L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier/05

L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 339-381).
L’APOTRE DES INDES ET DU JAPON

FRANÇOIS DE XAVIER

V [1]
DU JAPON AU SEUIL DE LA CHINE


XI. — KAGOSHIMA

François arrivait au Japon avec une curiosité qu’il n’avait pas encore aussi vivement ressentie et avec les plus douces préventions.. La province de Satsuma, dont Kagoshima était la capitale, n’avait pas encore le renom glorieux qu’elle allait bientôt acquérir. Mais l’ambition de ses princes, les Shimadzu, grandissait. Ils guettaient le moment de s’annexer les provinces voisines : et leurs samuraï passaient déjà pour les plus fiers de l’archipel. Le Kagoshima d’alors ne différait pas sensiblement du Kagoshima d’aujourd’hui. Moins les édifices de briques, c’était, au pied d’une colline, la même agglomération de bicoques et de maisonnettes en bois. En face, dans le golfe profond, s’élève l’ile de Sakura dont le volcan aux fréquentes éruptions rappela sans doute à François ceux des Moluques. Paysage lumineux et ville pauvre. Nulle part au Japon la vie n’était plus sobre et le luxe plus réduit que dans cette cité la plus méridionale de l’Empire. La civilisation japonaise s’offrit donc tout d’abord à l’apôtre par son côté le plus rude et par ses vertus les plus abruptes. Mais telle est la politesse de cette nation qu’il fut moins frappé de sa rudesse que de sa douceur.

On pense bien qu’il ne s’est pas amusé à nous décrire les petites bizarreries des coutumes japonaises. Ce n’est point sa manière. Il s’étonna seulement de la pauvreté des maisons et de la frugalité des habitans ; et il remercia Dieu de les avoir menés, lui et ses compagnons, dans un pays où, voulussent-ils donner au corps des superfluités, la terre même se refuserait à leur en fournir. Mais il ne voyait autour de lui que santés florissantes et longues vieillesses ; et il en conclut que, si rien ne suffit à contenter la nature, l’exemple des Japonais nous prouve qu’elle se satisfait de peu.

Il était descendu chez Yagirô que les Portugais nommaient maintenant Paul de Sainte-Foi. On voudrait savoir comment ce Yagirô, qui s’était enfui après avoir commis un meurtre, rentrait si délibérément dans sa ville. Toujours est-il que nul ne le tracassa. Sa mère, sa femme, sa fille, plusieurs membres de sa maison et plusieurs de ses amis se firent chrétiens. Ses voyages, les curieux étrangers qu’il avait amenés, sa connaissance du portugais, sa science nouvelle, le revotaient aux yeux de son entourage, comme aux siens, d’une importance qui devait se traduire dans ses manières par un redoublement de gravité. Le bruit de ses aventures lui valut une audience du Daïmio, dont le château fort avec ses épaisses murailles de grès et ses tours de pagode s’élevait à quelque distance de la ville. Shimadzu connaissait déjà un peu les Nambanjin ou Barbares du Sud, comme on nommait les Portugais. Il désira savoir quels étaient leur genre de vie et leurs ressources. Yagirô raconta ce qu’il avait vu à Goa ; et on peut être certain qu’il ne les déprécia pas. Il avait sollicité du prince l’honneur pour l’apôtre d’être reçu par lui. Admirons ici la dignité japonaise et la leçon qu’un daïmio donnait, sans le savoir, à ces Européens qui se jettent si facilement au cou des étrangers. Il s’écoula plus d’un mois avant que François fût admis en sa présence. Ce ne fut que le jour de la Saint-Michel qu’il franchit la porte étroite de la forteresse et qu’il fut conduit, par un dédale de ponts et de galeries couvertes, à travers une cité mystérieuse, devant le prince agenouillé sur une estrade dans sa robe traînante à fleurs d’or et d’argent, et entouré de ses principaux hommes d’armes. Mais François ne paraît pas avoir remarqué cette froide magnificence et ces visages impassibles qui le dévisagèrent. On croirait à le lire qu’il eut un entretien avec un vice-roi des Indes. L’audience fut brève et insignifiante. François l’avait prié de lui faciliter son voyage jusqu’à Kioto (le Myako d’alors) où il était impatient d’approcher le Roi des soixante-six royaumes du Japon ; et Shimadzu le lui avait promis, comme les Japonais promettent ce qu’ils ne tiendront pas : avec beaucoup de bonne grâce et force prétextes de retardement. La mousson empêchait la traversée ; et les guerres civiles, le passage par les provinces. Le prince ne voulait pas hasarder la vie de son hôte. L’hiver lui serait doux à Kagoshima ; et, dès le printemps, on lui procurerait un bateau qui le porterait à la ville impériale. En réalité, Shimadzu ne se souciait point de voir partir cet homme dont Yagirô lui avait vanté le crédit sur l’esprit des Portugais et dont la présence à Kagoshima y attirerait sans doute les navires du Portugal. Il désirait accroître le commerce de son port ; et, parmi les marchandises étrangères, il prisait fort les armes à feu.

En attendant, et comme si on se fût donné le mot, on entretenait François dans ses illusions sur le roi du Japon. On le lui représentait comme un ami du roi de la Chine. Il disposait à son gré du sceau royal de son bon frère chinois. Un sauf-conduit de lui vous ouvrait toutes les portes du Céleste-Empire. Et François, qui espérait de Dieu l’amitié du roi de Kioto, se voyait déjà muni de ce talisman et au cœur de la Chine. Il n’est pas au Japon depuis trois mois, et voici son imagination en route pour Pékin ! Et l’on exaltait devant lui la grandeur et la beauté de Kioto. C’était une ville de quatre-vingt-dix mille maisons. Elle possédait une Université et de grands collèges. Dans ses environs, quatre autres Universités comptaient chacune plus de trois mille cinq cents étudians ; et au Nord, il y en avait une cinquième qui les passait toutes. Il nous les nomme ; mais les noms qu’il leur prête ne sont que des traductions imparfaites des sons japonais, et il nous est d’autant plus difficile de les identifier que ces Universités n’étaient que des bonzeries. Tout cela paraissait si beau à François qu’il n’osait pas trop y croire ; et il y croyait encore trop.

Mais pourquoi des gens, qui tenaient à le garder, lui faisaient-ils miroiter tant de merveilles à trois cents lieues de leur ville ? Pourquoi Shimadzu ne l’avertissait-il pas que le Roi des soixante-six royaumes était aussi insaisissable qu’un rayon de ce soleil dont il descendait ? Vous avez là un des traits du caractère des Japonais. Dût leur intérêt immédiat en souffrir, ils ne révéleront jamais rien à l’étranger qui soit de nature à amoindrir son respect ou son admiration. Ils pourront dire du mal d’eux-mêmes par courtoisie et de leurs voisins par conviction ; mais, dès qu’il s’agit de l’honneur national, s’ils ne l’induisent pas volontairement en erreur, ils se garderont bien de le détromper. Yagirô, qui savait le portugais, aurait peut-être été plus franc. L’usage d’une langue étrangère, du moins aujourd’hui, en les affranchissant de toutes les subtiles contraintes de leur idiome, donne souvent plus de liberté à leur parole. Il semble que leur sincérité leur fasse moins peur quand elle rend un son qui n’est pas japonais, et qu’on puisse avouer les misères ou les infériorités de sa patrie, sans la trahir, dans des mots inconnus d’elle. Mais Yagirô n’avait probablement aucune idée des rapports du Shogun et de l’Empereur ; et comme il ne connaissait d’autre Université que celle de Sainte-Foi, il ne mentait point en certifiant à François qu’il en existait de plus considérables dans la grande île du Nippon. Ainsi, entre les cloisons de la petite maison japonaise, accroupi sur des nattes, où ses jambes de quadragénaire se fussent ankylosées s’il ne les avait pas depuis longtemps rompues aux longs agenouillemens, l’apôtre se nourrissait de rêves encore moins substantiels que les herbages et les maigres fruits qu’on lui servait avec mille révérences et prosternations.

L’hiver vint, un hiver très doux, mais d’une nouveauté piquante pour un homme habitué à la chaleur de l’Inde et des Moluques. Il faisait traduire par Yagirô un catéchisme et un exposé de la foi des chrétiens qu’il apprenait de mémoire, pendant que Cosme de Torrès et Juan Fernandez s’appliquaient à l’étude du japonais. Il recevait de nombreuses visites. Les gens du quartier se succédaient autour de son brasero. Chaque visiteur en avait au moins pour cinq minutes de salutations. Puis c’étaient de longs silences ; puis des questions sur son voyage, son pays, ses vêtemens, ses impressions. Il attendait patiemment le moment d’entamer un des sujets qui formaient le fond de ses entretiens : la Création du monde, la Venue du Messie, les Commandemens de Dieu, le Jugement Dernier. On l’écoutait, c’est-à-dire qu’on le regardait en écoutant Yagirô. On hochait la tête ; on prenait un air recueilli. Mais que l’expression méditative des visages et que les bras pensivement croisés dans leurs amples manches étaient souvent trompeurs ! S’il y en avait bien quelques-uns qui mordaient à l’appât de la nouveauté et dont la raison droite et pure ressentait, à l’entendre, une satisfaction imprévue, la plupart ne songeaient qu’à observer le bonze occidental. D’autres étaient uniquement préoccupés de contenter la petite curiosité qui les avait amenés, et, par exemple, dans les pays d’où venaient ces hommes singuliers, mangeait-on du riz et buvait-on du saké ?

François ne restait pas confiné dans sa maison japonaise : il allait chez les Bonzes. La province de Satsuma est une de celles où le bouddhisme a le moins façonné les âmes, et bien que les bonzes y fussent encore trop nombreux, elle n’eut point à souffrir, comme les provinces centrales, de leurs agitations belliqueuses. Les Shimadzu entretenaient une assez grande bonzerie de la secte de Zen. Cette secte, qui est toujours en honneur parmi les hautes classes japonaises, pratique la méditation et y dresse ses adeptes non seulement par la tension de l’esprit, mais aussi par des attitudes pénibles imposées au corps. On dit à François que l’éternel sujet où ils attachaient leur pensée était « qu’il n’y a rien ; » et il s’imagina que ces bonzes méditaient ainsi pour étouffer les remords de leur conscience. La vie qu’ils menaient ou qu’on les accusait de mener aurait peut-être justifié des remords. Mais, sur ce point, il convient d’être plus prudent et plus juste que la plupart des biographes de l’apôtre. Accordons-leur d’abord ce que François ne leur déniait point : « L’estime où on les tient, écrivait-il, me paraît venir de leur grande abstinence. Ils ne mangent ni viande ni poisson, rien que des herbes, des fruits et du riz, cela une fois par jour, et d’une façon très réglée ; et on ne leur donne pas de vin. Comme ils sont fort nombreux, leurs maisons sont pauvrement rentées. Cette continuelle abstinence et le fait qu’ils n’ont aucun commerce avec les femmes sous peine de perdre la vie, m’expliquent la vénération qu’ils inspirent. « Ce qu’il dit de leur sobriété, de leur pauvreté et du châtiment qui eût puni cette sorte de dévergondage était exact dans une province frugale, peu aumônière, et qui méprisait la femme. Mais le vice que l’on rencontre surtout dans les sociétés guerrières, et partout où l’amour pour une femme, fût-il légitime, semble entacher l’honneur de l’homme, avait envahi les bonzeries ; et François s’étonnait du peu d’horreur que les hommes et les femmes en concevaient. C’est le seul qu’il reproche aux bonzes ; et il aurait pu le reprocher également aux samuraï. Seulement, chez les bonzes, il avait un plus brillant cortège : la cupidité, compagne obligée de la luxure ; et l’hypocrisie, car, si l’opinion publique en riait, les plus habiles tâchaient cependant de le dissimuler et continuaient d’enseigner le mépris des biens terrestres et des appétits charnels. Mais la corruption n’était pas aussi universelle que l’affirment les premiers missionnaires. Sauf dans les monastères guerriers, où François ne pénétra point, le désintéressement, la chasteté, la sagesse, une bonté qui n’était point la charité chrétienne, mais qui compatissait à la misère, n’avaient rien d’exceptionnel sous la robe du moine et de l’ascète bouddhiste. Enfin, les bonzes n’avaient point l’arrogance des Brahmes. Ils étaient d’humeur à bien accueillir ces hôtes venus de si loin pour parler des choses divines et surtout venus des pays du Bouddha. Mais François ignorait que la religion japonaise avait son origine dans l’Inde. « Tous, disait-il, laïques et bonzes, se plaisent à traiter avec nous. »

Ils en rabattirent. Ses manières durent leur causer d’abord une surprise qui ne fut pas toujours en sa faveur. Dans des notes du Frère Juan Fernandez, on lit qu’il allait, sans y être invité, aux monastères des Bonzes, les conviant à lui poser des questions ou leur en posant lui-même. « Il entrait et sortait comme il l’eût fait chez lui. » Que les Japonais en usent indiscrètement avec les étrangers, on s’en est souvent plaint. Ils seraient capables de les réveiller la nuit pour les interroger. Mais ils ne leur concèdent point les mêmes privilèges. En tout cas, leur indiscrétion s’accompagne d’un protocole qui la légitime à leurs yeux : salutations multipliées, litanies d’excuses, aveux d’une faiblesse d’esprit dont ils espèrent qu’on voudra bien leur tenir compte, très humble désir d’entendre tomber d’une bouche si honorable des paroles infiniment précieuses. François ne pouvait avoir recours à ces formules conventionnelles, mais indispensables, et sa liberté d’allures, que Fernandez admirait, nuisait à sa propagande. Dans l’oisiveté de leur existence, ses visites ne leur furent qu’un divertissement jusqu’au jour où des allusions à leurs vices les avertirent du danger.

Cependant le charme qui émanait de François et son ardente sincérité impressionnèrent quelques-uns d’entre eux. C’est ce qu’il y a de beau dans son histoire : toutes ses fautes qui proviennent de l’inexpérience sont comme les trous du manteau sous lequel des yeux exercés devinent le grand seigneur. Le rayonnement de son âme absorbe, pour ceux qui ont l’instinct de la beauté morale, les ridicules dont l’ombre amuse la plèbe. Le supérieur du monastère, que subventionnaient les Shimadzu, aimait à le recevoir. François le nomme Ninjit. Nous ne savons rien de lui, sinon qu’il était âgé, très doux, affable, incliné aux œuvres pies, « humble pour un Japonais. » Ce devait être un de ces gentilshommes retirés de bonne heure dans une bonzerie et que leur renoncement aux honneurs du monde poussait aux dignités sacerdotales. Malgré des difficultés presque insurmontables, les deux hommes parvinrent à entrevoir leur pensée, et Ninjit mieux encore que François, attendu que le Christianisme s’adresse plus que le Bouddhisme à la raison naturelle. Un bouddhiste qui se fait chrétien simplifie sa vie intérieure ; le chrétien ne passe au bouddhisme que porté sur des nuées métaphysiques. « Croyez-vous à l’âme immortelle ? » lui demandait François. Pour un bouddhiste qui n’a pas notre notion nette et tranchée de la personnalité humaine, la question ainsi présentée était insoluble. Mais, comme la nature, si bouddhiste que l’on soit, nous conseille d’attacher une certaine importance à notre moi, Ninjit finissait par deviner ce que François voulait dire, alors que François ne s’expliquait point les incertitudes de Ninjit. Ils étaient à mille lieues l’un de l’autre ; mais la voix de l’un, d’accord avec l’instinct le plus radical de notre être, en éveillait la résonance chez son interlocuteur ; la voix de l’autre se perdait loin de la terre dans une immensité vide. De la doctrine bouddhique, François ne soupçonna que le fond de tristesse. « Quel temps vous semble préférable, lui demandait-il, de la jeunesse ou de la vieillesse ? » — « La jeunesse, répondait Ninjit, parce que le corps est dispos et qu’on peut faire tout ce qu’on désire. » — « Mais, reprenait François, quand les navigateurs s’éloignent d’un port pour aller à un autre, quel moment leur est meilleur : est-ce quand ils sont en pleine mer, exposés aux tempêtes, ou près de cet autre port ? » — « Je vous entends, répondit Ninjit ; mais cela ne me concerne point : je ne sais vers quel port je navigue. A qui le sait et à qui le port est ouvert, s’en approcher est le meilleur : moi, j’ignore où et comment j’aborderai. » François lui nommait et lui décrivait le port ; et les yeux si calmement désespérés du vieillard essayaient de se fixer sur ces lumières qui lui apparaissaient le long du sombre rivage. « Je voudrais mourir baptisé, disait-il plus tard à Louis d’Almeida ; mais la place que j’occupe, ma dignité, la vénération que l’on a pour moi, m’en empêchent. »

En dépit de ces témoignages d’intérêt, et malgré la liberté de prêcher dont François jouissait, la réalité ne répondait guère à ses espérances. Où étaient ces populations qui, en six mois, devaient se faire chrétiennes ? Il restera un an à Kagoshima et ne convertira pas plus de cent personnes. Et pourtant il ne se plaint pas ; il est heureux ; il est gai. Ses lettres en Europe, à Goa, à Malaca, nous le montrent rajeuni, plus allègre que jamais, en pleine possession de sa fine bonne humeur. Mais c’est son opinion sur les Japonais qui en fait le grand intérêt. L’ancien gentilhomme basque est ravi de leur sens de l’honneur : « Ce sont gens qui ne supportent pas une injure ni une parole de mépris. » Les nobles servent leur prince non par crainte, mais parce que l’honneur les y oblige. L’honneur a plus de prix pour eux que la richesse. « J’ai vu chez eux une chose qu’on ne rencontre nulle part chez les Chrétiens : les gentilshommes, si riches qu’ils soient, honorent tout autant le gentilhomme pauvre que s’il était aussi riche qu’eux. » Songez aux souvenirs d’enfance de François, aux insolences et aux affronts qu’avaient essuyés ses parens appauvris ! Le jeu qui exerçait des ravages en Europe était sévèrement défendu dans les hautes classes, où l’on estimait qu’il ne différait guère du vol ; et le vol était puni de mort. « De tous les peuples que j’ai vus en ma vie, chrétiens ou infidèles, je n’en ai pas connu qui fût aussi irréprochable dans cette matière. » Et, si le gentilhomme admirait ces belles vertus chevaleresques, l’homme d’Université ne goûtait pas moins le développement vraiment extraordinaire de l’instruction dans la société japonaise : « Une grande partie du peuple sait lire et écrire. » Sur ce point encore les Japonais l’emportaient sur les Occidentaux, et peut-être aussi par leur désir d’apprendre et leur plaisir d’entendre des choses conformes à la raison. « Quand le raisonnement leur a démontré que ce qu’ils font est mal fait, ils approuvent la sentence que la raison porte contre eux. » François s’illusionne un peu. Mais enfin, — et ceci est très remarquable, — s’il embellit les Japonais, ce n’est point qu’ils se convertissent. Là où l’on raisonne, il ne désespère jamais de faire triompher le Christianisme ; et là où il voit le bien, il le proclame. Son sentiment, qu’il modifiera dans la suite quand il connaîtra un autre Japon que celui de Kagoshima, n’en est pas moins assez juste ; et il est encore aujourd’hui, où la morale du désintéressement a fait au Japon une série de faillites retentissantes, celui de la plupart des missionnaires. La moralité japonaise n’est pas, en général, inférieure à la moralité européenne. Au XVIe siècle, elle lui était souvent supérieure. De la part d’un humaniste ou d’un philosophe comme Montaigne, l’aveu de cette supériorité n’aurait point de quoi nous surprendre. Mais nous sommes en face d’un homme convaincu que tout ce qui n’appartient pas à l’empire du Christ appartient à celui du démon. Et cet homme n’hésite pas à reconnaître que l’honneur et la probité n’ont jamais jeté un éclat plus pur que dans cette société païenne. Un professeur de morale eût repris le bateau.

Son séjour à Kagoshima n’allait pas s’achever aussi favorablement. En novembre, il avait appris qu’un navire portugais mouillait à Hirado, dans l’île du même nom, au Nord de Nagasaki. Le port de Hirado, considéré comme un des meilleurs mouillages, fut un des plus fréquentés pendant les cent ans que durèrent les relations entre le Japon et l’Europe. La présence de ce navire lui offrait une occasion d’envoyer de ses nouvelles à Goa et à Rome. Il ne pouvait plus compter sur son pirate chinois. Le pauvre diable venait de trépasser. Son idole lui avait bien dit qu’il ne reverrait pas Malaca. François, qui souffrait des fièvres, décida de porter lui-même son courrier à Hirado. Pourquoi ne le confiait-il pas à Cosme ou à Fernandez ? Comme les hommes d’action, chez qui le pressentiment de la mort se traduit par un redoublement d’activité, il s’exagère ses obligations. Accompagné d’un interprète, il fit les cent lieues qui le séparaient de Hirado, moitié par terre, moitié par mer. Shimadzu apprit que les Portugais, heureux de revoir François, avaient pavoisé leur bateau, ce qui le confirma dans ce que lui avait dit Yagirô de son autorité sur les barbares du Sud. Mais il apprit aussi que le daïmio de Hirado, Matsura, son ennemi, s’était montré fort aimable envers l’apôtre et lui avait facilité l’acquisition d’un terrain où bâtir une chapelle. Shimadzu ne dit rien ; et sa protection continua de s’étendre, en apparence, sur la petite mission chrétienne où François avait repris sa place. Mais, au mois d’août suivant, un autre bateau portugais fut signalé à Hirado ; et Shimadzu se crut berné, puisque, malgré sa bienveillance à l’égard des prêtres étrangers, leurs compatriotes allaient négocier ailleurs.

Entre temps, les Bonzes s’étaient agités. Les missionnaires commençaient à pouvoir prêcher en public. Leurs accusations se faisaient chaque jour plus précises et, sans doute, plus virulentes. Les Bonzes, si une secte indépendante, sortie du Bouddhisme, avait entrepris de ruiner leur crédit, n’auraient peut-être pas attendu aussi longtemps pour lui déclarer la guerre. Au réquisitoire dressé par François contre leur immoralité, ils ripostèrent par des accusations de sorcellerie et même de cannibalisme. On jeta à la porte des étrangers des linges ensanglantés ; et l’on ameuta le bas peuple qui crut que ces ogres se repaissaient la nuit de chair humaine. Un geste de Shimadzu eût fait taire ces criailleries. Il ne laissa les choses aller que jusqu’où il le voulait bien. Elles n’allèrent pas très loin ; mais elles lui fournirent un prétexte pour interdire une propagande qu’il eût favorisée si les bateaux portugais avaient débarqué leur poivre sur le quai de Kagoshima, et qu’il favorisa plus tard. Il défendit à ses sujets la doctrine étrangère sous peine de mort. Du reste, il n’exigea aucune rétractation de ceux qui étaient déjà chrétiens ; il ne les persécuta pas, et il ne parla point d’expulser les missionnaires. L’été était revenu ; on touchait à l’automne. François s’éternisait sans profit dans cet endroit perdu. Il demanda son congé au prince qui s’empressa de lui trouver une jonque. « Au bout d’un an, écrit-il simplement, voyant que le seigneur de ce pays n’était pas content des progrès que faisait la loi de Dieu, nous nous sommes en allés. » En réalité, la loi de Dieu avait fait très peu de progrès.

François choisit comme interprètes deux Japonais convertis, dont l’un Bernard le suivra jusqu’à Goa et finira ses jours en Europe. Yagirô demeurait chargé des intérêts spirituels de la petite chrétienté. La période glorieuse de sa vie était passée. François emportait tout son prestige. Il avait été un instant aux regards de ses concitoyens un homme rare : il ne fut plus qu’un déclassé. On ignore comment il tomba dans le métier de pirate ; mais on sait qu’il y mourut. Les âmes, qui s’étaient groupées autour de l’apôtre et qui avaient vu dans ses yeux un nouveau ciel s’ouvrir, ne retrouvèrent plus jamais leurs émotions et leur espérance. Le même brouillard, qui dissout au fond de notre mémoire la figure des êtres les plus aimés, recouvrit peu à peu les vérités qu’elles avaient aperçues. Les unes retournèrent à leurs anciennes pratiques, comme on revient à sa besogne familière au sortir d’un long rêve. Les autres travaillèrent silencieusement sur les notions chrétiennes ou plutôt les enveloppèrent d’un tissu de songes où, dix ans plus tard, des missionnaires de passage en distinguèrent encore les traits pâlis.

Avant de quitter la province de Satsuma, François et ses compagnons s’arrêtèrent, à six ou sept lieues de Kagoshima, dans le château fort d’un des vassaux et parens de Shimadzu, Niiro Isé-no-Kami. Ce seigneur, le type même de l’honneur et du stoïcisme japonais, leur offrit l’hospitalité sur le conseil d’un de ses samuraï qui s’était fait baptiser. C’était peut-être la première fois que François était admis dans l’intimité cérémonieuse d’un homme de ce rang. Tout devait le ravir : l’austérité de la vie, la politesse silencieuse des domestiques, les douces manières des hommes d’armes, ces repas où la façon de servir vaut mieux que ce qu’on sert et dont les soins exquis envers l’hôte relèvent la frugalité, la modestie de l’épouse qui n’est que la première servante de son mari et de ses invités, le respect des enfans qui savent de naissance ce qu’ils doivent faire et qu’on ne remarque qu’à leur souci plus élégant de passer inaperçus. Niiro désira entendre des lèvres de François l’exposé de sa doctrine. La pureté de la morale chrétienne contenta si pleinement sa raison qu’il engagea sur-le-champ sa femme et son fils aîné à recevoir le baptême. Il l’aurait reçu lui-même si son loyalisme ne lui avait commandé de ne point déplaire à son suzerain. François laissa à ces chrétiens des prières écrites de sa main, qu’ils enfermèrent précieusement dans des sachets de soie, et, pour la santé de leur corps, une discipline. Dix ans après, Louis d’Almeida les retrouva toujours fidèles, protégés par leur solitude contre toute défaillance. La dame, ses fils, — car, depuis, Niiro avait fait baptiser ses deux autres enfans, — plusieurs samuraï s’enquirent de tout ce qui était arrivé au Père. Ils lui montrèrent leurs sachets, qui avaient guéri, disaient-ils, bien des malades, et la discipline dont ils se donnaient, une fois la semaine, trois coups, pas plus, crainte de l’user.

Encouragés par cet heureux début, les voyageurs gagnèrent le port de Kyodomari, et, de là, dans leur jonque, Hirado. Les Portugais les accueillirent avec de grandes démonstrations. Matsura, qui séchait d’envie sur son île en songeant à ses puissans voisins, se réjouit lorsqu’il vit revenir le bonze vénéré des marchands portugais. Il n’avait au fond que du mépris pour la religion nouvelle ; mais il l’abominait encore moins qu’il ne chérissait les ballots de marchandises. Il se confondit en protestations d’amitié. « Le seigneur de ce pays, écrit François, nous reçut avec beaucoup d’affection et de bonne grâce ; et, en peu de jours, il se fit là une centaine de chrétiens, grâce aux prédications de Fernandez, qui déjà parlait assez bien, et au livre qu’il leur lisait traduit en langue japonaise. » Ainsi en moins d’un mois ils avaient opéré autant de conversions qu’en un an à Kagoshima. Il suffisait que le prince sourit à leurs efforts pour que les âmes s’ouvrissent. Que serait-ce, grand Dieu ! quand le Roi du Japon serait devenu leur ami ? François laissa Cosme de Torres sur cette île et, accompagné de Fernandez et de Bernard, il se mit en route pour Kioto. Il allait pénétrer dans un autre Japon.


XII. — YAMAGUCHI

La décomposition de la féodalité batailleuse faisait de la grande île du Nippon un marécage dangereux, avec des îlots de luxe et de plaisirs. La piraterie écumait les côtes, le brigandage dévastait les routes. La vie humaine était à très bas prix. La tête d’un voyageur dépendait du caprice d’un homme d’armes rencontré sur un chemin, dans une auberge, au coin d’une rue. François et Fernandez avaient logé dans deux besaces tout leur bagage : un surplis, trois ou quatre chemises, une vieille couverture qu’ils partageaient. On les mena d’abord, cachés au fond d’une barque, au port de Hakata, une des villes les plus marchandes de la côte septentrionale du Kiushu. François se rendit à un monastère assez fameux, mais réputé pour sa sodomie. Le supérieur l’y accueillit aimablement, convaincu qu’il recevait un compatriote de Çakia Muni. Il ordonna même qu’on préparât aux étrangers une collation de fruits. Mais François éleva la voix très haut et reprocha amèrement aux bonzes leur vice et toutes les tromperies dont ils abusaient le peuple. Les bonzes ne durent pas entendre très clairement le discours indigné de l’apôtre : les uns se mirent à rire, les autres demeurèrent ébahis. Sans autre compliment, les deux missionnaires leur tournèrent le dos. Ce fut toute la collation. Si cette scène est vraie, elle dément les conseils de douceur que François n’a jamais cessé de donner à ceux qui traitaient avec les Japonais. Ses réprimandes se seraient comprises dans un couvent occidental aussi dévergondé que cette bonzerie japonaise. Mais ici, n’étant précédées d’aucun enseignement, elles ne pouvaient produire qu’un effet de stupéfaction ou d’irritation. Il les eût payées de sa vie, sans profit pour sa cause, qu’on ne saurait en accuser que son imprudence. Du reste, — l’observation est de Fernandez lui-même, — François semblait éprouver à certains momens comme un sombre plaisir à défier la mort. A quoi bon ? Elle cheminait déjà dans son ombre.

Ils continuèrent leur route à pied jusqu’au détroit de Simonoseki. Cinq ou six jours de marche, mais bien durs. On était en novembre, et, cette année-là, l’automne avait toute la rudesse de l’hiver. La neige avait aveuglé le sourire du paysage. Collines, vallées, tout était recouvert. « Rien, dit Fernandez, rien autour de nous ne pouvait nous donner la moindre distraction. » Et sans se douter que ses simples lignes sont le plus beau portrait que nous ayons de François, très supérieur à tous ceux des peintres, il nous décrit l’attitude de l’apôtre en oraison, poursuivant sa route à travers ce paysage mort et froid : « Il ne levait pas les yeux, ne regardait ni à droite ni à gauche ; il tenait ses bras et ses mains immobiles ; ses pieds seuls se mouvaient, et bien paisiblement. Certes, il montrait, par cette modestie et par cette révérence de sa démarche, qu’il allait en présence de Dieu Notre Seigneur. » Ah ! si l’on ne pensait qu’à la beauté pathétique de ce cheminement sur la neige au bout du monde, il ne nous viendrait jamais à l’idée de regretter qu’il n’eût pas pris une chaise à porteurs ! Mais chaque pas qu’il fait lui retranche une heure de vie.

Ils traversèrent le détroit et abordèrent au pied de la montagne où s’étendait la longue rue de boutiques et d’échoppes qui composait toute la ville de Simonoseki. Il ne leur restait plus que dix-huit ou vingt lieues à faire avant d’arriver à Yamaguchi, leur première grande étape. Yamaguchi était alors, après Kioto, la ville la plus opulente du Japon ; et son daïmio, Ouchi Yoshitaka, semblait un des plus puissans seigneurs. Qui la voit aujourd’hui entourée de ses collines, où s’étageaient jadis les temples et les bonzeries, croit voir un Kioto plus petit dépouillé de ses parures. Mais elle a conservé son air noble. La population y aime le plaisir ; et le sang court plus légèrement dans ses veines que dans celles des Satsuma. Lorsque les missionnaires y pénétrèrent, la société la plus brillante du Japon s’y était réfugiée. Les courtisans issus de famille impériale, les Kugé, avec leurs grands sourcils et leur légère couche de fard, y avaient mis à la mode les divertissemens de la cour, car ils avaient déserté Kioto et leur Empereur désargenté. Les bonzes étalaient une somptuosité seigneuriale. Le commerce de la Chine et de la Corée faisait affluer l’or. François fut surpris du luxe des vêtemens et de la beauté des armes.

Les deux Européens, harassés, entrèrent dans des rues étroites, où se pressait une foule compacte, mais peu bruyante, qui s’écartait respectueusement devant les hommes d’armes et qui, aux cris des estafiers d’un grand seigneur, s’agenouillait et se prosternait. A leur vue, les gens s’arrêtaient, puis les suivaient ; les enfans s’attachaient à leurs pas, leur montaient sur les talons, marchaient de biais ou à reculons pour les regarder sous le nez, de sorte que nos voyageurs avaient l’air d’entraîner avec eux toute la rue. Ils atteignirent l’auberge, dont les fenêtres, les balcons, le vestibule se remplirent instantanément de figures stupéfaites ou riantes. Plusieurs aubergistes refusèrent de loger ces mendians.

François avait une recommandation pour un des principaux seigneurs de la cour, et Fernandez nous dit qu’aussitôt installé il le pria de lui obtenir une audience du Roi, « afin qu’ayant été bien informé de la loi qu’on venait prêcher il en autorisât l’observation dans son royaume. » Yoshitaka était un homme intelligent, assez efféminé bien qu’il eût peu de goût pour les femmes, indifférent aux croyances religieuses et détaché des soucis du pouvoir. Le gentilhomme, qui lui présenta la requête des missionnaires, lui dit qu’ils venaient du même pays que les dieux du Japon. Cette raison le décida à les recevoir. Il le fit sans apparat, dans une pièce ouverte comme un décor de théâtre, qui donnait sur une galerie et sur un jardin. Il n’avait près de lui qu’un bonze. Mais des deux côtés du jardin, dans des salles également ouvertes et, en face, du haut des balcons, de nombreux courtisans, en larges vêtemens de soie diaprée et coiffés de hauts bonnets noirs, assistaient à l’entretien. Le prince les questionna d’abord sur leur voyage ; puis il exprima le désir de savoir quelle était leur doctrine. « Lisez ! » dit François à Fernandez. Et le Frère lut le récit de la Création et les Commandemens de Dieu. Il espérait que, pour la première fois, on n’irait pas plus avant ; car il arrivait au passage où François flétrissait les erreurs des Japonais et notamment leurs abominations sodomiques ; et nul n’ignorait que Yoshitaka y était fort enclin. Mais François ne lui fit pas signe de s’arrêter, et le Frère sentit sa tête moins solide sur ses épaules. Yoshitaka entendit donc que ceux qui commettent de pareilles aberrations sont plus sales que des porcs et au-dessous des chiens et des autres animaux. Il ne broncha point ; et les sabres du palais restèrent bien tranquilles dans leurs fourreaux. Il était trop Japonais pour céder à un mouvement de colère ; mais, comme il ne témoigna par la suite aucun ressentiment, nous pensons qu’il ne crut pas ces nouveaux venus au courant de ses habitudes ou que ses tristes expériences lui permirent d’apprécier encore mieux l’excellence de leur morale. Cependant leur introducteur comprit qu’il était temps de lever la séance. La lecture avait duré une heure. François et Fernandez se prosternèrent et se retirèrent à reculons devant le prince impassible et muet. Dehors, Fernandez éprouva un grand soulagement.

Le lendemain, François, considérant que le silence du prince équivalait à une approbation, commença ses prédications publiques. Il se plantait au croisement des chemins ou aux endroits les plus populeux. Fernandez tirait son livre et lisait ce qu’il avait lu au daïmio, pendant que François en prière suppliait Dieu de bénir ses paroles et ses auditeurs. Les passans se rassemblaient. La plupart éclataient de rire et hachaient la lecture de lazzi incompréhensibles pour les pauvres étrangers dont la figure, le nez droit et long, les yeux qui ne se relevaient point vers les tempes, et les gestes de chauves-souris leur produisaient un effet irrésistiblement comique. D’autres s’éloignaient irrités qu’on pût ainsi vilipender les dieux du Japon. Le mot Deos qui revenait à chaque instant sur leurs lèvres, tant ils étaient soucieux d’éviter toute équivoque bouddhique, prêtait malheureusement au calembour. Deos, deous, devenait Dai uso qui signifie grand mensonge. Les enfans couraient après eux et criaient : « Grand mensonge ! grand mensonge ! » Quand ils parlaient d’aimer Dieu, comme le verbe aimer n’a en japonais qu’un sens charnel, on devine les fusées de brocards. Les samuraï ne se mêlaient point au peuple. Mais ils envoyaient chercher les deux amuseurs, histoire de tuer le temps. Leurs misérables hardes leur inspiraient parfois de la compassion. Avoir fait de si longs voyages et être si mal en point ! Fallait-il qu’ils fussent bas dans leur pays ! Ils les contemplaient comme deux épaves qu’on ne sait comment utiliser. Les plus fiers se moquaient d’eux. François avait supporté bien des humiliations ; mais de la part de ces gentilshommes qu’il sentait ses pairs, les insultes lui furent intolérables. Il regimba. Son visage s’empourprait. « Répondez-leur sur le même ton qu’ils me parlent ; ils me traitent comme un inférieur méprisable : traitez-les ainsi ; » disait-il à Fernandez. Et Fernandez tremblait : « Chaque fois que j’obéissais au Père, avouait-il, je m’attendais à recevoir le coup de sabre qui me détacherait la tête. » Mais il n’était pas assez familier avec les nuances de la langue japonaise pour employer les mêmes formes injurieuses que leurs insulteurs ; et l’eût-il fait qu’ils les auraient mises sur le compte de son ignorance. Cependant les regards de François et son attitude les gênaient un peu. Ainsi son ancienne hidalguia se ranima et jeta quelques éclairs dans cette atmosphère féodale.

Il n’arrivait à rien. Il avait déjà passé deux mois à Yamaguchi absolument stériles. Il partit pour Kioto. Tout aurait dû le détourner de cette aventure. Si l’on savait dans quel état se trouvait Kioto, c’était bien à Yamaguchi où l’anarchie de la capitale et le dénuement des souverains avaient exilé une foule de seigneurs et d’hommes d’armes. Mais ses légers accès de fierté nobiliaire avaient réveillé son esprit romanesque ; et il se lança dans un voyage près duquel ses marches les plus dures dans l’Inde ou aux Moluques n’avaient été que des promenades d’agrément.

Toujours accompagné de Fernandez et de Bernard, qui portait suspendue à sa ceinture leur provision de riz grillé, il choisit la route de terre la plus longue, afin de visiter les villes et d’y semer l’Evangile. Il sema sur la glace. On était au cœur de l’hiver. Le délicieux Japon eut pour ses premiers hôtes d’Europe des cruautés de pays arctique et de désert. Ils ignoraient les chemins, se perdaient à travers ces jolies contrées montagneuses qui n’étaient plus que marécages, fondrières, pentes glissantes et torrens débordés. Heureux quand ils pouvaient se joindre à une petite caravane. Mais on se moquait d’eux : « Puisque vous venez du temple des cieux, pourquoi ne leur dites-vous pas, à ceux de là-haut, de jeter un peu moins de neige ? » Les auberges les repoussaient, non par fanatisme religieux, mais parce qu’ils étaient étrangers et pauvres. Et plus François montait vers Kioto, plus il se rapprochait de la zone des guerres civiles. Qu’il y soit parvenu et qu’il en soit revenu, nul miracle dans sa vie ne me paraît plus évident. Ses jambes enflèrent ; le soir, ses pieds saignaient des blessures qu’il s’était faites sans en avoir eu conscience. Quand il le pouvait, il achetait des fruits secs et les distribuait avec sa bénédiction aux enfans qui pourtant le harcelaient d’injures et lui lançaient des pierres. Nous ignorons les villes par où ils passèrent et même le nom du havre où, épuisés, ils s’embarquèrent dans une jonque qui les déposerait au port de Sakai, à vingt lieues environ de Kioto. Jour et nuit, ils restèrent assis sur le pont au milieu de jeunes marchands dont leur présence excita les propos graveleux. L’un d’eux entreprit François : il lui parlait comme à un niais, ou comme à une brute. François leva sur le goujat ses yeux tristes : « Pourquoi me parlez-vous ainsi ? lui dit-il. Sachez que je vous aime beaucoup et que je voudrais bien vous enseigner le chemin du salut. » Le jeune homme ricana. A une des nombreuses escales, un homme pieux, ayant ouï dire qu’ils venaient de la patrie du Bouddha, compatit à leur infortune et leur remit une lettre pour un de ses amis marié à Sakai.

Cette ville de la province d’Izumi était avec Osaka un des grands entrepôts de la Mer Intérieure. François abordait au Japon central. Il avait devant lui l’ile d’Awaji, la première des îles de l’archipel née, dit la légende, du mariage d’Izanagi et d’Izanami, et l’une des plus charmantes ; à sa droite, les côtes de Kobé et l’embouchure de la rivière qui baigne l’énorme et confuse cité d’Osaka : derrière, lui, dans les terres, l’ancienne capitale de Nara, terre sacrée. La pluie tombait sans relâche. La ville, que dominait une pagode à trois étages, avait, comme toutes les villes japonaises sous l’averse, l’aspect piteux d’une immense basse-cour, dans un terrain défoncé, avec, çà et là, des toits bizarres de volières. On les reçut en parias. Ils eurent beaucoup de mal à trouver le logis du destinataire de leur lettre, qui, heureusement, se montra honnête homme et les hospitalisa, mais avec le désir de les expédier au plus vite. Il connaissait justement les domestiques d’un seigneur qui se rendait à Kioto, et il obtint par eux que les étrangers fussent admis dans sa suite. Le seigneur voyageait en palanquin et ses principaux gentilshommes à cheval. Derrière eux, les domestiques marchaient d’un pas accéléré et prenaient souvent le pas gymnastique. François, Fernandez et Bernard les imitèrent. Jamais l’apôtre n’avait été plus gai. Il jouait avec un fruit, le lançait et le rattrapait comme autrefois sa pelote basque. Ce fut en courant ainsi parmi les valets, derrière la litière d’un seigneur japonais, que le Père maître François de Xavier, nonce apostolique, les joues arrosées de larmes joyeuses, fit son entrée dans la ville impériale.

Ce qu’était la ville impériale ? Un Yamaguchi trois et quatre fois plus vaste, mais dévasté. D’interminables ruelles où s’écoulait la foule ; des terrains noirs que semblait avoir défriché l’incendie ; des quartiers de débauche entre des quartiers en ruines ; des palais mis au pillage, et, sur les collines boisées, dans des monastères retranchés comme des forteresses, l’éternelle sonnerie des cloches entrecoupée par des bruits d’armes. Trois mille bonzes campaient sur le mont Hieizan. Les insurrections politiques se compliquaient de guerres religieuses. François put voir les derniers tisons du grand temple de Hong-wanji, que la secte de Nichiren venait de brûler avec toutes les maisons du voisinage.

Son hôte de Sakai ou un des samuraï de la troupe l’avait adressé à un ami. Cet ami n’eut rien de plus pressé que de les envoyer tous trois chez son gendre, qui habitait une campagne aussi éloignée de Kioto que le port de Sakai. Un jeune domestique les y conduisit, et ce furent encore des lieues et des lieues et des injures et des coups de pierre. Pourquoi François accepta-t-il ? Que lui avait-on fait espérer ou craindre ? Le gendre ne retint pas longtemps ces étrangers indésirables, et ils revinrent à Kioto, butés à l’idée de voir le Roi. Mais quel Roi ? Le Shogun Yoshiteru avait dû fuir, et son palais était en cendres. Il y avait bien un autre palais qui n’était pas le spectacle le moins extraordinaire de cette capitale : une grande masure au toit lourd, entourée de petites masures, dans un vaste enclos dont les murs de terre étaient recouverts d’auvens de bois. Là vivait, au milieu d’un peuple de serviteurs et de chambellans affamés, le descendant de la déesse Soleil, un pauvre être qu’on portait d’une pièce à l’autre comme un paralytique, car ses pieds célestes n’avaient pas le droit de toucher le sol, et qui serait mort d’inanition si de fidèles daïmio ne lui avaient alloué quelques secours. L’histoire l’appelle Go Nara. Faute d’argent, on n’avait pas plus célébré son avènement qu’il ne pouvait compter qu’on célébrerait ses funérailles. Il essayait d’en gagner en vendant des titres de noblesse ; mais, dans ces temps d’émeutes et de révolutions, les affaires n’allaient pas. Ses Kugé le quittaient l’un après l’autre avec des figures de carême. Les dames de la cour, aux longs cheveux et aux longues robes de brocart, se glissaient derrière les brèches des murs, et hélaient le marchand de patates, seule friandise que l’état de leur bourse leur permît de s’offrir. François et Fernandez erraient autour de cette enceinte, où les voleurs entraient comme chez eux. Mais, quand ils demandaient humblement la faveur d’y pénétrer, on leur répondait : « Quels présens apportez-vous ? » Ou, le plus souvent, on les toisait et on détournait la tête. Ils recommencèrent alors leurs lectures dans les carrefours. Ils n’obtinrent même pas un succès de curiosité.

Jamais encore l’apôtre n’avait subi un pareil échec, et, pourquoi ne pas le dire, une pareille leçon. Le Japon ne le prenait pas en traître. Il avait eu le temps de l’étudier. A Hirado, à Kagoshima, on le fête ou on le supporte, parce qu’on le croit un personnage. Au contraire, à Yamaguchi, où l’on ne se soucie ni des Portugais ni de leurs cargaisons, la populace l’insulte et les nobles le méprisent. Et c’est dans ces conditions qu’il entreprend d’aller voir l’Empereur. Il s’imagine que la pratique des plus rudes vertus, l’humilité, la pauvreté, les souffrances volontaires, l’acceptation des outrages, suffiront à gagner des âmes. Mais elles n’auraient eu de sens que pour des âmes chrétiennes. Il oublie qu’il ne lui est guère plus permis de s’abandonner à sa passion de la pauvreté et de l’humilité qu’à un ambassadeur de vivre comme un simple particulier et de fuir les réceptions. Il ne songe qu’à édifier, quand il devrait songer d’abord à imposer aux païens le respect extérieur de la religion dont il est le messager royal. Pourquoi n’a-t-il pas même usé des lettres où le gouverneur de l’Inde l’accréditait et offrait au roi du Japon l’amitié du roi de Portugal ? Pourquoi les a-t-il laissées à Hirado avec les présens qu’il était chargé de déposer aux pieds de Sa Majesté japonaise ? « Il n’avait pas jugé à propos d’employer ces moyens humains, » répond un de ses contemporains. On appellera cette témérité de la confiance en Dieu, et Dieu seul peut savoir ce qui s’y mêle de subtile et imperceptible confiance en soi. Que François remporte la victoire, il en fera remonter tout l’honneur à Dieu. Il ne répudie les secours qui lui viennent des hommes qu’afin d’augmenter son tribut de gratitude et de s’humilier davantage en se mesurant à son triomphe. Mais n’est-ce pas attacher trop d’importance à ces secours que de craindre qu’ils amoindrissent la gloire de l’action providentielle ? Dieu n’a besoin ni des présens ni des lettres d’un gouverneur pour se manifester. Seulement, à moins de spéculer sur une série de miracles qui bouleverseraient les institutions et la nature d’un peuple, l’homme en a besoin pour se mettre en mesure de prouver qu’il agit conformément aux desseins de Dieu. S’il les repousse, il s’exagère ses propres forces et il méconnaît ses adversaires. François avait commis ces deux erreurs.

Onze jours s’étaient à peine passés qu’il renonça à se faire entendre de cette ville sourde. Les voyageurs prirent une jonque qui descendait le Kamogawa jusqu’à Sakai, et de là ils s’embarquèrent à destination de Hirado. Le retour fut encore très pénible, parce qu’ils couchaient sur le pont, mais plus rapide et moins dangereux. L’apôtre rentra à Hirado, dans un tout autre état d’esprit qu’il en était parti. Un des interlocuteurs du Dialogue d’Auger exprime d’une manière pittoresque le revirement qui s’était opéré en lui, lorsqu’il eut bien constaté que son humilité discréditait sa doctrine : « Il se mit à changer de note. Qui se fait brebis, le loup le mange. Saint Paul est parfois monté sur ses grands chevaux et a mis la peur au cœur de ses ennemis en leur jetant sur leur visage, tout à travers, comme une barrière, ses privilèges et le rang de sa noblesse. » Ce qu’il avait vu de Kioto l’avait persuadé que le roi du Japon n’avait pas le quart de la puissance du roi de Yamaguchi. C’était ce dernier dont il fallait conquérir les bonnes grâces. Il prit les présens apportés de Malaca : une horloge à roues, un instrument de musique à clavier, une riche arquebuse, des flacons de cristal, des miroirs, des lunettes, une pièce de brocart. Il revêtit un bel accoutrement de soie. Et, au mois de mars 1551, il reparaissait à Yamaguchi avec ses lettres de créance, « dans l’équipage d’un grave et sage ambassadeur. »

Ce fut un coup de théâtre ; et François ne se doutait pas lui-même à quel point les Japonais y seraient sensibles. S’il était né d’une inspiration de son génie romanesque et dramatique, quelle connaissance intime du Japon il témoignerait chez l’apôtre ! La surprise de cette rentrée d’un mendiant en grand dignitaire donnait à sa parole plus de poids qu’une année de prêches et dix ans d’austérités. Yoshitaka fut ravi des présens. Les Japonais n’avaient jamais vu ni entendu d’horloge ; et les lunettes leur rendaient leurs yeux de vingt ans. Le prince désira contempler François dans ses habits sacerdotaux. « C’est un dieu vivant ! » s’écria-t-il ; et aussitôt il lui fit porter, en guise de remerciement, une somme considérable d’or et d’argent. Mais François la refusa. « Je ne viens pas en ambassade pour m’enrichir, dit-il, mais pour travailler au salut de Son Altesse et de ses sujets. » Ce désintéressement frappa encore plus le prince que l’horlogerie occidentale ; et il lui donna comme logement un monastère abandonné, devant les bureaux du palais, près de la porte du Nord, presque à la sortie de la ville, là où s’étendent aujourd’hui les casernes.

Du matin au soir, la maison ne désemplissait pas. Des nobles, des marchands, des bonzes et mêmes des bonzesses, des étudians l’interrogeaient sans pitié. Les questions des gens de Kagoshima n’étaient rien, comparées à ces assauts. Dans ce milieu remarquable à tant d’égards, il fut surpris par l’intelligence pénétrante de ses interlocuteurs et par la subtilité de leurs argumentations. Que de fois, à la tombée de la nuit, brisé de fatigue, il dut se rappeler les paroles de saint Paul au sujet d’Israël : « J’ai tendu mes mains tout le jour vers un peuple rebelle et contredisant ! » Il n’y avait pas à espérer encore de conversion en masse. Les âmes arrivaient une à une, lentement. Mais elles arrivaient. Et elles étaient excellentes. Et derrière chacune d’elles on en percevait d’autres. Ce succès incontestable a souvent étonné les historiens du Japon. Peut-être n’ont-ils pas étudié d’assez près les lettres de François.

Sous le bouddhisme, au plus profond de l’esprit japonais, les missionnaires se heurtaient au culte des ancêtres, au culte shintoïste, dont l’origine semble remonter à l’origine même du Japon et qui établissait impérieusement la domination des morts sur les vivans. Comment, s’est-on demandé, cet instinct religieux national ne réagit-il pas en face du danger, et d’où vient sa longue inertie ? Mais le culte shintoïste s’était presque dissous dans le Bouddhisme, à ce point que François n’en parle même pas. Il a ignoré cette religion primitive ou il n’y a vu qu’une secte insignifiante. Quant au culte des morts, il l’avait rencontré partout. Chez les Japonais, il lui sembla qu’il se revêtait d’une piété plus touchante. Loin du Japon, il se rappellera tristement la tristesse que ressentaient ses chrétiens de Yamaguchi en songeant à leurs ancêtres ; et il nous dira de quels argumens il se servait pour adoucir leur peine. D’ailleurs, il ne faut pas exagérer la puissance sentimentale de ce culte qui ne se soutient que par le système des adoptions à outrance. Il est plus fort sur les imaginations que dans les cœurs, et il l’est plus encore dans les conventions sociales. S’il facilitait la tâche des gouvernans en leur préparant des sujets dociles, la tyrannie s’en faisait cruellement sentir à la personne humaine. Or, le Japon, à cette période de son histoire, était emporté par un accès furieux d’individualisme. La seconde partie du XVIe siècle sera remplie d’insurrections de samuraï contre leurs daïmio, de paysans contre leurs seigneurs. Les liens d’obéissance matérielle rompus, pourquoi l’homme eût-il respecté davantage les liens mystiques ? Les Tokugawa, qui rétabliront l’ordre, ne manqueront pas de resserrer plus étroitement que jamais l’asservissement de l’homme à ses ancêtres. La religion chrétienne n’encourageait pas l’esprit de révolte ; mais elle ne contrariait point le désir d’indépendance ; et le shintoïsme affaibli ne lui opposait que des ombres.

Au sujet du Bouddhisme, les lettres de François sont encore plus instructives : « Les Japonais, dit l’apôtre, ignorent la rondeur de la terre ; ils ne savent rien de l’astronomie, rien des causes des nombreux phénomènes. Interrogés par eux sur la pluie, la foudre, les comètes, nos réponses les charmaient ; et ils nous tenaient pour de grands savans, ce qui nous a bien servi à leur faire mieux agréer notre enseignement religieux. » Il est incontestable que le Christianisme ne se fût point acclimaté au Japon si les daïmio et les samuraï ne l’avaient protégé et adopté ; et il est non moins incontestable qu’en dehors des intérêts commerciaux qui lui ont procuré la tolérance de quelques princes, mais qui ne les ont point amenés au baptême, la plupart des hommes instruits et des bonzes, dont il a conquis l’âme, y ont été poussés par leur intelligence et leur avidité de savoir. C’est désolant pour le Bouddhisme ; mais nous n’y pouvons rien. Il avait donné aux Japonais une sensualité très fine, de beaux songes somptueux et mélancoliques, un sens délicat des nuances et du mystère, des vertus souvent admirables de renoncement et d’ascétisme : il ne leur avait point développé l’esprit. Ces héritiers d’une civilisation, qui comptait au moins neuf siècles, ne connaissaient guère plus l’univers que s’ils avaient vécu dans un palais de fées. Ils se nourrissaient d’extravagances solitaires et trompaient par de vaines arguties le besoin de leur intelligence. Le premier service que leur rendit le Christianisme fut de les tirer d’un monde enchanté et de les conduire au seuil de la science. Mais ils en rendaient un très grand aussi à François. « Il faut des missionnaires instruits, écrira-t-il à Ignace, des hommes rompus aux joutes universitaires. » Il comprend enfin que le missionnaire doit unir aux vertus de l’apôtre une instruction supérieure, et qu’il ne serait point mauvais que l’évangélisateur apportât avec lui un traité de physique, que l’homme de Dieu fût un peu astronome. C’est au Japon que, pour la première fois, en sa personne, la Compagnie de Jésus concevra la nouvelle forme de l’apostolat dont elle demeure l’incomparable maîtresse.

Le Christianisme pouvait ainsi s’emparer d’une très vaste région de l’activité intellectuelle que le Bouddhisme avait laissée en friche. Ce n’était pas sa seule chance de s’imposer aux Japonais. Tel que François le présentait, plus moral que théologique, il satisfaisait pleinement les instincts de générosité et de probité qu’une éducation confucéenne et féodale avait fortifiés chez la petite noblesse japonaise. L’invasion du Japon par la doctrine bouddhique ne prouve que la nullité de sa religion primitive ; car rien dans son génie ne le prédisposait à adopter les spéculations de la métaphysique hindoue. Elles se sont rapetissées en pénétrant dans les maisons japonaises ; mais, même réduites, elles restent encore étrangères aux préoccupations d’un peuple foncièrement guerrier. Quel étrange spectacle que celui de cette nation qui, pour demeurer ce qu’elle est et pour se montrer capable d’un des renouveaux les plus étonnans de l’histoire, a dû, pendant des siècles, réagir contre une religion devenue nationale, dont l’influence énervait sa classe soi-disant dirigeante et plongeait dans la torpeur sa classe populaire ! Empereurs, Shoguns, grands daïmio, tout ce qui parait gouverner s’alanguit très vite. Les têtes sur qui repose le soin de l’Empire se penchent, non sous le poids des responsabilités, mais sous l’action des stupéfians bouddhiques. Le peuple, lui, se soumet paisiblement à des milliers de superstitions que le Bouddhisme lui a forgées et qui, à considérer sa moralité, ne lui sont point funestes, mais qui frappent son intelligence de stérilité. L’entre-deux est occupé par une noblesse ou une bourgeoisie armée dont le code moral est avant tout confucéen, qui ne prend dans le bouddhisme que de quoi orner sa vie simple et donner à son austérité des raffinemens artistiques et qui maintient obstinément, en face d’une religion où l’univers et les âmes se résolvent en une vapeur d’illusions, son énergie intacte, sa passion de la gloire, son amour des réalités, et, comme la soie brillante dont elle double ses vêtemens sombres, sous des dehors assourdis le culte éclatant de son moi. Le Christianisme s’opposait moins à la nature japonaise que le Bouddhisme.

François en eut conscience, et, pour la première fois aussi, il sentit la nécessité d’étudier la religion des gens qu’il venait convertir. Ses moyens d’investigation étaient d’une insuffisance lamentable. Il lui était impossible de déchiffrer les livres chinois, et personne ne pouvait les lui traduire. Il était réduit aux explications laborieuses d’hommes qui noient souvent l’essentiel dans les détails et les digressions. Il n’entrevit même pas l’idée fondamentale du Bouddhisme. N’importe ! Il indiquait le chemin à suivre. D’abord il rechercha longuement si les Japonais avaient eu connaissance de Jésus-Christ. A Kagoshima, il avait remarqué une croix blanche dans les armes des Shimadzu. Elle n’y figurait que l’anneau d’un mors ; mais elle resta pour lui toujours mystérieuse. Hormis cet emblème, il se persuada que la nation japonaise n’avait jamais entendu parler du Sauveur ; et, ce qui est un mérite, il ne se laissa pas circonvenir par des analogies superficielles, comme celle de la Trinité bouddhique dont les bonzes de la secte de Shingon, une des plus abstruses, essayèrent de l’éblouir. Puis il voulut savoir quels étaient les fondateurs de cette religion. On lui raconta l’histoire de Çakia Muni et d’Amida qu’il prit pour deux personnages distincts. Il parait qu’ils étaient nés huit mille fois. Les bras lui en tombèrent. Il ne se fût jamais attendu à de telles billevesées de la part du diable : « Que ceux qui liront ma lettre nous obtiennent, je les en prie, de Jésus Notre-Seigneur victoire contre les deux démons Xaca et Amida : j’attends cela de leur zèle pour l’amour de Dieu. » Cette question réglée, il s’enquit du nombre des sectes. Elles étaient neuf, dont les premiers chefs, qui procédaient d’Amida et de Xaca, avaient tous passé deux ou trois mille ans à faire pénitence dans des lieux déserts. Sauf une qui niait l’immortalité de l’âme, les autres enseignaient qu’il y avait un lieu de récompense pour les bons et de châtiment pour les mauvais : seulement elles ne disaient rien de la création du monde.

François n’eut ainsi que des lueurs sur le bouddhisme populaire, qui lui produisit l’effet d’un chaos de ténèbres diaboliques. Mais ce qu’il vit très bien, ce fut l’exploitation de la crédulité d’un peuple par un clergé de charlatans. Si la morale qu’ils prêchaient était pure, les supercheries, dont ils s’étaient fait une méthode et des revenus, la viciaient en eux. Ils enseignaient une sincérité dont ils s’étaient affranchis. Ils ne trompaient pas les hommes en leur recommandant d’être chastes, de ne point voler, de ne point tuer, de ne point s’enivrer, de ne pas commettre d’adultère ; mais ils les trompaient en leur faisant croire que ces vertus leur étaient ordonnées par des dieux qui n’existaient pas et dont ils se servaient au gré de leur ambition et de leur cupidité. A côté de quelques mystiques bouddhistes pénétrés du sentiment de notre commune misère, et dont les vertus réelles donnaient une sorte de réalité à leurs divinités symboliques, à côté d’humbles moines fermés à toute métaphysique et sincèrement convaincus, l’élite intellectuelle des monastères se mouvait dans la fraude et vivait de la fraude. Ils étaient les premières victimes de l’immoralité sociale d’une doctrine qui anéantit la conscience individuelle.

Bien que nous ne puissions les juger avec nos principes chrétiens, nous comprenons l’indignation de François. Sa religion, à lui, n’avait rien d’ésotérique. Les mystères en étaient aussi bien des mystères pour les enfans que pour les nonces du Pape et le Pape lui-même. Les ignorans s’arrêtaient au bord ; les théologiens s’y enfonçaient ; mais ils n’avaient sur les ignorans que l’avantage de savoir jusqu’à quel point la raison en était confondue. Et, en dehors de ces ténèbres sacrées, tout était clair, harmonieux, d’un enchaînement logique, d’une portée universelle. L’Eglise catholique ouvrait son sanctuaire à deux battans. Un enfant pouvait comprendre ses évangiles. Sa parole, comme le pain et le riz, convenait à tous. Sa morale se répandait de ses dogmes aussi naturellement que la fraîcheur se répand des eaux vives. L’apôtre dénonça donc sans trêve les impostures des Bonzes. Ce fut la guerre. On dit qu’ils essayèrent de soudoyer des assassins. Mais les Chrétiens, dont le nombre augmentait, faisaient bonne garde autour du Père.

Cette petite chrétienté fut vraiment « les délices de son âme. » Il connut par ses catéchumènes tout ce que le Japon réserve de prévenances et d’affectueuse délicatesse à l’hôte qu’il honore et qui a gagné son cœur. L’aube du Christianisme sur la terre japonaise nous reporte aux plus belles heures de la première Eglise. A des milliers de lieues d’Antioche et de Rome, et après seize cents ans, voici les mêmes conciliabules. Gentilshommes, étudians, boutiquiers, domestiques, — il n’y a pas d’esclaves, — écoutent la même voix qui sort de la nuit des temps. Mais quel décor ! Une pièce nue ; des nattes fines ; des cloisons de papier ; une petite table haute comme un tabouret, et, près d’un crucifix, un vase charmant d’où s’élance une branche fleurie. Ils sont tous agenouillés et assis sur leurs talons, même quand ils ne prient pas. De beaux sabres étincellent dans un bruissement de soie. Une politesse, qui a son origine dans la vieille idée bouddhique du renoncement à la personnalité, une politesse où l’homme s’efface comme l’artiste derrière son œuvre, accueille la venue du Sauveur. François parle : il a encore beaucoup de peine à s’exprimer. Mais on le comprend ; on n’est point impatient ; on se sent réchauffé par sa présence.

Et cependant il n’appartient déjà plus tout entier à cette délicieuse chrétienté. De ce petit cercle aux lueurs d’aurore, il songe aux vastes peuples assis dans l’ombre de la mort. Souvent, très souvent, les Japonais lui ont objecté que, si le christianisme était vrai, les Chinois l’auraient su et le leur auraient transmis. Ils n’imaginaient pas qu’il pût exister au monde une vérité que les Chinois eussent ignorée. ils leur devaient tout, leur écriture, leurs arts, leur philosophie, leurs pagodes, et ils n’en rougissaient pas plus que nous de tant devoir aux Anciens. François se demandait s’il n’eût pas été plus sage de se rendre d’abord en Chine, car, une fois la Chine chrétienne, le Japon l’aurait suivie. Et, selon son habitude, avec tout ce qu’on lui en disait il se faisait un mirage. Dix-huit mois plus tôt, il écrivait : « Les Japonais sont le meilleur des peuples découverts jusqu’à présent parmi les Infidèles, et il me semble qu’il ne s’en trouvera pas d’autre qui l’emporte sur eux. » Il a changé de sentiment : l’intelligence des Chinois lui paraît plus étendue et plus vive ; et ils ont le bonheur d’être gouvernés par un souverain dont ils respectent le pouvoir absolu... En deux ans d’efforts incessans, dans une nation qui l’a extraordinairement séduit, et où il a extraordinairement souffert, il n’a pas converti plus d’un millier de païens ; ses cheveux en ont blanchi ; et il se propose d’aller convertir des millions de Chinois aussi simplement que s’il s’agissait d’une bourgade de Paravers.

Il avait appelé à Yamaguchi Cosme de Torrès et méditait sur cette nouvelle aventure, quand il apprit qu’un bateau portugais venait d’entrer au port de Higi, près de Funai, capitale du Bungo. Il dépêcha immédiatement un Japonais qui lui rapporta des lettres d’Europe, des lettres de Goa et une lettre du Daïmio de Funai. Les premières l’informèrent qu’Ignace avait achevé de rédiger les Constitutions de la Compagnie ; et que, les Indes ayant été constituées en Province, il l’en avait nommé le Provincial. Désormais, il nommera lui-même les Supérieurs de Goa, décidera de l’admission ou du renvoi des membres de la Compagnie et, pendant ses longs voyages, déléguera ses pleins pouvoirs à celui des Pères qu’il aura choisi. Sa situation ainsi régularisée allait lui permettre de trancher les difficultés créées à Goa par Antonio Gomez. Et, précisément, les lettres de Goa l’avertissaient qu’elles avaient empiré. Enfin, la lettre du daïmio l’invitait à séjourner dans sa ville.

François hâta son départ. Il recommanda à Dieu et à leurs deux bons gardiens, Juan Fernandez et Cosme de Torrès, sa petite chrétienté en pleurs. Il ne voulut point qu’on lui fit cortège, et sortit de Yamaguchi accompagné seulement de deux samuraï qui s’étaient appauvris pour le suivre jusqu’aux Indes. Il s’éloignait à pied comme il était venu et portait sur son dos bien empaquetés, si le paquet avait été fait par des mains japonaises, son calice et ses ornemens sacerdotaux. Mais ses jambes s’étaient engourdies, et les deux jours de marche jusqu’à la mer lui furent très douloureux. Il débarqua près de Hiji et entra à Funai avec une escorte de Portugais en habits de fête, dont les barques pavoisées, les étendards, la musique et les salves d’artillerie impressionnèrent les Japonais.

Le daïmio de Funai, Yoshishigé le plus puissant prince du Kiushu, lui témoigna une bienveillance d’autant plus remarquable qu’elle ne recouvrait aucun intérêt commercial. Il ne lui déplaisait point assurément que les Portugais vinssent trafiquer chez lui. Mais c’était surtout sa curiosité des questions religieuses qui l’attirait vers le missionnaire. Ce trait de son caractère concorde avec le récit que Mendez Pinto, dans ses Voyages aventureux, nous a donné du séjour de François à Funai. Pinto était là. Il était vraiment là. On sait que Pinto s’est attribué la gloire d’avoir découvert le Japon et que ce n’est pas la seule menterie dont on l’ait convaincu. Son livre peut être rangé au nombre des plus jolies œuvres romanesques et romantiques du XVIe siècle. Mais le terrible Méridional n’a pas tout inventé. Son récit est émaillé de détails précis et justes. Et personne ne nous a mieux dépeint le genre de controverses que François eut à soutenir. Le prince lui avait accordé la liberté de prêcher à travers la ville. D’où grande colère des Bonzes, qui allaient répétant que cet étranger n’était qu’un gueux, un pouilleux si misérable que ses poux ne voulaient plus le mordre, un chien puant, un mangeur de punaises, et pis encore, car, la nuit, il déterrait les cadavres pour les dévorer. Ces gentillesses, dont pouvait s’émouvoir le bas peuple, n’indisposaient point les nobles ni l’entourage du prince. Ils appelèrent alors à la rescousse le supérieur d’un monastère voisin, une des plus fortes têtes du Bouddhisme, et demandèrent qu’une grande disputation eût lieu en présence de Son Altesse. Yoshishigé aimait ces joutes oratoires ; mais il connaissait le Bonze, et la sympathie qu’il ressentait pour François le fit hésiter. L’insistance de François triompha de ses hésitations. Et voici, selon Pinto, comment les choses se passèrent. Le Bonze, après les complimens obligatoires, se tourna tout à coup vers l’apôtre et lui dit : « Me reconnaissez-vous ? » — « Non, » répondit François. — « Comment pouvez-vous dire que vous ne me reconnaissez pas ? s’écria le Bonze en riant. Nous avons acheté une centaine de fois des marchandises ensemble. » — « Vous vous trompez. reprit François, je n’ai jamais fait de commerce. » Mais le Bonze, d’une mine altière, repartit : « Il y a quinze cents ans, tu me vendis cent pièces de soie, où je gagnai une forte somme. » — « Comment, dit François, avez-vous pu m’acheter de la soie il y a quinze cents ans, puisque le Japon n’est peuplé que depuis six cents ans ? » — « Tu vas comprendre pourquoi ; je connais mieux les choses passées que tu ne connais les présentes. Sache que le monde n’a pas eu de commencement et que les hommes qui y sont nés ne peuvent avoir de fin... » Puis il lui expliqua l’éternelle transmigration des âmes et que les bonnes mémoires, comme la sienne, se rappellent leurs vies antérieures.

Cette attaque brusquée est tout à fait dans la manière des Japonais. C’est bien ainsi que procèdent les graves plaisantins en robe de soie des comédies et des farces, et, très souvent, les bonzes populaires. Ils ont gardé le goût des jeunes sociétés pour les sphinx et pour les énigmes dont le mot assure à qui le devine la royauté. Le Bonze spéculait sur le trouble de François et pensait mettre les rieurs de son côté. Il les y eût mis dans un autre milieu, sur une place publique. Pinto est certainement exact. Et il a encore retenu deux ou trois questions que je crois authentiques pour en avoir entendu d’analogues, et qui nous montrent avec quelle aisance l’argumentation japonaise passe de la finesse à la puérilité. Le même homme, qui aborde le problème angoissant du mal dans le monde, demande, un instant après, pourquoi les Portugais donnent à la divinité des noms sales, c’est-à-dire des noms dont le son évoque en japonais des idées grossières. Qu’on ne s’y trompe pas, les auditeurs attachent souvent la même importance à l’une et l’autre de ces deux questions. Et elles fatiguent diversement, mais également, celui qui est sur la sellette, car l’une l’impatiente et le décourage de répondre à l’autre, et l’autre lui parait quelquefois si profonde qu’il craint de ne pas avoir bien compris celle qui lui paraissait absurde. Un jour, François se tourna vers le capitaine portugais et murmura : « Ce n’est pas le bonze qui a trouvé tout seul cette objection : le Diable la lui a soufflée. » L’Européen ne savait jamais s’il avait en face de lui un enfant ou un homme, une intelligence à peine éclose ou le plus délié des sophistes. De pareilles controverses surmènent la patience et accablent l’esprit.

Yoshishigé n’oublia jamais les deux mois que François demeura près de lui. D’ailleurs, ce souvenir restait lié à celui d’un événement assez considérable pour sa maison. François n’était pas depuis une huitaine de jours à Funai qu’une révolution éclata à Yamaguchi. Un des vassaux de Yoshitaka leva des troupes, envahit la ville et en commença le pillage et l’incendie. Le prince, trahi par ses soldats, s’enfuit et, sur le point d’être rejoint, fit tuer son fils et s’ouvrit le ventre. François, qui nous raconte la chose, n’ajoute aucune réflexion. Chose curieuse, ce genre de suicide, le harakiri, ne semble pas l’avoir plus frappé au Japon qu’il n’y a remarqué le culte shintoïste. Il ne pouvait cependant ignorer que les enfans eux-mêmes en apprenaient le cérémonial, et il devait ranger au nombre des plus grands crimes de l’idolâtrie l’ostentation de ces morts volontaires. A-t-il jugé inopportun d’ébranler l’imagination de ceux qui le liraient par cette fausse grandeur ? A-t-il craint de décourager un peu le dévouement jusqu’au martyre des confesseurs qu’il appelait au Japon ? Dans un pays où les gens se donnent si aisément la mort, elle perd sa valeur de témoignage. Dès qu’ils apprirent le suicide du daïmio vaincu, les vainqueurs députèrent à Yoshishigé des ambassadeurs qui le prièrent d’accepter pour son frère le daïmiate de Yamaguchi. En moins d’un mois, Yoshitaka avait été renversé ; ses vassaux s’étaient mis d’accord sur son successeur ; on avait tout négocié, et déjà le frère de Yoshishigé avait pris possession du daïmiate. Les deux frères s’engagèrent à protéger la religion chrétienne, l’un au Bungo, l’autre à Yamaguchi ; et cette assurance loyalement donnée fut la dernière joie de François dans ce Japon qui lui avait été si doux et si dur. Il en partit vers la mi-novembre 1551. Il n’y avait point accompli ce qu’il avait rêvé. Encore une fois, la réalité l’avait déçu. Cependant il laissait derrière lui une œuvre qui, à elle seule, eût empêché son nom de périr.


XIII. — LE CRÉPUSCULE ET LA MORT

Il a repris la mer et retourne vers Goa. Après une tempête, où la chaloupe rompit ses câbles et, emportée avec quelques hommes de l’équipage, revint miraculeusement au navire, on aborda, dans les premiers jours de décembre, à San Choan. C’était une île presque déserte, à deux lieues environ du continent, à vingt-cinq lieues au Sud de Macao. Les Portugais, chassés de la Chine, et dont plusieurs pourrissaient encore dans les geôles de Canton, y donnaient rendez-vous aux contrebandiers chinois. Ils vivaient la plupart du temps sur leurs vaisseaux, de peur d’être surpris par les mandarins. Quand ils descendaient à terre, ils se construisaient des cabanes de paille qu’ils brûlaient au départ. L’île était dure, triste, sauvage, aussi inhospitalière que toutes les îles montagneuses de cette côte, qui sont comme les ouvrages avancés de la malveillance chinoise. Le vaisseau de François s’y arrêtait. Par bonheur il y rencontra un ami, le marchand Diogo Pereira, qui regagnait Malaca. Aucun pressentiment ne l’avertit qu’avant la fin de l’année suivante il ferait plus intime connaissance avec cette terre qui se refermerait sur lui.

Le Santa Croce appareilla. François ne rêvait plus que de la Chine et confia ses projets à Pereira. Ces vieux routiers des mers étaient aussi indulgens à leurs rêves que les apôtres,. L’idée d’une ambassade chargée de présens à l’empereur de Chine, qui accorderait aux apôtres la liberté d’enseigner leur doctrine et aux marchands de commercer dans tout l’empire, ne souleva aucune objection chez Pereira ; et, comme François craignait que le Vice-Roi ne jugeât l’expédition trop onéreuse, il promit d’en prendre les frais à sa charge et d’accepter d’être l’ambassadeur. Vous les entendriez le soir, sur le tillac du navire ; et vous croiriez écouter deux adolescens romanesques qui se flattent de pénétrer dans la caverne du Dragon et de conquérir le monde avec son trésor. Pourtant l’un est un homme d’affaires, l’autre un savant ouvrier apostolique ; et ils ont à eux deux vingt ou trente ans de dures expériences dans l’Extrême-Orient. Mais l’un se voit déjà à la tête d’une ambassade et ramenant des ballots de soie ; l’autre contemple déjà sur toutes les faces païennes de ce nouvel univers la première lueur de l’éternelle vérité. Le plus optimiste fut bientôt l’homme pratique, le marchand. Pour François, à mesure qu’il déroulait son vaste projet, la réussite lui en paraissait plus hasardeuse. « Vous verrez, disait-il à Pereira, que le Diable empêchera tout. » Pereira finissait par se fâcher. Et François lui répétait : « Vous verrez ! vous verrez ! » C’était la première fois qu’il doutait d’une de ses entreprises.

Quand il parvint à Malaca, la ville sortait d’un siège où elle avait failli succomber. Les sultans malais avaient essayé de prendre leur revanche. François n’en fut point étonné, car il avait eu la vision de ces maux, et il ne fut pas plus surpris qu’un navire en partance pour Cochin eût été retardé jusqu’à son arrivée, car il l’avait prédit à ses compagnons du Santa Croce. Malaca en deuil le reçut avec allégresse. On remercia Dieu en grande procession. Le Père Ferez continuait son apostolat dans cette ville sans beaucoup de succès ; mais il y avait gagné l’estime de tous. La joie de le revoir que ressentit François fut probablement gâtée par la présence de deux missionnaires qu’il avait envoyés aux Moluques et que le Père de Beira en avait congédiés. Après les païens qui avaient trompé son espoir, il retrouvait des chrétiens qui avaient trahi sa confiance.

Ce fut pire dans l’Inde, où il arriva en janvier 1552. Là commença pour lui l’épreuve la plus blessante de toute sa vie d’apôtre. Une première fois, en allant au Japon, le Diable lui était apparu sous l’enveloppe d’une idole chinoise. J’exagérerais à peine si je disais que Satan lui apparut une seconde fois, mais pour ne plus le lâcher, dans les actes, la personne et le souvenir d’Antonio Gomez. Le bruit de sa mort avait déjà couru une ou deux fois, et Gomez s’était posé et avait agi comme si François n’eût jamais dû revenir du Japon. A Cochin, il avait suscité et exaspéré contre la Compagnie de Jésus les autres Ordres et le clergé séculier. A Goa, il s’était compromis dans l’affaire du roi de Tanor, qui s’était fait enlever comme une belle princesse sous prétexte de recevoir le baptême et qui, après s’être gobergé aux frais des Goanais, était retourné à ses idoles. Il n’avait point respecté la division du pouvoir établie par François. Ses réformes inconsidérées avaient failli ruiner le collège de Sainte-Foi. Cependant il gardait des amis et des admirateurs ; ses prédications continuaient d’attirer la foule et de charmer l’Evêque. Pour tout dire, nous connaissons très mal l’histoire de ses erreurs. Ce que nous en savons ne semble pas justifier le châtiment que lui infligea son chef : relégation à Diu, tout au Nord ; puis exclusion de la Compagnie. Le malheureux ne s’expliqua jamais sur sa conduite, car, en 1553, il périt avec le bateau qui le ramenait. Sans doute, il avait pris de très haut les réprimandes de l’apôtre. Pour la première fois, François avait rencontré chez un de ses subordonnés l’irrespect, l’insolence, peut-être le sarcasme, en tout cas un terrible orgueil soulevé contre lui. Gomez lui avait probablement dénié le droit de condamner et surtout de punir des erremens dont ses longues absences porteraient la responsabilité. François n’admettait pas que l’organisation qu’il avait improvisée afin de s’en aller plus vite au Japon fût la cause de l’insubordination des missionnaires et de leurs défaillances. Il trembla que l’esprit de Gomez ne les eût contaminés. Si l’on ne coupait pas court à ces habitudes d’indiscipline, c’en était fait de la Mission. L’apôtre céda le pas au Provincial.

Des chrétientés qu’il avait fondées ou rénovées, celle des Pêcheurs de perles était la seule qui prospérât. Les autres végétaient ou périclitaient. Il se montra très ferme et même assez cassant. Ses expulsions et ses menaces laissèrent aux jeunes missionnaires une impression d’inflexibilité redoutable. L’un d’eux écrira : « J’étais vraiment stupéfait en considérant quel désir il a de la gloire de Dieu et quel effet pénible produit en lui la vue des imperfections, si légères qu’elles soient, d’un de ses Frères ; et j’étais non moins émerveillé de la patience et douceur dont il usait envers ceux du dehors, encore qu’ils fussent grands pécheurs.. » Il est clair que les Pères de Goa furent un peu déconcertés par les rigueurs du Provincial et qu’ils envièrent plus d’une fois « ceux du dehors. »

Il avait choisi pour le remplacer pendant son voyage de Chine, qu’il préparait activement, Gaspard Barzée. La lettre où il l’appelait au Japon l’avait enfin touché ; et, depuis trois mois, Barzée était revenu d’Ormuz à Goa. Il exultait déjà à l’idée de courir les mers et d’évangéliser les Japonais, quand François lui délégua ses pouvoirs, avec l’obligation de ne point quitter Goa d’ici trois ans, sous quelque prétexte que ce fût. Le séjour embrasé de cet Ormuz, où les délices des voluptueux consistaient à dormir dans des cuves remplies d’eau, et où il passait ses nuits entières à entendre des confessions, avait encore exalté son amour du Christ et son ambition de souffrir. Ses lettres nous entourent de flammes. On ne pouvait appréhender de lui qu’un zèle intraitable. A Ormuz, sur huit novices qu’il était parvenu à rassembler, cinq étaient morts d’austérités. Mais François ne semblait pas redouter un sort semblable pour ceux du collège de Sainte-Foi. Si, dans ses instructions secrètes, il lui recommande d’user de charité et non de rigueur, il insiste principalement sur la nécessité de réprimer ceux qui ont trop bonne opinion d’eux-mêmes. On sent que l’image de Gomez le harcèle. C’est Gomez, c’est son esprit, c’est sa superbe qu’il veut à tout prix exorciser de la Compagnie. « Humiliez-vous. Ne perdez pas de vue un moment qu’il y a dans l’enfer beaucoup de prédicateurs qui eurent plus que vous la grâce de bien prêcher et dont les prédications firent plus de fruit que les vôtres : ils furent les instrumens de la conversion d’un grand nombre, mais, ce qui épouvante, pendant qu’un grand nombre, par eux, allaient au ciel, eux, les misérables, allaient en enfer... »

Quant aux autres missionnaires, il les rompait à l’obéissance et à l’humilité. Soyez humbles et encore plus humbles ! Humiliez-vous en vous-même, intérieurement, devant Dieu ; et que tous vos actes respirent l’humilité. L’humilité est par excellence la vertu chrétienne. Mais on éprouve, à l’entendre le répéter, la même oppression qu’en présence d’un homme qui, en s’efforçant d’assouplir le corps humain, risquerait d’en briser les membres. On se dit aussi qu’il peut être dangereux d’exiger en tout et partout les formes les plus pénibles de cette rude vertu ; l’orgueil ne trouvera-t-il pas le moyen de s’y loger et de s’y accroître même de toute l’incommodité qu’il y subira ? Une vertu, au profit de laquelle on détruit ainsi l’équilibre de toutes les autres, ne finira-t-elle pas par en tenir lieu ? Et l’on songe encore que, dans ses manifestations extérieures, elle met entre les hommes autant de distance que la fierté la plus hautaine.

Du reste, tant qu’il fut à Goa, on vécut autour de lui en grande ferveur. Il y avait un tel charme dans ce maître autoritaire, dont la sainteté ne faisait de doute pour personne, que ceux-là mêmes qui le craignirent gardèrent de son passage le souvenir d’un rayonnement. Ils étaient là, les yeux baissés, et c’était à qui supplierait Dieu dans le silence de son âme d’être celui que le Père emmènerait vers la Chine monstrueuse. Le jeune Texeira, qui devait un jour écrire sa vie, le contemplait à la dérobée et gravait dans sa mémoire cette belle figure amaigrie au front large, aux yeux noirs, aux regards souvent levés au ciel comme vers sa patrie et qui, bien qu’elle ne rît jamais, avait toujours l’air riant. On l’épiait ; on tâchait de surprendre ses extases au pied de l’autel : on crut le voir plusieurs fois soulevé dans l’air. Il recherchait la solitude. La nuit, il descendait au jardin, et, la soutane ouverte, offrait au léger souffle de la brise et à la lumière des étoiles son cœur brûlant d’amour. Il dormait de moins en moins et parlait de plus en plus dans ses courts sommeils. Sa santé chancelait. Il ne pouvait rien manger sans d’intolérables souffrances. On ne nous dit pas que personne essaya de le retenir. Le Vice-Roi avait approuvé l’ambassade de Pereira. Et pourtant personne ne conservait l’espérance de le revoir ailleurs que dans la vallée de Josaphat. Et lui-même il n’espérait point revenir. Le 14 avril 1552, le soir du Jeudi-Saint, quand on eut très solennellement enfermé le corps de Notre-Seigneur, il partit sans pompe, sans cortège. Quelques Pères seulement le conduisirent au navire. Les autres demeurèrent près du Saint-Sacrement à prier pour lui.

Il n’emmenait que le Père Balthazar Gago, le Frère Alvaro Ferreira et un jeune interprète chinois. Il emportait des ornemens de brocart, du velours, de la soie, plusieurs dais et tapis de grand prix. De Cochin à Malaca, triste et dur voyage, agité par les tempêtes, assombri par les pressentimens. Malaca était la proie d’une épidémie et surtout d’un nouveau capitan, don Alvaro de Ataïde, quatrième fils de Vasco de Gama. Quelques années plus tard, ses malversations le firent ramener en Europe et condamner à une détention perpétuelle. Diogo Pereira, lui, avait tout préparé pour son ambassade. Son navire revenait des îles de la Sonde chargé de marchandises quand le capitan déclara qu’il ne souffrirait pas qu’un marchand partît en qualité d’ambassadeur. Il ne l’empêchait point d’envoyer ses marchandises en Chine ; mais il lui interdisait d’y aller. Le titre conféré à Pereira avait excité contre lui des jalousies d’autant plus violentes que personne ne doutait qu’il en retirerait d’énormes bénéfices. On peut même s’étonner que le Vice-Roi ait si facilement accordé à un simple marchand l’honneur de représenter le roi de Portugal près du plus grand monarque de l’Asie. Don Alvaro, qui n’avait été ni consulté, ni prévenu, eût été excusable de lui présenter ses objections et d’attendre sa réponse. C’eût été tout au plus un retard de quatre mois. Mais rien n’excuse sa brutale grossièreté. Devant ses refus et ses injures, François se rappela qu’il était nonce apostolique et qu’une décrétale frappait d’excommunication ceux qui empêchent les nonces apostoliques d’exercer leur office. Quand on lui avait lu les Provisions du Vice-Roi, le capitan avait craché par terre et s’était écrié : « Voilà le cas que j’en fais ! » Il fit exactement le même cas de la décrétale. Ainsi, après dix ans de modestie et d’humilité, François, qui avait tant recommandé et ordonné aux Pères le respect absolu des autorités religieuses et civiles, se trouvait obligé de brandir les foudres de l’excommunication sur la tête d’un capitan portugais. La ville de Malaca prit le parti de don Alvaro : elle avait trois ans à vivre sous ses lois. Et beaucoup de gens sans doute n’étaient point fâchés de voir mépriser un juste. Malaca lui devint bientôt inhabitable. On l’insultait dans les rues. Des gens, qui avaient participé de leurs deniers à l’expédition de Pereira, venaient lui reprocher leur ruine. Il se réfugia sur le Santa Croce. Il ne descendait plus à terre. Pereira n’eut pas un mot amer ; il veilla au contraire à ce qu’on l’entourât de soins sur ce navire, le sien et le seul où il lui fût défendu de s’embarquer. Enfin, vers la mi-juillet, le Santa Croce appareilla avec un équipage choisi par don Alvaro. On raconte que, François étant retourné dans la ville pour dire adieu à ses amis, le vicaire lui conseilla d’aller saluer le capitan, afin qu’il n’y eût pas de scandale. Mais François refusa : « Don Alvaro, dit-il, ne me verra plus en cette vie. Je l’attends au tribunal de Dieu. » Il pria pour lui en passant devant l’église ; puis il ôta ses chaussures, en secoua la poussière contre une borne et monta dans une barque. Ce furent là ses adieux à la terre portugaise.

Sur ce navire, où François voit autour de lui des visages hostiles, il n’a gardé à ses côtés que l’interprète chinois, son domestique Christophe le Malabar, et le Frère Ferreira. Il a dirigé le Père Balthazar vers le Japon, comme s’il ne voulait distraire, pour une entreprise qu’il sent désormais condamnée, aucune parcelle de cette énergie que réclament des œuvres déjà vivaces. Le voyage fut rapide. Les Portugais de San Choan s’empressèrent de mettre leurs huttes à la disposition du Père ; et, sur sa prière, ils lui firent une chapelle de paille où il pourrait célébrer la messe et catéchiser les enfans et les esclaves. Puis il commença à se lier avec les marchands chinois qui l’écoutaient et lui répondaient selon son désir. Encore une fois il se laissait séduire aux espérances dont ils le flattaient avec l’air de gravité sarcastique si fréquent sur leurs faces lunaires. Ces honorables contrebandiers avouaient que la loi chrétienne leur paraissait valoir mieux que la leur. « Mais ajoute François, leur sentiment ne vient peut-être que de leur amour des nouveautés. » A ce petit mot, on devine qu’il n’a tout de même plus sa force d’illusion d’autrefois. Elle décline à mesure que décroît sa volonté de vivre.

Il en cherche parmi eux qui consentent à le mener jusqu’à Canton. Tous se dérobent. Introduire un Européen à Canton : c’est la mort pour le Chinois qui l’ose, et pour le Portugais les chaînes, la cangue, l’éternelle bastonnade dans une geôle immonde. On finit par en rencontrer un qui promit de tenter l’aventure, moyennant deux cents cruzados de poivre. Il le conduirait dans une petite embarcation où ne monteraient que ses fils et des serviteurs éprouvés ; et il le déposerait un matin, avec son bagage, à la porte de la ville, devant ce dédale de sentines puantes et dorées. On lui dit de se méfier : le marchand le jetterait à la mer, ou, dès que les portes s’ouvriraient, des soldats le cueilleraient et le traîneraient en prison. « Mais, répondait François, que sont ces risques à côté du danger de perdre sa confiance en Dieu ? »

Septembre, octobre passèrent : le Chinois ne revenait pas. Les bateaux portugais commencèrent à quitter San Choan. L’un d’eux emmena le Frère Alvaro Ferreira, congédié de la Compagnie. Nous ignorons la cause de cette dernière mesure de sévérité. Mais comme elle est impressionnante ! De la mission des Indes, il ne restait près de François que ce Frère parti de Goa avec lui ; et il le chasse. Sur cet îlot désert, le Provincial ne se préoccupe que de l’intérêt de la Compagnie. « Vous ne le recevrez pas au collège s’il vient à Goa. Parlez-lui à la porterie ou à l’église ; et s’il veut être Frère chez les Frères de Saint-François ou de Saint-Dominique, aidez-le. Quant à le recevoir, je vous commande, en vertu de l’obéissance, de ne pas le faire. » Ce sont les derniers mots de sa dernière lettre à Barzée, du 13 novembre 1552. Pas une de ces lettres n’est adressée à Ignace ni aux Pères de Rome. De San Choan il n’a écrit qu’à Barzée, à Pereira et à Perez. D’une lettre à l’autre, ses chances d’entrer en Chine diminuent ; mais ce qui ne diminue pas, c’est son ressentiment contre don Alvaro de Ataïde. Dès son escale de Singapour, il avait pressé l’évêque de Goa de notifier l’excommunication du capitan. Le 22 octobre, il ordonnait à Perez de quitter Malaca. Dans sa lettre du 13 novembre, il revient et insiste sur la nécessité d’excommunier au plus vite don Alvaro, afin que les Frères de la Compagnie ne soient plus exposés à de pareils empêchemens de la part des capitans. Mais, dès qu’il écarte le souvenir de son misérable insulteur, l’ombre de Gomez lui réapparaît et le tourmente encore. Il en arrive même à se défier de Barzée. Résistera-t-il au démon de l’orgueil ? Ne va-t-il pas croire, lui aussi, que François ne rentrera jamais plus à Goa ? « Maître Gaspard, n’oubliez pas les avis que je vous laissai et ceux que je vous ai écrits depuis... Ne vous imaginez pas, comme d’autres firent, que je suis mort, car, si Dieu veut, je ne mourrai pas, bien qu’il y ait eu un temps où plus qu’à présent je désirai vivre. » Dernier soubresaut d’énergie, mais suivi du mélancolique aveu de sa dépression. Jamais il n’a été plus las.

Le nombre des bateaux dans la rade de San Choan décroissait de semaine en semaine. Il attendait toujours l’embarcation de son marchand chinois. Il attendait tout ce qu’elle lui apporterait de labeurs, de croix, de supplices et de martyre, avec le regard profond, la douceur triste et tendue des naufragés ou des vieux parens qui guettent l’apparition d’une voile, leur salut ou leur amour. Un matin, il demanda où était son hôte portugais : on lui dit qu’il était parti. Hormis le Santa Croce, tous les navires s’étaient éloignés. Subitement, il se sentit très mal, et il eut envie de regagner le bateau. Il n’y passa qu’une nuit où il grelotta la fièvre et souffrit du roulis. De grand matin, il revint au rivage, portant sous son bras une paire de chausses en drap qu’on lui avait données contre la bise. Un Portugais le prit dans sa cabane et lui dit : « Votre Révérence est très malade : il lui faut une saignée. » On le saigna : il s’évanouit. Le lendemain, seconde saignée, nouvel évanouissement. Antonio retourna au navire qui était à une lieue en mer, et le capitaine lui fit cadeau d’une poignée d’amandes. Ce fut le dernier présent du Portugal à son apôtre. Il n’y goûta pas. Son estomac ne pouvait plus rien absorber. Il parlait à haute voix, les yeux au ciel, le visage coloré de la même allégresse que jadis quand il prêchait aux pauvres pêcheurs de perles. Antonio reconnut sur ses lèvres la prière : Tu autem meorum peccatormn et delictorum miserere. Mais le mourant prononçait aussi des mots étranges, des mots que seuls les gens du pays basque auraient compris. A un certain moment, il se tourna vers Christophe ; il regarda la figure de ce domestique hindou dont la mort prochaine de son maître commençait à dénouer le masque obséquieux, et il lui dit : « Que tu me fais de peine ! » Quelques mois plus tard, le Malabar, qui s’était débauché, tombait frappé d’un coup d’arquebuse. On était, les uns disent au 27 novembre, les autres au 2 décembre. Antonio seul le veilla, et toute la nuit les yeux de François demeurèrent attachés sur le crucifix. Au crépuscule, le jeune Chinois vit qu’il allait mourir ; il lui mit dans la main un cierge qui s’éteignit, car le vent pénétrait sous la misérable paillote. Et sans effort, sans râle, son corps seul resta étendu sur le sol. Ainsi l’oiseau de feu des Moluques ne touche la terre qu’au moment où la vie l’abandonne.

On l’enterra l’après-midi dans un cercueil chinois. Il n’y avait que quatre personnes présentes : le Portugais qui l’avait recueilli, Antonio et deux mulâtres. Un de ces deux mulâtres proposa de répandre de la chaux dans le cercueil. On le décloua, on versa la chaux, puis on marqua de quelques pierres l’emplacement de la sépulture. Les Portugais du Santa Croce ne se dérangèrent point. Selon Pinto, l’un d’eux, quinze jours plus tard, écrivit à don Alvaro de Ataïde que le Père maître François de Xavier était mort, et sans faire aucun miracle. Pinto est toujours suspect. Je crois pourtant qu’il a bien rendu le sentiment des Portugais. Ils n’étaient point fâchés de la disparition d’un apôtre dont, au fond du cœur, ils redoutaient le pouvoir mystérieux. A l’impression de délivrance qu’ils éprouvaient s’ajoutait le soulagement de voir que sa mort, une pauvre et simple mort, n’avait été accompagnée d’aucun prodige, que le vent n’avait pas soufflé plus fort, que les flots n’avaient pas étrangement mugi et que le Santa Croce était resté à sa place. L’indifférence des élémens justifiait à leurs propres yeux l’insouciance affreuse où ils avaient laissé agoniser et s’éteindre un des plus magnifiques efforts de la nature humaine.

Cependant, ils n’osèrent pas revenir à Malaca sans les restes mortels de celui qui, même pour eux, était désormais un saint. Le 17 février 1553, au moment de lever l’ancre, le capitaine chargea un homme de confiance d’exhumer le corps et de s’assurer s’il était dans un état qui permît le voyage. Le cadavre intact n’exhalait d’autre odeur que celle de la chaux dont il était recouvert. L’homme coupa un morceau de chair qu’il rapporta au capitaine, et celui-ci, l’ayant flairé, loua Dieu et fit embarquer le cercueil.

Le voici encore une fois sur les mers, mais immobile et muet. Comme ils avaient déchiré son cœur, les hommes mutilèrent son cadavre. Chaque triomphe dont ils l’honorèrent fut une nouvelle profanation. A Malaca, son ami Pereira, qu’on n’appelait plus que l’Ambassadeur, prépara une réception solennelle, où seuls le capitan et ses flatteurs ne parurent point. On commença par ouvrir son cercueil. Il semble qu’on ait besoin d’en retirer un corps qui ne soit point décomposé pour croire à la sainteté de cette grande âme. On le porta dans l’église de Notre-Dame du Mont dont les murs subsistent encore et dont une des pierres tombales recouvre les restes du second évêque du Japon. Là, on l’enterra selon l’usage, sans bière, enveloppé d’un linceul ; et les pilons des Cafres, qui tassèrent le sol, lui aplatirent le nez et lui enfoncèrent une pierre dans le côté gauche. Il y resta cinq mois. Le soir du 15 août, le Père Jean de Beira et Diogo Pereira le déterrèrent secrètement et le déposèrent dans un beau coffre garni de damas. Ils le gardèrent jusqu’au 11 décembre, où ils le confièrent à un navire fatigué qui faisait son dernier voyage de l’Inde. Et la pauvre chose, qui conservait sa forme, reprit la mer et retraversa ces flots où l’âme qu’elle avait logée avait tant de fois prié dans l’aurore et dans la nuit et dans les tempêtes. Elle toucha le rivage de Ceylan ; elle atterrit à Cochin. Enfin, elle entra au port de Goa. L’époque de l’année était la même que la dernière fois que François en était parti. La ville se précipita à sa rencontre. Le clergé lui-même faillit oublier la tristesse de la Semaine-Sainte et faire sonner toutes ses cloches. Le gouvernement, la noblesse, le peuple, contemplèrent, revêtu d’un surplis et d’une aube très riche, encore reconnaissable, mais rapetissé par la mort, l’homme que Dieu leur avait envoyé et qu’ils n’avaient jamais reçu avec de pareils transports. Des milliers d’hommes et de femmes lui baisèrent les pieds, ces pieds qui avaient tant foulé la terre ; mais, parmi ces baisers, il y en eut un qui fut une morsure, lui arracha un doigt et lui tira, dit-on, quelques gouttes de sang. L’évêque, mort trois mois plus tôt, ne vit pas ces grandes processions ni toutes ces lumières sous des nuages d’encens. Barzée, lui, condamné au séjour de Goa, s’était éteint comme une torche dans une chambre sans air : « Maître Gaspard, ne vous imaginez pas que je suis mort ! » Depuis huit mois Maître Gaspard savait à quoi s’en tenir.


Telle fut la vie de cet homme mort à l’âge de quarante-six ans. Nous ne nous flattons point d’avoir promené la lumière dans tous les coins d’une existence si dramatique et si remplie. D’une façon générale, la volonté de François fut supérieure à son intelligence. Admirable, quand il se lance à l’assaut de l’inconnu, il l’est moins quand il organise. Au moment où il mourait, Ignace se décidait enfin, dans une lettre où il le rappelait en Europe, à formuler doucement et nettement ses réserves sur la conduite de son apostolat : « Il m’a paru bon que vous ayez envoyé en Chine Maître Gaspard et autres et, si vous y êtes allé vous-même, je tiendrai la chose pour bien faite, me persuadant que vous suivez en tout les conseils de la divine Sagesse. Et cependant mon jugement à moi est qu’il conviendrait mieux, pour le service de Dieu, que vous fussiez demeuré dans l’Inde après avoir dressé les autres à faire en Chine ce que vous vous proposiez d’y faire vous-même. Ainsi, vous exerceriez sur plusieurs points une action que, de votre personne, vous n’exerceriez que sur un seul. » C’est le véritable organisateur qui parle et qui dit tout en peu de mots. Il faut bien reconnaître que François n’a pas toujours été pour les jeunes Pères qui lui arrivaient du Portugal et de l’Italie le directeur que leur inexpérience attendait et qu’il n’a peut-être pas su les utiliser toujours au mieux des intérêts de la Mission. Obligé d’être à la fois celui qui découvre et celui qui dirige, il n’a vraiment rempli que la première de ces deux tâches, sans doute difficiles à concilier. Cela vient aussi de son tempérament nomade et de la sainte ambition dont il est dévoré. Un grand organisateur ne se tient pas constamment au premier plan. Lui, il absorbe tout ; il occupe à lui seul toute la scène ; ses collaborateurs s’effacent, disparaissent dans l’éclat dominateur de sa personnalité. Ses lettres, où il se raconte trop peu, ne nous disent rien ou presque rien de ceux qui l’accompagnent, qui travaillent avec lui, qui supportent en somme les mêmes peines que lui. On pensera qu’ils ne le valaient pas. Et qui donc valait Ignace de Loyola dans la Société de Jésus ? Pourtant ses compagnons et ses subordonnés ressortent en pleine lumière. François se remet à l’initiative des siens jusqu’au moment où il les arrête et les déplace. Il les abandonne pendant des périodes de deux ou trois années ; puis il revient avec le charme de l’aurore et des coups de foudre. Je voudrais pouvoir dire qu’il me semble aussi aimable qu’il est grand : je ne le puis pas. On a beau relire ses lettres, voyager en sa compagnie : on ne parvient pas à le connaître entièrement. Sa simplicité modeste a des détours ; sa douceur recouvre l’indomptable opiniâtreté des Xavier ; sa prudence, d’incroyables témérités. Il se fatigue vite de la même tâche et ne se fatigue jamais d’en entreprendre de nouvelles. Il possède un rare esprit de finesse et réussit presque toujours dans les diplomaties familières ; mais presque toujours il échoue dans les autres. Il n’est pas né pour les grands commandemens ; mais, en certains cas, il vaut à lui seul une armée. C’est un féodal. Et il l’est jusque dans son amour profond, jaloux, exclusif de la Compagnie dont on peut dire qu’elle est son clan et bien davantage. Au milieu de l’ouragan, il se recommande à Dieu, et il ajoute : « Je ne manquai pas de prendre pour médiateurs tous les Saints, commençant par ceux qui, en cette vie, appartinrent à la sainte Compagnie de Jésus. » En 1548 ! Il devance Rome et les années.

N’importe : il est très grand parmi les Saints, ce qui signifie qu’en dehors même de l’ordre mystique il y avait en lui une grandeur qui, sur le plan simplement humain, se fût manifestée. Ignace de Loyola ne fit que capter au profit de l’Eglise et de la charité divine un génie qui s’ignorait encore, mais qui se fût précipité, un jour ou l’autre, vers les plus belles aventures. Il était de ceux qu’attirent invinciblement les faces mystérieuses de l’univers. La parole d’Ignace a sanctifié sa curiosité ; et la croix de Jésus fut désormais sa seule boussole. La ténacité, l’endurance, l’audace heureuse, le charme, il réunit au plus haut degré ces qualités des grands explorateurs et des conquérans. Les plus célèbres d’entre eux, avec trois cents cavaliers, ont conquis des empires. Lui, seul ou accompagné de quelques pauvres piétons comme lui, il a fondé dans les pays les plus hostiles des œuvres dont la seule qui ait presque entièrement succombé a résisté cent ans. A coup sûr, ses espérances n’ont pas été réalisées ; et la religion chrétienne n’a triomphé nulle part, pas plus dans l’Inde ou en Malaisie qu’au Japon. Mais, comme le combat continue, il nous est impossible de préjuger de l’avenir. Et ce n’est point à ces conséquences matérielles qu’il faut mesurer l’importance de son rôle. Il a créé un des mouvemens les plus considérables et les plus féconds des temps modernes. Il a rapproché les mondes. Il n’a pas inventé l’apostolat des Infidèles ; mais, pour la première fois, il en a ébauché l’organisation ; il en a fait une forme normale, régulière, disciplinée de l’activité chrétienne. Il n’y a pas un seul missionnaire sur la planète qui ne soit plus ou moins son héritier ou son imitateur. Le pasteur anglo-saxon ou américain qui, en Chine ou en Syrie, consacre parfois une partie de ses loisirs à lui chicaner sa gloire ou à regretter qu’il ait trop aimé la Vierge et les Saints, lui doit le meilleur de son idéal et quelques traits essentiels de sa conception apostolique. Plus, encore : son exemple est de ceux qui ont augmenté la confiance légitime que l’homme peut avoir dans ses propres forces alimentées par la foi et soutenues par la grâce. La nature est fière des victoires qu’il a remportées sur elle, et le dur traitement que ses mortifications lui ont imposé ajoute à la gloire de l’espèce humaine. Quelles pitoyables créatures nous serions et quelle triste famille si, dans la défense et la propagation des idées les plus désintéressées, des hommes comme lui ne relevaient notre honneur ! Sa vie est de toutes ses œuvres la plus substantielle et la plus vivante. Il a continué et il continue d’agir dans les âmes. Il a été de tous les labeurs ingrats qu’ont poursuivis les missionnaires de Jésus-Christ au Canada, en Amérique, en Afrique, en Chine, et de toutes leurs souffrances et de tous leurs martyres. On retrouve son souvenir sur tous les chemins qui les ont conduits vers les supplices et dans toutes les solitudes où ils ont failli perdre cœur. Ils ont envié ses courses les plus périlleuses, ses tempêtes, ses joies amères, jusqu’à ses humiliations, jusqu’à l’isolement de son grabat funèbre, jusqu’à son agonie, loin de tous les siens, sous les yeux bridés d’un Chinois. Et ceux qui sont partis pour convertir les païens ont vu briller, au terme de leurs efforts, comme de pures récompenses, des choses dont la seule pensée fait frémir.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 13 mars, 1er mai et 15 juillet.