L’Ardente Flibustière/Texte entier

Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 1-47).


i

Éducation



Le 20 mars 1708, il tombait, sur le port de Toulon une pluie froide, épaisse et maussade.

Il était huit heures du soir et les cloches des églises répandaient, sur la ville, leurs appels au Salut et à la prière, lorsqu’un adolescent, vêtu d’un costume goudronné, entra dans la salle basse du cabaret de la Fille-des-Îles. Il poussa un soupir de soulagement en baissant sa capuche et proféra deux vigoureux jurons.

Un homme âgé et glabre, reconnaissable entre mille à ce qu’il portait des boucles d’or aux oreilles, avec une dent de tigre qui oscillait sur ses bajoues ridées, remarqua alors à voix haute :

— Maudit soit le failli goret qui nous fait rentrer céans l’air et la pluie du dehors.

— Goret, toi-même, hé, bâtard de sarrazin ! dit l’arrivant avec tranquillité. Tu devrais pourtant être dans ton élément, lorsqu’il pleut, avec ta peau tannée comme du cuir d’éléphant.

Le vieux matelot grogna.

— Mon fi, si tu avais des fois envie de te faire trousser et fesser avec une godille, tu n’aurais qu’à continuer tes réflexions…

— Certes, je les continuerai. Tes griffes sont rognées et tu les portes en un lieu où elles ne courent pas risque de m’écorcher, même si tu te bats avec tes oreilles.

Tout le monde se mit à rire, et la Belle-aux-seins-rouges gloire de la prostitution toulonnaise, qui se vautrait, à ce moment, sur les genoux d’un bas-officier ivre, se mit à rire bruyamment.

La Belle-aux-seins-rouges était une femme jeune et de face ardente. Sa renommée allait loin sur la côte méditerranéenne, car elle portait bonheur à ses amants. Elle tenait son nom d’une large tache de sang — ce que les gens du commun nomment une « envie » — qui lui couvrait la moitié de la poitrine. Quand la Belle se moquait de quiconque, il devenait ridicule pour le reste de sa vie, à moins qu’il ne quittât Toulon ou pût tuer un des rieurs. Car la gaieté générale accompagnait toujours l’hilarité de la Belle-aux-seins-rouges. Le vieux aux griffes de tigre pendues aux oreilles se leva donc. Il tira posément sa ceinture, ramena sur son ventre le fourreau d’un large coutelas, et dit enfin au jeune homme qui le regardait tranquillement :

— Où veux-tu que je t’éventre, blanc-bec ? Ici ou dehors ?

— Ni là, ni là, riposta l’autre, et, si tu insistes, vieille carne de buffle, je t’ouvrirai la bidoche moi-même comme à une truie grasse.

Déjà le vieux sautait sur lui. Mais l’adolescent semblait rompu à toutes les ruses de guerre. Il fit un écart, leva l’escabeau où il était assis, et le jeta à la face de son adversaire.

— À la porte ! cria, devant le tumulte, la masse des buveurs de ce cabaret, où certes chacun aimait à se battre, mais pour son compte et sans être éclaboussé par les querelles d’autrui.

— Viens donc, sourit le jeune homme, que je te coupe tes pendants. Il paraît que cela porte bonheur.

Il sortit. L’autre suivit et le silence revint dans la vapeur de pipes qui flottait sur la tête des ivrognes de l’auberge.

Seule la fille-aux-seins-rouges demanda :

— Qui vient avec moi assister le beau gars contre le vieux magot.

Personne ne bougea.

— Crevez donc, tas de gobe-courges, dit alors la femme qui sortit seule.

Elle fut saisie par le brouillard et éternua. La nuit était compacte. Très loin, on voyait la lanterne qui se tient sous la statue de la Vierge du Port, à l’angle de la rue Coupe-Digue et de l’impasse de la Foux. La femme chercha les deux combattants qui semblaient disparus.

Enfin elle les entrevit, à dix pas, qui, le couteau levé, tournaient l’un autour de l’autre muettement.

— Le raisiné va prendre l’air, murmura-t-elle, en dissimulant ses seins, qui, en temps habituels, étaient toujours découverts. Il est vrai qu’il faisait froid…

Elle courut vers le lieu du combat.

— Hé, beau môme, dit-elle, prends garde que le vioque jette son couteau de loin.

— Salope ! dit l’homme aux pendants.

Et il fit un bond pour toucher son adversaire de côté,

Il eut réussi, dans sa vieille habitude des combats nocturnes, si la Belle ne l’avait fait dévier de sa route. Elle lui prit nerveusement le poignet armé.

— À toi, mon petit ami ! Ouvre-lui la panse et viens-t’en, car j’ai bien envie de coucher avec toi. Et vite…

Le jeune homme rit hautement.

— Tu n’as donc pas vu que je suis femme comme toi ?

— Maledieu, non. Mais ça ne me fait pas peur, je sais aimer les deux sexes, comme mon amant, le capitaine Rouquin.

La jeune femme au costume goudronné cria :

— Il est ici, le Rouquin ?

— Mais oui. Et le vieux, là, c’est son second.

— Alors, je lui fais grâce. Hé ! vieux, la paix, et conduis-moi au Rouquin. Je voudrais m’embarquer sur sa gabare,

— Tu arrives à temps, mais il te faudra à bord, d’autres façons que cela, dit l’autre. On part cette nuit, avant l’aube.

— Alors tout va bien. Je suis — confidences pour confidences — la maîtresse d’Adussias qui a été roué hier. Et je crois que je n’ai rien de plus pressé que de quitter la terre pour naviguer. Car le gibet m’attend…

— Mon petit drôle, ma petite drôlesse, tu parles comme un homme, conclut le second du Rouquin.

— Paravant, demanda la fille-aux-seins-rouges, donne-moi un moment, je suis chaude de toi, ma sœur pirate.

— Je te reverrai lorsque nous reviendrons à Toulon, dit l’autre. Souviens-toi que je suis Adussias, la demi-pendue…

ii

Embarquement


Adussias et le second du Rouquin, qui se nommait Griffe-Esgourde, s’en allaient le long de la mer en écoutant les bruits de la nuit.

Leur direction était marquée par trois phares, les lumières de l’île de Porquerolles qu’on voyait au loin, malgré la pluie et le feu de proue ou de poupe des treize galères qui bruissaient dans la rade. Car elles devaient appareiller dans trois jours pour le Levant et les équipes de forçats y travaillaient constamment.

Les deux voyageurs suivaient une falaise haute au-dessus de laquelle de hauts bastions se devinaient où veillaient des soldats. On percevait, par instants, leur : « Prenez garde à vous… »

— Nous sommes là, dans le retour de rocher, dit Griffe-Esgourde à voix basse.

La pluie avait cessé brusquement comme ils parvinrent dans une anse faite de murailles à demi-croulantes sur lesquelles la mer sonnait.

— C’est ici !

Ils s’arrêtèrent un moment, puis le vieux alluma un briquet fait dans une tabatière, et, se guidant de cette faible lueur que personne ne pouvait entrevoir, il descendit lentement la falaise.

Alors Adussias vit un fin vaisseau dont les formes étaient incertaines, mais le gréement chargé de toile.

Griffe-Esgourde siffla deux fois longuement, selon une bizarre modulation, puis trois fois sèchement. On répondit par le même signal à bord du bateau.

Les deux arrivants s’approchèrent encore.

La coque du navire se détachait sur la grisaille du ciel.

— La planche ? demanda le vieux.

— Elle est à tes pieds, répondit une voix.

Il chercha et trouva ce frêle pont.

— Aide-moi à la placer, dit-il à Adussias.

Et à l’homme du bateau, il cria :

— Amarre-là !

Trois minutes après ils prenaient pied sur la gabare du Rouquin, vaisseau à deux mâts pris aux Hollandais peu auparavant, et qui se trouvait baptisé désormais le Saint-Elme.

— Le capitaine est saoul, dit l’homme de quart.

— Donc, tout va bien, répliqua Griffe-Esgourde. Allons le voir !

Ils le trouvèrent dans ce qu’il nommait son Louvre. C’était le carrosse de poupe.

— Rouquin, dit le vieux aux griffes, sans préambule à un petit homme barbu et vêtu d’or qui dormait à demi sur un lit de pourpre devant une table où gisaient douze flacons vides, Rouquin, les barils sont vendus.

— Tu as l’argent ?

— Il est chez Cohen.

— Et la cochenille ?

— Vendue à du Galmier.

— L’Amiral. Bon, alors on peut rester ici huit jours. J’ai besoin d’aller voir des filles, et surtout la Belle-aux-seins-rouges.

— Pas du tout. On part tout à l’heure.

— Quoi ?…

— Ordre de Sa Majesté : Saturnien Puget, de Hyères, dit le Rouquin, doit être appréhendé au corps demain et pendu haut et court.

— Hein ? cria le capitaine dégrisé subitement.

— Ordre du Roi. Cela m’a été transmis par l’Amiral qui aime mieux te voir vivre…

— Je le pense, grogna le Rouquin. Il m’a payé trente mille livres, pour un million ou deux de perles ramassées aux Indes.

— Parfait. Donc, il faut quitter Toulon cette nuit.

— Oui. Mais que me ramènes-tu là ?

— Une belle recrue. La femme d’Adussias. Elle veut se faire pirate, car le même sort qu’à toi l’attend ici.

Le Rouquin se leva joyeusement :

— Va vite donner les ordres pour le départ. Je vais inscrire Adussias sur le livre de bord.

— Faut-il dire à l’équipage que c’est une femme ?

— Jamais de la vie.

— Alors tu me permettras d’en goûter ?

— À ton âge, ça fait mal de couvrir les drôlesses. Je te le permettrai une fois par mois…

Le Rouquin resta avec Adussias.

— Ma belle tu vas me faire voir combien tu es femme.

Elle se mit à rire.

— Capitaine, inscrivez-moi d’abord sur le rôle de l’équipage.

Il haussa les épaules :

— Tu crois à ça ici ? Bran pour ceux qui veulent qu’on tienne des paperasses. Il n’y a, sur ce bateau, que le chirurgien qui sache lire et écrire. Nous autres, pirates, nous avons d’autres tracas.

Ce disant, il était venu à la fille et en trois gestes lui avait fait jaillir des seins rigides.

— Par Satan, mon maître ! hurla joyeusement le Rouquin, tu es mieux que belle. Fais-en voir un peu plus.

Elle se dévêtait tranquillement, et, une fois nue, vint se placer devant le chef de pirates.

Lui la regarda avec extase.

— Vrai, tu es belle comme jamais je n’en vois… Et pourtant il y a dans le monde, peu de races sur lesquelles je ne me suis amusé. J’ai joui des filles sur toutes les terres où l’on se rend en bateau… J’ai eu des maîtresses de toutes les couleurs. Mais toi…

Il but un grand verre d’alcool.

— Bois aussi, Adussias. On va s’en donner jusque-là…

Et l’étreignant, il roula avec elle sur le lit.


iii

Amours marines




— Vrai, tu es belle comme jamais je n’en vois (page 8).

Le capitaine du Saint-Elme était un rude gaillard. Il semblait incontestablement laid comme un ours et éduqué comme dans une étable. Ces vertus ne lui enlevaient pourtant point cette autre, d’être un amant solide et propre à faire frémir les femmes, à les transporter de délices et à les passionner autant et plus par le sexe que les coquebins, sigisbées et marquis peuvent le faire par l’esprit…

Il avait encore cet agrément qu’il se trouvait saoûl, deux jours sur trois. L’alcool étant, à doses abusives, un anaphrodisiaque efficace, sa maîtresse pouvait donc encore disposer de quelques moments pour se donner çà et là aux autres matelots et même au second, qui, vieux, gardait une virilité solide.

Il avait été impossible de dissimuler à l’équipage, la féminité du nouveau matelot. On avait vu, sur le pont même, le Rouquin embrasser Adussias et lui mettre les seins à nu.

On avait, d’ailleurs, remarqué auparavant, que le nouveau venu était nanti de mains fines, blanches et douces. Ses pieds nus ne ressemblaient point non plus à ceux, accoutumés partout, de l’équipage. Enfin le Rouquin ne voulait avec lui, que des marins fieffés et celui-ci ne connaissait ni la manœuvre, ni la mer même.

Avant le jour, où, par un beau soleil au large de Chypre, le Rouquin dénuda la poitrine belliqueuse de sa belle, on était donc assuré, comme disait le loustic de la bande, La Coquille, gaillard qui avait été condamné à mort dans sept pays différents, qu’Adussias c’était surtout pour naviguer « à fesses »…

Du jour où tout le monde connut le sexe de la belle, tout le monde, bien entendu, entendit y goûter. Adussias trouva cela très juste. Elle avait été la maîtresse, à la fois, des douze membres de la bande Adussias premier. Or c’étaient des personnages ardents et que le crime commis par eux en grande série rendait sans cesse flambants comme le bûcher où ils devaient finir.

La fille s’était pourtant astreinte à les réjouir tous. Elle y avait acquis une grande maîtrise des hommes, et un art savant de les tenir en laisse. Aussi lui était-ce un jeu que de mener les vingt-trois matelots du Saint-Elme. Le dur labeur de mer ne les rendait, heureusement, pas si aptes à l’amour que les pirateries de terre font aux tire-laine et détrousseurs de voyageurs…

Ainsi allait donc le bateau, magistralement mené au demeurant par le Rouquin, qui était un prodigieux marin, devinant, même ivre-mort les coups de vent deux heures avant qu’ils se produisissent. Le second qui avait cinquante-cinq ans de navigation, ayant commencé à dix ans dans la piraterie de haut bord, ne la lui cédait en rien.

Il fallait se méfier, dans les parages où croisait le bateau, car presque tous les grands pays d’Europe y avaient envoyé des galères puissantes que leur chiourme rendait invincibles à la marche. Elles portaient, en sus, des soixante pièces de huit et même des cent vingt pièces de six, devant quoi le courage du bandit est impuissant à se défendre…

Cependant, on ne pouvait rester à naviguer longtemps sur une mer aussi dangereuse. Le Rouquin, qui avait espéré attaquer quelque navire vénitien chargé de richesses orientales et de pierres fines, conclut à l’inutilité de persister dans cette entreprise et l’on revint vers l’Océan.

La vie à bord était vraiment heureuse et paisible. Tous les historiens de la flibuste et des pirates : Œxmelin, Johnson et Daniel de Foe, sans compter une douzaine de révérends et de gouverneurs coloniaux qui ont écrit leurs souvenirs, veulent présenter la vie boucanière sous la forme d’une misère atroce et sans cesse apaisée en combats singuliers. Il n’y avait rien de tel à bord du Saint-Elme. Adussias était la femme du capitaine lorsqu’il était à jeun et celle de tout l’équipage, quand le capitaine était saoul. L’alcool abondait dans les cales, en attendant les richesses à conquérir sur les bateaux conquis. On buvait donc, on pratiquait posément les manœuvres utiles, on se battait de temps à autre pour une partie douteuse de dés, mais sans que le sang coulât et on aimait…

Adussias passait des mains exigeantes du capitaine dans celles ingénieuses du second. De là, elle venait au coq dont les goûts étaient uniquement féminins. Il caressait la belle fille, qui, excitée, portait cela au chirurgien, un médecin illustre de Paris, condamné à être pendu pour un pamphlet contre Sa Majesté et que le Lieutenant de Police d’Argenson dont il avait accouché heureusement la femme, condamnée par tous, s’était entremis pour faire évader. Il se nommait Guillebert. C’était un homme froid et ardent qui coupait lui-même la tête de tous les malheureux passagers dont le métier se rapportait à la Justice, quelle que fût leur nationalité.

Des étreintes un peu vicieuses, et lassantes par leur complication, de M. Guillebert, Adussias passait à celles du premier maître de manœuvre qui se nommait de Salistrate de Baverne d’Arnet. Celui-là s’attestait marquis. Il était né dans un château à trois cents fenêtres, entouré de cent lieues de terres matrimoniales. Hélas !… À vingt ans ne s’était-il pas avisé d’écrire un sonnet sur Mme la marquise de Maintenon, veuve Scarron et épouse morganatique de Sa Majesté. Le sonnet était amusant. Il contenait ces vers, sans doute fâcheux, mais défendables :

Le Roy dit : « Ouvre ta mortaise à mon tenon,
Tes fesses sont le vrai Grand Palais de Versailles !
Et ta bouche dira : « Jusqu’à demain, tenons… »

Hélas ! les rois sont peu sensibles à la poésie qui oublie de les louer. Adalbert de Salistrate de Baverne d’Arnet, déféré en justice, s’était vu condamné à mort. Gracié pour les galères, il s’était ensuite évadé de concert avec le Rouquin qui l’avait ainsi promu.

iv

La Gaillarde


Après les protagonistes du bateau pirate, Adussias se donnait non sans plaisir à La Gale, Bourse-en-pie, Le Sauvage, La Pipe, Doudou-le-Poilu, La Manchette (ainsi nommé, parce que de préférence il aimait les garçonnets), Pâture, Coupe-veste, Soubrequoy, Cul d’Escale, La Bouline et Passevolant.

Tous ces drôles portaient leurs surnoms à la suite de divers exploits redoutables ou risibles qui faisaient l’objet des contes d’avant. Quand il faisait beau, en effet, la troupe s’asseyait sur des câbles roulés, ou sur le pont au hasard et selon des amitiés. Ensuite, chacun disait ses exploits. Les hommes ne se rassasiaient jamais d’entendre ces historiettes sanglantes ou burlesques. Le soleil se couchait ainsi dans la douceur des soirs, tandis que le capitaine allait visiter la réserve de rhum et que le Marquis faisait des vers…

On passa dans la mer Atlantique. Il y eut pourtant un petit accroc lors des Colonnes d’Hercule, qui sont, on le sait, entre Cadix et Tanger. On avait louvoyé tout le jour assez loin des côtes espagnoles, et on attendait la nuit pour passer, car six vaisseaux du Roi surveillaient le détroit. Or, il était six heures du soir, quand la vigie signala une frégate en haute mer. Que faire ?

Se rapprocher d’Espagne ne laissait pas d’être scabreux, car le Rouquin était connu pour avoir dépouillé et coulé bas trois bateaux de sa Majesté Catholique, l’année précédente.

Et tout le monde devait savoir, en sus, qu’il montait, à cette heure, le Saint-Elme. D’autre part, la frégate était anglaise. Il ne fallait pas oublier que huit des meilleurs amis du capitaine, avaient fini sur le quai des exécutions de Glasgow, et qu’il avait lui-même détroussé naguère le Cownbray, appartenant à Lord Churchill. Les pierres précieuses vendues à Toulon et acquises par l’amiral de Galmier venaient d’ailleurs du Cownbray. Il était, par conséquent, fort dangereux de se laisser accoster par la frégate.

Le second eut l’idée d’une manœuvre heureuse. On se dirigerait familièrement vers le navire de guerre, très nettement, mais avec une extrême lenteur, de façon à en être assez loin encore lorsque la nuit viendrait. Alors on virerait et adieu…

Ce plan réussit. La frégate, voyant ce vaisseau de commerce, de nationalité incertaine, mais visiblement peu armé, venir à couper sa route ne se hâta pas au-devant. La nuit naquit à temps et on se jeta vers Gibraltar à pleines voiles…

De délices, après ce danger, l’équipage voulut posséder Adussias toute la nuit.

Son délégué, Soubrequoy, ancien comite à bord de la galère la Royale alla en demander la permission au capitaine.

Celui-ci n’était malheureusement pas assez saoul pour trouver la proposition à son goût. Il brûla la tête de Soubrequoy, se rendit sur le gaillard d’avant avec Adussias et déclara que sa maîtresse était bien une femme, quoique en vérité c’eût pu être le contraire. Mais, en tout cas, elle lui appartenait et rien qu’à lui. Son contact restait donc défendu à tout l’équipage, sauf au second qui y avait droit une fois par mois.

Pour confirmer et prouver son droit de propriété, il fit même déshabiller Adussias et la posséda sur un lit de cordages.

Comme elle se plaignait que cela lui fit mal au dos, le Rouquin lui donna une claque violente et un coup de pied au derrière, dont elle fut trois nuits sans pouvoir se divertir, malgré la totale ivresse du capitaine.

De ce jour, la colère régna chez les matelots et on songea à se débarrasser du capitaine. Le marquis, surtout se montrait furieux.

On était alors dans les parages des îles Canaries. Pendant huit jours, on y croisa sans succès et il fallut se résigner, si on ne voulait pas que la campagne fût totalement vide, à partir pour les Antilles et la côte américaine.

Au vrai c’était la grande flibuste qui commençait. Loin de s’en réjouir, tout le monde évoquait, sans gaieté, ces combats où le sang coule à flots, et qui deviennent l’accompagnement inévitable des arraisonnages aux mers lointaines. C’est que les pirates y sont si nombreux, que le moindre vaisseau marchand y est armé en guerre. Il ne suffit pas de le visiter, il faut le conquérir.

Cependant, l’équipage du Saint-Elme devenait ombrageux.

Adussias, se sentant un peu responsable de cette rage sourde contre le Rouquin, se prodiguait pourtant de son mieux. Elle tenta, pour satisfaire le plus possible de ses compagnons, des jeux amoureux multiples et difficiles qui pouvaient réduire plusieurs jouteurs ensemble. Elle fit boire le Rouquin, et tenta aussi sur lui des expériences érotiques propres à l’endormir tout à fait. Elle fit enfin tout son possible afin que la paix continuât, tant bien que mal, de régner.

Mais il y eut encore un incident. Certain jour de mai où le temps était doux et lyrique, le marquis commença un poème à Adussias, la belle du Saint-Elme. La chose allait seule et se serait terminée brillamment, si, heureux de sa muse, M. de Salistrate de Baverne d’Arnet n’avait eu l’idée de vouloir récompenser ensuite Adussias, en faisant avec elle la bête à deux dos. Il répétait ses deux derniers vers :

Car ta quille ô Vénus, baille malgré l’étoupe,
De ce plaisir encor qu’en toi j’éperonnai.

Ce lui parut si somptueux de musique et de grâce verbale qu’il courut donc vers la maîtresse du Rouquin pour lui faire sentir son talent.

Par malencontre, elle était, à ce moment précis, en conversation amoureuse avec Bourse-en-Pie. Le marquis ne le put supporter et prenant son pistolet, il brûla froidement la tête du matelot, pour prendre sa place sans la laisser refroidir. Adussias fit l’amour avec un morceau de cervelle humaine sur le sein droit et une petite flaque de sang dans le nombril. Elle jugea, plus tard, que c’était moins agréable qu’il ne semble…


… son adversaire lui avait mis un pistolet sous le nez (page 20).

Comme on voit, la nervosité générale, à bord du bateau, menaçait de mal tourner.

v

Un assaut


Ce fut sur ces entrefaites, que, pour calmer tant de colères ou d’irritations sourdes, une prise vint se jeter en travers de la route du Saint-Elme.

On était au dix-huit juin, à midi. La chaleur lourde abêtissait l’équipage, étendu, hors trois hommes, sur le gaillard d’arrière abrité par une toile.

Les trois pirates de quart se trouvaient, l’un dans la hune, l’autre sur le château de poupe et le dernier au gouvernail. Le vent était plein-arrière, mais léger et douceâtre ; il imprimait au bateau une vitesse modeste et presque bourgeoise…

Or, l’homme de la hune cria :

— Voile à bâbord-avant.

Il y eut un léger tumulte, tout le monde se leva pour regarder dans la direction indiquée.

Trois minutes passèrent, et, peu à peu, on vit sortir de l’océan, très loin un navire de taille supportable, avec peu de voilure et qui pouvait s’attaquer certainement s’il n’était pas trop armé…

Pour connaître l’armement du survenant, il fallait attendre un peu. Tout le monde se dissimula. Le capitaine, ivre-mort, mais rendu solide par l’espérance de la bataille, se mit à blasphémer avec une ardeur que depuis longtemps on ne lui connaissait plus.

Adussias sentait sourdre au fond d’elle-même une légère angoisse qu’elle dissimulait sans façons, mais qui donc, à son premier assaut, dans le monde de la piraterie, ne se sent pas un rien ému ?

Le chirurgien était tôt descendu préparer ses pansements et ses scies, car on pouvait facilement prévoir qu’il y aurait bientôt des amputations à faire et des sutures à confectionner sur des têtes fendues, des panses ouvertes, et des membres maltraités.

Quant au marquis, il chantait avec une humeur charmante une chanson qui était à la mode lorsque Paris lui fut défendu.

Il est probable qu’on n’en parlait plus depuis longtemps aux Porcherons où elle avait été lancée, mais, sur le Saint-Elme, elle faisait figure de haute nouveauté.

Cependant, le bateau s’approchait avec un rien de méfiance eut-on dit. Tout son armement se réduisait à une batterie dont le Rouquin, lunette à l’œil, dit qu’arrimée comme elle se trouvait, elle ne tiendrait pas deux bordées. On voyait, par les hublots, des faces inquiètes et les matelots tendaient de la voilure pour fuir le malencontreux Saint-Elme qui faisait d’ailleurs l’innocent.

Bientôt on vit le pavillon du survenant : c’était un espagnol.

— Mort de Dieu, grogna le Rouquin, il y a longtemps que je n’ai pendu des gens d’Estramadure. Ce bateau arrive à point…

Mais l’espagnol était bien commandé. Tout en semblant fort à l’aise, il se laissa dériver par le vent, puis, mettant franchement le cap à l’opposite de sa venue, il commença à fuir de toutes ses voiles.

— Par les cent mille diables de l’enfer, hurla le capitaine du Saint-Elme, la charogne se méfie de nous. Hissons notre pavillon !

Et brusquement, à la corne d’artimon, monta le sinistre emblème de la piraterie : la flamme noire portant une tête de mort au milieu.

Et la poursuite commença.

Le Saint-Elme était de coque plus effilée que l’autre, moins chargé aussi et prenant mieux le vent. Il gagna tôt sur l’épais navire d’Espagne, qui faisait un sillage écumant.

— Aux armes ! dit paisiblement le marquis. Préparez-vous, mes gars !

Les gaillards de l’équipage vinrent se ranger sur le pont en tenue d’assaut. Ils étaient admirables. Toute leur vêture se résumait dans un pantalon, parfois même déchiré et accourci par d’innombrables mésaventures. Tous avaient le torse nu et quelques-uns y arboraient des balafres larges de trois doigts. La collection de blessures guéries dont s’ornait le personnel du pirate aurait fourni, à un médecin, des sujets d’études pour dix volumes in-folio…

Et tout le monde attendit.

C’est alors que la belle Adussias revint sur le pont. Elle avait fait une toilette de sa façon, dont le charme certain et la grâce évocatrice transportèrent l’équipage enthousiaste. C’est qu’elle était nue…

— Bravo ! cria le marquis. Viens, Adussias que je te pose un baiser sur le sein droit.

Le Rouquin grogna :

— Monsieur, je n’aime pas ces familiarités.

— À la guerre, monsieur, répondit noblement le gentilhomme, les femmes deviennent d’usage public, comme tout ce qui délasse, soutient et fait ardre les combattants.

— Monsieur, dit le Rouquin, c’est ma femme.

— Bien, monsieur, dit le marquis avec dignité. Ce soir elle pourrait bien être la mienne.

Le capitaine tira son lourd sabre d’abordage, mais, plus prompt, son adversaire lui avait mis un pistolet sous le nez.

— Vous me paierez cela ! murmura, blême de fureur le redouté chef de pirates.

— Tâchez de prendre cette gabare, conseilla le matelot Cul-d’Escale. C’est plus important que ces histoires de femmes, et, pendant que vous faites l’échauffé, les autres nous gagnent au pied.

Il était incontestable que l’espagnol tenait au moins sa distance.

— Par le nombril de Satan, cria le capitaine, mettons toutes voiles dehors, tant pis si un coup de vent emporte nos mâts, mais ce failli chien ne nous échappera pas.

Sur le château de proue, Adussias, nue et armée, défiait la mer.

vi

L’Assaut


La poursuite dura tout l’après-midi. Le Saint-Elme gagnait, mais pas assez pour venir à l’abordage. Séparés par un quart de lieue, les deux bateaux couraient donc à la file sur la surface des eaux.

— Ce cornard d’Espagne, aboyait furieux le Rouquin, va-t-il nous échapper. Hardi les gars !

Le marquis, appuyé au cabestan, semblait rêver et en vérité songeait, dans la chaleur du combat, à fendre le crâne du capitaine et à prendre sa place.

Adussias, nue et belle comme Vénus, allait et venait en portant un sabre recourbé. Elle fumait la pipe comme un gabier et faisait signe aux matelots qu’on rigolerait la nuit venue.

La Manchette, qui posait parfois à la femme et en tirait divers avantages, voulut l’imiter et se mit nu à son tour.

— Coquins ! cria encore le Rouquin en sortant de la cambuse où il avait bu une pinte de rhum, coquins, si j’en vois un qui tourne seulement les yeux vers Adussias, je lui coupe la tête et le reste.

Mais tout un chacun se mit à rire, car Doudou-le-Poilu venait de fermer les yeux et de quitter sa culotte pour montrer, bien braqué vers la maîtresse du capitaine, une pièce de quatorze qui, positivement, semblait de taille à couler bas une frégate.

Le capitaine s’élança, sabre en main, pour couper cette arme offusquante, mais il fut arrêté par le chirurgien.

— Monsieur, dit le célèbre Guillebert, je vous prie de ne pas me forcer à utiliser les toiles à panser et la charpie sans de bonnes raisons…

— Et, remarqua le marquis, de ne pas mettre un homme hors de combat avant la bataille.

Le chirurgien reprit :

— J’ajoute que mes outils exposés à l’air marin se rouillent et que mes baumes perdent leur efficacité à rester exposés et à s’évaporer comme à cette heure. De plus, si vous buvez tout le rhum, que donnerai-je à mes blessés ?

Le Rouquin ne craignait rien tant que les apostrophes du médicastre. Il rengaina sa fureur et ne vit pas Adussias, avec des mines gourmandes, caresser de la paume, la pièce de quatorze de Doudou-le-Poilu.

C’est alors qu’il y eut une saute de vent.

— Nous le tenons, aboya Bourse-en-Pie. Il perd, il perd !

De fait, le navire espagnol ralentissait et se trouvait maintenant à deux encâblures.

— Attention ! cria le Rouquin.

— Attention ! tonna le marquis, dont la belle voix de commandement, qu’il n’utilisait que dans les grandes circonstances, courut sur les eaux jusqu’à l’ennemi.

— Attention ! dit joliment Adussias en levant son sabre.

Elle venait d’éteindre sa pipe et se passait la main sur des charmes auxquels il lui semblait tenir plus que naguère, à cette heure où ils étaient menacés.

Mais elle avait du courage et chacun crut que cette caresse qu’elle s’offrait en personne, n’était qu’une simple marque de satisfaction. Ce pouvait sembler encore un souvenir cordial à tant d’amants qui s’étaient, depuis qu’elle se trouvait pubère, occupés de la réjouir…

Les deux bateaux n’étaient plus qu’à une encâblure.

— Chantons, les gars ! dit le Rouquin, cela va donner la venette aux gens d’en face.

Et ils entonnèrent un chant de pirates, du plus barbare effet.

À ce moment l’espagnol tira une bordée. Mal ajustée et trop haute, elle se contenta de percer les basses voiles et de briser les vitres du château de poupe.

— Ils me les paieront, remarqua le marquis. Je ferai dépouiller leur état-major et tendrai leur peau sur des châssis pour remplacer mes carreaux.

— On y est, les hommes ? demanda encore une fois le Rouquin.

— On y est ! repartit Griffe-Esgourde qui s’était tenu jusque-là en bas occupé à quelque besogne mystérieuse, mais ne voulait pas manquer l’égorgement.

Les deux navires ne sont plus qu’à vingt pas. Les voiles du Saint-Elme, largement déployées, enlèvent l’air à l’espagnol qui jette sa seconde bordée.

Deux hommes du pirate, éventrés, tombent sur le pont.

Un hurlement de rage s’étend sur l’océan. Le soleil, qui se couche au lointain, semble couvrir le ciel de flammes rouges…

Cinq pas séparent maintenant l’éperon du Saint-Elme de la poupe de l’autre.

Alors, agile comme un singe, brandissant un sabre et un pistolet, nu et bronzé aussi comme un dieu grec, La Manchette saute…

À sa suite tout le monde s’élance.

C’est l’assaut.

L’espagnol est peuplé de femmes que ses défenseurs ont fait descendre dans l’entrepont. On les entend se lamenter et pousser des cris d’épouvante ou des prières. Quant aux matelots, ils font tête courageusement.

La boucherie commence.

C’est une mêlée confuse où l’on ne tire que peu de coups d’armes à feu. On se sert de sabres, lourds comme des couperets, qui font d’épouvantables blessures. Comme des diables, les hommes du Rouquin s’agitent et apparaissent partout à la fois. Les autres sont plus de cinquante, mais ils ont la timidité défensive des honnêtes gens. Les pirates ne font attention à rien. Ils se jettent à la mort comme au giron d’une maîtresse.

C’est effrayant.


Adussias, nue et armée, défiait la mer (page 21).


vii

Mœurs de la flibuste


Le Rouquin vise à tuer les officiers. Il les cherche et les affronte avec une audace qui fait frémir. Griffe-Esgourde vise les mousses et les jeunes matelots. Il frappe surtout de pointe et à la face. Il sait que ce sont toujours les agents de liaison et les complices des coups de traîtrise.

Le marquis, lui, cherche les gens qu’à leur apparence il croit nantis de quelque noblesse. Il n’aime pas à égorger des manants. Il a vu, dès le début, un grand homme à l’habit passementé, qui paraît commander à une trolée de laquais. Il dit à son fidèle serviteur la Bouline :

— À toi les valets. À moi le maître !

Et bientôt la roture gît à terre, déconfite, tandis que le gentilhomme crie d’une voix de tonnerre au chef :

— Rends-toi !

L’autre fait un signe d’acquiescement et reçoit, en même temps, une pistolade qui le couche à terre.

Le marquis rit de bon cœur en se ruant aussitôt sur un gaillard en tricorne rouge qui doit être au moins gouverneur dans les colonies espagnoles d’Amérique.

Il lui porte un coup d’estoc à la face et en même temps lui tire son second pistolet au bas-ventre.

— C’est le coup de Montezuma ! dit-il en s’esclaffant.

La Manchette est tailladé de dix coups de sabre et le sang lui coule partout, mais nulle blessure n’est jusqu’ici capable de l’arrêter. Il crie en frappant de partout :

— Bonjour à ta femme, hé porte-fesse !…

Cette injure semble lui porter bonheur. Il a étendu au moins dix étrangers.

Quant à Adussias, elle sauta, il faut l’avouer, la dernière sur le vaisseau espagnol. Ce n’est point qu’elle eut peur, mais l’habitude lui manquait un rien. Toutefois, au milieu des cris, des vociférations, des blasphèmes, et des injures, des prières et des appels, des chants furieux et des hurlements de ses camarades, elle retrouva vite son assiette.

Alors elle fit le vide autour de son corps nu avec une rage incoercible. Elle frappait du sabre, de gauche à droite et de droite à gauche, sans répit et sans hésiter.

— Bravo, lui cria le marquis. Ne voyant plus d’adversaires de qualité, il se contentait de secourir ses amis encore aux prises avec des Espagnols.

Adussias se retourna vers lui.

— Touche-moi, dit-elle, tu verras que je n’ai jamais eu tant de bonheur…

— Plus tard, ma belle, répondit le gentilhomme prudent en inventoriant le champ de bataille d’un coup d’œil, va donc secourir Coupe-Veste et Passevolant.

De fait, les deux drilles, accablés par un lot d’Ibères, se défendaient vaillamment, mais avec peine. Adussias sauta dans le groupe en agitant son sabre.

— Le diable ! cria un des Espagnols en se signant.

— Le diable ! répétèrent les autres en se débandant.

— Le diable ! gémirent les derniers ennemis en perdant courage.

Et, du cœur de la coque, on entendit venir un cri de terreur :

— C’est le diable…

Les pirates étaient vainqueurs.

Il restait pourtant, au pied du carrosse de proue, un groupe l’on remarquait un colonel de cavalerie en grand uniforme, le capitaine du vaisseau, trois officiers armés de haches et une femme en habit pourpre qui portait un masque de velours.

Le Rouquin organisa le champ de bataille. Il y avait quatre de ses hommes qui agonisaient sur le pont. Il commanda à trois autres de revenir sur le Saint-Elme et de s’y tenir prêts à tout.

Quatre autres furent délégués illico sur l’espagnol, l’un en poupe, pour égorger le timonier et prendre sa place, l’autre au centre, pour tuer les blessés, et les deux derniers pour surveiller la sortie des écoutilles, car il y avait peut-être une réserve humaine dans l’entrepont.

Ceci fait, il se rua vers le groupe héroïque.

Déjà Adussias l’avait devancé. Elle courait droit à la femme au masque. Comme un porte hache voulait l’arrêter, elle lui fit sauter la tête d’un revers.

Le marquis, posément, avait cherché à terre un pistolet armé.

Il en trouva trois. Alors il vint au dernier carré de la défense.

Le capitaine d’Espagne le visa d’une arme trop longue qui tremblait à son bras déjà blessé. Il rata le gentilhomme, qui salua, et d’un coup bien visé lui fit sauter la cervelle.

— Rends-toi ! dit-il alors au colonel.

L’autre hésita sur la conduite à tenir, car il sentait bien n’avoir aucune chance de survivre au massacre.

Le marquis utilisa cette hésitation et lui planta son sabre sanglant en plein corps.

Il salua à nouveau.

La valetaille du Rouquin suffisait désormais à mettre à mort le reste…

Cependant, Adussias, face à la femme masquée, crut en avoir raison d’un coup. Elle se trompa. C’était une guerrière redoutable, que cette étrangère. Elle le fit bien voir en lançant une navaja, qui, pour un rien, aurait mis fin aux exploits de la pirate, et ne la manqua pas d’une ligne.

— Corps du diable, s’écria la diablesse.

Et elle tapa de toutes ses forces sur son adversaire.

Mais l’autre se déroba et se retrouva debout avec un sabre court, enlevé à son voisin.

— Laissez-les ! dit Griffe-Esgourde.

— Mais non ! grommela rageusement le capitaine. Je ne veux pas qu’on m’abîme mon Adussias.

— Idiot ! rétorqua le second. Regarde l’autre. Elle est encore plus belle.

Cependant la belle Adussias n’avait pu encore avoir le dernier mot. Ses coups semblaient heurter un mur. Rageusement elle sauta au cou sur son ennemie et l’étreignit pour l’étouffer.

Les deux femmes roulèrent à terre au milieu des rires…

Tous les mâles du navire espagnol semblaient morts…

viii

Le Partage


Sur le pont sanglant, parmi les cadavres étendus, Adussias et l’inconnue masquée se battaient furieusement. Enfin la pirate, en immobilisant son adversaire sur le dos, demanda :

— Un coutelas que je lui ouvre la gorgoire.

— Ah ! mais non, ma chère, dit le marquis en levant son chapeau, car il était fort poli durant qu’on tuait, Ah ! mais non ! Nous voulons goûter à ses charmes. S’il vous plaît, rendez-la nous…

Adussias, épuisée, se releva. L’autre restait étendue sur le dos les yeux fermés.

— Est-elle morte ? demanda La Manchette qui était jaloux à l’idée qu’on pourrait avoir deux femmes à bord du Saint-Elme.

— Toi, va te faire panser ! lui dit brutalement le Rouquin ou je te coupe les oreilles.

La Bouline s’approcha et prudemment tâta le corps allongé :

— Elle se porte comme un charme. Je la prends.

Et il leva les jupes et jupons enchevêtrés de l’Espagnole.

— Mort de Mahom ! reprit-il furieux lorsqu’il vit les jambes de la malheureuse, il faut lui enlever son armure.

Tout le monde s’approcha. De fait, l’inconnue était vêtue d’un tissu métallique collant, qui devait se chausser et s’agrafer par les épaules, car il était impossible d’accéder à sa chair au-dessus des cuisses.

— Pendons-là ! cria La Manchette, qui, tout saignant, ne voulait pas quitter le lieu de ses exploits.

— Non ! dit le marquis, on va commencer de la déshabiller.

Et il mit la femme, qui reprenait ses sens, debout en la saluant :

— Permettez, madame ! murmura-t-il à nouveau.

Alors, avec un couteau à éventrer les cochons, il la parcourut du col au bas-ventre…

Et fit la même chose par derrière et les innombrables vêtures de mousseline, soie, velours, dentelle de Cadix tombèrent en lambeaux sur le pont…

On vit alors une forme féminine aux larges hanches, attirante comme Vénus elle-même, et couverte d’un maillot de fin acier tissé…

Le marquis le piqua avec son arme, mais la pointe ne passa point.

— Mordiable, dit-il, on ne voit pas comment cela est lacé ou attaché… Je veux être roué si l’armurier ne le lui a pas soudé sur le corps même.

— Je la garde, conclut-il, à moins que Griffe-Esgourde la veuille, puisque le capitaine est nanti.

La Bouline lui demanda à l’oreille :

— Qu’allez-vous en faire ? Il vous faudrait un instrument en acier de Tolède pour dévirginiser cette truie.

Le marquis se mit à rire.

Elle m’avouera son histoire et ce sera amusant. Et puis, je lui ferai limer son costume par l’entre-jambes. Ce sera aussi joyeux que de la prendre.

Et la Bouline emmena la conquête de M. de Salistrate de Baverne d’Arnet…

Pendant ce temps on commençait de fourrager le navire conquis. D’abord, les non-combattants de l’entrepont montaient un par un. Les hommes étaient jetés à la mer, sans attendre ; les femmes mises de côté, les enfants parqués en tas pour être vendus à quelque plantation, si on pouvait s’y rendre.

On épargna six nègres, en pensant qu’ils feraient de bonnes recrues pour le Saint-Elme. Ils ne seraient pas exigeants, quoique robustes et tout aussi bon buveurs que les blancs.

Quand on eut visité l’espagnol, la nuit était venue. Le Rouquin fit rentrer ses hommes à bord et on déhala de vingt coudées, en laissant les prisonniers, bien ficelés sur le bateau conquis. On n’amena d’abord sur le pirate que trois femmes fort jolies, des servantes, pour réjouir les combattants heureux.

Les autres, le Rouquin se réservait de les interroger et de savoir si en les déposant sur un îlot désert on ne pourrait pas obtenir avec des lettres une forte rançon si elles apparaissaient de notoriété suffisante.

On pourrait aussi les vendre aux lupanars des Antilles, ou pour faire les servantes dans les auberges à flibustiers.

Toutefois, cela devait être préalablement bien calculé et médité par l’état-major du Saint-Elme.

Toute la nuit les pirates burent et possédèrent les filles. Ce fut charmant. Il y en avait une pour cinq. Les nègres se trouvaient bien promus membres de l’équipage. Mais on leur avait découvert à la dernière, une duègne qui les amusa infiniment. Non point que la dite ne fut piaillante et hurlante à l’idée de réjouir des mâles et même des noirs, mais parce que, son parti-pris, elle se révéla d’une habileté érotique dépassant tout ce que les nègres savaient atteindre, même sous l’éducation des blancs…

La duègne était donc une maîtresse femme en amour et au matin, les cinq nègres dormaient épuisés.

Quant au marquis, homme de précaution et qui pensait avoir beaucoup trop d’ennemis pour qu’on le laissât jouir en paix de la femme à la cotte de maille, il avait mené celle-ci dans la soute à poudre, où il était sûr que personne ne viendrait le déranger. C’est que, le lieu, par une ancienne tradition, passait pour maudit. Car les bandits sont généralement très superstitieux.

Là, il avait questionné cette conquête qui devait être au moins duchesse.


Les deux femmes roulèrent à terre (page 29).

Elle avait refusé, au début, de parler. Alors le gentilhomme, fort paisiblement prit une scie à métaux et s’occupa, comme il l’avait dit, de faire sauter la connexion des mailles à l’entre-jambes de l’armure.

Quand il eut coupé une demi-douzaine d’anneaux, la femme, craignant d’être sciée vive, se confessa.


ix

Le complot



Le navire espagnol regorgeait de richesses. Il y en avait pour tous les goûts : des liqueurs et du rhum dont se gorgea l’équipage du pirate avec une prodigalité merveilleuse, des étoffes de soie dont le Rouquin se fit faire une djellaba sarrazine, et le marquis une écharpe pareille à un arc-en-ciel, de l’or, du café et du cacao sans compter deux coffrets de pierres fines. Ceux-ci, le Rouquin sut les dissimuler, mais non point à Adussias qui jura de s’en emparer.

On sut que les femmes, sauf une, étaient toutes d’une bourgeoisie madrilène trop dédaigneuse du sexe pour servir des rançons.

On décida donc de vendre cette troupe, avec les enfants des deux sexes, qui se payaient jusqu’à cent livres, pour travailler les plantations de vanille. Car on sait que la vanille mâle doit être mariée à la vanille femelle pour donner un fruit. Cette besogne, à la fois facile et délicate, était faite exprès pour des enfants de race blanche, intelligents et plus soigneux que les esclaves.

Quant à la seule femme de qualité, c’était la propre épouse du gouverneur de Santa-Fere del Cruzinor. On ne pouvait risquer de la faire racheter, car elle avouait posséder dix-sept frères et sœurs. Donc, malgré la fortune des siens, le jeu, pour la famille, n’en vaudrait pas la chandelle. D’ailleurs, ces Espagnols sont ladres en matière de rançons… Qu’en faire ? Elle servit deux nuits aux nègres et on la pendit le troisième jour, car elle n’avait pas su les contenter aussi bien que la vieille duègne qu’ils gardèrent dorénavant.

La femme ramassée par le marquis n’était que la maîtresse de l’Inquisiteur-Major de l’Andalousie. Son amant l’avait fait vêtir d’une chemise de maille pour être assuré qu’elle ne le tromperait pas durant son voyage aux îles, où elle devait recueillir un héritage inestimable : précisément les coffres de pierres précieuses dont le Rouquin s’était emparé.

Il fallut trois jours de travail pour dévêtir cette femme de sa carapace d’acier. Cela lui avait été fixé sur la chair même et soudé aux épaules par le fameux Azzana, le subtil armurier de Saragosse.

Mais, lorsque la malheureuse fut enfin nue, ce qui peut se dire nue, et que l’on vit sa peau vergetée et marquée, le marquis s’en dégoûta tout à fait. Il la donna comme soubrette à Adussias, qui, après l’avoir utilisée à la poncer, épiler et masser, s’en servit pour des soins plus intimes et finalement en fit une sorte de sigisbée féminin.

Ainsi allaient les affaires à bord du Saint-Elme, qui faisait maintenant voile vers l’île San Nosopoa-Lliga.

On y parvint le 4 août. Là furent vendus, au plus haut cours, les individus survivants et le bateau espagnol lui-même, amené d’ailleurs avec d’infinies difficultés, et non sans craintes et soucis jusqu’à ce repaire de bandits. Il faut pourtant avouer que toutes ces prises, haut cotées trouvèrent des acquéreurs généreux. Le navire fut payé vingt mille livres sterling d’Angleterre, par le fameux flibustier écossais Simsrope, dit Lord Blood. Son navire venait, en effet, d’être coulé par une frégate française et il avait difficilement échappé dans une barque, grâce à la nuit.

C’est à ce moment, que dans les bouges de San Nosopoa-Lliga, Adussias tenta de recruter un équipage dont elle serait le capitaine et qui s’emparerait du Saint-Elme sitôt qu’il reprendrait la haute mer.

Adussias garderait avec elle la maîtresse de l’Inquisiteur. Elle se nommait Carmen Bauzimalente. On l’avait surnommée Pissacier.

Quant au marquis, Pissacier fort vindicative, songeait à en tirer vengeance pour ce qu’il avait surtout paru la mépriser en la donnant gratis à la maîtresse du Rouquin. Elle espérait donc, dans l’aventure, l’égorger proprement avec la scie à métal dont il avait ouvert ses caleçons inviolables.

Le second, Griffe-Esgourde apparut, lui, pour déclarer qu’il quittait le Rouquin pour faire de la piraterie à son compte. Il venait, en effet, de s’entendre avec les matelots d’une flûte légère, très propre à la course, et il pensait pouvoir écumer tous les ports du Mexique et du Brésil.

Enfin le Saint-Elme reprit le vent. Un matin, il sortit de la crique, si bien abritée et invisible de la haute mer, où il s’était remis à neuf. L’équipage se trouvait renouvelé, sauf quatre vieux fidèles du marquis. Adussias et Pissacier ne se quittaient plus et le ciel des tropiques était témoin de leurs débordements, semblables en tous points à ceux pour lesquels Dieu brûla la ville de Gomorrhe.

Quant au Rouquin, il n’avait désormais aucun goût pour Adussias. Il ne chérissait plus qu’un mousse échappé au massacre du bateau espagnol, et qui ne le quittait pas plus que son ombre. Néanmoins, chaque jour plus abruti par l’alcool, et croyant malgré tout à l’affection de sa subtile et passionnée maîtresse, il tenait à la garder près de lui, pensant que nul complot — terreur des pirates — ne serait fomenté sans que, grâce à elle, il en soit averti.

En passant près de l’île de la Tortue, on croisa le vaisseau de haut bord conquis par le vrai roi des pirates du temps : Antoine Malouin, surnommé le comte Boutecul, dont l’audace et le sang-froid, la cruauté aussi ont laissé de tels souvenirs aux Antilles, que, dans toutes les villes, il y a une rue Boutecul.

Bien des sots se sont demandé ce qu’elle signifiait. C’est le souvenir du chevaleresque et audacieux flibustier de ce nom.

Le Saint-Elme et le Boutecul (car tous les vaisseaux dont disposa Antoine Malouin portèrent ce nom) se saluèrent du pavillon noir et le Rouquin commanda de se diriger vers le sud où il se tenait assuré de trouver, par indications données, quelques-uns des bateaux déroutés qui servaient à la Compagnie anglaise des Indes occidentales.

Une belle nuit, qu’il était saoul et accompagné de son mousse, le Rouquin vit entrer dans son petit palais, armé comme une redoute, Adussias qui, sans mot dire, lui coupa la tête.

Le lendemain, Adussias était le capitaine du Saint-Elme.


x

Les Aventures d’Adussias



Lorsqu’au soleil levant Adussias, portant la djellaba rouge qui, depuis peu indiquait le commandement, parut sur le pont du bateau pirate, ce fut une magnifique acclamation. Alors, se sentant aimée et certaine de garder l’équipage en mains, elle commanda que l’on allât quérir le marquis pour décider de son sort, sur ordre de Pissacier.

Mais M. de Salistrate de Baverne d’Arnet n’était pas un enfant. Il feignait évidemment de ne point comprendre le sort qui lui restait réservé en cas de rébellion de la plèbe du Saint-Elme.

Cette attitude était toutefois diplomatique. Il aimait, en effet, dans un milieu où ils paraissaient inutilisables, à user des plus délicats moyens du gouvernement. Son fidèle la Bouline l’informait, néanmoins, de tout. Aussi sut-il, avant minuit, que le Rouquin était trépassé. Il décida aussitôt de se servir de la chaloupe pour fuir. Et, à trois heures du matin, la Bouline et lui perdaient de vue le fanal de poupe du Saint-Elme.

Ils avaient, au préalable, garni leur embarcation de vivres et d’eau. Leur petite voile, par bon vent, et pourvu qu’il n’y eut pas de tempête, les ramènerait dans l’île Trissingo, la fameuse île aux trésors, en deux jours au plus.

Pissacier entra dans une rage toute espagnole en apprenant la fuite de celui qui l’avait dévêtue à la lime. Elle bouda Adussias et lui refusa, de ce jour, la consolation de ses caresses les plus inquisitoriales… Il y eut alors une scène violente, sur le bateau pirate, et Adussias décida à la première occasion de se débarrasser de l’irascible gaillarde, passée sans douleur et avec un naturel si parfait des mains d’un dignitaire ecclésiastique à celles d’une capitaine de bandits. Certainement, se disait Adussias, qui avait la subtilité des races du midi de la France, car elle était de Cassis, certainement, cette Pissacier est capable de redevenir honnête aussi vite qu’elle est devenue canaille. Tandis que moi — et à cette idée l’orgueil lui emplit l’esprit — moi je ne serai jamais qu’une voleuse et assassine et je finirai telle ou pendue.

Toutefois, habile autant que le marquis, elle craignait que Pissacier qui possédait en vérité une habileté amoureuse et une lascivité tenant du miracle, ne se fut ménagé des amitiés par ce moyen dans l’équipage. Adussias se contenta de veiller au grain.

On erra ainsi sur l’Océan un mois durant. Les victimes prévues par feu le Rouquin ne se rencontrèrent pas. La navigation se trouvait désormais dirigée par un jeune homme ramassé aux îles et qui venait de Salé au Maroc, où il avait été esclave.

Il était né de bonne famille Angevine, mais indomptable, naviguait depuis treize ans. Homme de mer, il connaissait toutes les apparences du ciel et des eaux aussi bien que Griffe-Esgourde qui avait cinquante-cinq ans de voyages.

On se trouvait, à ce moment, à hauteur des îles Açores. C’était novembre, lorsque la vigie signala un navire de commerce à l’horizon.

Ce fut un cri de joie partout et chacun se prépara à l’assaut. Autant que les richesses espérées, ce massacre attirait les bandits. Il allait enfin débonder leur naturelle violence et leur permettre de se retrouver calmes, un peu de temps, une fois le combat passé.

Adussias s’était mise nue et Pissacier l’imita. Mais son corps tavelé par la cotte de maille n’avait jamais retrouvé son luisant et sa planité de peau. On eut dit qu’elle avait la lèpre. L’équipage, à qui cela répugnait, vint respectueusement postuler Adussias qu’elle fit vêtir sa compagne, dont la tenue manquait d’excitant.

Il y eut là une querelle assez violente qui faillit finir par mort d’hommes. Le bateau qu’on espérait détrousser en profita pour disparaître sans façons.

Ce fut une belle colère lorsque l’équipage, entourant les deux femmes nues, constata en ricanant que l’espoir d’un beau pillage venait de s’évaporer.

Alors on vint demander Adussias avec un air menaçant qui ne présageait rien de bon. Il fallait qu’elle fit mettre aux fers, dans la cale, Pissacier qui portait la responsabilité de l’incident. Adussias comprit que l’aventure diminuait appréciablement son prestige et accorda la demande.

On descendit Pissacier ligotée et qui hurlait des injures espagnoles à foison.

Pour ne rien cacher, lorsqu’ils furent dans la cale où deux anneaux fixés à trois mètres l’un de l’autre permettaient de tenir congrument allongé le corps humain le plus vaste, les trois matelots chargés de l’opération se virent proposer par Pissacier, une chose difficile à décrire, vu qu’il faisait très noir et que pour y jeter la lumière de ma prose, il faudrait en sus être bien certain que ce ne fut pas attentatoire à diverses pudeurs. J’en conserve, on en conviendra, en cette histoire au fond assez peu vergogneuse. On sait que Pissacier avait été la maîtresse d’un Inquisiteur. Il est probable que cela donne, en


Quand il eut coupé une demi-douzaine d’anneaux (page 33).

matière de luxure, des goûts assez hardis, et prépare à des jouissances en dehors de la norme commune.

Bref, Pissacier, qui ne se sentait pas de rage, proposa le fin du fin de son art galant aux trois hommes. Mais encore fallait-il qu’ils lui fissent une promesse.

Ils firent la promesse en jurant sur un saint de leur pays, et sur la tête de feu le capitaine Kidd, de qui les navires sont respectés comme des saints et dont le souvenir les emplissait d’une émotion assez inattendue pour des gens dépourvus de sentimentalité…

Alors, l’Inquisitoriale courtisane leur donna un échantillon de son savoir-faire. Nul n’eut prévu qu’il dût jamais servir à réjouir trois matelots pirates dans une cale emplie de rats et de barils de viande boucanée…

Et il fut promis qu’à la première occasion on égorgerait Adussias pour s’emparer du Saint-Elme et faire soi-même, sous la protection de Pissacier, une piraterie neuve et productive.

xi

Comment finit Adussias, femme pirate, courtisane, bourgeoise, et Gouverneur colonial…


Trois jours après ce qui vient d’être conté, on rencontra un navire qui se dirigeait vers l’île de Marie-Galante et parut ma foi, fort gêné de se trouver face à face au pavillon redouté. Car, sur ordre d’Adussias, on l’avait hissé dès le début. Le vent servait le Saint-Elme. On vint à l’abordage, le temps de dire ouf, et ce fut un combat plus court que celui de l’espagnol mais aussi acharné. Il y avait là des hommes de négoce, peu courageux en général, mais qui, se sentant près de leur dernière heure, firent des prodiges d’héroïsme.

Il y eut finalement huit hommes du pirate qui succombèrent.

Parmi eux, le chirurgien, tué par mégarde d’un coup de sabre destiné à la duègne des nègres, laquelle mourut de peur, emportant dans sa tombe le secret des voluptés offertes à cinq noirs.

En vérité, personne, plus que ces hommes sombres, n’était docile et fraternel à ses amis comme eux le furent depuis la venue de l’Espagnole. Pourtant celle-ci était vieille, je l’ai dit, et laide à faire peur à un ara rouge.

Il fallut d’ailleurs déchanter sur les richesses du bateau conquis à si grand mal. On n’y trouva que du rhum, du cacao, des épices, des étoffes de laine fort laides pour vêtir des nègres de plantations dans le sud et un lot de trois mille portraits du roi d’Angleterre destinés à être vendus en façon de propagande aux colons de la Nouvelle Écosse.

Les sept femmes qu’on trouva furent convenablement violées et de la façon la plus divertissante. On les posséda tantôt pendues par les pieds, — je ne dirai pas plus — et tantôt pendues par les poignets, à une vergue qu’un mousse agitait. On les fit chanter en les violant, ensuite, à la façon de Porto en Portugal, avec des tiges de fer chauffées au rouge. Enfin on les fit remorquer au bout d’un filin sur la mer pleine de requins, jusqu’à ce qu’elles fussent dévorées.

Cela amusa tout un jour l’équipage du Saint-Elme.

Le soir, le matelot Pête-Dur, moko de Marseille-la-grande, et gaillard plein d’astuce vint voir Pissacier et lui dire que le coup était pour le soir même lorsqu’on aurait bu douze litres de rhum au moins, ce qui ne demanderait pas plus de deux heures.

Et Pissacier, qui vivait secrètement libre dans la cale, quoique Adussias la crut ferrée, se réjouit sinistrement en tâtant son corps nu qui semblait toujours avoir la lèpre.

Et elle satisfit Pête-Dur, avec joie. Le bandit venait d’ailleurs pour goûter au plaisir dont ses trois amis ne tarissaient pas.

À onze heures Adussias dormait, après avoir fait gémir sa couche avec l’aide du mousse, un petit Irlandais charmant, et dont elle ne pouvait, depuis deux jours, se rassasier.

Elle se réveilla alors, après une explicable dépression, puis fourgonna dans le lit pour retrouver, sinon le mousse lui-même en entier, du moins l’essentiel de sa personne. Or, il se leva et dit qu’il reviendrait après avoir satisfait un petit besoin. Curieuse et providentielle envie !… On saisit bien dans cette aventure, et dans son détail si vulgaire, une main divine.

Le certain c’est que le mousse ne fut remarqué dehors par personne, ni entendu. Pourtant il vit sept matelots assemblés au gaillard d’arrière et qui discutaient à voix basse. Il s’approcha en rampant et sut ce dont il retournait…

Il courut à Adussias, qui, nue, attendait sur sa couchette le retour de l’amant chéri :

— Adussias, c’est la révolte.

La femme se leva sur son séant.

— Quoi ?

— Oui ! ils sont plusieurs qui vont venir te couper la tête. J’ai vu le sabre…

Adussias était femme de décision si elle était aussi et surtout femme d’autre chose. Elle ouvrit précipitamment la porte secrète de sa vaste cabine de commandante, et fut dans un petit couloir menant au dépôt des armes et où elle avait elle-même préparé diverses choses pour une fuite. Car elle se méfiait.

Le mousse suivait.

Le temps de compter jusqu’à cent et par une trappe à côté du gouvernail, après avoir tué le timonier d’un coup de sabre, Adussias descend de l’eau, des vivres, du rhum et divers ballots dans le petit youyou qui remplace la chaloupe avec laquelle s’est enfui le marquis. Bientôt tout est prêt. On coupe le câble et le Saint-Elme s’éloigne lentement…

On entend à cette minute hurler les matelots conjurés. Ils ont enfoncé la porte de la cabine où devrait les attendre la capitaine, mais ils ont trouvé le lit vide… Et Pissacier jette aux étoiles des injures ibériques qui sonnent.

Cependant, quatre matelots, initiés aux délices qu’elle sait offrir dans les circonstances notables, lui réclament à cette occasion de les satisfaire sur-le-champ. Elle s’y adonne, sentant que le malheur est sur sa tête. C’est que la prise de possession du Saint-Elme s’accompagne de diverses mises à mort. Les familiers de la belle Adussias sont pendus. Il y en a trois. Et Pissacier se voit, par le nouveau commandant Pête-Dur, qui veut faire régner la discipline, promue au titre de maîtresse d’équipage. C’est-à-dire qu’elle aura à tour de rôle, et après tirage au sort hebdomadaire, fait le dimanche, à satisfaire l’équipage à raison de deux hommes par jour, un de midi à minuit et un de minuit à midi…

Comme elle proteste. Pête-Dur lui administre un bon coup de gourdin sur les fesses et ordonne qu’on l’attache à son lit. On le fit…

Sa misère ne devait durer que trois jours, au surplus, car le quatrième on se trouva en vue de l’îlot Saint-Gardinien où le Saint-Elme s’échoua et fut démoli par une tempête. Il ne resta, de la bande de pirates, que trois membres. Pissacier avait été oubliée sur son lit et coula avec le bateau.

Revenons à Adussias. Avec le mousse elle sut si bien, le jour venu, se diriger à la voile qu’avant d’avoir épuisé son eau et ses vivres, elle touchait l’île de Celtigo da Ponte la plus basse des Antilles.

Là, elle sut utilement complaire, surtout par son ardeur insatiable et ses connaissances galantes, à la population nègre du cru. Pour ce, on la nomma grande prêtresse du dieu de ce pays qui est le Grand Urubu.

Elle dut, il est vrai, laisser manger le pauvre mousse, car ces nègres étaient anthropophages.

Un an passa. Des navires pirates vinrent visiter l’île et Adussias put goûter du gigot de Cul-d’Escale, surpris, cuit et dévoré avec plusieurs de ses compagnons.

Mais deux années après ces événements, trois frégates battant pavillon français arrivèrent dans l’île et firent un affreux massacre des cannibales.

C’est alors qu’Adussias se fit connaître et affirma pouvoir fournir de grands trésors si on la laissait gouverner Celtigo.

Après délibération on y consentit. Adussias reçut, l’année suivante, une Commission du Roi de France. C’est à elle que sont dues les magnifiques plantations qui ornent l’île et font sa fortune.

Dix années plus tard, elle revint à Marseille près de sa patrie et son titre de Gouverneur lui valut l’estime publique.

Elle eut la Croix de Saint-Louis qui l’honora et vécut bourgeoisement, dès lors, sans que personne soupçonnât ses anciennes mœurs. On savait seulement qu’elle aimait beaucoup les petits garçons. Mais la chose n’est pas si rare. Elle est immorale, c’est entendu, d’une femme médiocre et sans gloire. Toutefois, elle devient méritoire et propre à confirmer les bons sentiments de l’estime sociale, lorsque c’est simplement le goût d’une femme glorieuse et dont la vie accidentée racheta bien des petits accidents de volupté.


FIN