L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier/01

L’Apôtre des Indes et du Japon - François de Xavier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 797-841).
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L’APÔTRE DES INDES ET DU JAPON

FRANÇOIS DE XAVIER

On a beaucoup écrit sur lui, et dès la fin du XVIe siècle. Dans ces dernières années, le Père Cros a donné deux gros livres, qui constituent la mine la plus riche de documens sur sa famille et son apostolat. La Société de Jésus lui a consacré deux tomes de ses Monumenta Historica. Sans parler d’autres ouvrages moins importans, mais encore remarquables, le Père Brou a composé un Saint François Xavier, qui compte parmi les plus solides et les plus beaux ouvrages de l’hagiographie française. Il peut sembler téméraire ou inutile de recommencer ce qui a été si bien fait. Mais quand se lassera-t-on d’écrire la vie des héros et des saints et de chercher dans l’étude de leur âme le secret de la grandeur humaine ? Je l’ai essayé à mon tour, et sans aucun parti pris de panégyrique. Sous l’auréole de la sainteté, toujours intacte, le visage de l’homme garde quelques ombres. François de Xavier est grand : il l’est plus encore parce que son histoire est celle de la première rencontre des temps modernes entre l’âme occidentale et l’âme de l’Extrême-Orient. Avec lui de nouveaux mondes émergent dans la pensée européenne, au soleil de la Renaissance ; et c’est toute l’Asie, — si près de nous aujourd’hui, — qui commence à déchirer son voile de mystère. Si j’avais besoin d’une excuse en abordant ce sujet après tant d’autres, je dirais seulement qu’ayant visité quelques-uns des pays où François porta l’Évangile, et particulièrement le Japon, l’impression directe que j’en ai reçue, les souvenirs que m’ont laissés nos missions et nos missionnaires, m’invitaient à reconstituer, dans des cadres qui m’étaient presque familiers, les aventures douloureuses et passionnées d’un homme qui a été tenté plus qu’il ne l’a dit par les aspects variés de l’univers et qui a mis au service de sa foi et de l’humanité toute l’inquiétude avec toute l’audace d’un étonnant explorateur.


LA PRÉPARATION A L’APOSTOLAT


I. — SES PREMIÈRES ANNÉES

Ses premiers biographes crurent qu’il était né en 1497, l’année où Vasco de Gama partait à la découverte des Indes orientales. Ils ne se trompaient que de neuf ans, et cette coïncidence flattait leur imagination au point qu’ils ne s’apercevaient pas que, si elle eût été vraie, François de Xavier n’eût achevé son cours de philosophie qu’en sa trente-troisième année. La réalité était pourtant assez touchante. L’enfant naquit le 7 avril 1506, qui était le mardi de la Passion ; et, ce jour-là, dans l’église de Xavier, on célébrait, par une messe chantée, la fête de saint Vincent Ferrier, l’apôtre de l’Occident.

Une légende, dont on ne s’explique pas l’origine, plaça son berceau, ou plutôt sa crèche, dans l’écurie du château. Mais, à la fin du XVIe siècle et au XVIIe, on montrait encore aux pèlerins, venus des diverses nations et jusque des Indes, la chambre du castillo où il avait poussé le premier vagissement. Son imitation de Jésus-Christ n’avait pas commencé si tôt.

Du reste, il y a beaucoup d’écuries plus confortables que ne l’étaient les chambres ou les réduits éclairés par une meurtrière dans cette vieille petite forteresse royale de Xavier. Elle était située sur une éminence, au versant d’une montagne, tout près du rio qui séparait son territoire de la province d’Aragon, et pas loin de la villa de Soz où était né Ferdinand le Catholique. A une demi-lieue, les rois de Navarre reposaient sous leurs dalles funèbres, dans le monastère de San Salvador de Leyre. A deux lieues, s’élevait la riante cité de Sanguessa, riche en écoliers et en moines. Xavier ne riait pas. La terre n’y était point pauvre, puisqu’elle produisait du vin, de l’huile, du froment, de beaux pâturages et force gibier. Mais elle produisait aussi des pierres, et les sierras qui l’entouraient avaient cette sombre âpreté qui donne si souvent au paysage espagnol la tristesse d’un lendemain d’incendie. Le petit château fort crénelé était là en sentinelle. Il gardait le passage avec l’air honorable et soucieux des gens et des choses dont un poste de surveillance est la première raison d’être.

François était le sixième enfant de ses parens. Son père, le docteur Juan de Jassu, descendait d’une famille établie vers le milieu du XIVe siècle à Saint-Jean-Pied-de-Port. L’anoblissement des Jassu était d’assez fraîche date. Revenu de Bologne, où l’Université lui avait conféré le plein pouvoir d’enseigner magistralement le droit canon, Juan avait été nommé Maître des Finances à la Chambre des Comptes, puis alcade de la Corte Mayor. Il avait épousé Maria de Azpilcueta, qui, n’ayant point de frères et étant l’aînée de ses sœurs, le constitua par son mariage héritier des noms, de la gloire et de la fortune des Azpilcueta et seigneur du palacio de Xavier. La fortune des Azpilcueta pesait moins lourd que leur épée ; mais ils avaient pour eux l’antiquité de leur nom. « Leur palacio était debout avant Charlemagne ! » s’écriera un des leurs, le fameux docteur Navarro. Les Aznarès, tige des Xavier, d’où était issue la mère de Maria, partageaient un de leurs ancêtres avec les rois de Navarre et d’Aragon. Dès qu’on touche aux Pyrénées, on ne pénètre point dans la casa d’un simple hobereau, qu’on n’y réveille des échos de chevalerie. Mais il en est un peu comme de ces farouches cités africaines, ceintes d’un rempart de terre sèche et dont les portes guerrières, qui ne semblent faites que pour livrer passage à des charges furieuses ou à de splendides fantasias, laissent sortir au jour levant des troupeaux de moutons. Toute cette hidalguia n’est que la façade d’une vie bourgeoise et rurale, dont il est vrai que les moindres incidens en reçoivent parfois une grande ombre de noblesse.

Parmi les documens que l’infatigable Père Cros a recueillis sur la famille de François, les pièces qui concernent les démêlés du seigneur de Xavier avec les habitans de Sanguessa et d’Ydocin nous font entrer dans la familiarité de cette existence et nous initient à ses tribulations. Elles n’ont rien de chevaleresque. Il n’y est question que du bétail que le docteur a envoyé paître indûment sur les terres de ses voisins et des redevances qu’il exige, non moins indûment, des troupeaux qui passent sur les siennes. On va devant les juges. Le docteur répond par la bouche de son procureur qu’il en a le droit ; et tout à coup nous sommes transportés de la bergerie dans la salle des archives. Qu’on le sache : « La maison de Xavier est une des plus antiques et des plus privilégiées du royaume de Navarre ; son seigneur jouit d’une seigneurie souveraine, sans être tenu à aucun devoir de reconnaissance et d’hommage au Roi ni à la Couronne de Navarre, sauf l’obligation de faire guerre et paix à son commandement… La maison de Xavier eut, en divers temps, des seigneurs de grande distinction, desquels plusieurs furent gouverneurs du royaume ou y remplirent d’autres charges éminentes à la cour des Rois… » Quel bruit d’armures et quel froissement de parchemins à propos de brebis paissantes ! Mais il n’est point mauvais que les hommes relèvent de cette manière leurs petits dissentimens. Comme la vie en est faite, c’est lui donner plus de valeur et plus de dignité.

Il serait presque inutile, dans ce milieu basque, d’insister sur l’esprit religieux, si les seigneurs de Xavier n’avaient mérité par une dévotion, qui même alors était singulière, la gloire de mettre au monde un saint. La petite forteresse semblait s’être préparée à le recevoir. On avait découvert, au XIVe siècle, dans le creux d’un mur de l’ancien castillo, un étrange Christ, fait, comme celui de Burgos, en peau ou en cuir comprimé, décloué de sa croix, les bras liés aux épaules par une chaîne qui les ramenait le long du corps et les y maintenait. Il avait été caché là sans doute au temps où les Maures étaient menaçans ; et ceux qui le voyaient avaient l’âme saisie de compassion. On le remit en croix, et on lui attribuait une vertu miraculeuse. Le donjon se nommait Saint-Michel, et la chapelle domestique était placée sous le vocable de cet archange, patron des Aznarès. Au-dessus de la porte voûtée du castillo, deux anges soutenaient l’écusson de pierre où étaient sculptées les armes des Xavier : en champ de gueules un croissant de lune échiqueté blanc et noir.

Mais ces reliques, ces murs sanctifiés, ces patronages, ne suffirent point à Juan de Jassu et à Maria de Azpilcueta. Ils agrandirent leur église de Santa Maria et lui annexèrent une abbadia, qui logeait un vicaire, deux prébendiers, et un garçon de service. Tous les détails relatifs à leur administration et à leur vie commune furent minutieusement réglés. Et Juan de Jassu rédigea lui-même les Ordonnances de Santa Maria de Xavier, qui remplissent dix-neuf feuillets de vélin in-folio et qui font vraiment de la Abbadia une petite communauté religieuse. Selon la parole du Christ : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux, » il voulait que ces deux ou trois prêtres, par le savoir, la prière et l’étude, fussent le miroir et l’enseignement de la bonne vie pour tous les gens du castillo. Tout à l’heure, dans un simple procès, le ton du défendeur s’enflait et s’élevait à l’éloquence d’une plaidoirie pro domo. De même, ces Ordonnances, composées à l’intention d’un pauvre vicaire et de deux maigres bénéficiers, prennent autant d’ampleur que si elles s’adressaient à un Ordre tout entier : « Nous vous prions d’avoir toujours en mémoire que la vie et la règle primitive des clercs ordonnée par les saints apôtres de Jésus-Christ et ses disciples fut qu’ils eussent à vivre en communauté, ne possédant rien en propre, et que leur demeure fût contiguë à l’église, afin qu’ils marchassent séparés des pratiques mondaines et des nombreuses occasions de péché, se contentant d’avoir le vivre et le couvert sans autres biens terrestres… » Représentez-vous les seigneurs de Xavier et cinq ou six personnes réunis autour de cette pièce dont ils écoutent la lecture, qu’ils signent et qu’ils voient sceller par le vicaire général du sceau épiscopal : vous aurez une idée du grand sérieux de ces existences qui, dans leur solitude, sentaient Dieu au-dessus d’elles et qui mesuraient moins leurs paroles a l’importance sociale de leurs actes qu’à la grandeur naturelle de leurs sentimens. Ils ne regardaient point du côté du monde, mais du côté de l’honneur et du ciel. Aussi avaient-ils toujours l’air de parler pour un faste auditoire.

Tout était fait, lorsque François naquit et que son chrémeau baptismal fut suspendu avec ceux de ses frères et de ses sœurs dans l’église de Santa Maria. On chantait chaque jour des vêpres que les cloches annonçaient. Chaque soir, à l’heure où sonnait la cloche de l’oraison, on chantait le Salve Regina. Chaque lundi, les tombes des morts recevaient l’absoute. Il grandit au milieu de ces sonneries régulières et de ces chants, à l’ombre de ces murailles féodales, dans ce désert que traversaient des pâtres derrière leurs longs troupeaux.

Il connut surtout sa mère, car les charges du docteur l’obligeaient à de fréquens séjours dans la capitale de Pampelune. Le château restait sous la garde d’un cousin de doña Maria, Martin de Azpilcueta, soldat vaillant et de piété profonde. L’enfant avait aussi près de lui une tante maternelle, Violanta, qui vivait en sainte fille, et peut-être ses sœurs, à moins que l’aînée, Maria, n’eût déjà prononcé ses vœux dans l’abbaye de Santa Engracia de Pampelune, et que la seconde, Madalena, ne fût déjà fille d’honneur à la cour d’Isabelle la Catholique, qu’elle quitta, malgré sa beauté, pour entrer chez les Clarisses déchaussées du couvent de Gandie. Quant à la troisième, Ana, elle devait se marier, mais Dieu n’y perdit rien, car elle fut l’aïeule de l’apôtre du Grand Mogol, Jérôme Xavier. Le docteur Navarro, son aîné de douze ans, nous dit « qu’il était doux, aimable, poli, gai, plaisant même, d’une singulière pénétration d’intelligence, curieux d’apprendre, jaloux d’exceller en tout ce qui fait le gentilhomme accompli, de sorte que, cher à tous les siens, il ravissait dès l’abord ceux qui ne l’avaient jamais vu : péril redoutable auquel il n’eût point échappé sans le don d’une naturelle réserve, d’une virginale pudeur que tous admiraient en lui. » Mais ces traits anticipent le temps où nous sommes. Et c’est tout ce que nous savons de son enfance.

Il avait six ans lorsque les disgrâces de sa famille commencèrent, et les malheurs de la Navarre. Le pape Jules II avait déclaré la guerre à Louis XII. Ferdinand le Catholique, entré dans la Sainte Ligue qui unissait les forces de la papauté à celles du roi d’Angleterre et de l’empereur d’Autriche, n’attendait qu’une occasion pour mettre la main sur la Navarre. Il exigea que Jean d’Albret donnât libre passage à ses troupes. Le roi de Navarre dépêcha des députés à Louis XII et envoya Juan de Jassu à Ferdinand, afin d’obtenir des deux souverains la reconnaissance de sa neutralité. Mais Ferdinand brusqua les choses, et le très illustre duc d’Albe, avec une armée de quinze à seize mille hommes et grande artillerie et des bulles d’excommunication qui vraisemblablement étaient fausses, envahit la Navarre et s’empara de Pampelune sans coup férir. Jean d’Albret s’enfuit à Lumbier, accompagné de Juan de Jassu, puis en France. Juan rentra bientôt et reprit son poste de conseiller à la Corte Real sous la domination soi-disant provisoire, en réalité définitive, du monarque espagnol. Il revenait servir la Navarre et non se rallier à l’envahisseur, comme tant d’autres commençaient à le faire. On lui laissa sa charge. Mais Ferdinand, sans égard pour cet homme dont il avait apprécié les mérites et dont une des filles avait été dame d’honneur à sa cour, ou parce que ces mérites lui rendaient plus sensible son insoumission, lâcha sur lui les misérables persécutions administratives. Il ordonna qu’on vendît à Soz et à Sanguessa les terres des Xavier. Il parait que la paix du pays le voulait. Elle voulait aussi que le pays fût annexé au royaume de Castille. Quelques mois après ce déni de justice et cette usurpation, le docteur de Jassu, triste et humilié, descendit dans la tombe.

L’année suivante, en 1516, Ferdinand n’ayant guère survécu à sa conquête, un soulèvement eut lieu, où furent compromis quelques parens des Xavier. Le cardinal Ximenès fit démolir le castillo : on abattit le mur d’enceinte ; on découronna la tour ; on ravagea le jardin, qui servait aussi de garenne ; on combla les fossés ; on n’épargna que la casa, mais démunie de ses créneaux. L’enfant vit les pics s’acharner contre ces vieilles pierres glorieuses. Les anciens droits de ses pères s’en allaient avec elles. Les paysans coupaient des arbres, accaparaient des champs, insultaient la veuve de leur seigneur. Les bergers ne payaient plus de droit de passage ou passaient par des chemins interdits, et les trois fils de la señora Maria, Miguel, Juan et François, se lançaient à leur poursuite pour arrêter leurs troupeaux et pour les ramener dans la cour de la abbadia. François avait alors treize ou quatorze ans. Il courut plus tard après d’autres brebis !

La triste situation des Xavier allait encore s’aggraver. L’absence de Charles-Quint, qui était en Allemagne, et l’insurrection des Commaneros, qui força les meilleures troupes castillanes d’abandonner Pampelune, redonnèrent aux Navarrais, fidèles à la France, l’espoir de recouvrer leur indépendance. Les Français assiégèrent Saint-Jean-Pied-de-Port avec une telle furie, lit-on dans une lettre d’un parent et ami des Jassu, « que la ville se rendit bientôt à miséricorde. » Ils marchèrent sur Pampelune. Et nous lisons dans une autre lettre de la même main, citée par le Père Cros : « Vous avez su comment les Castillans, enfermés dans la forteresse de Pampelune, commencèrent à tourner leur artillerie contre la ville. Les Français dressèrent la leur à la barbe de la forteresse, et, chose incroyable, chose que l’on ose à peine dire, après six heures d’horloge que dura le siège, les Castillans se rendirent, demandant la vie. » Les deux fils aînés du docteur de Jassu, Miguel et Juan, combattaient dans les rangs des Français. Mais ce que l’auteur de cette lettre ignorait, c’est que, parmi les Castillans de la citadelle, il y en avait un qui ne voulait pas se rendre, qui se battit jusqu’au bout, et qui tomba, la jambe brisée : ce preux avait nom Ignace de Loyola. Il s’en fallut de peu que la Société de Jésus ne vit jamais le jour. Elle est née de cette blessure, qui, plus grave, eût été mortelle, et, plus légère, n’aurait pas eu la longue convalescence d’où sortit une si puissante méditation. François ne se doutait guère que son futur maître et père spirituel se trouvait en ce moment au nombre de ces ennemis dont la défaite faisait rentrer la gloire dans sa maison.

Mais plus de gloire que de prospérité, et plus d’angoisse aussi ! Cette victoire fut bientôt suivie du désastre de Noaïn. Les Navarrais se retirèrent à Maya, que les Espagnols emportèrent d’assaut ; Miguel, prisonnier et jeté dans cette même forteresse de Pampelune, fut en péril de mort. Il se sauva, et gagna Fontarabie, dernier rempart de la Navarre française. Le pays était las de lutter. Charles-Quint, le 15 décembre 1523, accorda à ses sujets repentis un pardon général, dont il n’excepta qu’un certain nombre de rebelles impénitens, les deux fils du seigneur de Xavier et plusieurs membres des Jassu. Mais il ne triompha de Fontarabie qu’en étendant à ses défenseurs le bénéfice de cette amnistie. La capitulation eut lieu en février 1524. Miguel et son frère rentrèrent à Xavier, où ils se reposèrent de leurs labeurs héroïques en travaillant à refaire leur fortune. Comme ces vieux Romains, dont les Basques avaient été les derniers à recevoir le joug, et les derniers aussi à le rejeter, ils déposèrent les armes et retournèrent à leurs moutons, et même à leurs procès de moutons.

Lorsque sa famille sortait enfin de la tourmente, François atteignait sa dix-huitième année. Quelles études avait-il faites pendant tout ce temps d’inquiétudes et de misères ? Et où les avait-il faites ? Au collège florissant de Sanguessa, ou à Pampelune, ou simplement chez lui ? Il importe peu. D’ailleurs, toutes ces rumeurs de guerre, et les nouvelles de ses frères, impatiemment attendues, n’eurent peut-être que de faibles répercussions sur son travail. Lorsque l’anxiété se prolonge, elle devient comme un élément de la vie qui n’en gêne plus les autres, ou, du moins, dont il faut bien qu’ils s’accommodent. En tout cas, sa vocation semble arrêtée. C’est en vain que ses frères l’ont poussé vers le métier des armes. L’exemple de son père lui commande de préférer la gloire des docteurs. Peut-être entrevoit-il les honneurs ecclésiastiques. Six ans plus tard, dans un acte passé à Paris devant un notaire de sa nation, le titre de Clerc du Diocèse de Pampelune, dont il fait suivre son nom, nous prouve qu’il était déjà entré dans la cléricature, ce qui ne l’empêchait pas de remplir, sous les ordres de sa mère, forte femme, et tenace à défendre ses intérêts, les fonctions d’un procureur qu’elle ne pouvait plus payer.

Le retour de ses frères émancipa son ambition, car il était ambitieux, et nous n’en voulons d’autre garant que son départ, en 1525, pour l’Université de Paris. Quand on est appauvri et qu’on réside à Xavier, si l’on désire tout bonnement achever ses études, on va aux Universités de Salamanque ou d’Alcala ; mais si on rêve plus que des grades, si l’on se sent, si l’on se croit appelé à jouer son rôle sur la scène du monde, on prend le chemin de Paris. Peut-être aussi, à cette raison, s’ajoutait-il chez François l’envie de connaître le pays, pour lequel ses frères s’étaient si bien battus.

Au surplus, qu’est-il, Espagnol ou Français ? Ce jeune inconnu qui s’éloigne de la Navarre, et dont personne, sauf les siens, ne se soucie, sera un jour un grand sujet de débat entre les deux peuples. On se le disputera. La France fera valoir que la Navarre, où il naquit et quand il y naquit, avait à sa tête des princes français et qu’elle était terre française. Elle en appellera à la signature du jeune homme, accompagnée tout d’abord du mot frances. Mais l’Espagne néglige superbement l’histoire et ne s’intéresse qu’à la géographie. Elle dresse les Pyrénées entre lui et nous. Sa vérité, à elle, est que tout ce qui est en deçà lui appartient de droit divin. Rome n’a garde de trancher une querelle qui est une émulation d’hommage. Le Bréviaire se contente de dire avec une précision inattaquable : « François, né à Xavier, diocèse de Pampelune. » De leur côté, les Basques le revendiquent. Les registres de l’Université, qui, portent « François Xabier ou Xavier, Cantaber, » leur donnent raison. Mais les Basques sont les gens les plus mystérieux du monde. S’ils ne compliquent pas le problème, ils en laissent subsister toute l’obscurité : Basque français ou Basque espagnol ? Ni l’Espagne ni la France ne sont pauvres en saints. Que la gloire de François de Xavier reste indivise entre elles, et qu’elles en concèdent l’usufruit à ces Basques, qui gardent si jalousement le secret de leur origine, et qui semblent tombés du ciel ! Mais l’heure n’est pas encore venue de cette noble contestation. L’agile et fier jeune homme, qui se met en route plus léger d’argent que d’espoir, ignore où sa route le mène, et quelles en seront les dures montées.

Il ignore aussi, qu’en ce monde il ne reverra plus sa mère. Quatre ans après son départ, la mort la frustrera des joies que lui eût sans doute causées le dévouement de son fils à Dieu, mais, du même coup, lui épargnera l’angoisse de ses angoisses, quand il travaillait aux Indes et que, chaque fois qu’il courait un danger de mort, s’il faut en croire la légende, le vieux Christ de la chapelle des Xavier se couvrait d’une sueur de sang.


II. — A L’UNIVERSITE DE PARIS

« Je crois qu’en aucun lieu de la chrétienté il ne faut autant de ressources que dans cette Université pour l’entretien, les honoraires des maîtres et autres exigences de la vie d’étudiant, mais j’estime qu’il suffit par an de cinquante ducats bien assurés. A mon avis, si vous considérez les frais, ils seront cependant moindres dans cette Université, parce qu’on y profite plus en quatre ans que dans telle autre que je sais en six ans ; et si je disais plus encore, je ne m’écarterais pas, ce me semble, de la vérité. » Ces paroles d’Ignace de Loyola, dans une lettre à son frère de 1532, nous attestent, une fois de plus, le prestige de l’Université de Paris. On voudrait connaître les premières impressions de François à son arrivée sur la montagne Sainte-Geneviève. Mais, des onze années consécutives qu’il y passa, tout ce que nous savons qui lui soit personnel tiendrait presque en quelques lignes. Pendant les premières, son existence se confond avec celle des étudians ; pendant les dernières, avec celle du créateur de la Compagnie de Jésus. A peine si le passage des unes aux autres nous permet de l’entrevoir. Et cependant nous ne pouvons nous empêcher de le chercher dans l’évocation du Paris universitaire de cette époque et dans l’histoire des Origines de la Compagnie. N’en prenons, du moins, que ce qui mettra quelque vie autour de cette figure encore indécise : des lueurs pour découper une ombre.

Le collège Sainte-Barbe, où il était entré, était le seul que son fondateur, Geoffroi Lenormand, trop modeste pour lui donner son nom et trop désireux de recevoir des élèves de partout pour lui donner le nom d’un pays, eût placé sous le patronage d’une sainte, dont la dialectique, selon la légende, avait mis en déroute les docteurs du paganisme. Sa façade, terminée par une tourelle, se développait sur trois rues, la rue des Chiens, la rue Jean-Lemaistre, la rue de Reims. La rue de Reims le séparait du collège de Reims ; la rue Jean-Lemaistre, du collège des Chollets ; la rue des Chiens, de la vieille chapelle Saint-Symphorien et du collège de Montaigu. La grande porte, son unique porte, — car les règlemens des collèges n’en admettaient qu’une, — était surmontée des cinq écus de la famille de Chalon, ancienne propriétaire de l’hôtel. Elle regardait de travers le sombre Montaigu beaucoup plus vieux, beaucoup plus sale, où les élèves, nourris de jeûnes, mais copieusement fouettés, soumis à un régime pénitentiaire, tondus et pourtant pouilleux, traînaient dans les plis de leur longue capette grise ou roussâtre, l’odeur de la vaisselle qu’ils avaient lavée et des ordures qu’ils devaient balayer. « Si j’étais roy de Paris, s’écriait le Ponocratès de Rabelais, le diable m’emporte si je ne mettais le feu dedans et faisais brûler et principal et régens qui endurent cette inhumanité devant leurs yeux être exercée ! » Mais cette inhumanité, héritage d’un réformateur catholique, le Flamand Jean Standonck, encore tout imbu de ténèbres gothiques et pénétré d’un amour des pauvres qui se doublait d’un zèle tortionnaire, si elle démoralisait souvent les élèves, ne décourageait point leur ardeur d’apprendre. Ils avalaient des rognures de viande en cachette ; et la science, ramassée sous les avanies, brillait à leurs yeux d’un plus vif éclat. Montaigu était le grand rival de Sainte-Barbe. Les Barbistes se considéraient d’un monde supérieur à celui des Montacutiens. On se provoquait, on se narguait par les fenêtres, on échangeait des horions dans la rue. François eut sans doute affaire au portier Polyphème, ainsi nommé à cause de sa stature et parce qu’il était borgne, à ce Polyphème qui, trois ans plus tôt, dans un bombardement nocturne à coups de pierre, avait protégé de son vaste corps l’armée des Barbistes contre celle des Montacutiens. Les portiers des collèges étaient, en ce temps-là, des personnages. On les choisissait incorruptibles, et surtout vigoureux. Ils connaissaient mieux les élèves et savaient mieux ce qu’ils faisaient que le principal lui-même. Un nouveau Barbiste devait rechercher les bonnes grâces de Polyphème. Sainte-Barbe avait alors à sa tête un Portugais, Jacques de Gouvea, dont la famille, de petite noblesse, fournit à elle seule, dit Quicherat, une dizaine de professeurs qui prirent tous leurs grades à Paris. Les rois de Portugal, que le commerce des Indes enrichissait et qui avaient à cœur de convertir les nations indiennes, envoyaient à l’Université de Paris beaucoup de jeunes gens pour qu’elle les mît en état d’instruire et de former des missionnaires. Et l’année 1526, la seconde de son arrivée à Sainte-Barbe, François vit donner une grande fête en l’honneur du roi Jean et de son frère, le cardinal infant don Alphonse, qui venaient d’y assurer à la colonie portugaise la permanence de cinquante bourses. Ces marques de considération royales, que jalousaient les autres collèges, semblaient dorer d’un peu de l’or fabuleux des Indes les cinq écus du vieil hôtel de Chalon. Le descendant des Jassu et des Azpilcueta n’y restait certainement pas indifférent ; et, bien qu’il eût troqué son costume de gentilhomme pour la longue robe et la ceinture de cuir des écoliers, il n’en jetait pas moins, du haut de sa hidalguia, des regards de dédain sur les tristes camarades d’en face, car toutes les apparences de la misère lui inspiraient une assez vive répulsion.

Mais n’allons pas croire que le collège de Sainte-Barbe fût un établissement mondain. Ah ! Dieu, non ! Comme dans tous les collèges de cette époque, les élèves étaient durement traités : lever à quatre heures ; à cinq heures, première leçon dans les classes, où ils se tenaient, comme un bétail, accroupis en hiver sur la paille, en été sur une litière d’herbe fraîche ; puis la messe ; puis l’invariable succession des longs repas maigres, des exercices religieux et des cours. La férule et le fouet retentissaient comme sur le chemin des foires. On n’avait de récréations que le mardi et le jeudi, de vacances qu’au mois de septembre. Mais les divertissemens étaient nombreux : fêtes de l’Église, représentations scéniques, distributions de récompenses, banquets offerts par les maîtres aux sons des flûtes et des harpes, — Minervales suivies souvent de Saturnales, — promenades en corps au Lendit, c’est-à-dire à la foire de Saint-Denis, sans compter les jeux et les sports sur l’herbe de l’Ile-aux-Vaches, l’ancien nom de l’Île-Saint-Louis, et les rudes frottées, dans les vignes du faubourg Saint-Marceau, avec les bonnetiers du quartier et les gardes champêtres. À quelques centaines de mètres du collège, c’était en effet la campagne, les jardins, la jolie vallée de la Bièvre, moins attrayante pour cette jeunesse comprimée que le tapage des ruffians, la nuit, dans la rue des Chiens. Malgré les sévérités de la discipline et l’œil de Polyphème, les élèves sautaient souvent par-dessus les murs après le couvre-feu et couraient le guilledou. Leurs régens, aussi jeunes qu’eux, leur faisaient la courte échelle et les menaient aux bons endroits. François, plus tard, sous le ciel des Indes, racontait au chapelain de San Tome qu’il les avait accompagnés plus d’une fois, mais que l’horreur des maladies qu’ils rapportaient de leurs débauches, et dont un de leurs maîtres mourut, l’avait toujours protégé et gardé pur. Cette timidité, dont la chair triomphe si facilement pour son dommage, ne se prolonge que si elle vient de la pudeur de l’âme.

Ce ne furent point les seuls dangers qui le menacèrent. L’Université de Paris était alors en sourde fermentation. Les idées de la Réforme filtraient sous toutes les portes, et la lumière de la Renaissance descendait de toutes les lucarnes. Parmi ces Montacutiens, que brocardaient les Barbistes, François croisa sans doute assez souvent un jeune homme, son cadet de trois ans, de manières réservées comme les siennes, mais de moins grand air, qui allait bientôt quitter Montaigu, en 1528, l’année même où Ignace de Loyola y entrait : Jean Calvin. Les intelligences avaient commencé leur veillée d’armes. Entre 1520 et 1530, les professeurs de Sainte-Barbe représentent, selon le mot de Quicherat, « toutes les nuances de l’orthodoxie, comme de l’hérésie. » C’étaient de fiers originaux, dont le trait dominant est une inquiétude qui promène les uns de collège en collège, de ville en ville ; les autres, de science en science. Gelida, Espagnol francisé, tout d’abord entêté de philosophie scolastique, puis touché par la lecture de Lefèvre d’Etaples, publié en 1527 un Traité des Cinq Universaux, dédié à Jacques de Gouvea, où il rompt avec le passé. Non content de cette rupture, il déclare à ses élèves qu’il ne peut continuer son enseignement avant d’avoir refait son instruction : et il se retire. Son domestique, Guillaume Postel, pauvre enfant de la Basse-Normandie, que la soif d’apprendre et des aventures picaresques avaient amené à Sainte-Barbe, prodigieusement doué pour les langues, se levait tous les matins avant quatre heures et préparait le texte grec qu’il expliquait ensuite à son maître, moins bon helléniste. Maître ès-arts, lui aussi, il se désenchante d’Aristote, se jette dans les mathématiques, puis part pour l’Orient et fonde, à son retour, l’enseignement des langues orientales. Il mourra fou, au prieuré de Saint-Martin-des-Champs, mais d’une folie très douce qui ne se traduit que par l’extrême volubilité et l’audace chimérique de ses conceptions, et qui groupe autour de lui, jusqu’à sa dernière heure, des auditeurs attentifs et charmés. Fernel professe la philosophie. Aucune classe n’est assez spacieuse pour contenir les assistans. On transporte sa chaire dans la cour. Il fait en même temps un cours de mathématiques, mesure un degré du méridien, « soupçonnant que les calculs des anciens ne méritaient pas une confiance absolue, » et se passionne pour l’astronomie, qui fut son vice. Mais du jour où il entend son collègue de rhétorique Louis d’Estrebay, dit Strebœus ou Strébée, le premier cicéronien de France, il se sent si inférieur dans l’art de la composition et du discours latin qu’il abandonne sa chaire, lui demande des leçons et finalement se tourne vers la médecine, où se fixe son génie. Et voici Buchanan, le fils d’un petit laird écossais, qui a été élevé en France, qu’on a rompu dès son enfance à la prosodie latine, qui sera tenu pour un des meilleurs poètes néo-latins de son siècle, et dont du Bellay a célébré les vers « aux plus vieux comparables. » On lui a donné la troisième de Sainte-Barbe. Il est fin, ironique, incisif, agressif, peu aimé de ses collègues. La Sorbonne ne lui pardonnera jamais l’admirable épithète de sterilis veri qu’il lui a décochée. Mais il explique Virgile avec le même charme entraînant que s’il l’avait découvert. Et, de fait, il a découvert sa beauté vivante. Il l’a nettoyé de cette poussière de fausse érudition qu’y avait amassée la scolastique et qui ressemblait à celle que, dans ces dernières années, nous avait apportée la philologie allemande. Il a retrouvé l’homme et l’âme et la source de la poésie. Mais il a des élèves qui se scandalisent qu’un professeur ne lise pas dans un gros livre tout chargé de gloses marginales. Il s’impatiente, et, au bout de trois ans, il s’en va plein d’aigreur. Il n’avait pas l’amour de son métier comme Mathurin Cordier qui professe à la fois au collège de Sainte-Barbe et au collège de la Marche, et qui renouvelle complètement les méthodes des classes élémentaires. Cordier apprenait aux enfans à penser en latin et faisait pénétrer dans les jeunes esprits l’esprit de la Renaissance. Là où il avait passé, les bonnes Lettres fleurissaient. Calvin, son ancien élève, lui dédia son commentaire de l’Epître aux Thessaloniciens, voulant porter témoignage devant la postérité, « afin qu’elle sût que tous ses progrès ultérieurs dérivaient de son enseignement et que, s’il avait quelques mérites dans ses écrits, ils venaient en partie de lui. » Vers 1528, il obtint la chaire de théologie au collège de Navarre ; mais ce n’était point son fait. Il retourna à la grammaire et aux enfans qu’il avait également étudiés et qu’il aimait également. Pendant que Guillaume Postel sollicitait à Rome la faveur d’entrer dans la Compagnie de Jésus, il errait de Nevers à Bordeaux, de Bordeaux en Suisse, et, converti aux idées de son ancien élève, venait enfin enseigner la sixième à Genève, où il mourut.

Autour de ces professeurs, dont peu d’établissemens scolaires peuvent se flatter d’avoir réuni les pareils, la ville s’agitait et bruissait. Dans ce même laps de temps se succèdent les événemens les plus graves ou les plus significatifs, en tout cas les plus propres à surexciter les âmes : la captivité du Roi et le royaume en deuil, sa maladie à Valence où il est désespéré des médecins et sa guérison miraculeuse, puis sa délivrance, son retour ; ses alternatives d’indulgence et de rigueur devant les audaces de l’humanisme et de la secte luthérienne « qui pullule ; » ses conflits avec la Faculté de théologie ; l’arrestation de Berquin relâché sur ses ordres, mais ressaisi par elle, déclaré rechu au crime d’hérésie et finalement brûlé dans la place de Grève ; la condamnation des Colloques d’Erasme que l’on mettait entre les mains des élèves ; le nombre croissant des sacrilèges, la statue de Notre-Dame, « au coin de la rue des Rosiers, près du petit Saint-Antoine, » brisée, poignardée ; la souillure d’une image de la Vierge « peinte en la paroi d’une maison proche de l’Eglise Sainte-Merry ; » l’affiche des placards « sur les horribles abus de la messe papale ; » l’hostie trouvée au cimetière de Saint-Martin-des-Champs près de l’Ecce Homo : chacun de ces scandales, de 1528 à 1534, suivi d’une procession expiatoire qui mobilise la Cour, les Ambassadeurs, tous les corps de l’Etat et les corporations. Les rues sont tendues de tapisseries ; aux portes des maisons les torches s’allument ; derrière le Saint-Sacrement, le Roi s’avance, nu-tête, tenant à sa main, par sa poignée de velours cramoisi, une grande torche de cire blanche. Le scandale pénètre même à Sainte-Barbe, avec Jean Calvin qui traverse souvent la cour et monte s’enfermer dans la chambre de maître Nicolas Kopp, professeur de philosophie et recteur de l’Université en 1533. Le recteur n’était alors élu que pour trois mois, et l’Université de Paris formait une république fédérative, ce qui lui assurait plus d’indépendance qu’aujourd’hui. Ce Kopp, d’origine allemande, profita de la maladresse que la Faculté de théologie avait commise en ordonnant la saisie du Miroir de l’Ame Pécheresse, le poème de Marguerite, sœur du Roi et patronne des novateurs, pour dénoncer le zèle abusif des théologiens et les réduire à l’humiliation d’un désaveu. Gonflé de son succès, il prononce à la Toussaint un sermon que lui a rédigé Calvin et où les hérétiques sont définis « ceux qui préfèrent obéir à Dieu. » C’est la déclaration de guerre et le tumulte. On l’assigne à comparaître devant le parlement. Il rassemble les Facultés et organise la résistance. Mais, à la nouvelle que les huissiers de la Cour suprême sont en marche, il dépose sa mante rectorale encore plus vite qu’il n’avait levé le masque, et, au lieu de rentrer à Sainte-Barbe, il gagne précipitamment la porte Saint-Martin. Il ne s’arrêta qu’à Bâle. L’Allemand emportait le sceau de l’Université qu’il ne rendit jamais. Abstulit sigillum rectoriæ. De son côté, Calvin, que talonne la peur, pendant qu’on perquisitionne à Sainte-Barbe, déchire les draps de son lit, s’en fait des cordes, descend par sa fenêtre du collège de Fortet et se sauve déguisé en vigneron. Il n’avait même pas pris la précaution élémentaire de détruire des paquets de lettres qui faillirent envoyer au bûcher ses amis d’Orléans.

Ces spectacles impressionnans, ces affaires qui passionnaient la vie des Écoles autant que nos discussions politiques, mais dans un espace plus circonscrit, François de Xavier en fut le témoin et un des obscurs comparses. Quelle action eurent-ils sur son intelligence ? De tous ces maîtres, dont la valeur ne pouvait lui inspirer qu’un grand respect, quels furent ceux dont il écouta plus volontiers la parole, dont il subit plus particulièrement l’influence ? Sur le seul auquel il fasse allusion, l’aristotélicien Jean de Peña, homme chaste et bienveillant, nous avons moins de renseignemens que sur les autres. Se laissa-t-il circonvenir par les idées des réformateurs ? En 1535, dans une lettre à son frère où il lui recommande Ignace de Loyola, il parle des compagnies perverses dont Ignace l’a détourné, de ces hommes qui paraissaient bons, mais qui avaient le cœur plein d’hérésies. Nous savons que sa famille fut tentée de le rappeler, soit qu’elle craignît pour sa foi, ou qu’il dépensât trop d’argent. Ce fut sur le conseil de sa sœur Madalena, l’abbesse de Gandie, qu’on lui permit de continuer ses études : elle avait eu le pressentiment de sa gloire future. Il traversa quelques années de trouble intérieur dont il ne sentait peut-être pas lui-même tout le danger ; et ce trouble se manifestait extérieurement par une dissipation de gentilhomme qui, sans être fastueux, comme le dit Quicherat, avait des goûts de faste et surtout des besoins d’argent. Dans cette lettre à son frère, il avoue qu’Ignace l’a souvent aidé de sa bourse. Il n’acceptait pas encore sa direction ; mais il ne refusait pas ses subsides ; et Dieu sait pourtant qu’Ignace avait assez de mal à se procurer de l’argent ! Mais notre François aimait à faire figure. Ce furent ses années de « libertinage. »

Elles auraient été pires peut-être sans Pierre Le Fèvre. François était entré à Sainte-Barbe en qualité de camériste portionniste, c’est-à-dire qu’il jouissait d’une chambre avec un ou deux camarades et qu’il était nourri par la maison, au lieu que les simples caméristes se nourrissaient à leurs frais. Il eut pour compagnon de chambrée, venu en même temps que lui, et aspirant comme lui au grade de docteur en théologie ou en droit canon, le fils d’un paysan savoyard de Villaret, dans l’évêché de Genève. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier que les jeunes gentilshommes et les jeunes paysans connaissent le bienfait des camaraderies ou des amitiés de collège. Mais la vie perdrait de sa saveur, si nous pensions que nos ancêtres ont participé aux mêmes avantages que nous.

Comme Guillaume Postel, le petit Le Fèvre avait ressenti, dès ses premières années, l’aiguillon du savoir. Derrière les troupeaux qu’il menait paître, il pleurait du désir d’aller à l’école. Ses parens, étonnés de son intelligence et de sa mémoire, le confièrent à un maître, Pierre Veinard, qui, nous dit-il, brillait par sa doctrine non seulement catholique, mais sainte, et qui avait l’art de rendre évangéliques les poètes et les orateurs qu’il interprétait. Chez presque tous ces hommes on retrouve le même respect et la même reconnaissance pour les premiers maîtres qui éduquèrent leur enfance. Ces maîtres avaient assurément leurs défauts et leurs petits travers, mais leurs élèves ne retenaient d’eux que leurs marques de dévouement et le bénéfice retiré de leurs leçons. Ils ne songeaient pas à se grandir en les rapetissant, et leur gratitude s’augmentait de tout ce qu’ils avaient acquis plus tard. Nous avons changé cela. Nos hommes les plus importans, lorsqu’ils écrivent leurs souvenirs, semblent se plaire à relever les imperfections ou les ridicules de leurs éducateurs. Ils les traduisent ironiquement ou majestueusement à leur barre. Avec l’humilité chrétienne, ce sont des qualités de tact et de goût qui s’en vont. Pierre Le Fèvre était humble. Un jour de sa douzième année, pendant les vacances, comme il avait repris son office de berger et qu’il arrivait dans un certain champ, il éprouva tout à coup un ardent désir de pureté et promit à Dieu de se garder chaste pour l’éternité. A dix-neuf ans, il s’éloigna de son pays natal et vint à Paris. Il ne savait encore ce qu’il voulait faire, hormis aimer Dieu et apprendre. Il conservait, au fond de lui-même, une nostalgie de ses solitudes pastorales, et, du milieu de ses troubles de conscience, il apercevait toujours, comme un rêve, le désert où saint Jérôme se nourrissait de racines et d’herbes. Le Mémorial, qu’il écrivit presque à la veille de mourir, en 1546, est une des plus tendres confessions de lyrisme intérieur que possède, à notre connaissance, la littérature mystique. Il n’y raconte guère qu’une année de sa vie, précédée et suivie d’un rapide exposé des faveurs qu’il reçut de Dieu. Point d’événemens ; tout se passe dans son âme, quand il est en prières ou devant l’autel. C’est de son âme qu’il parle ; c’est à son âme qu’il parle. « O mon âme, qu’il te souvienneI… Remarque ici, mon âme… O mon âme, s’il était en ton pouvoir de saisir et de comprendre !… » Aucun livre ne nous donne une impression spirituelle plus vive. Une âme se présente à nous dans sa nudité incorporelle avec ses frémissemens de lumière et ses rougeurs sous les opérations délicates de la grâce. Elle sent encore les liens de la chair, et parfois, d’un mot arraché à sa pudeur, elle se rappelle qu’ils furent naguère plus lourds. Tel était le compagnon de François : discret, modeste, studieux, attentif aux moindres nuances de sa propre pensée, mûrissant dans le scrupule ascétique et dans le silence pour le conquérant des âmes qui viendrait le cueillir au nom de Jésus, incapable, je crois, d’exercer une autre influence que celle de l’exemple. Une source est là, petite, profonde, cachée. On respire dans l’air un peu plus sain l’haleine de sa pureté. On ne s’y désaltère pas.

Le conquérant approchait. Le Fèvre et François furent reçus, en 1529, à leurs examens de bacheliers ès-arts et de licenciés ; et François ne tarda pas à prendre le bonnet de Maître. Pendant qu’il commençait sa théologie, il fut admis à professer au collège de Dormans-Beauvais. Ce fut alors qu’un nouvel hôte s’introduisit dans leur chambre de Sainte-Barbe. Ils connaissaient déjà, pour l’avoir rencontré dans la rue, ce singulier martinet ou externe de Montaigu, qui frisait la quarantaine et qui boitait de la jambe droite. Il était vêtu comme un pauvre, presque comme un mendiant. De médiocre taille, le front dégarni, les yeux ordinairement baissés, il avait l’air grave et doux. On l’appelait le pèlerin. Rien ne prédisposait François en sa faveur : son âge d’abord, mauvaise recommandation chez de très jeunes gens toujours portés à mépriser le retardataire qui tombe au milieu d’eux comme un fruit sec parmi des fruits verts ; sa pauvreté ou plutôt sa déchéance, car on savait qu’il était né gentilhomme et qu’il vivait d’aumônes ; enfin ses aventures. Qu’il eût combattu à Pampelune contre les seigneurs de Xavier, François le lui pardonnait plus aisément que d’avoir erré sur les routes en tendant la main. Qu’était-il allé faire à Jérusalem où tout le monde l’avait houspillé ? Pourquoi avait-il eu des histoires avec l’Inquisition aux Universités de Salamanque et d’Alcala ? Cet ignorant, cet homme qui n’était point gradué, s’était mêlé de prêcher Jésus. « Pour interpréter et traduire les saintes Lettres, ne suffit la science des langues hébrée et latine, sed requiritur qualitas superioris disciplinæ, qui est la théologie. » Il ne savait pas même le latin et encore moins l’hébreu ! On l’avait condamné pour exercice illégal de la théologie. Nos jeunes licenciés devaient le regarder comme des étudians de médecine regarderaient un rebouteux, deux fois inquiété par les tribunaux, qui viendrait échouer sur les bancs de l’École. Et ce rebouteux continuait de donner des consultations secrètes. On parlait d’un livre manuscrit qu’il avait composé et dont les recettes produisaient des effets extraordinaires. Tout récemment encore, il avait trouvé le moyen de révolutionner le collège de Sainte-Barbe et celui de Montaigu. Trois jeunes gentilshommes espagnols, Juan de Castro, Peralta et Amador, un des élèves les plus brillans de Jacques de Gouvea, avaient quitté subitement leurs classes, vendu ou distribué tout ce qu’ils possédaient, et s’étaient retirés à l’Hôpital Saint-Jacques, résolus à renoncer au monde. Le lendemain matin, leurs camarades avaient couru à l’Hôpital ; ils en avaient enfoncé les portes, et ils avaient ramené tambour battant les trois exaltés, qui durent promettre de ne devenir des saints que lorsqu’ils auraient l’âge. C’était Ignace le coupable. L’Inquisiteur Maître Ori fut saisi d’une accusation de magie, et, bien qu’il l’eût écartée, et qu’il eût congédié Ignace sans l’interroger, il n’en subsistait pas moins autour du « pèlerin » une fumée douteuse.

Imaginez l’étrange quadragénaire au moment où il franchit le seuil de cette chambre, le premier oratoire, si l’on peut dire, d’une Compagnie qui remplira le monde de son nom et de ses œuvres. Que d’agitations, de mouvemens religieux, de luttes politiques, d’aventures périlleuses, de tortures et de martyres, sans compter toutes les manifestations de l’esprit pur, sortiront de ce pauvre réduit ! Mais ces trois hommes, dont deux seront élevés un jour au rang de nos plus illustres intercesseurs près de Dieu, s’observent avec prudence et même avec défiance. On pouvait résister à l’autorité d’Ignace : il était impossible de ne pas la sentir ; Le Fèvre fut rapidement conquis ; mais non François. Ignace préparait alors ses examens de licence. Pour un homme de cet âge, les exercices scolaires étaient pénibles. Il avait besoin qu’en dehors du cours de Jean de Peña on lui donnât des répétitions. Le jeune régent du collège de Beauvais se déchargea de ce soin sur l’excellent Le Fèvre.

Un événement qui survint au collège commença à modifier les sentimens de François. Ignace avait promis à son maître Jean de Peña de ne point endoctriner ses condisciples. « Et surtout, pas de prosélytisme ! » Mais son empire sur lui-même n’allait pas jusqu’à refréner à toute heure du jour sa passion du bien des âmes. Il persuada à quelques-uns d’entre eux de remplacer, certains dimanches, les petites solennités littéraires par des méditations religieuses. Le maître porta plainte, et Jacques de Gouvea, qui avait toujours sur le cœur l’équipée d’Amador, décida que, malgré son âge, cet opiniâtre passerait au réfectoire, les épaules nues, sous les coups de férule des régens. Belle cérémonie ! Les curiosités étaient en haleine. Loyola, qui en avait vu bien d’autres, se résignait à cette nouvelle humiliation, quand, à la suite d’un entretien qu’il obtint du Principal, Jacques de Gouvea parut avec lui dans la salle, où on l’attendait, et devant tous, élèves et maîtres, lui fit amende honorable. François en fut certainement ému, mais il ne se rendit pas encore. Chaque fois qu’il en avait l’occasion, il se gaudissait de ses desseins et jetait des mots de risée sur deux jeunes Espagnols, Lainez et Salmeron, que la réputation d’Ignace avait attirés d’Alcala et qui marchaient dans son ombre. Vous rappelez-vous le roman de Cervantes, et comment le Duc s’amuse des folies de Don Quichotte ? « Eh bien ! célèbre chevalier, les ténèbres de la malice et de l’ignorance ne peuvent cacher ni obscurcir la lumière de la valeur et de la vertu ! Il y a six jours à peine que votre mérite habite ce château, et déjà vous y viennent chercher de pays lointains et inconnus, non pas en carrosse ni sur des dromadaires, mais à pied et à jeun, les malheureux, les affligés, avec l’espoir qu’ils trouveront dans ce bras formidable le remède à leurs peines et à leurs travaux I » C’est sur ce ton qu’il me semble entendre François se moquer du Pèlerin. Le Pèlerin souriait et levait sur le beau Navarrais un regard qui signifiait à peu près : « Tu ne sais pas que tu me cherches ; mais tu m’as déjà trouvé, fils de mon âme ! » Ah ! que les premiers biographes, leurs contemporains, ont donc été mal inspirés de glisser si rapidement sur les juvenilia de la Société de Jésus ! N’auraient-ils pu allier à leur vénération un souci plus vif de la réalité ? Ces grandes figures ne perdraient rien à ce que nous les vissions de plus près. Cependant, un mot, çà et là, jette quelque lueur sur la stratégie qu’employa l’ancien capitaine de Pampelune pour amener la capitulation de cette forteresse basque, ou, selon l’expression pittoresque du Père Palmio, sur la façon dont usa ce grand mouleur d’âmes pour mouler le jeune François, « la plus rude pâte, disait-il, qu’il eût oncques maniée. »

D’abord, pourquoi avait-il voulu le conquérir ? Rien ne nous prouve que François ait été, à l’Université de Paris, un sujet très remarquable. Ses lettres, que nous examinerons plus tard, témoignent d’autres qualités que de qualités littéraires ou philosophiques. Ce serait une erreur de croire que les circonstances où il les écrivait l’empêchaient de donner sa mesure, car la finesse et la fermeté de l’observation qui s’y marquent parfois exigent autant de liberté d’esprit que les plus beaux dons de l’écrivain. Précisément, il leur manque, à ces lettres, pour égaler celles des sainte Thérèse, des Catherine de Sienne, des Loyola, ce sens inné de l’art qui résiste aux plus dures préoccupations et qui se manifeste jusque dans les périls de la mort, sans que l’homme en ait plus conscience que, dans ses prières à Dieu, du charme de sa voix. D’ailleurs, Ignace jugeait les hommes non sur leurs succès académiques, mais d’après les services qu’ils pouvaient rendre à sa cause. En François de Xavier, il devina le héros à naître. Dans cette âme cuirassée d’orgueil et d’ambition, il entendit avant tous les autres, sourdre une merveilleuse convoitise des biens spirituels. Si aucune âme ne lui coûta plus de peine, aucune peut-être ne lui fut plus intimement chère. Il y avait entre eux des affinités de noblesse et de race plus fortes que tous les désaccords, mettez aussi d’humeur aventureuse. Le premier rêve de conversion des infidèles qu’Ignace avait ébauché, ce sera François qui l’accomplira. Mais il fallait venir à bout d’un esprit récalcitrant, et surtout d’une imagination enflée de l’honneur du monde.

Si Descartes avait fait du prosélytisme, on se représente aisément, par son Discours de la Méthode, comment il eût procédé. De même, qui a lu les Exercices Spirituels, ce Discours sur la Méthode du Mysticisme, peut se rendre compte des moyens d’action dont se servait Loyola. Ce petit livre, un des grands livres de la Renaissance, répondait aux mêmes besoins qui inspiraient à Mathurin Cordier, dans sa classe de sixième, son nouvel enseignement de la grammaire ; à Buchanan, sa nouvelle explication des poètes latins ; aux Réformateurs, leur nouvelle interprétation des textes sacrés. Du haut en bas, l’heure est venue pour l’esprit, selon son rythme éternel, de se dégager des innombrables gloses dont il a recouvert les objets de son culte et de ses études et de se ressaisir dans sa simplicité ou sa complexité originelle. Devant Dieu ou devant Virgile, l’âme humaine se retrouve sous l’amas écarté des commentaires d’une science qui travaillait continuellement sur elle-même. Elle se retrouve avec quelle joie, mais aussi quel orgueil ! Si, dans cet enivrement, elle ne se retient pas de toute sa force au principe d’autorité, c’est le vertige, les dévergondages, toutes les orgies du sens propre. Ses réponses aux Inquisiteurs nous montrent combien Loyola était loin de courir ce danger. Et pourtant, pas de livre plus personnel que le sien, ni plus dépouillé de tout appareil scolastique. Il semble n’avoir eu d’autre matière que son âme et n’avoir étudié qu’en lui l’homme et Dieu. Etendu sur un lit où l’on torturait ses nerfs, il a vécu puissamment par l’imagination, et ayant connu par elle d’inexprimables ravissemens et réconforts, il a compris que, si le Démon la subornait facilement, elle n’en pouvait pas moins être une ouvrière de notre salut. Mais il fallait lui souffler le premier mot, lui assigner des heures fixes, imposer l’immobilité à cette vagabonde, forcer cette reine d’enchantemens de voiler ses charmes terrestres, comme les belles doctoresses qui professaient à l’Université de Bologne et qui devaient placer un écran devant leur visage, afin que leur beauté charnelle ne troublât point les auditeurs. Il y a bien autre chose dans les Exercices, mais il y a ceci d’abord que jamais plus stricte méthode ne fut conçue pour discipliner l’imagination et lui faire rendre tout ce qu’elle est capable d’apporter de perfectionnement à l’âme et au triomphe de la foi. On leur reprochera, si l’on veut, d’avoir trop habilement machiné notre théâtre intérieur. Ce reproche ne paraîtra fondé qu’à ceux qui confondent la rêverie et la méditation et qui ignorent quelle somme de volonté représente toute méditation religieuse comme toute inspiration poétique.

Ignace agissait sur l’imagination et par l’imagination. Il déploie, dans la conquête des âmes, toutes les ressources d’un grand dramaturge. L’invention dramatique jaillit spontanément des ardeurs de son zèle. Relisez les histoires qu’on trouve chez ses biographes. Quelle scène que celle du mauvais prêtre qu’il prend pour confesseur, dont le spectacle de sa contrition réveille la conscience, et qui se jette, repenti, aux pieds de son pénitent ! Et quelle scène encore que celle du jeune libertin qui se hâte vers l’adultère et qu’Ignace arrête sur un pont en se plongeant dans l’eau glacée et en lui jurant qu’il attendra là, jusqu’à son retour ! Et, à côté de ces effets saisissans, qu’on se rappelle la comédie charmante du théologien « honnête homme, » mais fort attaché à sa guenille, qui le reçoit à son billard et l’invite à jouer une partie. Ignace n’a jamais joué, et il est pauvre. Quel sera l’enjeu ? S’il perd, il servira le théologien pendant un mois ; s’il gagne, le théologien lira les Exercices. Le théologien les a lus. Toutes ces scènes semblent nées du génie d’un Lope de Vega ou d’un Calderon. Mais ici l’auteur et l’acteur principal ne font qu’un. Le salut d’une âme dépend du succès de la pièce, et c’est Dieu qui la juge.

Aux trois ou quatre années qu’un tel homme mit à le vaincre, nous mesurons la force de résistance d’un François de Xavier. Ignace ne le heurta point. Il pénétra doucement dans sa vie intérieure, comme un hôte aimable ou un serviteur modeste. Il ne s’étonne de rien. Il regarde l’ordre ou le désordre qui y règne. Il ne parle point de changer les choses de place. Il choisit le coin le plus effacé. Du reste, il ne s’y sentait pas dépaysé. Il en reconnaissait l’éclairage ; il reconnaissait les écussons, les panoplies, les belles images dont elle était ornée. Il n’avait qu’à se reporter à son passé pour épouser les inclinations de cette âme. La légèreté de sa bourse pesait à François ; et Ignace se fût bien gardé de lui prêcher la pauvreté, car, à moins qu’on ne se soit donné tout à Dieu, on a besoin d’argent quand on est jeune et qu’on veut soutenir la gloire de son nom. François tenait à ce qu’on n’oubliât point qu’il était du sang des Jassu et des Azpilcueta. En 1531, il demandait à ses frères de lui envoyer des lettres testimoniales de sa noblesse, désireux sans doute d’intéresser à son avenir de grands personnages. Il aspirait aux honneurs ecclésiastiques, parce qu’ils étaient des honneurs. En attendant, il était soucieux de se distinguer et de briller. Ignace lui recrutait des auditeurs, organisait autour de sa chaire un murmure de louange. Il s’efforçait discrètement de satisfaire cet ambitieux pour lui mieux découvrir la médiocrité de son ambition. Il ne flattait son faible qu’à seule fin de lui montrer que c’était un faible. Mais il ne se réjouissait point avec lui. Dès que le jeune professeur se dilatait, il lui murmurait : « Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? » Et il le lui répétait, aux heures déprimées qui suivent les excitations d’amour-propre et où les ambitieux, dont le cœur est trop vaste pour se contenter même de beaucoup, retournent entre leurs doigts le spectre desséché de leurs petits succès d’hier.

Oui, que sert à l’homme ?… Mais ce n’est pas tout que de nous convaincre de la vanité des joies et des honneurs. On n’a pas déraciné l’ambition d’un cœur pour en avoir déprécié l’objet : il faut le remplacer par un autre. À ces dignités mondaines, dont le mirage commençait à se ternir dans les yeux de François, Loyola substituait la haine magnifique des richesses, les opprobres, les chemins et les rues où l’on va à la quête des âmes, sans titre, sans parchemins, sans bonnet de docteur, la croix à la main. Le maître ès-arts se cabrait. A quoi bon tant d’études si l’on devait mener la vie d’un moine mendiant ? Mais il était nécessaire de prouver aux hérétiques qui se targuaient de leur science qu’on en savait autant qu’eux. Le jeune homme éprouvait quelque douceur d’orgueil à se dire qu’il était le sujet d’une si douce et si pressante insistance. Maître François, vous n’êtes pas assez ambitieux ; vous n’aimez pas assez la gloire, la seule, celle qui nous vient du sentiment de nos misères. Contemplez-les. Secouez-en tous les haillons, comme si vous y cherchiez une pièce d’or. L’ami qui lui parlait s’attendrissait et pleurait sur son âme. Repoussait-il cette pitié ? C’était un visionnaire qui, à coups redoublés, éperonnait son imagination. Ce mendiant était plus grand seigneur que lui, plus grand docteur que lui ; et ce pèlerin revenait de plus loin que Jérusalem. Les tableaux qu’il faisait passer sous ses yeux avaient tour à tour l’attrait romanesque des combats contre les Maures, le réalisme des peintures espagnoles qui marbrent les cadavres, la splendeur des choses qu’on ne voit qu’en extase. Dans un Dialogue du Père Auger, un des premiers apôtres de la Société, où les interlocuteurs se rappellent la conversion de François, Polanco compare Ignace au grand Alexandre, piqueur excellent à dompter son farouche Bucéphale. A défaut d’originalité, cette comparaison a le mérite de ne pas affadir la figure du futur Apôtre des Indes.

En 1533, une absence de Pierre Le Fèvre rapprocha encore les deux hommes ; et ce fut alors que s’opéra la pleine conversion de François, dont l’éclat fut assez vif. Or, cette même année, sa sœur Madalena, l’abbesse de Gandie, qui, s’ils avaient vécu l’un près de l’autre, eût été pour lui ce que Jacqueline Pascal fut pour son frère, mourait presque en odeur de sainteté. Elle avait eu, elle aussi, des combats intérieurs. Tout d’abord, les rudesses du cloître l’avaient rebutée. Mais elle vit en songe une procession de religieuses vêtues de brocart cramoisi, et elle connut que c’étaient des religieuses défuntes récompensées par cette riche parure de leur patience et de leur soumission. Une autre fois, elle aperçut un lieu charmant où se tenait Notre-Seigneur. Mais, pour y arriver, la côte était raide. A chaque instant, elle y faisait un faux pas et tombait. Et l’ange qui l’assistait lui dit : « Tomber et se relever, ainsi on monte au ciel. » Elle eut encore d’autres visions. Elle était devenue la plus obéissante du couvent et la plus humble. Bien qu’elle fût petite et peu robuste, elle accomplissait de grosses besognes ; et, la nuit, le souci de louer Dieu la réveillait. Elle avait excellé dans la pratique de la charité, de l’oraison, de la douceur et du silence. Sur son lit de mort, où elle s’éteignait doucement, elle supplia Jésus d’alléger l’agonie d’une autre sœur qui se débattait près d’elle, et s’offrit à lui prendre ses douleurs et ses angoisses. Elle fut exaucée ; et, pendant que sa compagne s’en allait paisiblement, elle endura de si grandes tortures qu’après sa mort on observa qu’elle avait mis sa langue en pièces dans ses violences pour ne pas crier. Voilà de quoi les Xavier étaient capables. François ne sut probablement rien ou presque rien de ces circonstances. Mais il semble qu’en mourant sa sœur lui ait transmis tout ce qui dans son âme était encore irrassasié de labeurs. Comme elle, il eut des visions. Ses nuits furent souvent tourmentées. Quelques années plus tard, les voluptés du monde, qu’il avait à jamais écartées de sa route, revenaient l’assaillir dans son sommeil, et l’effort qu’il faisait pour échapper à leur étreinte était tel qu’il s’éveillait en sursaut et qu’un flot de sang lui sortait de la bouche.

L’ardeur de son tempérament, que la crainte physique et que la pureté d’âme avaient arrêtée au seuil des passions, le précipita dans les austérités. Il prolongea ses jeûnes ; il se macéra ; il châtia ses membres d’avoir été trop fiers de leur souplesse. Il les liait avec des cordelettes si étroitement serrées que ses chairs se tuméfiaient et que l’on craignit un moment d’être obligé de l’amputer d’un bras. Du reste, autour de lui, les « Iniguistes » s’entraînaient aux mortifications. Le Fèvre faillit en mourir. Heureusement Ignace veillait. Il n’admettait point cette vaine usure des forces corporelles. « Lorsque vous aurez le corps sain, vous pourrez faire de grandes choses ; je ne sais ce que vous pourrez quand il sera infirme. La santé du corps est d’un grand secours pour faire beaucoup de mal et beaucoup de bien : beaucoup de mal, lorsqu’on a une volonté dépravée et des penchans vicieux ; beaucoup de bien, lorsque la volonté est attachée à Dieu, notre Seigneur, et qu’elle a acquis l’habitude de la vertu. » Ils avaient déjà acquis celle de lui obéir, car chacun d’eux le jugeait plus sage que lui-même ; et François le respectait et l’aimait comme un père.

Sa conversion ne fut pas seulement un revirement de tout son être : elle fut encore une leçon de convertisseur qu’il n’oublia jamais : Du même coup, Loyola lui avait révélé sa vocation et lui avait inculqué sa méthode, ou plutôt son art. Je voudrais trouver un autre mot ; mais, en vérité, il n’y en a pas d’autre pour exprimer cette adaptation rapide aux différens milieux et aux besoins particuliers des âmes, cette perpétuelle invention de moyens dramatiques qui ne sont que la traduction immédiate d’une charité géniale. Ce n’est pas une méthode. Si l’on en faisait une méthode, on risquerait de s’enlizer dans d’étranges compromissions et d’exposer l’apostolat à des ridicules d’auteur sifflé. Les biographes de François ne peuvent retenir comme un geste d’inquiétude devant les audaces du Saint. « Il faut avouer qu’il allait loin quelquefois, » dira très justement le Père Brou. Pas plus loin, il est vrai, mais aussi loin qu’Ignace, et de la même façon. Je n’en veux qu’un exemple. Un jour, à Malacca, il s’invite à souper chez un Chinois qui, malgré son baptême, vivait comme un païen et même comme un pacha. Le souper se prolonge. Il demande abri pour la nuit, et, sa chambre prête, il prie qu’on lui amène une des servantes maîtresses de son hôte. La femme entre ; et le Chinois, les yeux écarquillés et les oreilles tendues, se colle derrière la porte. Dès qu’il fut seul avec elle, François, tirant sa discipline, se mit à se flageller et lui commanda d’en faire autant. Le Chinois a compris : il se précipite, bouleversé : « Père, s’écrie-t-il, à Dieu ne plaise que, pour mes péchés, vous répandiez votre sang ! » Soit : mais si le Chinois n’avait pas compris ou n’avait pas voulu comprendre ? Et si, quand Ignace se trempait dans l’eau glacée, le jeune amoureux l’y avait laissé pour courir à son rendez-vous ? Seulement François savait que le Chinois comprendrait, et Ignace savait que le jeune homme reviendrait sur ses pas.

Du moment où François s’est converti jusqu’au moment où il quitte Paris, et même au-delà, il ne se distingue plus du petit cénacle que formaient les premiers disciples d’Ignace. Ils sont six : trois Espagnols, Lainez, Salmeron, Bobadilla ; un Portugais, Simon Rodriguez ; le Savoyard Le Fèvre et lui. Les plus âgés avaient vingt-huit ans ; Ignace, quarante-trois. Tous ont pris leurs grades. Ils représentent, sans l’avoir précisément voulu, le plus bel accord dlu Moyen Age et des temps nouveaux. Celui qui marche à leur tête est sorti des romans de chevalerie pour entrer dans les écoles où s’équipe l’esprit moderne. Ils abritent au sein de l’humanisme les vertus et la ferveur des premières communautés chrétiennes. Les trois ou quatre années qu’ils vécurent ainsi, achevant leurs études, méditant sur ce que Dieu attendait de leur rencontre, mangeant souvent et priant ensemble, durent être les plus douces de leur vie.

Ils ne savaient pas encore exactement ce qu’ils feraient. Ils avaient prononcé leurs vœux de chasteté, de pauvreté, et s’étaient engagés à partir pour Jérusalem où ils se consacreraient au salut des âmes. Mais la prudence d’Ignace avait limité cet engagement. Ils iraient d’abord à Venise, et si, au bout d’un an, ils n’avaient pu s’embarquer, ou si, ayant atteint la Ville Sainte, ils n’y pouvaient rester, ils se rendraient à Rome et se remettraient entre les mains du Souverain Pontife. Ils décidèrent de renouveler solennellement ce triple vœu, le 15 août 1534, jour de la Vierge, devant l’autel de Notre-Dame de Montmartre. Il y avait alors tout près du sommet de Montmartre, sur le versant de Paris, une petite église, la Chapelle du Saint-Martyre, bâtie à l’endroit où l’on croyait que saint Denis et ses compagnons avaient versé leur sang. Elle était à deux étages et se composait de deux chapelles. Celle d’en bas, la plus vénérée, avait un air de souterrain. Il fallait, pour y pénétrer, l’autorisation de l’abbesse des Bénédictines de Montmartre ; et la sous-sacristine, la Mère Perrette Rouillard, qui vécut jusqu’à cent ans, se rappela toujours avec orgueil le beau matin d’août où elle remit les clefs à Ignace de Loyola. Le Père Le Fèvre célébra la messe. Ils étaient seuls. « Avant de donner la sainte Eucharistie à ses compagnons, raconte Rodriguez, il prit l’hostie entre ses doigts et se tourna vers eux. Alors, le cœur fixé en Dieu, agenouillé sur le pavé de la chapelle, chacun, sans quitter sa place, prononça ses vœux d’une voix claire, de manière à être entendu de tous ; puis ils communièrent. Retourné du côté de l’autel, le Père prononça, lui aussi, ses vœux d’une voix distincte ; puis il se communia. » Après quoi, ils descendirent le versant opposé de la colline et firent un frugal repas au bord de la fontaine Saint-Denis, dont l’eau avait la réputation de guérir les fièvres. Mais ils avaient une fièvre qu’aucune onde ne guérit. Une dizaine d’années plus tard, d’autres jeunes gens, formant une autre pléiade, iront, eux aussi, s’asseoir près des sources et des fontaines. Leurs bruyantes agapes y ramèneront les nymphes. Pourtant, ils ne seront pas plus enthousiastes que ceux-ci, et toutes les jouissances que la vie leur promet ne les raviront pas plus que l’idée des épreuves où il court ne ravit ce petit groupe à la joie tranquille et aux vêtemens sombres.

L’année suivante, Ignace tomba malade, et on lui ordonna un changement d’air. Il partit pour l’Espagne. François, Lainez et Salmeron, qui préféraient ne pas s’exposer aux récriminations de leurs parens, le chargèrent d’y régler leurs affaires de famille. Mais il ne partit qu’après avoir satisfait aux curiosités de l’Inquisition que leurs apparences secrètes et leurs conciliabules avaient éveillées ; et il se fit délivrer, par-devant notaire, une attestation d’innocence signée de l’inquisiteur. De mauvais bruits, qu’il nous est impossible de préciser, s’étaient évidemment répandus sur leur compte et propagés jusqu’en Espagne. La lettre d’introduction près de son frère, que François remettait à Ignace, parle des plaintes qui lui seraient venues là-bas à son sujet et qui l’aurait profondément peiné. « Les méchans auteurs de ces rapports, dit-il, je ne les connais pas. » Nous ignorons quel accueil son fondé de pouvoirs reçut au château d’Ovanos, près de Pampelune, où résidait alors le seigneur Juan d’Azpilcueta, s’il dissipa ses préventions et s’il obtint les secours pécuniaires que sollicitait le jeune homme. Toujours est-il qu’après le passage d’Ignace, ses frères lui annoncèrent l’envoi de ces lettres testimoniales de noblesse qu’il leur avait réclamées quatre ans plus tôt. Le Père Gros et le Père Brou voient dans cet acte tardif un effort pour le retenir. Bien que nous soyons en Espagne, dans le pays de l’éternel mañana (à demain ! ) l’hypothèse est très vraisemblable, et d’autant plus que le même messager apportait à François sa nomination à une stalle de chanoine, au chapitre de Pampelune. Il joignit à ses remerciemens sa démission. Les bons chanoines de Pampelune manquaient d’à-propos. Ils arrivaient avec une stalle très confortable au moment où celui qu’ils invitaient à s’y asseoir se préparait à courir le monde.


III. — L’APPRENTISSAGE

De la mi-novembre 1536 jusqu’au 7 avril 1541, c’est-à-dire depuis sa sortie de Paris jusqu’à son embarquement de Lisbonne, la vie de François ne fut qu’une préparation continue à la vie d’apôtre nomade qu’il devait mener aux Indes. Ces cinq années sont des années d’apprentissage. Si détaché qu’il fût des dignités humaines, il n’en restait pas moins, jusqu’à la fin de son séjour à Paris, l’homme d’Université, le maître ès-arts du collège de Dormans-Beauvais. Désormais, ses titres ne le portent plus : il faut qu’il se soutienne par lui-même. Et tout conspire à le dresser au dur métier pour lequel, sans qu’il le sache encore, Dieu l’a choisi.

D’abord aux fatigues physiques. Ignace les attendait à Venise. Ils avaient décidé de partir en janvier. Mais ils virent le moment où ce leur serait presque impossible. La guerre avait éclaté entre François Ier et Charles-Quint. Les Espagnols avaient envahi la Provence, pendant que les troupes allemandes, sous la conduite du comte de Nassau, bien fournies d’artillerie, brûlant et saccageant tout, marchaient droit sur Paris, qui réparait à la hâte ses vieux murs, tendait des chaînes sur sa rivière, emmagasinait des vivres et fabriquait des munitions. Mais, le 12 septembre, les Impériaux étaient contraints de lever le siège de Péronne, en laissant, sous les remparts de la ville, bon nombre d’entre eux qui, selon le mot du maréchal de la Marck, n’iraient pas, cette année-là, vendanger nos vignes comme ils s’en étaient vantés[1]. Au même moment, Charles-Quint levait le siège de Marseille et faisait retraite de Provence en Italie. Cependant, la route d’Allemagne parut moins dangereuse aux Iniguistes. Ils hâtèrent leur départ. Leur brigade, qui s’était augmentée de trois nouvelles recrues, le Provençal Codure, le Savoyard Le Jay, le Picard Broët, les deux derniers déjà prêtres, se réunit à Meaux vers le 15 novembre et gagna la Lorraine. Puis ils pénétrèrent en Allemagne ; ils traversèrent Bâle et Constance et, après cinquante jours de voyage, le 8 janvier, ils arrivèrent à Venise. Ils allaient à pied, vêtus d’un habit long, coiffés d’un chapeau à larges bords, le bourdon à la main, le rosaire autour du cou, un sac sur l’épaule. Nos paysans devinaient aux manières de ces hommes pieux et simples des personnages d’importance, et, du seuil de leurs chaumières ou par-dessus les haies, ils les suivaient du regard en hochant la tête et disaient : « I vont à réformer quaque pays. » Le matin, ils célébraient la messe et communiaient. Sur la route, ils s’entretenaient des objets de leurs méditations, et chantaient des psaumes. Le soir, quand ils entraient fourbus à l’auberge, ils se mettaient en oraison. Chaque jour leur apportait une nouvelle raison de remercier Dieu. Près de Nancy, ils furent arrêtés par des soldats français qui ne reconnurent point les Espagnols, et les laissèrent continuer leur pèlerinage. Leur esprit était sans cesse tourné vers le surnaturel. Un guide, qui leur parut mystérieux, les conduisit, dans le crépuscule du matin, par des chemins étranges, hors d’une ville où on les avait menacés. Ils marchaient, l’âme heureuse, sous la pluie, sous la neige, sous la bise des montagnes. Quand, au Carême suivant, ils s’éloignèrent de Venise et descendirent vers Rome, toujours à pied, les pluies avaient fait déborder les rivières, et ils cheminèrent souvent et longuement avec de l’eau jusqu’à la ceinture. A côté des auberges et des granges où ils couchaient, trempés jusqu’aux os, tout le confortable de la vie leur souriait naguère dans leur pauvre chambre d’écolier. Mais il fallait que François s’entraînât ainsi, afin que ses pieds pussent le porter jusqu’au bout du monde.

En même temps, il faisait ses débuts dans l’apostolat. Les Iniguistes n’avaient pas quitté la France qu’ils rencontraient les hérétiques. Les églises, d’où l’on avait déménagé les objets du culte, n’étaient plus que des maisons de prières froides et nues. Une vieille femme, ayant connu à leurs rosaires qu’ils étaient catholiques, vint un jour leur apporter des débris de croix et de statues qu’elle conservait précieusement : ils s’agenouillèrent sur la neige et se prosternèrent devant ces reliques profanées. Ils arrivèrent dans des villages en fête qui pavoisaient pour le mariage de leur curé comme les nôtres pour le couronnement de leur rosière. Le nouveau marié rentrait dans la vie laïque au son des trompettes et l’épée au côté. A Bâle et près de Constance, des ministres luthériens, avertis de leur passage, accouraient à l’auberge, et, impatiens d’en venir aux argumentations, ne leur permettaient point de souffler. A peine avaient-ils déposé leur sac et leur bourdon, la controverse commençait. Ils ne l’avaient pas cherchée ; mais ils ne s’y dérobaient point. Il nous semble les voir dans une salle pareille à celle de L’Ourse Noire, que les disputes de Luther et de Carlostadt ont rendue si fameuse. D’un côté, ces jeunes hommes déjà émaciés par les jeûnes, épuisés par la marche, gardant sous leurs longs habits crottés leur politesse élégante ; le fougueux Bobadilla est le seul peut-être à s’en départir quelquefois. De l’autre, ces pasteurs allemands bien en chair, suivis des fortes têtes de leur paroisse, et qui provoquent l’adversaire comme les lutteurs tendent le caleçon. L’aubergiste, les servantes immobiles, les buveurs qui ont reposé leurs brocs sur les tables, les voisins pressés à la porte, des enfans entre leurs jambes, assistent à la joute où l’anarchie sentimentale du génie germanique reçoit les traits vifs et directs du génie latin. Les heures passent. L’ombre descend sur les figures. Le théologien d’Allemagne s’arrête, non parce qu’il se sent battu, mais parce qu’il a faim. On reprendra la discussion après souper. Et pourquoi ne souperait-on pas ensemble ? Le tombeur de papistes s’est détendu. Une grosse jovialité l’épanouit à l’idée de la soupe fumante. Il veut les emmener chez lui, les avoir à sa table, leur montrer ses livres et ses enfans, libros et liberos. Il rit. Vous entendez son rire. Nos voyageurs déclinent poliment l’invitation. Le théologien est allé souper. Il revient alourdi, l’estomac mécontent, le front mauvais. La réserve de ces étrangers, leur refus de trinquer avec lui, lui semblent incompréhensibles et vexatoires. La controverse repart, plus impérieuse du côté de nos jeunes hommes, plus essoufflée et plus aigre du côté de l’Allemand. Il n’est pas de force à lutter contre ces intelligences souples, rapides et qu’ont aiguisées les écoles de Paris. Mais, dès qu’il se sent broncher, il se rattrape par des insultes et des menaces. La brutalité de l’animal germanique fait crever le masque du théologien. « Qu’ils déguerpissent, ou, demain, la prison ! » Il sort de l’auberge, la tête en avant, emportant sa tempête dans les plis de son manteau et entraînant ses acolytes. François se rappellera sans doute ces scènes des hôtelleries allemandes, quand plus tard au Japon son arrivée dans les maisons de thé et dans les auberges rassemblera autour de lui les notables et les bonzes. Mais quelle différence ! Ils ne ressembleront guère à ces cuistres chez qui la familiarité a quelque chose de plus grossier que les injures.

En Italie, il apprit à mendier, et, ce qui est plus désagréable, mais ce qui était encore plus utile, à braver le ridicule que vous donne une langue mal connue et mal parlée, quand vous vous adressez à la foule, si peu indulgente aux fautes d’accent et aux mots défigurés. On le vit dans les marchés italiens, lui, le savant maître ès-arts, la robe retroussée jusqu’aux genoux, quêtant des marchandes de légumes une pomme ou un chou qu’il recevait avec humilité. Il s’en allait aussi sur les places agitant sa main et son chapeau et criant : « Venez ouïr la parole de Dieu ! » Quand il avait réuni quelques badauds, il commençait à leur parler de Jésus. On riait de son mauvais italien. « Quelque fou, je pense ! » murmuraient les bourgeois qui haussaient les épaules et s’éloignaient. Mais, peu à peu, le timbre de sa voix, son émotion, ces mouvemens du cœur, qui refoulent toutes les défiances et qui rejettent des deux côtés du chemin toutes les moqueries, lui frayaient un passage jusqu’au for intime de ses auditeurs, C’est ainsi qu’il s’imposera aux insulaires des Moluques et aux samuraï du Japon.

Il fit enfin son stage d’infirmier, ou, comme on dira plus tard dans la Compagnie, son experiment. Dès leur entrée à Venise, les Iniguistes s’étaient partagés entre les deux hôpitaux des Saints Jean et Paul et des Incurables. Il ne prirent guère le temps de visiter cette ville de marbre et d’or, la plus patricienne et la plus voluptueuse de l’Europe, où les marchands occupaient des maisons plus riches qu’ailleurs les palais des princes et des rois ; où, sur les murs des innombrables églises, les peintres ne semblaient chercher dans les scènes de l’Évangile et dans les martyres, qu’une occasion d’exalter la force ou la beauté de la chair humaine ; où le luxé était tel que les pauvres morts eux-mêmes, pour peu qu’ils appartinssent à la noblesse, s’en allaient splendidement habillés de drap d’or. Pendant que les fêtes, noces ou funérailles, s’enchaînaient aux fêtes, les compagnons d’Ignace balayaient les ordures, servaient les misérables, découvraient les ulcères, se penchaient sur les odeurs de l’agonie, François pensa y défaillir. Un jour, aux Incurables, un homme qui lui rappela certainement son ancien maître de Sainte-Barbe, car la maladie dont il souffrait était la même, le pria de lui gratter le dos. Devant ses plaies purulentes, l’horreur de ce mal, qui, jadis, l’avait détourné des mauvais lieux, le ressaisit. Mais il eut encore plus peur de céder aux lâchetés de la nature. Il ramassa du pus sur son doigt et l’avala. Ainsi son ardeur d’apôtre triomphait d’une appréhension, que l’instinct de la jeunesse, qui passe pour le plus irrésistible, n’avait pu vaincre en lui, alors que l’incertitude devait la rendre moins vive et l’attrait du plaisir plus légère. Nous avons connu des gens si follement enivrés de leur santé que, par une sorte de bravade, et pour impressionner leur entourage, ils commettaient des actes moins offensans, mais du même ordre. Leur courage n’était que vanité, et leur vanité n’inspirait que du dégoût. Ici, l’homme veut simplement dompter sa chair et, une fois pour toutes, l’immuniser contre les répulsions qui l’attendent. Il ne défie ni la vie ni la mort : il défie ses faiblesses naturelles les plus tenaces, fermement résolu à ne plus avoir à s’en défier. La nuit suivante, François rêva qu’il ne parvenait pas à se débarrasser des âcretés de sa gorge. Cependant il en fut quitte pour un cauchemar. « Et s’ils boivent quelque chose de mortel, avait dit le Christ à ses apôtres, ils n’en ressentiront aucun mal. » Mais comme il dut regretter, plus d’une fois, que les lèpres du corps ne fussent pas plus dures à affronter que les lèpres de l’esprit ! Il est plus facile aux saints de s’endurcir aux premières qu’aux autres. A travers les ulcères qui dévorent les membres, ils voient l’âme se purifier ; et le parfum qui en émane leur bouche le nez aux miasmes de la chair. Mais ni la beauté des formes, ni la fraîcheur des carnations, ni le beau sang généreux qui circule dans les veines, ni les parures, ne leur ferment les yeux aux abcès inaccessibles de l’âme ; et ils n’en prennent jamais leur parti. Voyages, controverses, mendicité, prêches publics, soins des hôpitaux, ainsi François s’instruisait, sans le savoir, à l’apostolat des Indes.

Après un séjour d’environ trois mois à Venise, les Iniguistes s’acheminèrent vers Rome, sans Ignace qui craignait que la calomnie ne l’y eût précédé. Ils désiraient solliciter du Pape l’autorisation de se rendre en Terre Sainte ; et ceux d’entre eux qui n’étaient pas encore prêtres, de recevoir les ordres sacrés. Sur la recommandation du délégué de Charles-Quint, Pierre Ortiz, Paul III, qui aimait pendant ses repas les belles discussions théologiques, les mit aux prises avec ses meilleurs théologiens. Lainez et Salmeron enchantèrent le Pontife. Il leur accorda ce qu’ils lui demandaient ; et, sans leur dire qu’on était à la veille d’une guerre entre Venise et Soliman, il ne leur cacha point que leur voyage de Jérusalem lui semblait fort problématique. Ils apportèrent ces nouvelles à Venise ; et, le 24 juin 1537, Ignace, François et leurs compagnons furent ordonnés par le nonce du Pape. Ils se préparèrent pendant quarante jours à la célébration du saint sacrifice. François les passa en compagnie de Salmeron à Montselice, près de Padoue, sous le toit d’une hutte solitaire. Ce fut à Vicence qu’il dit sa première messe en pleurant de joie. Ce fut là aussi qu’Ignace les réunit tous dans le vieux couvent abandonné de San Petro in Vanello. Que feraient-ils maintenant que la guerre des Vénitiens et des Turcs leur enlevait tout espoir d’atteindre la Ville Sainte ? Ils convinrent de se disperser provisoirement dans les villes italiennes, d’y recruter de nouveaux associés et d’y remplir leur ministère, et « considérant, dit Polanco, qu’ils ne voulaient servir d’autre chef que Jésus, il leur sembla qu’ils devaient prendre son nom et que leur association devait s’appeler Compagnie de Jésus. » Ils hésitaient encore sur leur but ; mais désormais le monde saurait comment les nommer. Ainsi, la première fois que le nom de Compagnie de Jésus fut prononcé, il le fut entre des murs en ruines, dans une misérable pièce où ces hommes couchaient sur un peu de paille comme s’ils s’étaient partagé la crèche de Bethléem. La pluie tombait par les crevasses du toit. La lumière entrait par les trous des fenêtres, lorsqu’on avait ôté les briques qui les bouchaient pendant la nuit. Mais l’Eglise elle-même avait fait ses premiers pas parmi les tombeaux ; et les grandes œuvres chrétiennes plongent vigoureusement leurs racines dans la misère qu’elles viennent consoler ou dans la mort dont elles triomphent.

Ils avaient choisi de préférence les villes d’Universités. Le séjour de Bologne fut dévolu à François et à Bobadilla. Jusque-là, la figure de François, comme apôtre, ne se détachait pas nettement du petit groupe des Iniguistes. Sauf l’épisode de l’Hôpital des Incurables, aucun incident ne le met en évidence. Il n’a pas été de ceux qui ont le plus brillé devant le Pape. Il a marché, mendié, prié, prêché comme ses compagnons. Mais à Bologne, son originalité se dégage ; et il se pourrait que la présence de Bobadilla, d’une complexion si rude à côté de la sienne, y eût été pour quelque chose. Près de lui, François parut ce qu’il était, ce qu’il allait être tous les jours davantage : un ami fervent et persuasif des âmes, un maître d’humilité qui enseigne par l’exemple. « Il parlait peu, nous dit un témoin ; mais sa parole était d’une efficacité merveilleuse. » Ce que son tempérament gardait d’âpre et d’impérieux se tournait surtout contre lui-même. Il était doux, comme les ceintures de mortification sont lisses, avec les pointes en dedans. Il versait des larmes devant l’autel ; il avait des ravissemens et des extases. Et en même temps il savait si bien amollir ou fortifier les cœurs que ceux qui s’entretenaient avec lui emportaient le souvenir qu’ils avaient approché un Saint.

Mais les succès de son ministère dans cette ville de science et de plaisir, — « ô bon sang bolonais ! » s’écriait jadis Boccace, — les pauvres secourus et beaucoup de riches ramenés chaque dimanche à la sainte table, ne satisfaisaient pas son ambition. Au-delà de Jérusalem devenue inabordable il entrevoyait l’Afrique, les Indes, des limbes immenses. Les esclaves éthiopiens qu’il avait rencontrés à Venise, derrière ces sénateurs plus somptueux que des évêques, venaient hanter son sommeil. Mais ils ne marchaient point derrière lui. Une nuit, il rêva qu’il en portait un sur son dos ; et, les reins brisés, il se réveilla en criant : « Mas ! Mas ! Plus encore ! Plus encore ! » Il eût voulu porter jusqu’au Christ tout un monde. En Italie, surtout à Venise et aussi à Bologne, il n’avait entendu parler que des Portugais dont les progrès dépossédaient chaque jour la République Sérénissime de son monopole des épices, des aromates, des pierres précieuses et des perles. L’Egypte et l’Arabie semblaient rentrer sous les eaux, depuis que Vasco de Gama avait doublé le cap de Bonne-Espérance, découvert les trésors de Calicut et affranchi le poivre et la cannelle des droits excessifs dont les sultans les frappaient avant de les livrer aux Vénitiens. L’imagination des apôtres s’élançait sur les nouvelles routes que le commerce avait prises. Dans ses conversations, François revenait souvent à la question des Indes et avouait qu’il brûlait du désir de convertir les Infidèles. Cependant la fièvre quarte épuisait son organisme que plus de quinze mois de labeurs avaient anémié. Quand Ignace le rappela à Rome, vers Pâques, en 1538, ses compagnons crurent voir son cadavre.

À ce moment, la Compagnie naissante eut à subir un grave assaut. L’apparition sur la scène de Rome de ce petit groupe d’hommes, qui osaient s’approprier un nom donné par saint Paul à l’Eglise tout entière, avait indisposé les autres Ordres et soulevé bien des animosités, que ne calmèrent ni leur zèle pour les œuvres de miséricorde, ni la vogue de leurs catéchismes et de leurs prédications. On travailla à les discréditer. On ramassa toutes les calomnies qui avaient traîné dans les villes où ils avaient passé. On en expédia d’Alcala et de Paris ; il en arriva même de Bologne, où les mœurs de François étaient visées, comme si un confesseur était responsable des folies d’une de ses nombreuses pénitentes. En réalité, on n’en voulait qu’à Ignace, car cet homme avait le don de susciter des oppositions farouches. C’était l’anéantissement de tout ce qu’il méditait, de tout ce qu’il avait déjà fait, si, en l’absence du Pape, qui était alors à Nice, il ne portait l’affaire devant le Légat et le gouverneur de Rome et s’il n’obtenait, à sa décharge, une sentence solennelle. Il l’obtint aussi éclatante qu’il pouvait la désirer ; mais il se garda bien d’abuser de sa victoire et de poursuivre ses accusateurs au-delà de leur simple confusion. Cet orage, en purifiant l’air autour de lui, le rapprocha de son but. Entre autres griefs, on lui avait amèrement reproché sa prétention de fonder un Ordre nouveau. On en avait assez, des Ordres, ou, pour mieux dire, on en avait trop. Une commission, instituée par le Pape, avait récemment dénoncé le relâchement scandaleux d’un grand nombre de couvens d’hommes et concluait à leur extinction. Mais précisément le lustre de la persécution encourageait la jeune Compagnie à briguer une reconnaissance officielle, où l’opinion publique ne verrait qu’une consécration de la justice qui lui avait été rendue. Ignace et ses compagnons délibérèrent longuement, et, pour que leur travail d’apostolat n’eût point à en pâtir, ils prirent les heures de délibérations sur le temps de leur sommeil. Ils étaient alors installés au pied de l’Ara Cœli, près de la tour del Melangolo, dans une maison qu’on disait hantée. Agréable détail pour ceux qui les ont toujours soupçonnés de sombres maléfices ! Pendant trois mois, chaque nuit, ils étudièrent et discutèrent les articles dont se composa la première ébauche des Constitutions, qu’ils mirent presque dix ans à élaborer. Ils avaient l’ambition de fonder dans Rome une œuvre qui participât de l’éternité romaine ; et leur pensée, dirigée par Ignace, embrassait déjà les siècles à venir. Paul III, moins hostile aux Ordres religieux que ses cardinaux, comprit l’opportunité de cette institution et le secours qu’elle apporterait aux défenseurs de la tradition catholique contre l’hérésie. Le 3 septembre 1539, il bénit, il loua, il approuva. Restait à convaincre les cardinaux récalcitrans. La Bulle Regimini militantes Ecclesiæ, qui confirmait la Compagnie de Jésus, ne fut promulguée qu’un an après, le 21 septembre 1540. Rome n’a pas la lenteur oisive, mais la lenteur prudente. Aucune école de patience ne lui est comparable.

François s’était rétabli. Pendant que le Pape envoyait Lainez, Le Fèvre, Rodriguez et Broël réformer un couvent de Sienne et prêcher à Parme, et que Bobadilla dans Naples parlait plus haut que les Napolitains, Ignace gardait près de lui la moitié de son âme. Nous ignorons quel fut son rôle personnel au milieu de tous ces événemens. Nous savons seulement qu’il correspondait avec les absens et qu’il prêchait à l’ancienne église de Saint-Louis-des-Français. C’était un peu comme s’il nous appartenait encore. D’ailleurs, on n’oubliait pas, à Sainte-Barbe, le Pèlerin et ses amis. Jacques de Gouvea les avait signalés au roi de Portugal, et, en même temps, leur avait écrit pour leur demander si, le cas échéant, ils accepteraient une mission dans l’Inde, car Jean III, toujours préoccupé d’évangéliser ses conquêtes, ne cessait d’épier toutes les bonnes volontés qui pouvaient poindre à l’horizon. Le Père Le Fèvre répondit, au nom de la Compagnie, qu’ils étaient liés envers le Pape et que c’était au Pape de décider des besoins de la Chrétienté, mais que, pour eux, qui s’étaient proposé de convertir les Infidèles, ils iraient avec joie partout où ils seraient appelés. Aussitôt que cette réponse lui fut communiquée, Jean III recommanda à son ambassadeur près du Souverain Pontife, Pedro de Mascarenhas, de s’assurer par lui-même si ces nouveaux religieux étaient bien les clercs lettrés et les hommes de bonne vie qu’on lui avaient dépeints, et, s’ils l’étaient, de les faire venir le plus tôt possible à Lisbonne, où lui, le Roi, se chargerait de réaliser leurs saints désirs. Le 10 mars 1540, Pedro de Mascarenhas transmettait au Pape et à Ignace les vœux de son monarque.

C’est ici que, si je ne me trompe, se joua dans le cœur d’Ignace, et entre François et lui, un de ces petits drames silencieux où l’homme achève de mourir aux affections du monde. La Compagnie comptait à peine vingt membres qui tous ou presque tous avaient leur tâche. Ignace n’en pouvait mettre que deux à la disposition du roi de Portugal, dont l’un, Rodriguez, était tout désigné par sa qualité de Portugais. Qui serait l’autre ? Il n’ignorait pas le grand désir de François. On savait que son âme courait aux royaumes des Idolâtres. Mais Ignace l’aimait et ne se résignait pas à une séparation qui, sans aucun doute, serait définitive. Pour François, dès que la question du départ fut posée, l’obéissance et le respect filial lui fermèrent la bouche. Le fils spirituel ressemblait aux fils charnels qui acceptent plus volontiers que leurs pères les longs voyages d’où ils risquent de ne point revenir. Mais Ignace n’était point homme à donner le pas à ses préférences sur les intérêts de la Compagnie. Seulement, même quand on est Loyola, on peut s’abuser et les confondre. La santé de François paraissait incertaine : il n’était pas sage d’aventurer sous des climats meurtriers un apôtre valétudinaire. D’autre part, ces peuples, dont on ne se formait qu’une idée confuse et médiocre, avaient-ils besoin qu’on leur envoyât un esprit aussi fin ? Ce n’était point qu’Ignace les méprisât : un chrétien ne méprise jamais des âmes, et il avait rêvé de baptiser avec son sang les Infidèles de la Palestine. Mais il ne s’agissait plus de son sang ; il s’agissait de celui de François. Il était très sincère. Dans la discussion des articles de la Société, il avait été d’avis qu’on ne refusât point d’admettre à l’œuvre des conversions d’Infidèles de pauvres théologiens qui seraient de braves gens et qui en sauraient toujours assez pour enseigner leurs prières aux Indiens et aux nègres. Grave erreur que François lui-même partageait. A dire vrai, parmi ses compagnons, il n’y avait aucun pauvre théologien ; mais le vigoureux Bobadilla était d’une intelligence moins affinée. Son caractère absolu avait fait naître quelques difficultés au cours des délibérations de la Compagnie, où d’abord les résolutions devaient être prises à l’unanimité et où l’on fut obligé de décider que l’avis d’un seul opposant ne saurait prévaloir contre l’avis de tous. Peut-être n’était-on pas fâché de le voir s’éloigner ; et l’on pensait que cet homme énergique aurait plus d’empire sur l’esprit des païens. Bref, Ignace choisit Bobadilla. C’était la ruine des espérances de François, et voulue par Ignace. On imagine de quel silence était chargé le regard de ces deux hommes, quand ils se rencontraient. Le départ pressait. Rodriguez s’était déjà embarqué le 5 mars, à Civita Vecchia, sur le navire qui emportait les bagages de l’Ambassadeur, et l’Ambassadeur se préparait à quitter Rome le 15 et à gagner Lisbonne par la France et l’Espagne. Bobadilla, rappelé de Naples, arriva dans un état pitoyable, cassé en deux par une bienheureuse sciatique. On ne pouvait songer à le transporter à travers les Alpes et les Pyrénées. Ignace sentit une volonté plus puissante que ses secrètes inclinations. Il était malade, au lit. Il manda François : « Maître François, lui dit-il, vous savez que nous avions choisi pour la mission des Indes maître Bobadilla. Son infirmité l’empêche de partir. L’Ambassadeur ne peut attendre qu’il guérisse. Voilà qui est pour vous. » Le sacrifice était consommé. Mais François, le cœur inondé d’allégresse, s’écria : « Eh bien, en avant, me voici ! » Ah ! le beau cri qui dut faire tressaillir, sous ses paupières baissées, les anciennes images chevaleresques et guerrières qui sommeillaient encore dans l’esprit d’Ignace ! C’est le : Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans !… de l’héritier des Azpilcueta et des Aznarès.

Ses préparatifs furent vite faits. Il n’avait d’ailleurs que vingt-quatre heures pour les faire. Il raccommoda à la hâte de vieux caleçons et une vieille soutane, prit son crucifix, son bréviaire et un autre livre, un gros livre in-18, imprimé à Cologne en 1531, de Marcus Marulus, l’Institution de la Vie religieuse par des exemples tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce fut tout son portemanteau. Maigres bagages ; mais eux, du moins, ils revinrent en partie. Le Bréviaire est à Nantes ; le crucifix et le Marulus à Madrid, dans la sacristie de la Chapelle Royale. Le Marulus a encore ses marges vierges. Les Jésuites, observe le Père Cros, n’écrivent rien sur leurs livres.

Enfin, nous sommes seuls avec François. Il nous semble qu’il sera davantage à nous. Ses lettres nous introduiront un peu plus dans sa familiarité, je ne dis pas dans son intimité, car il est très rare qu’on pénètre dans l’intimité d’un saint, et surtout d’un saint qui fut un homme d’action. Il se donne à tous, et ce qu’il garde pour lui, Dieu seul le sait. Ce voyage de trois mois en compagnie de Pedro de Mascarenhas, qui s’était fait le pénitent d’Ignace, fut un des plus heureux de sa vie. Il éprouvait bien, en se détachant d’Ignace, une tristesse, dont l’effusion va presque jusqu’aux larmes. « Je crois qu’en cette vie, lui écrivait-il de Bologne, ce n’est plus que par des lettres que nous nous reverrons. Nous revoir facie ad faciem, avec force embrassemens, ce sera pour l’autre vie : tant que durera ce peu qui nous reste de la présente, visitons-nous donc fréquemment par lettres : ainsi ferai-je. » Quand il passa à Parme, où il espérait trouver Le Fèvre, — qui, justement, ce jour-là, était à Brescia, — il ressentit une contrariété mélancolique. Lorsqu’il franchit les Pyrénées, il regretta sans doute que l’Ambassadeur ne suivît point la route de Roncevaux et de Pampelune et qu’il ne lui fût point permis de jeter un dernier coup d’œil sur le paysage de son enfance et d’embrasser ceux de sa famille qui y vivaient encore. Mais ces ennuis se perdaient dans la joie de toucher bientôt à l’objet de ses rêves. Et puis, il recevait partout tant de marques d’affection et de respect ! Les Bolonais ne l’avaient point oublié : ils avaient assiégé l’église où il disait sa messe. La terre occidentale se faisait plus douce pour les pieds de celui qui allait la quitter. Il se dérobait tant qu’il pouvait aux prévenances de l’Ambassadeur ; mais il n’avait pas à craindre de s’abandonner un peu au plaisir d’être aimé. Et il était infiniment aimable : toujours empressé à donner un coup de main, serviteur des valets, pansant le cheval et soignant le cavalier, devisant avec l’un et avec l’autre, toujours là quand il y avait une âme à secourir, et toujours gai.

A défaut des témoignages, ses lettres seules nous indiqueraient le tour charmant de son esprit et la nuance de gaieté prime-sautière qui se mêlait à l’expression de ses pensées les plus sérieuses. Un écuyer de l’Ambassadeur, qui avait eu, pendant son séjour à Rome, l’intention d’entrer au couvent, faillit se noyer dans le courant d’une grosse rivière. François nous raconte l’incident :


Pendant qu’il allait ainsi sur l’eau, certes, il aurait mieux aimé être dans le monastère. Il avait un vif regret de tous ses retardemens, et, en ce moment, il aurait voulu de tout son cœur avoir accompli ses desseins. Lorsque je pus m’entretenir avec lui, il me dit : « Rien, pendant que j’allais ainsi sur l’eau à ma perte, sans espoir de salut, ne me causait autant de peine que d’avoir si longtemps vécu sans me préparer à la mort. » Il en demeurait si épouvanté qu’on eût dit qu’il revenait de l’autre monde et qu’il en avait senti les tortures à la façon saisissante dont il en parlait. Il disait : « Qui ne se prépare pas à la mort n’a pas, même au moment de mourir, le cœur de penser à Dieu. » Ce que ce bon homme disait, ce n’était pas pour l’avoir lu ou entendu dire, mais pour y être passé et le savoir d’expérience.


Ce n’est presque rien ; mais un ou deux mots : il aurait mieux aimé être dans le monastère ; — pour y être passé et le savoir d’expérience, amènent le sourire sur les lèvres. Nous avons là le ton de sa causerie, et sa manière délicate et légère d’envelopper la leçon grave.

Ils arrivèrent en juin à Lisbonne. Rodriguez attendait François, en proie à une fièvre quarte, que « leurs deux joies réunies eurent la force d’expulser. » Quelques jours après, le Roi et la Reine les reçurent. Ils les interrogèrent sur leur genre de vie : ils leur demandèrent comment ils s’étaient connus ; ils s’intéressèrent à leurs tribulations de Rome et désirèrent de lire la sentence rendue en leur faveur. A la fin de l’entretien, ils appelèrent leur fils et leur fille, les seuls des neuf enfans que Dieu leur avait laissés. Le Roi dit ensuite à l’Ambassadeur : « Quand il devrait m’en coûter cher, je serais heureux d’avoir ici tous les hommes de cette Compagnie. »

Il se rendait compte, en effet, qu’il n’aurait jamais assez d’apôtres pour contre-balancer, dans son royaume, l’influence délétère de ses conquêtes. Lisbonne, devenue la reine des épices et la courtière des pays fabuleux, regorgeait de richesses. Elle avait capté le commerce des Indes. Sa forteresse de Sokotora fermait la Mer-Rouge aux trafiquans arabes. Elle tenait les grands entrepôts d’Ormuz et de Malacca. Ses croisières promenaient le massacre et l’incendie partout où les autres navires marchands essayaient de se faufiler. Chaque année, les galions du Roi remplissaient le Trésor. Ses maisons de commerce gagnaient cent cinquante pour cent. L’Europe venait s’approvisionner chez elle, et l’Asie lui rendre des hommages. On croisait, dans ses rues montantes et sur les bords du Tage, des princes cynghalais, des rois hindous, des Africains et même des prélats nègres, des gens de toute couleur et de tout plumage. Elle n’avait pas la beauté de Venise, ni surtout le culte de la beauté. Comparée à la république patricienne, elle n’était qu’une parvenue, au luxe insolent, aux jouissances épaisses, mais magnifiquement assise devant l’Océan libre. Les Juifs qui ne s’étaient pas exilés, et qu’une absurde politique avait contraints de recevoir le baptême, la travaillaient sourdement ; et le Saint-Office, que ses rois, jaloux des rois d’Espagne, avaient établi malgré les remontrances de Rome, peuplait les cachots sans amender les mœurs.

François et Rodriguez se mirent à l’œuvre. Ils répandaient la pratique des Exercices spirituels, confessaient, prêchaient, et, comme dans les villes italiennes, exhortaient au fréquent usage de la Pénitence et de l’Eucharistie. L’attrait de la nouveauté, leur distinction d’esprit et leur ascétisme provoquèrent un de ces mouvemens religieux souvent plus superficiels que profonds. Une lettre de Rodriguez à Ignace et les lettres de François respirent le succès. « C’est chose admirable à voir que la piété de ce peuple et comme il va épris d’amour pour Dieu Notre-Seigneur, dit Rodriguez. Tel plus que duc s’ouvre à nous en des entretiens intimes, comme s’il se confessait ; et ainsi font les frères du Roi. » Je n’aime guère ce Tel plus que duc : la périphrase se rengorge en baissant les yeux et en pinçant les lèvres. François est toujours plus simple, plus direct. Ses périphrases à lui, quand il en emploie, ne sont que d’aimables sourires. Il constate aussi l’efficacité de leurs prédications. « La Cour est si bien réformée, qu’elle tient plus d’un monastère que d’une cour. » Le Roi, de plus en plus désireux de s’attacher la Compagnie, avait décidé qu’il lui fonderait une maison et lui bâtirait un collège. De nombreux prêtres y postulaient leur admission. L’Inquisiteur avait ouvert à François et à son compagnon les portes des cachots. C’était entre leurs mains qu’on remettait un savant rabbin conduit à Lisbonne par son intention de se convertir.

D’autre part, François visitait les gens qui revenaient de l’Asie portugaise ; et les renseignemens qu’on lui donnait excitaient son enthousiasme. Le Vice-Roi, qui devait les prendre sur son navire et qui avait déjà passé de longues années là-bas, lui parlait « d’une certaine île de l’Inde, où ne vivent que des Infidèles sans mélange de Maures et de Juifs, et où ils auraient un grand fruit assuré. Il ne doutait pas que le Roi de cette île et tous ses sujets ne se fissent chrétiens. » Cette île ressemble à la mine d’or qui doit exister quelque part et que garantissent les agens de colonisation. « Le Vice-Roi est un grand homme de bien, ajoutait François : on le tient pour tel ici, et il est là-bas aimé de tous. » En réalité, ce don Martin Alphonse de Sousa n’était qu’un forban. Mais François le jugeait d’après les espérances qu’il concevait à l’entendre. D’autres lui disaient : « Si aux Indes, comme ici, vous procédez par des voies à tel point écartées de toute ombre d’avarice, nul doute qu’en peu d’années, lorsqu’on aura vu et reconnu que vous cherchez uniquement le salut des âmes, vous n’ayez converti à la foi de Jésus-Christ deux ou trois royaumes d’infidèles. » Ces paroles, plus précises et plus sages, laissaient supposer que les premières Missions avaient déjà besoin d’être réformées. François se mit en quête de prêtres qui voulussent l’accompagner pour le seul service de Dieu, et que nul ne pût soupçonner « de poursuivre moins le spirituel que le temporel. » Ils n’étaient pas faciles à trouver. De fait, il n’en emmena que deux : l’un, un jeune prêtre de Camerino, qui ne sera jamais nommé que Micer Paul, et qui, la veille du jour où Rodriguez quittait Rome, s’était offert à Ignace ; l’autre, un brave homme zélé, mais très obtus, malgré quelques études à l’Université de Paris, Mansilhas. François comptait sur l’aide de Dieu pour le faire ordonner aux Indes, à titre de pauvreté volontaire et de très suffisante sufficientissimæ simplicitatis.

Et voici maintenant que Jean III hésitait à laisser partir ces hommes rares que la Providence lui avait envoyés. Il pensa que le bien de son royaume importait encore plus que celui des rois de Ceylan ou des sultans de Ternate et que le meilleur moyen qu’on eût de les amener à la connaissance de la vraie foi était peut-être de n’expédier chez eux que de solides chrétiens façonnés par des mains aussi pieuses et aussi fermes. Le rêve de François allait mourir sur le rivage. Les hésitations du Roi furent portées jusqu’à Rome, qui ne voulut rien décider. Mais Ignace vint discrètement au secours de son ami dont il devinait les inquiétudes. Il proposa que Rodriguez restât au Portugal et que François, déjà élevé par le Pape à la dignité de nonce apostolique, partit. Le Roi se rallia à cette idée. Il chargea don Antonio Ataide, son favori, de s’enquérir près de François de ce qui lui serait nécessaire pour le voyage. Cet Ataïde, premier comte de Castanheira, était un personnage fastueux et dur, celui-là même dont le Camoens aima la sœur et qui le fit exiler à Santarem, parce que le jeune homme était pauvre. François n’accepta qu’une soutane de laine en prévision des froids du Cap de Bonne-Espérance, et il refusa un serviteur. « Il le faut pour votre dignité, lui dit le comte. Vous ne pouvez pas laver votre linge ni vous occuper du pot-au-feu. » François lui répondit : « Señor, cette jalousie d’une prétendue dignité, ce zèle pour accomplir de prétendus devoirs, ont mis la chrétienté dans le déplorable état où nous la voyons. Pour moi, j’entends laver mon linge, m’occuper du pot-au-feu et servir encore les autres : à quoi j’espère ne perdre aucune autorité. » Son père eût été heureux de l’entendre : il parlait comme les Ordonnances de Santa Maria de Xavier.

Un des tableaux les plus brillans des Lusiades est celui du départ de Vasco de Gama. Tout est prêt, vaisseaux, matelots et soldats. Ceux qui vont s’éloigner n’ont plus qu’à préparer leur âme aux périls de la mer. Ils entrent dans l’église de Bethléem qui s’élève sur le rivage et regarde les flots. Ils adorent l’Etre souverain ; ils le prient de les porter, sans orage, aux régions de l’Aurore et de bénir des armes qui ne seront employées que pour sa gloire. Parens, amis, tout un peuple couvre la plage, et les moines qui les accompagnent chantent des cantiques. Depuis Gama, le cérémonial du départ de la flotte n’avait pas plus changé que la face incertaine de l’Océan. On dit que les religieux de Bethléem apportèrent une chaire au milieu de la plage et que François y prêcha. On dit aussi que, pendant qu’il célébrait sa dernière messe, deux gentilshommes se battaient en duel, près de l’église. Dès qu’il eut quitté l’autel, il courut vers le blessé qui perdait son sang, s’agenouilla et le confessa. Mais, quand il lui demanda de pardonner à son ennemi, le jeune homme secoua la tête et répondit qu’il aimait mieux aller en enfer. Et François lui dit : « Ne pardonneriez-vous pas si Dieu vous accordait la vie ? » Le malheureux, qui se croyait déjà mort, demeura un instant interdît, puis il murmura : « Oui, je pardonnerais. » — « Vous guérirez donc, » dit François. Cet homme savait trouver les paroles qui délient les âmes.

On était au 7 avril 1541. Il était né ce jour-là même, trente-six ans plus tôt. Pour la seconde fois, il entrait dans l’inconnu.


ANDRE BELLESSORT

  1. Henri Lemonnier, Paris menacé (Revue de Paris, 1er janvier 1915).