L’Aphasie et la faculté du langage articulé

L’Aphasie et la faculté du langage articulé
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 410-426).
L’APHASIE
ET
LA FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ

I. Trousseau, Leçons de clinique médicale, 1871. — II. Onimus, Du Langage, 1873. — III. P. Broca, Bulletins de la Société anatomique, 1861.

La faculté du langage a de tout temps excité l’intérêt des philosophes : Aristote, Locke, Leibniz, Condillac, en ont fait le sujet de leurs méditations. Par l’analyse psychologique, ces grands esprits sont arrivés à des théories ingénieuses et profondes qui ont élucidé beaucoup de points obscurs. Cependant on a pu, après eux, émettre d’autres théories qui paraissent plus conformes à la vérité. C’est qu’en effet l’étude du langage a été singulièrement facilitée par la connaissance d’une maladie étrange, l’aphasie, qui, privant subitement un individu de la faculté de parler, nous permet d’observer l’intelligence d’un homme qui ne peut plus prononcer un seul mot, et nous offre en quelque sorte une expérience toute faite. Ainsi la psychologie peut trouver dans l’examen des phénomènes naturels un avantage considérable. D’ailleurs une des tendances de la philosophie moderne est de prendre pour point d’appui les faits de la science positive. Nous chercherons à montrer dans cette étude comment la physiologie pathologique peut éclairer la question délicate et ardue des rapports qui existent entre le langage et la pensée d’une part, et de l’autre entre le langage et le cerveau, organe de l’intelligence.


I.

Les premiers auteurs qui ont considéré la privation de la faculté du langage comme une maladie véritable furent les deux Frank, Sauvage et Cullen. Sauvage proposa de l’appeler alalie, mais ce terme resta inusité : c’est le mot aphasie qui a été consacré par l’usage; il est d’ailleurs formé correctement, et indique avec exactitude ce qu’il faut dire. Avec tous les auteurs modernes, nous nous servirons donc constamment du mot aphasie ; mais, comme on a confondu sous cette dénomination plusieurs affections de nature différente, il importe avant tout de préciser ce qu’est l’aphasie et quel sens relativement restreint il convient de lui donner.

Il y a dans la langue, les lèvres, le pharynx et le larynx des muscles nombreux qui servent à la parole et à l’émission des sons. Ce groupe d’organes, indispensables pour le langage, est quelquefois atteint par une maladie fort singulière qui détruit le tissu musculaire et le remplace par de la graisse. C’est une sorte de paralysie progressive produite par la mort des muscles. Les malades atteints de cette affection ne peuvent ni remuer les lèvres ou la langue, ni chanter, ni siffler, ni parler : bientôt ils ne peuvent plus boire ni manger, et ils finissent par mourir de faim. Quelquefois la paralysie, au lieu de rester limitée à ce groupe de muscles, gagne successivement les différens muscles du corps et tout mouvement devient impossible. Trousseau raconte dans ses Leçons cliniques l’histoire d’une dame atteinte de cette paralysie de la langue et des lèvres. D’abord elle ne pouvait pas parler et suppléait par des gestes et une mimique expressive à l’absence de la parole, puis, la paralysie envahissant graduellement tous ses membres, il ne lui resta plus qu’un doigt pour communiquer avec ses semblables, et c’est ainsi qu’elle indiquait sa volonté. Pourtant cette dame n’était pas aphasique : elle aurait parlé sans doute, si ses muscles avaient pu se mouvoir. Les organes extérieurs du langage étaient lésés, mais la faculté même du langage était intacte. S’il m’était permis d’employer une image vulgaire, je la comparerais à un pianiste qui jouerait sur un piano muet : il n’a pas oublié son art, et, quoiqu’il ne puisse faire entendre une note, il est toujours musicien. En un mot, chez les paralytiques la faculté de parler subsiste encore, tandis que chez les aphasiques elle est abolie.

Il ne faut pas ranger non plus parmi les aphasiques les aliénés qui restent quelquefois des mois et même des années sans prononcer une parole. L’obstination prodigieuse de ces malheureux leur fait mener à bien l’épreuve que Pythagore imposait à ses disciples; ils ne parlent pas, mais ils pourraient parler, s’ils le voulaient, et, pour continuer la comparaison précédente, on n’a pas le droit de dire d’un musicien qu’il ne sait pas la musique parce qu’il refuse d’exercer son talent, même si son entêtement devait durer plusieurs années. Nous exclurons aussi les sourds-muets; ceux-là en effet sont muets parce qu’ils sont sourds ; le langage d’un individu n’est que l’imitation du langage d’autrui, et comme les sourds n’ont rien entendu, ils n’ont rien à imiter. Ils se taisent, car aucun bruit n’a frappé leur oreille; ils n’entendent même pas le son de leur propre voix, et ils doivent avoir une certaine peine à comprendre ce qu’est la voix humaine, et comment les hommes peuvent se faire part de leurs impressions sans le secours des signes.

Qu’est-ce donc que l’aphasie? C’est l’abolition de la faculté du langage articulé. Telle est la définition que M. Bouillaud a proposée dès 1825 et qu’il a soutenue avec éclat quarante ans plus tard à l’Académie de médecine. N’oublions pas d’ailleurs que c’est aux médecins français, et surtout à M. Bouillaud, puis à M. Broca et à Trousseau, que sont dues la plupart de nos connaissances sur cette maladie.

Parmi les auteurs qui ont écrit sur l’aphasie, un des plus recommandables est le professeur Lordat, de Montpellier. Ce qui donne aux travaux de Lordat un intérêt tout particulier, c’est qu’il fut lui-même atteint d’aphasie. Il raconte dans un de ses ouvrages comment il fut frappé. Il était alors convalescent d’une angine, — mais nous préférons le laisser parler lui-même. « Le quinzième jour de la maladie locale, dit-il, n’éprouvant qu’une légère fièvre, accompagnée d’une pesanteur de tête très médiocre, je m’aperçus qu’en voulant parler je ne trouvais pas les expressions dont j’avais besoin. Je voulais me persuader que cet embarras avait été une distraction passagère, et qu’avec un peu d’attention la parole serait toujours la même. J’étais dans ces réflexions lorsqu’on m’annonça qu’un personnage qui était venu dans ma maison pour avoir de mes nouvelles s’était dispensé de me voir de peur de m’incommoder. J’ouvris la bouche pour répondre à cette politesse. La pensée était toute prête, mais les sons qui devaient la confier à l’intermédiaire n’étaient plus à ma disposition. Je me retourne avec consternation et je me dis en moi-même : il est donc vrai que je ne puis plus parler.

« La difficulté s’accrut rapidement, et dans l’espace de vingt-quatre heures je me trouvai privé de la valeur de presque tous les mots. S’il m’en restait quelques-uns, ils me devenaient presque inutiles, parce que je ne me souvenais plus des manières dont il fallait les coordonner pour qu’ils exprimassent une pensée.

« Je n’étais plus en état de percevoir les idées d’autrui, parce que toute l’amnésie[1] qui m’empêchait de parler me rendait incapable de comprendre assez promptement les sons que j’entendais pour que j’en pusse saisir la signification. Je me sentais toujours le même intérieurement. L’isolement mental dont je parle, la tristesse, l’embarras, l’air stupide qui en provenait, faisaient croire qu’il existait en moi un affaiblissement des facultés intellectuelles. Il n’en était rien. Quand j’étais seul, éveillé, je m’entretenais facilement de mes occupations de la vie et de mes études chéries. Je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de ma pensée. Je me félicitais de pouvoir arranger dans ma tête les propositions principales d’une leçon et de ne pas trouver plus de difficulté dans les changemens qu’il me plaisait d’introduire dans l’ordre des idées. Je ne me croyais donc pas malade; mais, dès qu’on venait me voir, je ressentais mon mal à l’impossibilité où je me trouvais de crier : «Bonjour, comment vous portez-vous? » En réfléchissant sur la formule chrétienne qu’on nomme la doxologie : « gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit, etc. », je sentais que j’en connaissais toutes les idées, quoique ma mémoire ne m’en suggérât pas un mot. — J’appris donc que, du logos complet, je ne possédais pleinement que la partie interne et que j’en avais perdu la partie externe.

« Je ne pouvais me consoler par la lecture. En perdant le souvenir de la signification des mots entendus, j’avais perdu celui de leurs signes visibles. La syntaxe avait disparu avec les mots, l’alphabet seul m’était resté; mais la jonction des lettres pour la formation des mots était une étude à faire. Lorsque je voulais jeter un coup d’œil sur le livre que je lisais quand ma maladie m’avait atteint, je me voyais dans l’impossibilité d’en lire le titre.

« Après quelques semaines de tristesse profonde et de résignation, je m’aperçus qu’en regardant de loin le dos d’un in-folio de ma bibliothèque, je lisais explicitement le titre : Hippocratis opera. Cette découverte me fit verser des larmes de joie. J’usai de ma faculté pour rapprendre à parler et à écrire. Mon éducation fut lente ; mais les succès devenaient sensibles tous les quinze jours. »

Un fait analogue est arrivé au professeur Rostan, de Paris. Il lisait un des Entretiens littéraires de Lamartine, quand subitement il s’aperçoit qu’il ne comprend plus bien ce qu’il lit; il s’arrête un instant, reprend sa lecture, et constate de nouveau son impuissance. Il veut parler, et il bredouille des paroles entrecoupées; il veut écrire et ne peut tracer sur le papier un mot ayant une signification raisonnable. Il se demande alors s’il n’est pas paralysé, et reconnaît qu’il peut mouvoir ses bras, ses jambes, sa langue, ses lèvres. Il sonne, et, quand on vient à lui, ne peut rien exprimer. Alors on fit venir un médecin ; Rostan ne put rien lui dire, mais se contenta de relever sa manche et de montrer le pli du coude pour indiquer qu’il voulait être saigné. Quelques heures après, la parole était revenue.

Quoique l’aphasie ne soit pas une maladie fréquente, il est facile d’observer des sujets qui en sont atteints. On les garde en effet fort longtemps dans les hôpitaux, et, comme presque toujours ils ont un côté du corps paralysé, on les fait passer ensuite à Bicêtre ou à la Salpêtrière, et là ils sont soumis de nouveau à des investigations minutieuses. C’est ainsi que nous possédons un certain nombre d’observations : elles sont toutes intéressantes, car on peut presque dire qu’aucune d’elles ne se ressemble, et qu’il y a toujours part au nouveau et à l’imprévu. Nous nous contenterons d’en donner quelques exemples ; ils nous montreront une variété inattendue dans les différentes manifestations du langage, et en même temps une analogie frappante entre tous les faits.

Il ne faut pas croire qu’il soit absolument impossible à un aphasique de parler : la plupart du temps il prononce quelques mots, mais qui sont sans rapport avec sa pensée. L’un disait constamment tan, et comme il n’avait jamais pu prononcer ou écrire son véritable nom, à Bicêtre, où il séjourna pendant fort longtemps, on l’appelait monsieur Tan. Un autre disait sans cesse oui, un autre cousisi, un autre sirona, un autre ta, un autre terminait tous ses mots en tif ; on n’en finirait pas, si on voulait énumérer toutes les expressions bizarres qui sont seules restées aux malheureux aphasiques ; mais ce ne sont que les apparences de la parole, et il leur est impossible d’exprimer leur pensée par des mots. Ainsi Trousseau présente à un de ses malades un couteau en lui demandant ce que c’est : « Est-ce un parapluie ? est-ce une montre ? est-ce une voiture ? » Et le malade fait des signes d’impatience pour indiquer que ce n’est rien de tout cela. « Alors c’est un couteau, » dit le médecin, et aussitôt l’aphasique fait des gestes d’assentiment pour indiquer que c’est bien un couteau ; mais il lui est impossible d’articuler le mot couteau… Quelques-uns cependant, quand on les presse, finissent par redire le mot qu’on a prononcé devant eux, et sans doute ils le comprennent ; mais ils l’emploient à tort et à travers comme s’ils ne comprenaient pas. Ainsi on demande à un malade, nommé Marcou, dans quel pays il est né ; il ne peut rien répondre que : ma foi ! À la fin on lui dit : Vous êtes de la Haute-Loire. Dites : Haute-Loire. Il redit, mais avec effort : Haute-Loire. — Quelle est votre profession ? — Haute-Loire ! — Comment vous appelez vous ? — Haute-Loire !

Il est certain que répéter un mot comme un écho inintelligent, ce n’est pas le langage : autant vaudrait alors accorder au perroquet et à la pie la faculté du langage. Parler, c’est traduire sa pensée par des mots ; on a le droit d’appeler aphasiques ceux qui ne le peuvent plus. Ainsi on rapporte l’histoire d’une femme dont l’aphasie était incomplète en ce sens qu’elle pouvait encore prononcer différens mots, mais ces mots étaient des injures grossières ; elle ne les comprenait pas elle-même, et les redisait à tout propos. Lorsqu’on venait la voir, elle indiquait un siège de la manière la plus aimable, et en même temps, croyant faire un compliment, elle répétait plusieurs fois de suite les mots qui composaient son vocabulaire. J’ai vu un aphasique qui est maintenant à Bicêtre : il ne prononçait pas une parole; seulement, quand on l’invitait à redire un mot qu’on épelait tout haut, il le répétait tant bien que mal. Une minute après, il lui était impossible de recommencer. Si au lieu d’un mot on prenait une phrase simple et facile à comprendre, il la répétait assez bien; mais il ne fallait pas que la phrase fût compliquée, car alors il s’arrêtait au milieu, bredouillait, et quand une fois il s’était arrêté, il ne pouvait même plus prononcer de nouveau les premiers mots de sa phrase. Enfin, chose singulière chez un homme qui ne peut, sans être aidé, prononcer une parole, lorsqu’on commençait à compter tout haut, il continuait sans le secours de personne. Il semblait même y trouver une vive satisfaction.

On s’est demandé si cette impuissance à penser des mots n’était pas une véritable perte de mémoire, une amnésie verbale, pour nous servir du mot employé par Lordat. Il est incontestable que l’amnésie verbale joue un grand rôle dans l’aphasie. Marcou, lorsque sa maladie commençait à s’amender, pouvait dire des phrases tout entières, mais il ne pouvait trouver les noms de choses ; on lui montrait son bonnet de coton en lui disant de prononcer le nom de l’objet; il ne pouvait se le rappeler. On lui disait alors : C’est un bonnet de coton. Il répétait le mot bonnet de coton, mais deux minutes après il avait oublié. Cependant on ne peut appeler amnésie l’état d’impuissance absolue dans lequel sont placés la plupart des aphasiques, car il leur est tout à fait impossible de prononcer une syllabe même lorsqu’on la dit tout haut devant eux pendant un temps fort long : évidemment ce n’est pas l’absence de mémoire qui les empêche de parler. L’étude des mots que répètent les malades montre qu’il y a dans leur intelligence une sorte de travail mnémotechnique analogue à ce qu’on observe chez les aliénés. On sait que certains aliénés ont la manie d’écrire : la plupart du temps ce sont des idées incohérentes, des mots sans suite apparente, mais unis entre eux par des rapports bizarres qui nous permettent de saisir sur le fait, pour ainsi dire, le mécanisme de l’association des idées.

Il n’est pas rare de voir des personnes qui ne sont pas aphasiques, mais qui ont oublié complètement certains mots. Tel est le cas, cité par Pline, de l’orateur Messala Corvinus, qui, à la suite d’une chute sur la tête, avait oublié son propre nom. On raconte aussi l’histoire de cet ambassadeur qui, faisant une visite, ne peut donner son nom pour être annoncé. Il cherche en vain, et, ne réussissant pas, demande aux personnes qui sont là : « De grâce, dites-moi quel est mon nom. » Un médecin anglais qui vient de mourir il y a quelques jours, et qui a écrit sur l’aphasie un livre fort intéressant et plein de faits, Forbes Winslow, raconte qu’une dame fut atteinte d’une sorte d’aphasie fort singulière. Elle ne pouvait plus prononcer les pronoms, ni donner aux verbes leur conjugaison ; elle disait souhaiter bonjour,... mon mari venir, etc. Elle apprit plus tard à se servir des pronoms, mais jamais elle n’en fit un usage correct.

Quoi qu’il en soit, et il importe de bien constater le fait, si le langage est perdu, souvent la parole ne l’est pas, et le fait d’un malade qui dit distinctement le mot tan suffit à démontrer que les muscles qui servent à la parole ne sont pas détruits et subsistent dans leur intégrité. Il arrive d’ailleurs quelquefois que sous l’empire de la frayeur, de la colère ou de la joie, et même sans cause appréciable, les aphasiques laissent échapper un mot qu’ils n’avaient pas encore prononcé depuis le début de leur maladie; ils le disent nettement deux ou trois fois, puis ils sont incapables de le répéter.

Si l’aphasie est réellement l’impuissance du langage, l’écriture, ce langage écrit, doit être supprimée chez les aphasiques. Cela se voit en effet le plus souvent : il est cependant des cas où les malades peuvent écrire; mais, si le fait existe, il est très rare. Forbes Winslow en rapporte un cas fort intéressant. C’était un jeune gentilhomme, d’une des plus grandes familles de l’Angleterre, qui ne pouvait exprimer sa pensée au moyen du langage. Les mots qu’il disait étaient baroques et vides de sens. Quand on le faisait lire à haute voix, il ne parvenait pas à se faire comprendre, et baragouinait des syllabes inintelligibles. Cependant il lisait mentalement, il écrivait assez bien, quoiqu’il se trompât parfois de mots ; il jouait aux échecs et gérait ses affaires, tandis qu’il lui était impossible de prononcer les lettres de l’alphabet.

Néanmoins il est rare que les aphasiques aient conservé la faculté d’écrire. La plupart du temps ils ne peuvent pas plus transmettre leur pensée par le langage écrit que par le langage parlé. Il faut même distinguer deux degrés dans le trouble de l’écriture, et comme les malades sont lents à guérir, c’est par le retour graduel de leur intelligence qu’on peut apprécier ces deux périodes de leur maladie. D’abord ils ne peuvent tracer que des lignes droites et des lignes courbes, qui ne ressemblent pas le moins du monde à un mot écrit : ils sont à la rigueur capables de copier un mot qu’on leur montre, et dont on épelle les lettres; c’est tout ce qu’on obtient d’eux. Dans la seconde période, ils tracent des mots, des syllabes sans suite, sans cohésion: mais enfin c’est le commencement de leur guérison, c’est le bégaiement de leur intelligence qui s’exerce à traduire la pensée par des signes. Pourtant il en est qui ne guérissent jamais, et qui restent toujours incapables de rien écrire. — Rostan ne pouvait écrire qu’il voulait être saigné, et pourtant il n’était pas paralysé, et sa volonté était restée intacte. L’aphasique que j’ai vu à l’Hôtel-Dieu ne put écrire son nom avec les lettres de l’alphabet que je mettais devant lui, en lui disant de choisir. Un malade observé par Marcé, médecin éminent dont la science regrette la perte prématurée, ne pouvait écrire le mot mouchoir : cependant, lorsqu’on l’écrivait devant lui, il le copiait; mais il ne pouvait recommencer, si on enlevait ce qu’il avait écrit et le mot qu’on lui avait donné comme modèle. D’ailleurs sa parole était tout aussi imparfaite que son écriture, car pour dire le mot mouchoir, il prononçait boischer. Par le fait, on éprouve une singulière difficulté à voir jusqu’à quel point est conservée ou abolie la faculté d’écrire, car la plupart des aphasiques ont le côté droit paralysé; quelquefois on peut les faire écrire de la main gauche. Un malade que j’ai vu pouvait écrire les premières lettres de son nom, mais seulement à l’envers; il ne pouvait du reste tracer d’autres caractères.

Toutefois l’écriture et la parole ne sont pas les seuls moyens dont l’homme dispose pour communiquer sa pensée. En somme, le langage soit écrit, soit parlé, est quelque chose de conventionnel. C’est un ensemble de signes plus ou moins arbitraires que les hommes ont adoptés, tels qu’ils sont, dans chaque langue et dans chaque idiome, mais qu’ils eussent pu vraisemblablement choisir tout autres. Aussi ne pouvons-nous reproduire ces signes sans le secours de la mémoire. L’enfant qui s’essaie à parler imite les sons qu’il a entendus autour de lui, et qu’il tâche de se rappeler. Cependant il possède déjà un autre langage, et celui-là est général; il ne s’applique ni à une race, ni à une peuplade, ni un groupe d’hommes réunis pour adopter un ensemble factice de signes extérieurs. C’est le langage mimique, celui qui résulte de notre attitude même, et qui est inhérent à notre nature. Qu’un Anglais, ignorant de la langue française, assiste à la représentation d’un drame joué en français, il est probable qu’il le comprendra assez pour y prendre de l’intérêt. C’est que les acteurs parlent le langage mimique plus peut-être que le langage articulé, et tout homme intelligent, quelle que soit sa nationalité, est en état non-seulement de le comprendre, mais de le parler lui-même. Presque toujours les aphasiques ont conservé le moyen d’exprimer leur pensée par des gestes, et pour peu qu’on ait vu un certain nombre de ces malades, on ne conserve aucun doute sur la persistance de cette faculté. Un des malades de M. Broca ne pouvait prononcer que peu de mots, et lorsqu’on lui posait une question à laquelle il fallait répondre par un chiffre, invariablement il disait trois; seulement, comme ce nombre n’exprimait pas toujours ce qu’il voulait dire, il corrigeait le vice de la parole par des gestes, et en même temps qu’il disait trois, il indiquait avec ses doigts le véritable chiffre qu’il voulait exprimer. Un autre malade ne savait dire que oui et non; mais il employait ces deux mots à tort et à travers, nous devons ajouter qu’il les rectifiait par des signes de tête, et une mimique expressive. Que dirai-je maintenant de cet autre langage, plus intime et plus général encore, qu’on a appelé l’expression? Le rire, les larmes, les cris, les sanglots, la pâleur, sont un langage vivant, qui fait partie intégrante de nous-mêmes. Les aphasiques chez qui il n’y a plus d’expression, qui semblent frappés de stupeur, et dont le masque immobile et froid ne reflète aucune émotion, aucune passion intérieure, ceux-là ne sont presque plus des hommes; c’est l’intelligence tout entière qui a disparu.


II.

Rien n’est plus compliqué que les faits physiologiques. C’est, en apparence du moins, un mélange d’incertitudes et de contradictions, qui ne peut être éclairé que par l’anatomie pathologique et l’organographie. L’aphasie est un exemple remarquable de cette vérité. Les observations disséminées dans les auteurs ne paraissent avoir aucun rapport entre elles. On ne peut s’expliquer quel lien les unit, et on ne comprend pas par quelle étrange anomalie la parole, l’écriture, l’intelligence, se trouvent tantôt conservées, tantôt abolies, sans qu’on puisse en découvrir le mécanisme. Nous allons cependant tâcher d’expliquer la plupart de ces phénomènes par la nature des lésions et la constitution même du système nerveux.

Le système nerveux est formé d’une partie centrale, l’encéphale et la moelle épinière, et d’une partie périphérique, les nerfs. Les nerfs sont de simples conducteurs, tandis que la partie centrale perçoit les sensations et ordonne le mouvement. Or, dans cette partie centrale, dans cet axe cérébro-spinal renfermé, comme dans une boîte, par le crâne et la colonne vertébrale, il y a deux élémens bien distincts : un élément actif et un élément conducteur. La substance blanche est la partie conductrice. La substance grise est la partie active. Cette substance grise forme une colonne étroite qui est le centre de la moelle épinière et qui va se continuer en s’élargissant jusque dans le cerveau. Toute cette colonne est entourée par de la substance blanche, et c’est à peu près ainsi qu’est disposé le système nerveux des vertébrés inférieurs; mais à mesure qu’on étudie des types plus parfaits, on voit un perfectionnement qui s’ajoute à cet appareil si simple : ce sont les circonvolutions cérébrales. La substance blanche du cerveau se replie en tout sens, et tout son pourtour se garnit pour ainsi dire d’une couche plus ou moins mince de substance grise qui se trouve mise en rapport avec la substance grise centrale par une couche épaisse de substance blanche. Il nous suffira d’ajouter pour terminer cette exposition élémentaire, aride sans doute, mais indispensable, que la colonne grise, encéphalique et médullaire, paraît constituée non par un cordon unique, mais par une série de noyaux, de centres, placés bout à bout et reliés les uns aux autres. Ces centres sont appelés parfois ganglions. — C’est dans cette substance grise périphérique que semblent résider la volonté, l’intelligence et l’instinct. Quand on coupe à un pigeon la partie supérieure de ses hémisphères cérébraux, il perd toute espèce d’activité; il est incapable de se remuer volontairement : c’est un automate qui vole quand on le jette en l’air, qui avale quand on lui met du grain dans le gosier, mais qui n’en a pas conscience. Rien ne l’éveille de sa somnolence. Il est plongé dans un sommeil sans rêves, ainsi que l’a si bien dit Flourens, et son existence est purement végétative.

Si, au lieu de léser la partie corticale de l’encéphale, on détruit l’axe gris de la moelle, naturellement les nerfs qui en partent seront tous paralysés. Tant que le ganglion d’où partent les nerfs respiratoires n’est pas atteint, la vie est possible, quelque nombreuses que soient les paralysies; mais dès que le ganglion respiratoire, appelé pour cette raison nœud vital, est détruit, la respiration se trouvant suspendue, la vie cesse immédiatement, et l’animal meurt. Or il semble qu’il y ait pour chacune de nos fonctions, la respiration, les mouvemens du cœur, les mouvemens de l’œil, la déglutition, un ganglion spécial de substance grise, faisant partie de la colonne centrale, et destiné à la coordination régulière des mouvemens nécessaires à l’accomplissement de cette fonction. Ainsi par exemple, pour que la déglutition volontaire se fasse, il faut d’abord que la volonté ait ordonné les mouvemens de déglutition, et ensuite que cet ordre ait été transmis au centre nerveux de la déglutition, c’est-à-dire à un petit noyau de substance grise que les anatomistes ont appelé l’olive à cause de sa forme, et qui préside à cette fonction. Naturellement c’est de l’olive que naissent les nerfs qui vont au pharynx et qui animent les muscles de cet organe.

Cependant entre ces deux centres, dont l’un est producteur et l’autre coordinateur, il y en a un troisième, c’est le centre d’impulsion, placé entre les deux autres, et complétant ainsi la chaîne. La colonne grise centrale en s’épanouissant dans le cerveau forme deux gros ganglions entourés partout de substance blanche, sauf à leur base, qui est reliée à l’axe central. Ces deux gros ganglions cérébraux s’appellent les couches optiques et les corps striés. Ce sont eux qui déterminent l’impulsion motrice, et transmettent à tel ou tel centre nerveux ganglionnaire l’ordre de se mettre en mouvement. On voit donc que l’appareil encéphalo-médullaire est constitué à peu près comme un télégraphe électrique avec ses stations et relais intermédiaires. La volonté ou l’influx nerveux va des cellules nerveuses périphériques aux centres ganglionnaires du cerveau, puis aux centres ganglionnaires de la moelle, pour devenir enfin cause d’un mouvement régulier. Seulement la différence entre une dépêche télégraphique et notre pensée, c’est que la dépêche est transmise sans modification et telle qu’elle est, tandis que notre pensée subit sans aucun doute des transformations importantes dans ces centres actifs qui la reçoivent et la transmettent.

On peut appliquer ces données à l’étude du langage et de l’aphasie; mais il faut auparavant examiner jusqu’à quel point on doit admettre la localisation du langage. C’est une question difficile qui a soulevé des controverses nombreuses; il y a dix ans, l’Académie de médecine en a fait le sujet de plusieurs de ses séances; depuis cette époque, malgré un certain nombre d’observations recueillies avec soin, on ne peut pas encore donner de conclusions précises, et c’est un sujet environné d’obscurités.

C’est M. Bouillaud qui, en 1825, annonça le premier que, toutes les fois qu’il y avait une lésion profonde de la partie antérieure des hémisphères cérébraux, il y avait aphasie. En 1836, M. Dax lut au congrès de Montpellier un mémoire sur la coïncidence de l’aphasie avec la lésion de l’hémisphère gauche; mais ce mémoire resta à peu près inconnu, et c’est M. Broca qui le premier a précisé quelle était la partie du cerveau dont la destruction entraînait la perte de la faculté du langage articulé : d’abord l’hémisphère gauche, chose étrange dans un organe aussi symétrique que le cerveau, en second lieu la partie antérieure de cet hémisphère, et enfin, pour être encore plus affirmatif, la troisième circonvolution cérébrale.

L’assertion souleva une vive polémique. On recueillit les faits épars, et on remarqua qu’en effet l’aphasie coïncidait généralement avec des paralysies du côté droit. Or les paralysies à droite sont amenées par la lésion du cerveau gauche, grâce au trajet oblique que suivent les fibres nerveuses en sortant du cerveau. D’après un relevé fait en 1865, sur 135 cas, 125 cas d’aphasie étaient accompagnés de paralysie à droite et 10 seulement de paralysie à gauche. Peut-être faut-il rapprocher ce fait de la particularité bizarre qu’offrent certains individus qui sont dits gauchers. Ordinairement les enfans ont une disposition marquée à se servir de la main droite plutôt que de la main gauche. C’est un instinct, quelque chose de fatal et d’irrésistible, que la volonté et l’éducation sont à peu près impuissantes à modifier. Quelquefois cependant on voit des enfans qui, élevés comme tous les autres, ne peuvent se servir commodément que de la main gauche. Personne n’a pu expliquer la cause de cette anomalie, qui passe inaperçue pour ainsi dire aux yeux de tant de personnes, et qui n’en est pas moins un fait bien étrange. Il est probable que pour la parole il y a quelque chose d’analogue; aussi a-t-on dit des malades aphasiques avec paralysie à gauche qu’ils étaient gauchers de la parole. Nous n’insisterons pas davantage sur le siège de la lésion dans l’aphasie; c’est un sujet trop spécial pour être traité ici. A l’Académie de médecine, on a pu citer à peine quelques faits en contradiction avec la doctrine de M. Bouillaud. M. Bouillaud a proposé un prix de 500 francs pour celui qui montrerait un cas de destruction des lobes antérieurs du cerveau avec conservation de la parole, et ce prix n’a pas été décerné. Quelles que soient d’ailleurs les objections qu’on peut faire aux observations de M. Broca, il faut nous rappeler que nous connaissons à peine les lois qui régissent la constitution du cerveau, et que pour quelques exceptions nous ne devons pas rejeter une doctrine qui est en harmonie avec la plupart des faits connus.

Nous pouvons donc désormais regarder comme certain qu’il existe dans la partie corticale du cerveau une région nettement délimitée qui tient sous sa dépendance immédiate la faculté du langage; mais il faut chercher une explication simple qui rende compte de la diversité que nous avons observée dans les manifestations de cette faculté. Ici encore l’anatomie doit éclairer la physiologie, et il nous faut revenir aux notions sur la structure du système nerveux central. Nous savons que le siège de la pensée est dans les circonvolutions cérébrales, et spécialement dans la substance grise qui en forme la partie superficielle. De là, la pensée se transmettra à un appareil logopoiétique, localisé dans les circonvolutions antérieures de l’hémisphère gauche. Elle changera alors de caractère. Elle était confuse et vague, diffuse pour ainsi dire, et peut-être disséminée dans toute la périphérie du cerveau; dès qu’elle est parvenue dans la région limitée de l’encéphale où s’élabore le langage, elle devient précise et nette, elle se spécifie et se détermine, elle prend une forme et devient représentative. Ces deux manifestations de l’intelligence, Lordat les appelait avec raison logos, le mot de logos intérieur s’appliquant à la pensée indéterminée, tandis que le logos extérieur signifiait cette même pensée renfermée dans les bornes étroites d’un signe verbal caractéristique. Il faut bien le reconnaître, cette conception est une pure hypothèse; elle semble cependant avoir le caractère des seules hypothèses permises : elle est en accord avec les faits, et elle en donne une explication facile et synthétique.

Mais pour qu’une phrase pensée par nous parvienne à l’oreille de nos semblables, il faut une seconde série d’appareils dont la complexité n’est pas moins grande. C’est cette chaîne continue qui va de la périphérie des circonvolutions à la colonne grise centrale. L’influx nerveux va d’abord dans ces deux gros ganglions de substance grise qu’on appelle les corps striés et les couches optiques. Il est probable que ces organes transforment en mouvement volontaire la phrase pensée. Des corps striés, l’ébranlement se transmet, en suivant toujours l’axe central, aux corps olivaires, qui sont un appareil de coordination, et qui régularisent et dirigent le mouvement. Des corps olivaires partent des nerfs qui vont se rendre aux lèvres, au larynx, à la langue, au pharynx et au voile du palais, tous organes vocaux dont la coopération produit le langage.

Les faits pathologiques nous montrent que ces différens appareils peuvent être détruits séparément, et qu’ils entraînent alors la perte absolue ou totale de telle ou telle fonction. Ainsi le gentilhomme anglais dont parle Forbes Winslow avait conservé la faculté du langage : il écrivait les mots et les phrases qu’il pensait; dès qu’il fallait les parler, il bredouillait des sons confus. Dans ce cas, ainsi que l’admet M. Jaccoud, les corps olivaires seuls devaient être atteints. La faculté du langage était restée intacte; l’appareil vocal n’était pas lésé, mais l’appareil de transmission était profondément altéré.

Dans d’autres cas, c’est l’organe de la pensée lui-même qui est malade. Il est une affection redoutable, bien connue des aliénistes, qu’on appelle la paralysie générale. Cette maladie porte sur la périphérie des circonvolutions qui sont dévorées pour ainsi dire par une inflammation lente, caractérisée par des poussées intermittentes. On peut se rendre compte des désordres qu’elle cause par l’état de l’intelligence des malades. Au début, l’inflammation produit une excitation intellectuelle qui se traduit par des actes furieux. Chaque fois qu’on observe un accès de délire, d’ambition démesurée, on peut presqu’à coup sûr prédire une poussée nouvelle de la maladie; mais à la fin, lorsque toute l’écorce des hémisphères cérébraux est détruite, il n’y a plus ni pensée, ni volonté, ni instinct, et les malheureux restent plongés dans un état de somnolence et de stupeur dont rien ne peut les faire sortir. Ils ne parlent pas, parce que l’organe de la pensée n’existe plus.

Il est donc vraisemblable qu’entre l’organe de la pensée et l’organe vocal il existe un troisième organe, — l’organe de la parole : c’est la lésion de celui-là qui constitue l’aphasie. Cependant certains auteurs ont prétendu que l’aphasie n’existait pas, disant que c’était tantôt la perte de la mémoire, tantôt la destruction de l’intelligence; il convient donc d’examiner ces deux objections : ce sont d’ailleurs des problèmes qui touchent à la psychologie plus encore qu’à la physiologie.

Dans la discussion mémorable qui eut lieu à l’Académie de médecine, M. Piorry affirmait que l’aphasie n’était qu’une amnésie verbale, que par conséquent il était inutile de faire de la faculté du langage quelque chose de spécial. Il semble pourtant que la mémoire ne soit pas par elle-même une faculté nettement délimitée. On ne peut concevoir d’être pensant qui ne possède pas la mémoire; elle est le fond de toutes nos actions et surtout de nos idées. Toutes les fois que l’âme pense, elle fait usage des pensées antérieures, et elle ne peut s’en séparer. Nous nous identifions pour ainsi dire avec les notions que nous avons acquises, et séparer la mémoire de l’intelligence ne doit être qu’un procédé analytique, excellent pour l’étude, détestable si on veut en faire une réalité. On pourrait donc dire qu’il y a des mémoires différentes s’appliquant à tous les objets que nous connaissons, mais qu’il n’y a pas une mémoire unique. Nous voyons en effet que rien n’est plus capricieux que la mémoire. C’est un fait vulgaire que chaque individu, selon ses aptitudes, retient certaines choses bien plus facilement que d’autres. Tel se rappelle les vers qui ne peut retenir la prose; un autre aura la mémoire des chiffres, un autre aura la mémoire des lieux, et on ne pourra cependant faire des chiffres, des lieux, des vers ou de la prose une faculté spéciale. Il en est tout autrement pour le langage, et si le langage est de la mémoire, c’est une mémoire si spéciale, et elle a pris un tel développement dans la vie. des individus et l’histoire de l’humanité, qu’il ne paraît pas légitime de la confondre avec ces autres mémoires. Du reste nous voyons par l’étude de l’aphasie qu’elle est frappée isolément; les aphasiques jouent aux échecs et aux cartes, s’intéressent à leurs affaires, les comprennent, les discutent à leur manière par des gestes multipliés et un langage mimique qu’ils varient le plus possible. Peu importe d’ailleurs qu’on appelle l’aphasie amnésie verbale, il suffisait de reconnaître que la mémoire verbale est une faculté particulière capable d’être lésée au milieu de la conservation de nos autres facultés. Cependant nous ne ferons même pas cette concession à l’opinion de M. Piorry. Ne voyons-nous pas que le malade qui répète sans cesse cousini, et ne peut dire ni cou ni sisi séparément, a perdu autre chose que la mémoire ? La femme aphasique qui disait : bonjour, monsieur, à chaque instant n’a jamais pu dire : monsieur, bonjour ; pourtant elle avait conservé la mémoire de ces deux mots.

Il ne faut pas croire en effet que toutes les facultés de l’intelligence soient soumises sans cesse à la volonté. Il y a une certaine dose d’automatisme plus ou moins analogue à ce que les physiologistes de notre siècle ont appelé l’action réflexe. On peut, au point de vue théorique, considérer le système nerveux comme constitué par une cellule sensible où vient se rendre un nerf sensitif, et qui est reliée à une cellule motrice d’où part un nerf moteur. Lorsque le nerf sensitif est excité par le pincement, la brûlure, ou toute autre cause, l’excitation se transmet à la cellule motrice, qui fait contracter un muscle par l’intermédiaire du nerf moteur. Dans ce cas, la volonté, l’intelligence, la conscience, ne sont pour aucune part dans la production du mouvement. C’est une action fatale et irréfléchie. Lorsqu’on a enlevé le cerveau d’une grenouille, si on pince une de ses pattes, la patte se retire aussitôt, et pourtant l’animal n’a ni senti, ni perçu la douleur, et il n’a point ordonné un mouvement. Telle est l’action réflexe dans sa forme la plus simple, mais elle joue un rôle bien plus complexe dans la plupart de nos fonctions végétatives et animales. C’est par elle que peuvent s’accomplir toutes ces actions automatiques et involontaires qui constituent les trois quarts au moins de la vie humaine. Ainsi par exemple, lorsque nous faisons une longue marche nous pouvons penser à toute autre chose. Notre intelligence n’est pas distraite par les mouvemens que nous faisons, ni occupée à vouloir marcher : nous ne sommes à ce point de vue que de véritables automates; le pas que nous venons de faire provoque un second pas, et la réflexion n’agit pas. M. Onimus a comparé avec raison le langage aux fonctions automatiques de la marche, de la danse, du jeu des instrumens. Certaines observations d’aphasie sont très intéressantes à ce point de vue. Un malade à qui on disait : Comment cela va-t-il? répond : Cela va très bien ; quelques instans après, il ne peut répéter cette phrase. Dans ce cas, les malades parlent vite, comme s’ils craignaient d’oublier et comme si le début du mot qu’ils ont lu évoquait aussitôt l’idée d’un mot semblable.

Par ces exemples nous voyons qu’il y a dans le langage plusieurs élémens : la mémoire des mots, l’agencement des phrases, et cette partie automatique qui nous permet de parler sans effort. Il y a un quatrième élément qui a une importance considérable, je veux parler de l’intelligence. Il est impossible de regarder l’aphasie comme un trouble total de l’intelligence. La pensée n’est pas détruite lorsque la faculté du langage est abolie. Un musicien devenu aphasique pouvait écrire et noter un air qu’il avait entendu chanter; il est vrai qu’il ne pouvait pas écrire une seule syllabe, et cependant il écrivait la musique comme s’il n’avait pas été malade. Peut-on soutenir que l’intelligence de cet homme était anéantie?

Cependant, il faut bien l’avouer, l’intelligence chez les aphasiques a subi une atteinte grave. Rostan ne comprenait plus rien aux Entretiens littéraires de Lamartine, et Lordat se ressentit toute sa vie de la lésion qu’avait subie l’organe intellectuel. Lui, qui était un orateur et un improvisateur de premier ordre, il devint, après l’aphasie passagère qui le frappa, incapable de parler en public ; il lisait ses cours et ne put plus jamais improviser. Presque tous les aphasiques sont faibles d’esprit : ils ont des idées plus ou moins enfantines; les choses les plus frivoles les font rire ou pleurer. Les intérêts matériels, leurs repas et leur sommeil les préoccupent avant toute chose. Peut-être faut-il admettre que d’autres lésions cérébrales ont désorganisé l’intelligence; mais cette hypothèse semble inutile, au moins pour un grand nombre de malades: la perte de la parole suffit à expliquer le trouble de la pensée.

Nous touchons ici à un problème philosophique des plus difficiles, le rôle du langage dans l’intelligence. Il est certain que le langage établit entre l’homme et les animaux une barrière qui au premier abord peut sembler infranchissable. Lorsque Mercure demande à Sosie, qu’il trouve près de la maison d’Amphitryon,

— Quel est ton sort? dis-moi.
— D’être homme et de parler,


lui répond Sosie, et cette définition du caractère humain en vaut bien d’autres. Le perroquet peut articuler des sons et prononcer des phrases; mais est-ce bien là le langage? C’est l’imitation des sons qu’il a entendus, c’est une action toute mécanique qui ne répond à aucune conception intérieure : il ne serait pas plus exact de rattacher au langage les cris inarticulés poussés par les chiens ou les singes par exemple. La colère, la crainte, la joie, sont des sensations qu’ils expriment à leur manière : ce ne sont pas des idées qu’ils traduisent par des sons. Entre le langage du chien, qui par l’intonation de ses aboiemens ou de ses cris indique à son maître qu’il est joyeux, qu’il a faim, qu’il souffre, et le langage rudimentaire d’un Esquimau ou d’un habitant de la Terre-de-Feu, il y a autant de différence qu’entre leurs deux intelligences.

Cette supériorité intellectuelle de l’homme est-elle due au langage ou à la pensée? Sous cette forme, le problème paraît insoluble. D’ailleurs il est vraisemblable que ces deux facultés sont intimement unies l’une à l’autre, et que la conception des idées générales est impossible sans le secours du langage. Il ne faut pas croire pour cela que le premier usage que l’homme fasse de la parole soit consacré aux idées abstraites. L’enfant qui bégaie et essaie ses muscles à prononcer des sons applique tout d’abord aux objets qu’il voit devant lui les intonations qu’on lui enseigne. Il nomme les personnes qui sont près de lui tous les jours, mais l’idée de l’homme en général et la notion de l’humanité n’existent probablement pas dans sa petite intelligence. Les sauvages des îles océaniennes emploient à peine quelques syllabes pour exprimer leurs pensées, et ils n’ont pas de mots pour les idées abstraites. Ainsi par exemple ils désignent telle espèce d’arbre par un mot, et d’autres arbres par un autre mot ; mais l’idée générale d’arbre n’est pas traduite par une forme verbale. Le langage sert surtout à faire connaître les notions abstraites et les idées générales. Comment les notions d’étendue, d’espace, de temps, de force, pourraient-elles être indiquées et comprises, si nous n’avions les définitions que le langage nous fournit? Prenons un chêne par exemple : on peut sans le secours du langage se souvenir du chêne qu’on a vu. Cette idée, pour exister, n’a pas besoin d’un mot : c’est une impression, une sensation qui persiste et que l’intelligence a conservée, grâce à la mémoire ; mais pour passer de l’idée particulière du chêne qu’on connaît à l’espèce chêne en général, il faut une image qui supplée à l’absence de réalité. Le type idéal du chêne n’existe pas : il existe des chênes et rien autre chose. Le travail de l’esprit, qui réunit les caractères individuels pour créer des espèces et des types, a besoin d’une forme matérielle, telle que le mot chêne : ce sera bien plus vrai encore pour le mot arbre, pour le mot végétal, pour le mot être. — Notre intelligence paraît ainsi faite que les choses matérielles agissent plus vivement sur elle que les choses abstraites. Le type chêne est une idée abstraite, le type arbre aussi, et pour que nous concevions ces deux idées, il faut une représentation matérielle. C’est le langage qui en donne les élémens. L’oiseau qui perche sur les arbres a sans doute la notion de l’objet qui lui sert de refuge, mais il ne peut pas faire de cette idée une idée générale, un groupement de formes caractéristiques dont l’ensemble est le type arbre.

Si maintenant nous passons de l’intelligence humaine isolée à la collectivité des intelligences, nous pourrons mieux encore comprendre l’utilité immense du langage. Il existe des animaux vivant en société et privés de parole, mais l’instinct seul les dirige. Tout progrès serait impossible, si les hommes étaient sans langage ; les sociétés humaines ne seraient qu’une assemblée d’êtres stationnaires doués d’instincts plus ou moins perfectionnés, à peu près comme les castors ou les abeilles. Les notions qu’une pénible expérience leur a données ne pourraient servir à leurs descendans ; privée de langage, l’humanité serait semblable à Sisyphe qui remue éternellement son rocher, elle s’agiterait stérilement dans le même cercle.

Il faut donc considérer le langage articulé comme une des facultés les plus hautes de l’intelligence humaine. Nous avons vu dans le cours de cette étude comment cette faculté pouvait être frappée isolément ; l’observation minutieuse de l’intelligence des aphasiques nous a permis de distinguer les élémens intellectuels nécessaires pour l’exercice régulier de la parole, la mémoire spéciale du langage, l’agencement des mots, l’automatisme verbal et l’intelligence. Nous avons vu aussi qu’une lésion cérébrale amenait des troubles de la pensée, et que l’étude de cette lésion permettait de comprendre dans une certaine mesure le mode de fonctionnement de la pensée. Malheureusement les médecins seuls ont étudié l’aphasie. Peut-être les philosophes qui s’adonnent à la psychologie trouveraient-ils là un de ces moyens d’analyse que l’expérience fournit si souvent aux naturalistes et que nulle spéculation métaphysique ne saurait remplacer.


CHARLES RICHET.

  1. Perte de mémoire.