si compétents et si dévoués. Et il n’y eut plus que des congratulations, la séance fut levée au milieu du ravissement de tous.

Le lendemain, l’assemblée générale donna lieu à des manifestations vraiment touchantes. Elle se tint encore dans la salle de la rue Blanche, où un entrepreneur de bals publics avait fait faillite ; et, avant l’arrivée du président, dans cette salle déjà pleine, couraient les meilleurs bruits, un surtout qu’on se chuchotait à oreille : violemment attaqué par l’opposition grandissante, Rougon, le ministre, le frère du directeur, était disposé à favoriser l’Universelle, si le journal de la société, l’Espérance, un ancien organe catholique, défendait le gouvernement. Un député de la gauche venait de lancer le terrible cri : « Le 2 décembre est un crime ! » qui avait retenti d’un bout de la France à l’autre, comme un réveil de la conscience publique. Il était nécessaire de répondre par de grands actes, la prochaine Exposition universelle décuplerait le chiffre des affaires, on allait gagner gros au Mexique et ailleurs, dans le triomphe de l’empire à son apogée. Et, parmi un petit groupe d’actionnaires, qu’endoctrinaient Jantrou et Sabatani, on riait beaucoup d’un autre député qui, lors de la discussion sur l’armée, avait eu l’extraordinaire fantaisie de proposer d’établir en France le système de recrutement de la Prusse. La Chambre s’en était amusée : fallait-il que la terreur de la Prusse troublât certaines cervelles, à la suite de l’affaire du Danemark et sous le coup de la rancune sourde que nous gardait l’Italie, depuis Solferino ! Mais le bruit des conversations particulières, le grand murmure de la salle, tomba brusquement, lorsque Hamelin et le bureau parurent. Plus modeste encore que dans le conseil de surveillance, Saccard s’effaçait, perdu au milieu de la foule ; et il se contenta de donner le signal des applaudissements, approuvant le rapport qui soumettait à l’assemblée les comptes du premier exercice, revus et acceptés par les commissaires-censeurs, Lavignière et Rousseau, et qui lui proposait de doubler le capital. Elle seule était compétente pour autoriser cette augmentation, qu’elle décida d’ailleurs d’enthousiasme, absolument grisée par les millions de la Compagnie générale des Paquebots réunis et de la Banque nationale turque, reconnaissant la nécessité de mettre le capital en rapport avec l’importance que l’Universelle allait prendre. Quant aux mines d’argent du Carmel, elles furent accueillies par un frémissement religieux. Et, lorsque les actionnaires se furent séparés, en votant des remerciements au président, au directeur et aux administrateurs, tous rêvèrent du Carmel, de cette miraculeuse pluie d’argent, tombant des lieux saints, au milieu d’une gloire.

Deux jours après, Hamelin et Saccard, accompagnés cette fois du vice-président, le vicomte de Robin-Chagot, retournèrent rue Sainte-Anne, chez maître Lelorrain pour déclarer l’augmentation du capital, qu’ils affirmaient avoir été intégralement souscrit. La vérité était que trois mille actions environ, refusées par les premiers actionnaires à qui elles appartenaient de droit, restaient aux mains de la société, laquelle les passa de nouveau au compte Sabatani, par un jeu d’écritures. C’était l’ancienne irrégularité, aggravée, le système qui consistait à dissimuler dans les caisses de l’Universelle une certaine quantité de ses propres valeurs, une sorte de réserve de combat, qui lui permettait de spéculer, de se jeter en pleine bataille de Bourse, s’il le fallait, pour soutenir les cours, au cas d’une coalition de baissiers.

D’ailleurs, Hamelin, tout en désapprouvant cette tactique illégale, avait fini par s’en remettre complètement à Saccard, pour les opérations financières ; et il y eut une conversation à ce sujet, entre eux et madame Caroline, relative seulement aux cinq cents actions qu’il les avait forcés de prendre, lors de la première émission, et que la seconde, naturellement, venait de doubler : mille actions en tout, représentant, pour le versement du quart et la prime, une somme de cent trente-cinq mille francs, que le frère et la sœur voulurent absolument payer, un héritage inattendu d’environ trois cent mille francs leur étant tombé d’une tante, morte dix jours après son fils unique, tous deux emportés par la même fièvre. Saccard les laissa faire, sans s’expliquer lui-même sur la manière dont il comptait libérer ses propres actions.

— Ah ! cet héritage, dit en riant madame Caroline, c’est la première chance qui nous arrive… Je crois bien que vous nous portez bonheur. Mon frère avec ses trente mille francs de traitement, ses frais de déplacement considérables, et tout cet or qui tombe sur nous, parce que nous n’en avons plus besoin sans doute… Nous voilà riches.

Elle regardait Saccard, avec sa gratitude de bon cœur, vaincue désormais, confiante en lui, perdant chaque jour de sa clairvoyance, dans la tendresse croissante qu’il lui inspirait. Puis, emportée tout de même par sa gaie franchise, elle continua :

— N’importe, si je l’avais gagné, cet argent, je vous réponds que je ne le risquerais pas dans vos affaires… Mais une tante que nous avons à peine connue, un argent auquel nous n’avions jamais pensé, enfin de l’argent trouvé par terre, quelque chose qui ne me semble même pas très honnête et dont j’ai un peu honte… Vous comprenez, il ne me tient pas au cœur, je veux bien le perdre.

— Justement dit Saccard, plaisantant à son tour, il va grossir et vous donner des millions. Il n’y a rien de tel pour profiter comme l’argent volé.. Avant huit jours, vous verrez, vous verrez la hausse ! 

Et, en effet, Hamelin, ayant dû retarder son départ, assista avec surprise à une hausse rapide des actions de l’Universelle. À la liquidation de la fin de mai, le cours de sept cents francs fut dépassé. Il y avait là l’ordinaire résultat que produit toute augmentation de capital : c’est le coup classique, la façon de cravacher le succès, de donner un temps de galop aux cours, à chaque émission nouvelle. Mais il y avait aussi la réelle importance des entreprises que la maison allait lancer ; et de grandes affiches jaunes, collées dans tout Paris, annonçant la prochaine exploitation des mines d’argent du Carmel, achevaient de troubler les têtes, y allumaient un commencement de griserie, cette passion qui devait croître et emporter toute raison. Le terrain était préparé, le terreau impérial, fait de débris en fermentation, chauffé des appétits exaspérés, extrêmement favorable à une de ces poussées folles de la spéculation, qui, toutes les dix à quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant après elles que des ruines et du sang. Déjà, les sociétés véreuses naissaient comme des champignons, les grandes compagnies poussaient aux aventures financières, une fièvre intense du jeu se déclarait, au milieu de la prospérité bruyante du règne, tout un éclat de plaisir et de luxe, dont la prochaine Exposition promettait d’être la splendeur finale, la menteuse apothéose de féerie. Et, dans le vertige qui frappait la foule, parmi la bousculade des autres belles affaires s’offrant sur le trottoir, l’Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinée à tout affoler, à tout broyer, et que des mains violentes chauffaient sans mesure, jusqu’à l’explosion.

Lorsque son frère fut reparti pour l’Orient, madame Caroline se retrouva seule avec Saccard, reprenant leur étroite vie d’intimité, presque conjugale. Elle s’entêtait à s’occuper de sa maison, à lui faire réaliser des économies, en intendante fidèle, bien que leur fortune à tous deux eût changé. Et, dans sa paix souriante, son humeur toujours égale, elle n’éprouvait qu’un trouble, son cas de conscience au sujet de Victor, l’hésitation de savoir si elle devait cacher plus longtemps au père l’existence de son fils. On était très mécontent de ce dernier, à l’Œuvre du Travail, qu’il ravageait. Les six mois d’expérience étaient écoulés, allait-elle produire le petit monstre, avant de l’avoir décrassé de ses vices ? Elle en ressentait parfois une vraie souffrance.

Un soir, elle fut sur le point de parler. Saccard, que l’installation mesquine de l’Universelle désespérait, venait de décider le conseil à louer le rez-de-chaussée de la maison voisine, pour agrandir les bureaux, en attendant qu’il osât proposer la construction de l’hôtel luxueux de ses rêves. De nouveau, il faisait percer des portes de communication, abattre des cloisons, poser encore des guichets. Et, comme elle revenait du boulevard Bineau, désespérée d’une abomination de Victor, qui avait presque mangé l’oreille à un camarade, elle le pria de monter avec elle, chez eux.

— Mon ami, j’ai quelque chose à vous dire. 

Mais, en haut, quand elle le vit, une épaule couverte de plâtre, enchanté d’une nouvelle idée d’agrandissement qu’il venait d’avoir, celle de vitrer aussi la cour de la maison voisine, elle n’eut pas le courage de le bouleverser, avec le déplorable secret. Non, elle attendrait encore, il faudrait bien que l’affreux vaurien se corrigeât. Elle était sans force devant la peine des autres.

— Eh bien, mon ami, c’était pour cette cour. J’avais eu justement la même idée que vous.