L’Antoniade/Le Conciliabule infernal

LE CONCILIABULE INFERNAL.

Séparateur

satan.


Banni du ciel natal, j’ai bâti sur la terre,
Avec l’autel brisé, mon trône populaire !
Je suis maître du monde, établi dans la chair ;
J’y suis maître et j’y règne aussi bien qu’en Enfer !
C’est le royaume étroit du chiffre et de la prose,
Où ma haine ose tout et peut tout ce qu’elle ose !
C’est le menteur théâtre, où la difformité
Emprunte, pour séduire, un masque de beauté ! —
Crocodiles, serpents, têtards, nés de la fange,
Des genres différents chaque horrible mélange,
Tout ce que la nature enfante en descendant,
Depuis l’oiseau de nuit jusqu’au monstre rampant,
Que dérobe au regard l’ombre des marécages,
Dans le monde où je règne, a trouvé des images !
Le mensonge, l’envie, et la haine, et l’orgueil ;
Le luxe efféminé, bercé dans son fauteuil ;
L’avarice, exhalant une odeur métallique ;
Tout ce qui se nourrit dans un air méphitique ;
Tout ce que le jour voit et la nuit ne voit pas ;
La volupté, couchée à l’ombre de l’upas ;
Tous les nains insulteurs, tous les impurs pygmées,
D’impuissants avortons bourdonnantes armées ;
Tout ce que la laideur, le chaos, le hasard,
L’humanité malade enfante, à chaque écart,
Depuis le vice nu jusqu’au luxe du crime,
Tout ce que l’infamie au front de l’homme imprime,
Du mal avec le mal accouplement hideux,
Légions de l’enfer obscurcissant les cieux,
Tout ce que le péché fait éclore d’immonde
Trouve un type rival, admiré dans le monde !

C’est le pompeux théâtre, où toute iniquité
Revêt, pour fasciner, un masque de beauté !
Là, des scribes vendus l’infatigable plume
Distille le venin et répand l’amertume ;
Et par le revolver et le couteau tranchant,
Après les flots de fiel, coulent des flots de sang !
Là, triomphent l’orgueil de la froide impuissance,
La conspiration de l’envieux silence,
L’esprit dévot de clique et l’esprit de parti,
Toutes les passions d’un zèle perverti !


Tranquille, je dormais au centre de la ville,
Où mon sceptre pesait sur chaque âme servile ;
Tout-à-coup, qu’ai-je appris, mes amés et féaux,
Fidèles serviteurs, anges porte-fléaux !
Esprit de l’Hérésie, Esprit de l’Avarice,
Esprit de la Luxure, Esprit de chaque vice,
Vous qui peuplez les airs, vous qui peuplez les eaux,
Et vous qui gardez l’or dans les obscurs caveaux :
Mon règne est menacé par l’Esprit Ascétique ;
On voudrait, en suivant la Régie Érémitique,
Ranimer cet Esprit, enseveli par nous
Dans les cloîtres déserts qu’attristent les hiboux :
Ce pâle Esprit jeûneur ose lever la tête,
Et pour d’autres combats ceindre ses reins d’athlète !
Un sombre enthousiaste, un froid contemplatif,
Oisive exception chez un grand peuple actif,
Nourrissant à l’écart sa morose folie,
Revêt le sac de Paul et le manteau d’Élie !
Contre celui qui marche en cet étroit sentier,
Soulevez, excitez le peuple tout entier !
Aiguisez contre lui l’arme du ridicule ;
D’un seul coup de massue, abattez cet Hercule ;
Qu’il succombe écrasé sous le poids du mépris,
Sous le poids accablant de son rêve en débris !
Et tandis qu’en secret on l’approuve et caresse,
Qu’il soit aux yeux de tous accusé de paresse ;
Qu’on le juge excentrique, en ce qu’il fait et dit,
Qu’on Je juge rebelle, et qu’il soit interdit !
Proscrit par le murmure ou la clameur publique
Qu’il semble à tous marcher dans une voie oblique ;
Qu’au nom du zèle ardent et de la charité,
On proclame, en tremblant, sa singularité ;
Et qu’on prédise même, avec hypocrisie,
En termes menaçants, sa prochaine hérésie !
Poursuivi, s’il le faut, d’ennemis soupçonneux,
Qui voudraient voir en lui ce qui se trouve en eux,
Contre l’obscur essaim qui l’observe et le juge,
Contre ces noirs oiseaux, qu’il n’ait point de refuge !


Pour éteindre le feu, que le ciel a béni,
Il se trouve toujours quelque froid Maccani,
Homme dont la raison, inflexible et sceptique,
Semble avoir étouffé tout sentiment mystique ;
Actif représentant des esprits arriérés,
Et, ne voyant partout que des cœurs égarés,
Il rêve de soumettre à son étroite règle
Le vol de la colombe et l’audace de l’aigle !

Dès qu’il veut servir Dieu, l’homme a pour ennemis
Et ceux de sa famille et ceux de son Pays ;
L’apôtre n’est jamais prophète en sa patrie ;
C’est toujours par les siens que sa gloire est flétrie :
Au sein de sa famille, insensible à ses pleurs,
Qu’il trouve ses plus froids et plus vils détracteurs ;
Et que son cœur navré recueille pour partage
Les reproches glaçants d’un mondain parentage !
Que le traître Judas et Simon l’usurier,
Qui profanent le temple où le cœur doit prier,
À leur secrète envie égalant leur malice,
Des poisons de leur haine emplissent son calice !
Et que l’âme choisie, asile de douleurs
Ouvert à l’amitié, se ferme à tous ses pleurs ;
Et désolé Pylade, abandonné d’Oreste,
Que de ton ciel voilé l’unique espoir lui reste !…
Pour éprouver les bons et les doux innocents,
Je ne manque jamais d’habiles assistants :
Toujours plus empressés quand l’épreuve est plus rude,
Ils ont de ce métier une longue habitude ;
Les héros dans leur deuil, les saints dans leurs tourments,
Ont connu des humains les froids délaissements ;
Ils ont vu, quand la gloire a pâli dans leur vie,
Des terrestres amis la multitude enfuie !
Tandis que dans les cœurs, ou méchants ou glacés,
Sifflaient de noirs serpents, de venin tout gonflés,
Ils ont en vain cherché quelque âme sympathique,
Pour y puiser le miel d’une amitié mystique !

Mes sombres serviteurs, mes amés et féaux,
Choisissez pour agir les esprits les plus faux :
En tous lieux, je me sers des hommes populaires,
En qui sont concentrés tous les instincts vulgaires ;
Des hommes de routine, instruments complaisants,
Que je puis, à mon gré, rendre vains et bruyants.
Vous ne l’ignorez pas, quand la foule l’encense,
La bêtise par moi devient une puissance !
Choisissez, parmi tous, quelque grand fac-totum,
Qui d’un pouvoir sans règle abuse, ad libitum ;
Qui, ne doutant de rien, brasse tout à la hâte,
Et n’entrave que l’œuvre où l’héroïsme éclate.

Disposant de la bourse et des biens d’ici-bas,
Lâche comme Zoïle et froid comme Judas,
Qu’en sa présomption, son audace impunie,
Il imprime sur tout le plomb de son génie ;
Et travaillant pour moi qui l’inspire en secret,
Qu’il croie avec ardeur suivre un divin attrait.
Admiré de tous ceux que j’aveugle moi-même,
Fuyant de la vertu le dangereux extrême,
Qu’en son vain amour-propre il ait la sainte horreur
De tout dessein pieux dont il n’est pas l’auteur !
Des lettres, que sa main décachette en silence,
Son œil impur surprend la chaste confidence !
La Police Secrète en ferait son Vidocq,
Et l’aveugle Pouvoir son avide Moloch !
Ennemi du poète, autant que de l’artiste ;
Il serait Figaro, s’il n’était Janséniste !
Son égoïsme a pris, pour devise et pour loi :
« Nul n’aura de l’esprit que mes amis et moi ! » —
Appelé dans le cloître à faire pénitence,
La grâce en lui n’a pu vaincre la résistance ;
Docile à mon esprit qui s’empara du sien,
Il crut que dans le monde il ferait plus de bien.
Ennemi de quiconque, en tout point, ne l’imite,
Il attend qu’il soit vieux pour qu’il se fasse ermite !
Par la fougue du siècle il se laisse emporter ;
C’est un besoin pour lui d’agir, et d’agiter !
Ainsi donc, l’enivrant d’éloges éphémères,
Fondez par ses efforts un règne de commères.
Pour combattre le bien, en opérant le mal, —
À l’exceptionnel opposant le banal, —
Qu’il soit entre vos mains le levier d’Archimède :
En lui pour me servir vous trouverez un aide ;
Il est fait pour frapper, dès son commencement,
Toute conception d’un rude avortement !
Effrayant tout amour avec son front de glace,
Sa bénédiction est pleine de menace ;
Et remorqué lui-même à la suite des fous,
Il se croit follement le seul sage entre tous !
Il s’est constitué l’apôtre des apôtres ;
Sans se juger lui-même, il juge tous les autres ;
Et dénonçant Marie, en son zéle emporté,
Il ne voit de vertu que dans l’activité !
J’aime l’activité qui va jusqu’au délire ;
L’instinct agitateur convient à mon empire !
Je connais le pouvoir de l’inactivité,
Du jeûne et du silence, en leur humilité ;
Le plus obscur reclus, le plus tranquille ascète,
Peut me vaincre en priant au fond de sa retraite ;
Sans changer de cellule, il m’atteint en tout lieu ;
Il est fort contre moi de la force de Dieu ! —

Oui, du Contemplatif je crains l’humble prière ;
Dans son repos puissant, je hais le Solitaire !
Antoine ; Hilarion, Romuald, vous savez
Quels Esprits contre vous ma haine a soulevés ;
À quel prix vous avez conquis la solitude,
Et si des hauts sommets l’étroit sentier est rude !

 Mes sombres serviteurs, mes ames et féaux,
Fidèles messagers, anges porte-fléaux :
Combinant vos efforts dans un effort suprême,
Que chacun, en ces jours, soit autant que moi-même ;
Qu’agissant en public et tramant en secret,
Aucun ne se repose, aucun ne soit distrait.
Vous le savez, toujours, dans ma haine implacable,
J’ai combattu l’Ascète et son œuvre admirable ;
Vous le savez, toujours, pressentant leurs succès,
Des ouvrages divins je combats les progrès ;
Je suscite contre eux d’innombrables obstacles,
Par quelque grand prodige imitant les miracles !
Donc, armez contre lui les bons et les méchants ;
Faites tendre à ce but tous les meilleurs penchants ;
Engagez les esprits en d’obscurs labyrinthes ;
Éveillez dans les cœurs des doutes et des craintes ;
Irritez comme un flot toutes les passions,
De la fange de l’âme immondes scorpions !
Au lieu d’ardents amis, qu’il n’ait que de froids maîtres ;
Condamné par le monde et blâmé par les prêtres,
Qu’il éprouve de tous la sourde hostilité,
Et savoure en secret l’amère pauvreté !
Puisqu’il a méprisé le cupide et l’avare,
Qu’il ait pour spectre affreux un créancier barbare ;
Qu’il sache que le riche est seul indépendant,
Et qu’il comprenne enfin le pouvoir de l’argent !
Dans son délaissement, comme Homère et le Dante,
Qu’il reçoive, affligé, l’aumône humiliante ;
Que le secours reçu vienne de l’ennemi,
Et que de son orgueil il soit ainsi puni !
Qu’il souffre, — en sa misère, esclave Prométhée, —
D’un bienfait reproché l’injure répétée ;
Et qu’il trempe de pleurs le noir morceau de pain,
Qu’avec un dur visage on accorde à sa faim !
Puisqu’il a tant chanté la vertu virginale,
L’angélique vertu qu’aucune autre n’égale,
Qu’il sente le venin de la malignité
Ternir l’éclat divin de son lys abrité !
Que dans le chaste enclos, où croît la fleur tranquille,
Se glisse, avec la nuit, quelque froid crocodile ;
Et que d’un souffle immonde et d’un contact fangeux,
Il souille de ce lys le vêtement neigeux !

Au fond de son désert, autant que Saint Jérôme ;
Lorsqu’il se rappelait les voluptés de Rome,
Qu’il gémisse, assailli de fantômes impurs,
Troublant sa solitude et ses antres obscurs !
Que pour lui la Nature, en voilant tous ses charmes,
Sur son front, dans sa voix, n’ait plus que des alarmes ;
Qu’elle pousse vers lui, — terribles, menaçants, —
Ses essaims venimeux, ses monstres rugissants !
Comme un sinistre oiseau qu’emporte la tempête,
Pour y dormir en paix, n’ayant plus de retraite,
Qu’il sache qu’à la masse il vaut mieux se mêler
Et qu’il faut être saint pour pouvoir s’isoler ! —

 Par mon esprit d’orgueil et d’activé énergie,
Armé de tous les bras de l’occulte magie,
Exaltant l’Amérique et son peuple nouveau,
Je fondais pour le mal le règne le plus beau ;
Sous l’aspect déguisé d’un faux christianisme,
J’avais entretenu la nuit du paganisme ;
La chair était l’idole et l’or était le dieu,
Et je me sentais maître et pontife en tout lieu !
C’est en vain qu’est venu l’Apôtre de l’Irlande
Prêcher la tempérance aux fils de cette lande :
La matière a choisi la vapeur en son vol,
Et l’homme pour vapeur absorbe l’alcohol !
L’esprit vertigineux c’est l’esprit qui l’anime ;
Il court, en chancelant, sur le bord de l’abîme !
Ah ! cet esprit me plaît ; ce siècle suit ma loi ;
Il me reste fidèle ; il est digne de moi !
C’est le siècle bruyant de l’industrie active,
Roulant vers mon enfer en sa locomotive !
Aux hommes d’action, il faut, pour stimulant,
Les terrestres honneurs, la louange et l’argent : —
Mais de tout ce qu’ils font, en leur vaine importance,
Qu’elle sera réduite, un jour, la récompense !
Il faudra retrancher tout ce qu’ils ont reçu,
Et que leur triste orgueil alors sera déçu !
Donc, j’entretiens en eux une folle espérance,
Et j’augmente à leurs yeux leur active importance ;
Et quand il est trop tard, ils voient l’inanité
Des efforts applaudis d’un travail agité :
Mais ils ont des humains obtenu les louanges,
Et, sur la fin du jour, tremblent devant les Anges !

 Le peuple Américain, c’est le condor géant ;
Il brise tout obstacle en son vol effrayant !
Moi, j’ai compris ce peuple : — Enfant enthousiaste,
Il veut tout accomplir sur une échelle vaste !
De son jeune génie excitant tout l’élan,
À son vol j’ai donné l’aile de l’ouragan !

Dans l’ordre industriel, j’ai concentré son âme ;
Oui, j’ai mécanisé l’enfant, l’homme et la femme !…
Mais voilà qu’un apôtre obscur proclame ici
Le rétablissement d’un royaume obscurci ;
Il prêche, — ce funèbre Antoine Calybite, —
La contemplation et la vie ascétique !
Une fausse pâleur de sainte austérité
Imprime à ses discours un ton d’autorité ;
Pour combattre la chair et les progrès du spline,
Il voudrait rappeler l’ancienne discipline ;
Remettre le cilice et la haire en honneur ;
Faire un siècle de foi d’un siècle raisonneur ;
Dans ces temps éclairés de rationalisme,
De progrès et de luxe, il parle d’ascétisme ! ! !
Jusqu’ici, me servant de l’esprit étranger,
Combien d’âmes, déjà, j’ai su décourager !
Inspirant cet esprit même au plus saint lévite,
J’ai fait qu’il a douté de ce peuple d’élite ;
Et dans son doute étroit, il passe aveuglément,
Sans découvrir jamais ni fleur ni diamant :
Ainsi j’ai prévenu l’ardeur de l’héroïsme,
J’ai prolongé le règne affreux de l’égoïsme ;
Ainsi j’ai prévenu l’avènement heureux
Des ermites nouveaux rivalisant entre eux ;
J’ai prévenu les fleurs de l’Éden monastique,
Tarissant dans les cœurs toute sève ascétique.

 Pour empêcher les fruits du Mystère Divin,
Sans grappes ni pressoir, je fabrique du vin ;
Et quand le prêtre monte à son Nouveau Calvaire,
Pour le Saint Sacrifice il manque la matière ! ! !
L’abeille à son trésor, mystique et virginal,
Voit préférer le suif par un instinct vénal ;
Laissant toute rubrique au caprice de l’homme,
J’affaiblis, chaque jour, l’autorité de Rome ;
Je rends l’esprit, plus libre, à la chair moins cruel ;
J’enfante, au gré du monde, un nouveau Rituel ;
Du cercle d s canons j’élargis l’indulgence ;
Je fais marcher le prêtre au pas de la science !
Partout la lettre morte a remplacé l’esprit ;
Le siècle émancipé déserte Jésus-Christ !
Au souffle du commerce et de la bourgeoisie,
J’éteins l’enthousiasme avec la poésie ;
Et le catholicisme, en se prosaïsant,
A ses enfants bâtards offre un culte glaçant ?
J’aime d’un crâne étroit l’arbitraire pensée,
D’un prosaïque esprit l’expression glacée ;
J’aime le froid dessin, que trace le compas
Qu’en ses élans d’amour le cœur ne guide pas ;

J’aime des temples nus les quarrés uniformes,
Le monotone aspect de leurs masses énormes ;
Des temples protestants, dans leurs frigidité ;
Leur morne rectitude et rigide beauté,
J’aime l’architecture, effaçant du gothique
Le multiple idéal, en son éclat mystique ! —
Le vague clair-obscur, le jour demi-voilé,
La douteuse clarté sous le cintre étoile,
Un coin mystérieux, dans chaque nouveau temple,
N’invite plus celui qui s’isole et contemple !…
Mais voilà qu’au milieu d’un grand peuple vassal.
Sur lequel s’appuyait mon trône colossal ;
Voilà qu’un blême apôtre, en sa folie, enseigne
L’avènement prochain d’un ascétique règne ! —
Si nous le tolérons, s’il vit et prêche ainsi,
C’en est fait, c’est la fin de notre règne ici !
De la ville où chacun s’amuse, mange et trinque.
Il ferait par le jeûne une morne Oxyrinque ;
De la ville, où l’orgie allume ses flambeaux,
Où l’on danse, il ferait la ville des tombeaux !
Il porterait partout la flamme de son zèle :
Il faut, dès l’origine, éteindre l’étincelle ! —
Armez donc contre lui la masse des pécheurs ;
Mais, surtout, aveuglez les bons et les meilleurs ;
Et pour discréditer ses maximes austères,
Suscitez, à grand bruit, quelques faux Solitaires ;
Des rayons de l’Enfer qu’ils soient illuminés,
Et qu’en voyant ceux-là, les saints soient condamnés ! —
Courage ! vous aurez pour brillants satellites
Des singes de Voltaire habillés en lévites ;
En épuisant sur lui leur bouffonne gaîté,
Ils flatteront mon siècle et son activité !
S’il faut, pour rendre encor plus amer le calice,
Que des journaux aussi s’excite la malice,
J’ai les scribes divers tout prêts à s’indigner :
Ce que dicte l’Enfer ils l’oseront signer ! —
S’il faut avec calcul jouer l’indifférence,
D’une impuissante envie affectant le silence,
Tout prêts à me servir, ils en auront le front ;
Quelle qu’en soit la forme, ils forgeront l’affront !
Pour propager l’erreur, j’ai fait des journalistes
Mes orgueilleux hérauts et mes évangélistes ;
Chaque jour, je les vois d’un faux zèle éclater,
Et le meilleur de tous n’est que « propre à gâter ! — »
Pour agiter partout l’Église désunie,
J’ai des scribes dévots le turbulent génie :
Sacré Cerbère au seuil de la maison de Dieu,
Veuillot fait aboyer les échos du saint-lieu ! —
Malgré les fruits nombreux d’une sainte apparence,
Voltaire vit encore en tes enfants, ô France ;

Et dans la serre-chaude, où germent leurs romans,
Cuve assez de venin pour les deux Continents !
Peuple moqueur et vain, ta mémoire est labile ;
Il est dans ton histoire un fait indélébile ;
Quatre-vingt-treize est là, pour dire en quels excès
Pourraient encor tomber les frivoles Français !…
Ah ! j’aime ton humeur incrédule et caustique,
Ton esprit Gallican, ta verve sophistique :
Pour le faux et le vrai, ton génie est puissant ;
Pour le bien et le mal, tu prodigues ton sang ! —
Oui, malgré tout l’éclat d’une sainte apparence,
Rabelais vit encore en tes enfants, ô France !
Oui, je compte, parmi tes nombreux écrivains,
Mes plus chauds défenseurs, sacrilégement vains !

 La folie, aujourd’hui, c’est la raison commune ;
Les moins sages de tous trônent à la tribune ;
Les plus fous, toujours prompts, accusent les moins fous,
Et chacun est atteint du vertige de tous ! —
Un vieux Sage l’a dit, — ce Sage était poète ; —
Armé de la satire, il fut mon interprète : —
« Le monde est plein de fous, et qui n’en veut pas voir
« Doit s’enfermer tout seul, et briser son miroir ! »

 Esprit de l’hérésie, Esprit de l’avarice,
Esprit de la luxure, Esprit de chaque vice, —
Un étrange vivant erre parmi nos morts !
Il veut affranchir l’âme, en soumettent le corps ! —
Pour le proscrire, il faut surprendre tous les votes
Des dévots ignorants et des fausses dévotes ;
Et qu’à l’explosion des bons et des méchants, —
Chacun suivant par moi ses aveugles penchants, —
En voyant tout le monde armé pour le combattre,
Indécis et troublé, triste, il se laisse abattre ;
Et se sentant soudain par la force arrêté,
Qu’il contemple, isolé, son ouvrage avorté !…

 Pour conserver l’éclat de mon fatal royaume,
Vous m’avez vu lutter avec le Dieu fait Homme :
Par moi le Sage, aux yeux des Gentils, a passé
Pour un lâche imposteur, pour un vil insensé !
Et seul, débarrassé de la plèbe sauvage,
Il s’en allait, pensif, errer sur le rivage ;
Loin des cris de la foule et du malin regard,
On le voyait s’enfuir, pour prier à l’écart. —
Oh ! par moi, que de saints, éprouvés en leur vie,
Ont bu le fiel brûlant que distille l’envie ;
Ont de la calomnie et du mépris des bons
Enduré le martyre en leurs froides prisons !

Salomon l’avait dit : Le Saint même, le Sage,
Aux bruits calomnieux, se trouble et décourage ;
Trouvant l’épreuve dure, et dure la vertu,
Sous le poids de la croix, il se traîne abattu ! —
Oh ! combien d’innocents, vivant dans la prière,
Dans l’amour et l’extase, et dans le jeûne austère,
De ma langue ont senti le dard le plus subtil,
En criant vers le ciel : « Qu’il est long mon exil ! »
Oui, les Saints, dans l’angoisse, ont passé par mon crible,
Et, j’ai par leurs tourments connu la joie horrible ;
J’ai sur ces fils de Job assouvi ma fureur,
Et saisi les troupeaux d’une lâche terreur !
Les armes d’autrefois, aujourd’hui sont les mêmes ;
Nous pouvons contre lui lancer nos anathèmes ;
Nous pouvons faire agir les trames de l’Enfer :
Ce siècle comprendra l’esprit de Lucifer ! —
Les rhéteurs, amoureux de leurs paroles vaines,
Cherchent à réfuter l’éternité des peines !
Aigle, au vol orgueilleux, mon poète Soumet,
Du Parnasse atteignant le plus brûlant sommet,
Avec sa plume d’or, dans le noir Styx trempée,
Pour mon siècle écrivit l’Infernale Épopée ;
Oui, dans ses vers ardents, par moi-même dictés,
Il chanta de l’Enfer les damnés rachetés ;
Et ce dernier espoir, consolante hérésie,
Que la prose propage avec la poésie,
Dans un calme trompeur endort l’humanité
Sur le volcan éteint de mon Éternité !
Le barde de Mâcon vint grossir ma phalange,
Et l’Église en pleurant, vit la « Chute d’un ange ! »
La Muse, en désertant, le céleste Hélicon,
Pour effrayer le Siècle, enfante un noir Byron !
La Poésie, ainsi que la Philosophie,
A secoué le joug de la Théologie ;
Et ce schisme, opéré par mes efforts adroits,
A mis de mon côté les plus puissantes voix ! —

 Quand sur l’Éden en fleurs, « l’Aurore aux doigts de rose »
Pour la première fois ; souriante, est éclose ;
La Poésie est née avec le premier jour,
Avec la liberté, l’innocence et l’amour !
C’est la langue du Beau, la parole sonore,
Flot vibrant de lumière où le Vrai se colore,
Et revêt de l’amour l’éblouissante ardeur,
Et donne à la pensée un manteau de splendeur !
Mais de son but sacré, moi, je l’ai détournée ;
Et pour chanter le mal, changé sa destinée :
La Poésie, alors, égarée en son vol,
Abandonna les cieux pour ramper sur le sol !

Transformant en Sapho la mystique Égérie,
De la fille du ciel j’ai fait une furie ;
Et le cœur débordant de luxure et de fiel,
La pré tresse a maudit et le temple et l’autel !
En lacérant son voile, aux splendeurs virginales,
Elle éteignit le feu gardé par les Vestales ;
Et Sybille ; attachée au trépied des Enfers,
Eu style énigmatique, elle dicta ses vers !…
Adieu donc, désormais, la haute poésie,
L’austère enseignement de la théocratie,
L’esprit harmonieux et le culte idéal ;
Adieu la vierge Muse, au front sacerdotal !
La poésie, hélas ! en son apostasie,
A flatté la nature et servi l’hérésie :
Et pour un seul poète, orthodoxe en ses chants,
Je compte par milliers des chantres discordants !
Pour comprimer des cœurs le battement lyrique,
J’appelle à mon secours la troupe satirique :
Railleurs, plaisants, bouffons, esprits facétieux,
Moqueurs vains et méchants, singes malicieux,
Dont la langue envieuse assassine les âmes,
En éteignant l’amour avec des épigrammes ;
Impuissants avortons, par Voltaire enfantés,
Qui distillent le doute aux cœurs désenchantés !
Oui, je compte, au milieu de mes rois littéraires,
Autant de Figaros que de Robert-Macaires !
Apologistes vains de l’éclat et du bruit,
Que recherche et qu’obtient leur turbulent esprit,
Je travaille par eux contre l’anachorète,
Et par eux j’entretiens l’horreur de la retraite !
Courage ! tout va bien, dans ce siècle agité ;
J’ai pris dans mes filets la pauvre humanité !
En avant ! en avant ! tout va bien dans le monde :
Pour peupler notre Enfer, que la femme est féconde !
La vapeur fulminante, en nous lançant des morts,
De notre noir royaume ébranle les abords ;
Et les explosions, les tragiques naufrages,
Et les fléaux divers, encombrent nos rivages
De cadavres sans nombre et de débris hideux :
Le drame de la vie est un drame orageux ! —
Oui, cet Age est pour nous l’Age par excellence ;
Dans sa fougue sauvage, il s’exalte et s’élance ;
Et courant en aveugle, affranchi de tout frein,
Il vient briser son char à nos portes d’airain ! —
C’est le siècle-à-vapeur ! c’est le siècle-prodige !
Il suit l’impulsion d’un orgueilleux vertige ;
Et sans s’apercevoir que je tiens l’aiguillon,
Et le presse, il s’écrit : Action ! Action !…
Oui, l’action ! voila ce que je favorise ;
Le bruit de la vapeur m’enivre et m’électrise ;

Et quand passe, le train des chars précipités,
Je dis avec orgueil : Gloire aux folies cités !
J’aime l’activité bruyante et lucrative ;
L’homme n’est pas créé pour la vie orative ;
Il est fait pour combattre, en ardent citoyen :
Le froid contemplatif n’est qu’un théoricien !
Ô Thébaïde antique, ô Solitude sainte,
Ton autel est sans prêtre et ta gloire est éteinte !
Tu n’as plus pour t’aimer de séraphiques cœurs ;
Tu n’as plus contre moi d’éloquents défenseurs : —
Où sont de tes soldats les puissantes phalanges ?
Où sont-elles, ces voix qui chantaient tes louanges ?
Poète, philosophe, orateur, tous, oui, tous,
Abandonnent ton culte à de sublimes fous ! —
Quel apôtre aujourd’hui, même au centre de Borne,
Oserait te louer comme l’ardent Jérôme ?
Ainsi que Chrysostome ou Basile-le-Grand,
Pour toi, qui verserait, harmonieux torrent,
De ses paroles d’or la splendide éloquence ?
Contre un siècle agressif, qui prendrait ta défense ?
Contre la multitude, aujourd’hui, quelle voix
S’élèverait encor pour soutenir tes droits ?
Ah ! que sont devenus tes orateurs-poètes ?
Leurs cœurs se sont glacés et leurs voix sont muettes ! —
Le démon du désert, inutile ouvrier,
N’y combat plus des cœurs trop ardents à prier ;
L’homme a compris enfin, dans ce grand siècle athée,
Que le destin de tous c’est la vie agitée ;
Doutant du paradis autant que de l’enfer,
Il a placé son cœur dans l’or et dans la chair ;
Libre de toute règle et brisant toute entrave,
D’un monastère étroit l’homme n’est plus l’esclave !
Gloire aux démolisseurs d’Instituts surannés !
Gloire à vous, ici-bas, Gioberti, Lammenais !
Votre puissant génie a bâti, sur la terre,
Avec l’autel brisé, mon trône populaire !
Le siècle progressif, en son activité,
Condamne les loisirs de la mysticité !
Il est passé le temps du despotique moine ;
Je n’ai plus à tenter Saint Paul ou Saint Antoine !
Autrefois, parcourant l’Orient, l’Occident,
J’ai semé dans l’Église un germe dissident ;
Aux cœurs, devenus mous, le désert devint rude ;
Et je vis l’homme alors aimer la servitude !
On sait ce qu’il advint du monastique esprit ;
L’Orient vit pâlir l’astre de Jésus-Christ ;
Et Dieu, pour réparer la perte orientale,
Fit luire à l’Occident une gloire rivale :
Nous eûmes à combattre, en leur obscur berceau,
Le studieux Benoît et l’austère Bruno ;

Mais leur ferveur première, avec le Moyen-Age,
Disparut sans retour, dans un vaste naufrage !
Et l’Europe, aujourd’hui, sent les commotions
Qui précèdent toujours la fin des nations ;
Les laves par torrents s’échappent du cratère ;
Et le trône, en tombant, brise le monastère !
Vers le sombre horizon, comme des flots, j’entends
Les bruits avant-coureurs des Empires croulants ;
Le Nord déchaînera ses hordes vengeresses :
Nous n’aurons jamais vu de si grandes détresses ! ! !
Les Révolutions grondent comme un volcan ;
Les flammes de l’Enfer minent le Vatican ;
L’Europe tout entière, en sa base ébranlée,
Dans la nuée en feu, voit l’ire amoncelée !
Pour disloquer l’Europe et chaque peuple uni,
Nous avons suscité le Ozar et Mazzini !…
Reste donc l’Amérique, altière et commerçante ;
L’Amérique nouvelle, affranchie et puissante,
Avec ses bois sans âge et ses États naissants,
Par des fleuves féconds sillonnés en tous sens :
Vers elle j’ai poussé des foyers de l’Europe
Tout farouche anarchiste et blême philanthrope ;
Et dans son jeune corps infiltrant des poisons,
Pour peupler ses cités, j’ai vidé les prisons !
Vers elle j’ai poussé des brumeuses contrées
Les nuages épais de sauvages athées ;
La Hollande, la Suisse et les États Germains,
Et la Scandinavie ont vu fuir leurs essaims !
De ce Monde Nouveau, j’ai détruit l’équilibre !
L’Amérique est à moi, l’esclave se croit libre !
Par moi la République, en ses progrès bruyants,
Vers la Démocratie entraîne tous les rangs ;
Et la Démocratie, à l’aveugle énergie,
Prend les élans fougueux de la Démagogie ! —
Qu’importe qu’un tyran se nomme peuple ou Czar,
Souverain collectif, dictateur ou César ;
Le peuple, en son pouvoir aveugle et tyrannique,
Impose un joug plus lourd que le despote unique ! —
Le monarque est un père auprès du peuple-roi,
Et le Czar moins tyran que la foule sans loi !
Le plus dur despotisme ou le joug le plus sombre
N’est pas celui d’un seul, mais celui du grand nombre :
Le Peuple règne ici : L’Amérique est à moi !
Du Peuple Souverain je suis le maître et roi ! —
Par la femme chez lui, pour agrandir mon culte,
J’évoquerai l’Esprit de la Science Occulte.
Depuis Eve, — à l’orgueil cédant si follement, —
Nous avons dans la femme un docile instrument ;
Facile à transformer en ange de lumière,
Du péché, dans le monde, elle ouvrit la carrière !

Quand le mal se commet, quel qu’il soit, cherchez bien,
Vous verrez qu’elle en est la cause ou le moyen ;
Elle trompe toujours, qu’elle résiste ou cède ;
Elle accompagne l’homme, en tout, ou le précède ;
L’adultère, l’inceste et les crimes sans noms,
Que l’œil ne voit écrits qu’aux livres des démons,
La femme les conçoit, et puis les exécute,
Ivre en les concevant, plus ivre dans sa chute !
Oui, la femme est pour nous le grand ressort du mal :
Car elle est à la fois et l’ange et l’animal ;
Semblant se dévouer à l’insensé qui l’aime,
Ce qu’elle cherche en lui, c’est toujours elle-même ;
A l’amour égoïste, avec un art charmant,
Elle donne, à tout âge, un air de dévouement ;
Sous la forme du beau, c’est notre propre image ;
C’est la chair déguisée à qui tout rend hommage !
Dès le commencement, séduite, elle a séduit ;
Et depuis, pour séduire, elle a le même esprit ;
Et quand viendra le temps du dénoûment suprême,
L’Antéchrist étonné la trouvera la même ! —
Or, vous savez ici son immense pouvoir ;
Vous savez que par elle on peut tout émouvoir ;
Plus que partout ailleurs, elle est idolâtrée ;
Elle est, plus que partout, follement révérée :
Mais, trop assujettie entre des murs étroits,
De l’homme, en son orgueil, elle rêve les droits :
Pour perdre l’Amérique et la jeune patrie,
Profitons de l’excès de cette idolâtrie ;
Que les hommes, par nous devenus tous égaux,
Ne soient plus gouvernés que par des viragos !

 Incertains de leur sexe et de leur origine,
La femme misanthrope et l’homme misogyne,
Égarant leurs amours pour effrayer les cieux,
Jadis ont enfanté des géants monstrueux ;
Ces jours peuvent renaître et cesser d’être un rêve ;
Les anges ténébreux, épris des filles d’Eve,
Pourront encor peupler l’univers de géants,
Colosses surhumains, formidables agents !
Alors, en ranimant, contre un Dieu despotique,
Notre grande révolte et notre lutte antique,
Nous régnerons partout sur les hommes soumis,
Jusqu’aux jours glorieux de l’Antéchrist promis ! —
Mais pour ce grand succès, combattez la prière ;
Combattez les efforts de l’humble Solitaire ;
Troublez, dans son repos, la méditation. ;
Et par toutes les voix exaltez l’action !
La prière des Saints paralyse nos œuvres ;
La prière engourdit la tête des couleuvres ;

La prière enflammée est un pouvoir divin
Contre lequel l’enfer sans cesse lutte en vain !
La prière, en ces jours, sauverait l’Amérique ! ! !
Ainsi donc, dénoncez la vie ésotérique :
Qui s’isole est coupable ; et la société
Dans l’ermite doit craindre un enfant révolté :
Sous la Démocratie, absolue, ombrageuse,
L’étrange exception est toujours odieuse ;
L’ordre établi par tous est la loi de chacun ;
Celui qui se distingue est l’ennemi commun ! —

 Un livre, en ce moment : « Les questions de l’âme »,
Éblouissante fleur de lumière et de flamme,
A jeté l’épouvante au milieu de mon camp ;
Je vois planer ici l’ombre du Vatican !
Et le grave Brownson à son esprit déroge,
Pour faire du désert l’intempestif éloge ;
Il voudrait voir l’ermite à notre activité
Opposer en priant la sainte oisiveté !
Pour couvrir de mépris les nouveaux ermitages,
Il faut ressusciter la secte des Nyctages,
Qui, blâmant la prière en louant l’action,
Du monde avait proscrit la contemplation !
Déjà, fuyant la foule aux bruyantes émeutes,
Imitant Pythagore et les doux Thérapeutes,
Parmi les protestants, j’ai vu des cœurs, sevrés
De tous plaisirs charnels, s’enfuir dans les forêts !
Du peuple Américain, en son inquiétude,
La pente naturelle est vers la solitude :
Ah ! retenez la foule au seuil des grands déserts :
La Thébaïde ici nous forgerait des fers !  !  !

 J’ai dit : Et maintenant, surprenant chaque classe,
Que votre esprit subtil agisse avec fallace ;
Sur le monde endormi jetez votre réseau,
Et qu’étouffe par vous l’enfant meure au berceau !


le démon misogyne.

Mon maître et roi puissant, qui bâtis sur la terre,
Avec l’autel brisé, ton trône populaire :
Pour opérer le mal, en son aveuglement,
La femme fut toujours un docile instrument !
 Lorsque l’Esprit du mal, afin de séduire Eve,
Prit la forme qui rampe et glisse ainsi qu’un rêve,
La forme tortueuse et qui brille en rampant,
Eve ne comprit pas l’insidieux Serpent ;
Mais émue, enlacée, aveugle, en son ivresse,
Séduite, elle écouta sa voix enchanteresse !

Toute femme est encor ce qu’Eve était jadis,
Prompte à quitter le bien pour des plaisirs maudits
Livrée au sombre orgueil des fougues insensées,
La chair comme un torrent submerge ses pensées !
Oh ! qui peut de son cœur sonder tous les détours,
Et quel Ange a jamais pu suivre, dans leur cours,
Les désirs égarés de cet hermaphrodite ?
Son sein est un chaos que le vieux Sphinx habite !
Pour revêtir le mal d’un perfide dehors,
La malice angélique en elle a pris un corps !
Son amour désastreux est un brûlant mystère :
Le délire est moins sombre et la mort moins amère !
Tantôt touchant au ciel, et tantôt à l’Enfer,
Et toujours, dans l’excès, digne de Lucifer,
Monstre hiéroglyphique, énigme indéchiffrable,
Dont les serments d’un jour sont écrits sur le sable,
On la voit, tour à tour, au gré du même feu,
Et l’épouse de l’homme et l’épouse de Dieu,
Cachant l’immonde amour sous sa robe de neige,
Et faisant de son cœur l’enfer du sacrilège !
C’est d’elle et d’un Démon, son plus intime époux,
Que naîtra l’Antéchrist qui doit régner sur tous !

 L’enfance féminine, encore en camisole,
Porte un cœur agité sur les bancs de l’école ;
Et l’homme, en rougissant, entend la prude miss
Parler de « genial bed » et de « conjugal bliss. »
De la froide pudeur androgyne oublieuse,
D la voit s’exalter, en sa pâleur fiévreuse ;
Et rêvant d’égaler Marguerite Fuller,
Monter sur le trépied en habits de bloomer !
Vestale illuminée, elle paraît un ange ;
Mais cet ange bien vite en un démon se change ;
Et ce démon femelle, au lieu de l’élever,
Obsédant son objet, cherche à le dépraver :
Tel un sombre vampire, insatiable Goule,
Du sang de sa victime, en l’étouffant, se soûle ;
Ou tel un long serpent autour d’elle se tord,
Et l’entraîne sous terre, en lui donnant la mort ! —
Aimer d’un amour vrai, c’est sortir de soi-même,
C’est se perdre avec joie en celui que l’on aime ;
Mais l’amour égoïste en soi-même toujours
Concentre, absorbe, éteint, détruit tous les amours !
L’amour est pour la femme une fièvre, un délire ;
L’homme qu’elle a séduit est celui qu’elle admire ;
Et quand l’homme enrayé fuit son embrassement,
Dans l’incube démon elle cherche un amant !
Sans cesse, pour prêcher la plus folle utopie,
Je trouve dans la femme une éloquence impie ;
Se faisant, pour séduire, Ange, animal, Démon,
Du Spiritualiste elle passe au Mormon ;

Charnelle pythonisse, au mystique langage,
Elle érige un autel à son libertinage ;
Et sous un voile saint dérobant ses appas,
Elle attire avec art l’insensé sur ses pas

 Ô femme ! dans ton sein toute erreur se féconde ;
Par toi toute hérésie a fait le tour du monde ;
Du mal, plus que du bien, connaissant les excès,
C’est par toi que Satan obtient tous ses succès ;
Par ta bouche, éloquente en phrases hypocrites,
Toute doctrine impure a fait ses prosélytes :
L’Orient, l’Occident, le Nord et le Midi,
L’univers tout entier sans cesse a retenti
Du bruit contagieux de tes pieux scandales !
Tes pieds dans le faux temple ont usé leurs sandales !
Et chaque antre infernal, chaque infernal autel
T’a vue agenouillée, et reniant le ciel !

 Ô femme ! du bonheur éblouissant mirage ;
Sur des flots attrayants, Sirène de naufrage ;
Par toi vers le malheur tout chemin est tracé ;
Dans le crime avec toi l’homme en vain s’est lassé :
Faible esclave toujours, l’homme abaisse son âme,
L’homme éteint son génie aux amours de la femme ;
Aveugle adorateur de l’ange des enfers,
Il s’endort dans l’ivresse au doux bruit de ses fers !

 Le peuple Américain, peuple gynécolâtre,
Contre la chair n’a point d’armes pour me combattre ;
Captif et désarmé, par Dalila je veux,
De ce jeune Samson voir tomber les cheveux ;
Énervé par le luxe autant que par la femme,
Dans un culte fatal j’enchaînerai son âme !
S’enivrant du poison que l’amour prépara,
Aux pieds d’Omphale reine Hercule dormira !


le démon du ciel astral ou de la magie.


Mon maître et roi puissant, qui bâtis sur la terre,
Avec l’autel brisé, ton trône populaire :
Quand tu levas au ciel l’étendard de l’orgueil,
Je suivis ta révolte et je porte ton deuil !
Vaincu par Saint-Michel, sans vouloir me soumettre,
L’amour a déserté l’abîme de mon être !
Mon orgueil se complaît dans l’erreur et le mal ;
Le désordre est pour moi le seul état normal ;
Mon désespoir sans fin alimente ma haine ;
Je voudrais agrandir l’éternelle géhenne !

 Dans les flots lumineux d’un fluide éthéré,
Où réside du feu le principe sacré ;
Dans le Royaume Astral, temple de la Magie,
Des Puissances de l’air concentrant l’énergie,

Par l’élément subtil, l’od illuminateur,
J’emplis de mon esprit chaque oracle menteur ;
Par l’éther sidéral qu’à mon gré je dirige,
Pour éblouir l’orgueil, j’opère maint prodige ;
Par moi, l’homme, endormi d’un lucide sommeil,
Du monde des Esprits voit briller le soleil ;
Il entre, émerveillé, dans mon fatal royaume,
Et sans l’avoir appris, parle chaque idiome ;
Il lit dans la pensée et dit tous les secrets,
Les mystères du cœur que nul n’a pénétrés ;
Et maître tout-à-coup des sons et des nuances,
Il a le germe infus de toutes les sciences ;
Par une force occulte armé de nouveaux sens,
Il aperçoit au loin les corps phosphorescens ;
À la vive clarté d’une seconde vue,
Immobile, il embrasse, il parcourt l’étendue ;
Son âme, transformée en miroir constellé,
Réfléchit l’univers, tout-à-coup dévoilé ;
Et tenant les deux bouts de la chaîne mystique,
Il exerce ou subit un charme magnétique :
Ainsi je forme et romps d’invisibles rapports
Entre les cœurs distants, les esprits et les corps.
Dans les grandes cités, foyers d’ignominies,
J’ai mes prêtres, mon culte et mes cérémonies ;
J’oppose mes splendeurs aux pompes du saint-lieu,
Et l’église infernale à l’Église de Dieu.

 Pour combattre la gnose et l’ascèse divine,
J’eus mes initiés, choisis dès l’origine :
Caïn, Cham, Misraïm ont parmi les anciens
Enseigné les premiers mes secrets aux païens ;
Mes secrets, transportés par la vierge prêtresse
De la Perse à l’Égypte et de l’Égypte en Grèce ;
Et de là, dans l’exil des plus lointains climats,
Où l’homme, en sa douleur, a promené ses pas,
Chargé de tous ses dieux, depuis les Pyramides
Jusqu’aux rocs de Karnal, taillés par les Druides.
Mon art prestigieux a déçu Pharaon ;
C’est par moi qu’ont parlé les Esprits de Python ;
J’ai guéri les humains sous l’aspect d’Esculape ;
Dans les temples impurs, j’ai fait régner Priape ;
De la lyre d’Orphée enchantant les accords,
L’âme de la musique a passé dans les corps ;
La Sybille en fureur, sur le trépied mystique,
Pleine de clairvoyance, eut le don fatidique.
Swedenborg, Saint-Martin, Cagliostro, Mesmer,
Organes décepteurs des Puissances de l’air,
Agissants ou passifs, dans leurs cercles sinistres,
Au magnétisme astral ont servi de ministres.
Les coupables cités, les vieilles nations
Ont éprouvé le choc des révolutions ;

Et j’ai vu les chrétiens de l’attique Lutèce
Baiser les pieds sanglants de la Raison Déesse !

 Après un long succès, au profit de l’Enfer,
Sûr du Vieux Continent, j’ai traversé la mer.
Des venins de l’Europe infectant l’Amérique,
Je vois y refleurir le culte idolâtrique ;
Chaque jour, les enfants des actifs dissidents,
Dans leur multiple erreur, se montrent plus ardents ;
Chaque jour, il surgit autant d’immondes sectes,
Que les marais stagnants voient pulluler d’insectes,
Essaims dévastateurs, formidables fléaux,
Sous mon souffle enfantés de la nuit du chaos !
Oui, je vois la lumière, en ses noces funèbres,
En désertant le ciel, épouser les ténèbres ;
Par les mixtes hymens, devenus si nombreux,
L’erreur se propager en un philtre amoureux.
Je suscite partout, pour asservir la femme,
Pour la soumettre, abjecte, au joug le plus infâme,
Pour corrompre son âme et flétrir sa beauté,
D’éloquents détracteurs de la virginité :
Et la femme, enivrée en sa folle espérance,
Dans son abaissement rêve sa délivrance ;
Sous le nom de bloomers, de modernes Saphos
Au sexe masculin disputent les tréteaux ;
Et chaque prosélyte, hérétique ou chrétienne,
Se fait ma Pythonisse ou Nécromancienne !
Dans cet Age incroyant, de la matière épris,
Je fonde sur les sens l’empire des Esprits !
La matière, en son vol, se spiritualise ;
Et l’âme s’abrutit, l’esprit s animalise !
Le faux Illuminé, l’extatique insensé,
L’ardent rénovateur des cultes du passé,
S’érigeant en prophète inspiré par les Anges,
De la chair affranchie entonne les louanges !
La théurgie enseigne à l’homme audacieux
L’art d’évoquer les morts et de parler aux dieux ;
Chaque âme, en traversant le sommeil magnétique,
Ose entrer sans effroi dans la sphère magique,
L’empire indéfini des Puissances de l’air,
Sombrement lumineux, ténébreusement clair !
Aux mystères impurs d’une sanglante orgie
Succèdent les fureurs de la démagogie ;
Et la foule, attelée au char de Lucifer,
Offre au monde effrayé le tableau de l’Enfer !
Oui, de la vieille Europe à la jeune Amérique
J’ai transporté les dieux du culte idolâtrique !
En vain Görrès, Brownson, Webber ont dit le mal :
La Magie a repris tout son empire astral.
Sans être combattue et sans causer d’alarmes,
Rayonnant en tout sens, elle exerce ses charmes :

Hommes, femmes, enfants, magistrats et savants
Se laissent éblouir aux éclats décevants. —
Mon règne s’agrandit de conquête en conquête : —
Et la science doute, et l’Église est muette !
J’ai dans le journalisme un digne apostolat ;
J’ébranle avec la Presse et l’Église et l’État !
Pour le Législateur, que mon esprit anime,
Le corrupteur de l’âme est innocent de crime :
La loi poursuit partout le meurtrier du corps ;
Mais l’assassin de l’âme, impuni, sans remords,
L’écrivain dépravé, le journaliste infâme,
Qui distille avec art tous les poisons de l’âme,
Il consomme en repos l’assassinat moral ;
Il peut impunément inoculer le mal !
Voila donc le progrès d’un siècle utilitaire :
L’âme, le cœur, l’esprit est moins que la matière ;
Et chacun a le droit, chacun la liberté
D’universaliser son immoralité ;
Oui, chacun a le droit et chacun la licence
D’encourager la chair en sa concupiscence.

 Je vois avec orgueil mes théurges nouveaux
De la jeune Amérique exalter les cerveaux ;
En prose comme en vers, expliquant mes préceptes,
Ils sont partout suivis d’innombrables adeptes.
Les vices, les erreurs, les morbides penchants
Ont leurs affinités dans les cœurs et les sens ;
Entre l’hiérophante et l’ardente Pythie,
La Magie établit l’intime sympathie ;
Le magnétisme agit, comme un charme amoureux,
Entre les cœurs souillés de rêves langoureux ;
Entre la somnambule et l’impur somniloque,
De la séduction le pacte est réciproque.
Mêlant, pour mieux tromper, de saintes vérités
Aux mensonges brillants, aux fatales clartés,
J’ai pour représentants les Spiritualistes,
Apôtres séducteurs, gnostiques panthéistes.
Les Mormons menaçants, les « Saints des derniers temps »,
Renouvellent les mœurs des Turcs Mahométans ;
Dans les plaines d’Utah, dans les déserts incultes,
La chair a proclamé la liberté des cultes !
Le centre de mon règne est au Grand Lac Salé ;
J’étreins Philadelphie et New-York désolé ;
Et j’admire, en tous lieux, la gynécolatrie
Préparant les horreurs de la polyandrie !
Des Mânes simulant et la voix et les traits,
Au milieu des vivants je parle et j’apparais ;
J’emprunte chaque forme et revêts chaque image,
Et des cœurs abusés je rive l’esclavage !
Du monde surprenant l’enthousiaste accueil,
Je dicte l’épopée au barde de l’orgueil.

L’Amérique, à ma voix, enfante un Encelade,
Géant blasphémateur, dont l’audace escalade,
En son délire impie et son aveugle élan,
Les cieux où planent seuls les Anges de Satan.
De la Magie Astrale évoquant les Puissances,
Il sonde l’océan des Occultes Sciences !
Sous un masque attrayant, poète de la chair,
Qu’entourent de respect les filles de Mesmer,
L’érotomane Harris, Nécromant d’Amérique,
En tirant des accords de sa lyre hystérique,
D’astre en astre ravi, sur terre a dévoilé
Les mystères d’amour de mon « Ciel Étoilé ! »
Dans des chants éthérés de vibrante harmonie,
Il a décrit le vol de l’extase infinie ;
L’extase où l’idéal, s’unissant au charnel,
Réalise l’espoir d’un hymen éternel !
Rapsode illuminé de crédules victimes,
Que j’attire par lui vers mes sombres abîmes,
Dans son épithalame astral, il leur promet
Un ciel de voluptés digne de Mahomet !
En passant à travers un océan de fanges,
Il leur promet un jour de devenir des Anges ;
Et conservant leur sexe en des corps lumineux,
D’éterniser au ciel d’indissolubles nœuds !
Ses poèmes, éclos du sommeil mesmérique,
Au délire des sens excitent l’Amérique !
Chantre de la révolte et de la volupté ?
De l’orgueilleux mépris de toute autorité,
Le cœur brûlant de naine et chargé de colères,
Il fuit des monts sacrés les sereines lumières.
Sa Muse spasmodique enferme dans ses flancs
Des révolutions les désordres sanglants ;
Hécate échevelée, au sortir de l’orgie,
Elle entonne les chants de la démagogie,
Agitant ses flambeaux, allumés dans l’Enfer,
Devant un siècle impie, envahi par la chair !  !
 Le clairvoyant Davis, en sa philogynie,
Annonce l’Âge d’Or de la Grande Harmonie ;
L’Âge où l’amour, changeant tout l’ordre social,
Transformera la terre en Éden nuptial ;
Cet Age désiré de l’heureux Millénaire,
Qui doit réaliser chaque intime chimère ;
Où les cœurs subiront un charme pérennel,
L’harmonial accord, l’attrait passionnel ;
Où l’instinct impulsif et le libre divorce
Aux sympathiques lois laissant toute leur force,
Les cœurs graviteront, l’un vers l’autre attirés,
Pour être enfin unis et jamais séparés !
 Chaque pseudo-prophète enfante sa folie ;
Le désordre est partout, partout l’anomalie :

Et sous un nouveau nom, chaque magicien
Ressuscite aujourd’hui le paganisme ancien ;
Sous des voiles sacrés, sous des formes austères,
Le Gnostique accomplit les plus impurs mystères !
Aux étreintes du dieu que son âme évoqua,
La Ménade s’agite et s’écrie : Eurêka !…
 Amérique ! Amérique ! en leur mélancolie,
Leur romanesque amour et terrible folie,
Que tes filles du Nord, que tes pâles beautés,
De tout vague orateur aiment les nouveautés !
Que tes filles du Nord, tes pythonisses blêmes,
Dans mes temples, ornés de magiques emblèmes,
S’enivrent du fluide et des sombres vapeurs,
Et des exhalaisons d’impurs magnétiseurs !
Amérique ! Amérique ! en leur lutte inquiète,
Apôtres du mensonge, — orateur et poète,
Journaliste et prêcheur, — que tes enfants du Nord,
Que tes fils Puritains, savent donner la mort !…
Le Peuple Américain, que mon esprit obsède,
Aux plus trompeurs attraits sans résistance cède !
Ce peuple audacieux, né pour les grands projets,
Prépare à mes autels d’extatiques sujets.
Moi, je connais ce peuple ; et j’ai, dès sa naissance,
Exploité pour le mal sa mystique tendance !
Par les prêtres romains, oh ! qu’il est peu compris :
Des biens les plus grossiers ils l’ont cru tout épris ;
Mais, moi, qui l’ai suivi jusqu’à son origine,
Moi qui sais quel instinct l’agite et le domine,
J’ai fait luire à ses yeux l’arc-en-ciel idéal ;
J’ai dirigé là-haut son vol transcendantal !
Du peuple Américain l’esprit grave et mystique,
Transmis par les Teutons et la race Celtique,
Pour la Théosophie abandonne déjà
Les cultes trop étroits que la raison forgea ;
Et je vois se former, dans mes cercles magiques,
L’esprit qui fait mouvoir les flots démagogiques !
Le Spiritualiste, en son rêve exalté,
S’élance vers ma sphère avec témérité ;
Le mystère lui plait ; en soulevant mes voiles,
Il aime à parcourir le monde des étoiles ;
Pour lui le surhumain a des charmes secrets ;
Son cœur est agité de sublimes attraits ! —
La vulgaire Hérésie, en cruelle marâtre
À l’amour de ses fils n’offre qu’un sein d’albâtre !
Elle n’a jamais eu que de terrestres soins ;
Elle reste insensible aux plus nobles besoins ;
Oui, son front est de bronze et sa voix est muette,
Si quelque âme élevée, à l’ardeur inquiète,
Dans un mystique élan dépassant la raison,
Du monde des Esprits veut franchir l’horizon :

Mais cette âme inquiète, ardente et délaissée,
Cette âme solitaire et froidement blessée,
Ah ! moi, je l’aperçois ; ah ! moi, je la comprends :
Je sonde ses désirs, ses ennuis dévorants ;
Dans son isolement et sa mélancolie,
Dans son enthousiaste et céleste folie,
Je viens comme un époux, un Ange protecteur,
Et je ravis cette âme en mon ciel enchanteur !

 Des vierges dont la lampe eût lui dans leurs cellules,
Des épouses du Christ je fais mes somnambules ;
Les livrant sans pudeur aux Anges ténébreux,
Je change leur extase en délire amoureux.
Leurs cœurs, tout alanguis de molle rêverie,
Pour l’impure Sirène abandonnent Marie !
Séducteur invisible, insaisissable amant,
D’horribles voluptés j’inflige le tourment !
Près du lit virginal, et qui semble sans tache,
Glissant dans l’ombre épaisse, à la fleur je m’attache ;
À la fleur endormie en son éclat vermeil,
Et qu’agite souvent un coupable sommeil,
À la fleur je m’attache ; et j’y laisse la trace,
L’empreinte d’un baiser qui jamais ne s’efface ;
Et la fleur languissante, en sa morne pâleur,
Atteste à son réveil l’hymen profanateur :
Pleine d’inquiétude et de tristesse étrange.
Comme une veuve en deuil, elle appelle son Ange ! —
Pour les âmes d’élites, il n’est pas de milieu :
Leur devise est toujours : ou le Démon ou Dieu :
Lorsqu’un génie altier s’aveugle et se fourvoie,
Je l’attends et saisis, dans l’orgueil de sa joie :
Car plus la grâce opère et surabonde en lui.
Plus il tombe de haut, moins il trouve d’appui !
De ce génie, alors, à l’étroit dans ce monde,
J’égare au Ciel Astral la fougue vagabonde !
Dieu livre à mon pouvoir l’orgueilleuse raison.
Dont la sombre hérésie obscurcit l’horizon ;
Et d’erreur en erreur, et d’abîme en abîme.
Au désespoir final j’entraîne ma victime ;
Je l’entraîne et confirme, en son impiété.
Captive dans le temps et dans l’éternité !
La crainte de l’Enfer, prison brûlante et sombre.
Au seuil de l’hérésie arrête le grand nombre :
De la réalité des éternels tourments
Je sape avec succès les derniers fondements !
Du gouffre des maudits, de l’abîme des âmes,
Du volcan sulfureux, cachant les noires flammes,
Par de faux médiums, dans le piège attirés,
Je vois venir à moi les cœurs désespérés ! —
Malheur, en son audace, au chrétien qui m’évoque,
Ou qui prête l’oreille au trompeur Somniloque ;

Malheur au téméraire : Abandonné de Dieu,
Quel miracle il faudra pour qu’il rentre au saint-lieu !
Je sais que même alors la liberté lui reste,
Et l’espoir du pardon, et la grâce céleste ;
Mais par la liberté l’Ange est tombé du ciel,
Et l’homme a préféré Satan à l’Éternel !
Depuis la double chute et de l’Ange et de l’homme,
Oh ! combien pour le mal est vaste ton royaume :
En lutte avec la chair et l’esprit orgueilleux,
Il te faut le secours de la grâce des deux ;
Mais tu résistes même à la divine grâce ;
Pour te forcer au bien elle est inefficace ;
Ton pouvoir est si grand qu’il semble illimité ;
Ton pouvoir brave Dieu, brave l’éternité ;
Et par le désespoir s’ouvrant le sombre abîme,
Ose d’un fol orgueil se faire la victime !
Ô faculté sublime, ô terrible pouvoir,
Ô glaive à deux tranchants que l’on tremble d’avoir,
Liberté ! liberté ! source de tout mérite,
Source impure du mal sur la terre maudite !
Ô noble privilège, ô formidable don,
Tu peux, avec la grâce, obtenir le pardon
De tout forfait ; tu peux, en ta douleur sincère,
Laver tous tes péchés dans le sang du Calvaire ;
Et trompant les efforts de l’Enfer éternel,
Comme un astre éclatant, faire entrer l’âme au ciel !
Mais tu peux, résistant à la grâce suprême,
Préférant à la foi le doute et le blasphème,
Aux œuvres de l’esprit les œuvres de la chair,
Plonger l’âme rebelle en l’insondable Enfer !…
Le bonheur d’un démon, c’est de perdre les âmes :
Ah ! puissé-je en peupler les éternelles flammes !
Quand l’orgueil croit planer au sein du firmament,
Je mesure sa chute à son élèvement !
L’orgueil de Lucifer a créé la Géhenne,
La nuit du désespoir, du remords, de la haine !
L’homme, endurci par moi, dans sa perversité,
Pécherait, s’il pouvait, pendant l’éternité :
C’est l’éternel esprit d’orgueil, d’indépendance,
Qui fait du sombre Enfer l’éternelle souffrance !
La volonté perverse a corrompu la chair ;
La volonté perverse éternise l’Enfer !…
L’Enfer ! c’est blasphémer, c’est haïr, c’est maudire ;
C’est enflammer sa soif aux laves du délire ;
C’est dire à tout espoir un désolant adieu ;
C’est l’absence d’amour, c’est l’absence de Dieu !

 Ah ! pour moi, le bonheur c’est de perdre les âmes ;
Oui, les femmes par l’homme, et l’homme par les femmes !
D’un divin mysticisme affectant les dehors,
En séduisant l’esprit je domine le corps ;

Sur la chair exerçant ma terrible puissance,
Je donne un charme occulte à la concupiscence.
Par le nouveau, l’étrange et le prodigieux,
Par le magique éclat d’un ciel prestigieux,
Par l’espoir d’un bonheur égal au plus beau rêve,
Dans les cœurs éblouis l’illusion s’achève !…
Qu’en ce siècle éclairé la Magie a d’élus !
L’âge de foi, d’amour et d’extase, il n’est plus :
Adieu, cloîtres bénis ! adieu, saintes retraites !
Adieu, déserts peuplés d’humbles anachorètes !
Adieu, Denys, Tauler, Pierre d’Alcantara,
Tous les aigles divins que l’Église admira ;
Thérèse, Catherine, Hildegarde, Brigitte,
Fleurs écloses dans l’ombre, ô phalanges d’élite :
La terre est désolée, en son impiété ;
Et je règne où régnait votre virginité ;
Je règne par la chair, je règne par la foule ;
Des héros et des saints j’ai brisé le grand moule ;
Et comme un noir simoun, le vertige par moi
Déracine des cœurs l’espérance et la foi ! —
Je suis maître partout ! Nul aujourd’hui ne prie ;
Nul ne veut aujourd’hui de la part de Marie ;
Les âmes, pêle-mêle, en leur aveugle élan,
Suivent le tourbillon d’un fatal ouragan ! —
Je suis maître partout ! — Livrés à la matière,
Les prêtres ne sont plus des anges de prière ;
Leur zèle, plein de trouble et de publicité,
N’aperçoit pas les fleurs de la mysticité ;
Aveugles conducteurs d’aveugles comme eux-mêmes,
Ayant un saint effroi pour les vertus extrêmes,
De l’antique folie oubliant les héros,
Dans des chemins battus, ils poussent leurs troupeaux ;
Ils ne connaissent pas d’extatique indolence :
La piété pour eux est dans la turbulence !
Ah ! si par eux le cloître était plus fréquenté,
Ils auraient moins d’esprit et plus de gravité ;
S’ils savaient mieux goûter le repos de Marie,
Ils sauraient s’abstenir de toute raillerie ;
Ils sauraient, en perdant leur sarcastique esprit,
Embrasés de l’amour qu’inspire Jésus-Christ,
Des plus douces vertus donnant le chaste exemple,
Repousser l’Hérésie, en gardant le saint temple ;
Et forts par leur douceur et leur calme divin,
Dans ce siècle agité, montrer un front serein !
Ils sauraient, en louant tout solitaire ascète,
Inspirer aux chrétiens l’amour de la retraite ;
Et, par le jeûne austère et l’ardente oraison,
Exorciser encor les Esprits de Python. —
Mais, hélas ! plus de cloître et plus de Thébaïde :
Le monde, le Clergé, l’Épiscopat timide

Semblent avec Satan travailler de concert
Pour fermer à l’amour l’asile du désert !
L’Église d’Amérique, infatigable Marthe ;
Des grands chemins publics ne veut pas qu’on s’écarte !
La chaste Solitude, en abritant les cœurs,
Contre un siècle grossier et de charnels moqueurs,
N’a plus pour l’exalter l’éloquence des Pères :
Les Chrétiens d’aujourd’hui sont des hommes d’affaires !
En cessant d’être fous, comme ceux d’autrefois,
Ils suivent sagement la raison de la Croix ;
Et jugeant du Passé la folie admirable,
Ils ont pris du Présent la sagesse imitable !
Aujourd’hui, l’Évangile est mieux interprété
Par l’esprit éclairé de la majorité ;
Le bon sens de ce Siècle éminemment pratique,
Condamne les rigueurs de la Règle Ascétique !
L’Âge socialiste a crié : Vœ Soli !
Et l’esprit solitaire est enfin aboli !
On appelle dyscole, indocile, excentrique,
Morose et misanthrope, étrange et fanatique,
L’humble et grave croyant, l’enfant pâle et rêveur
Qui suit l’étroit sentier où marcha le Sauveur ;
Qui, pleurant sur les maux dont s’alarme l’Église,
Sous le poids des douleurs sent son cœur qui se brise ;
Et des vices fuyant le spectacle affligeant,
Maudit ce siècle athée, esclave de l’argent ! —


 Quand un esprit d’élite, au choc d’un grand orage,
Manque d’un calme asile, il sombre et fait naufrage !
D’un chrétien, que le cloître eût vu rasséréné,
Je fais un apostat, un rebelle effréné !
J’engendre avec l’orgueil cette mélancolie,
D’où naît le désespoir qui mène à la folie ;
Et liant dans le mal les âmes par les sens,
J’étouffe la pudeur et les remords naissants !…
 Ô Pasteurs d’Amérique, où sont vos regards d’aigles ?
Qu’est devenu pour vous l’esprit des saintes règles ?
Êtes-vous endormis, n’êtes vous plus jaloux
Des mystiques agneaux que ravissent les loups ?
Ah ! je gagne, en ces jours, tous ceux que perd l’Église ;
Je les aveugle, exalte, enivre et magnétise ;
J’offre à leur soif ardente, à leur avidité
Le décevant espoir d’un breuvage enchanté ;
Et l’Église est témoin que mes sombres phalanges
Font prévaloir encor des doctrines étranges ;
Et que l’Américain, au vol transcendantal,
Fuit le séjour des sens pour le séjour astral !…

 Actif Épiscopat, aveugle Sacerdoce,
Non, tu n’as pas compris ce noble enfant précoce,

Reflétant à la fois, en ses libres instincts,
Tout l’héroïque esprit des grands peuples éteints !
Non, tu n’as pas compris ce grand peuple d’élite,
De vingt peuples choisis enfant cosmopolite ;
Et dans ta lâcheté, désespérant de lui,
Tu le vois, en pleurant, ma victime aujourd’hui !
Des bords de l’Atlantique aux bords du Pacifique,
De Partridge et Brittan la presse prolifique,
Sous des formats brillants, offre aux lecteurs ravis
Les visions d’Harris, les rêves de Davis !
Poète somniloque, extatique Voyante
Explorent sans effroi ma sphère illuminante ;
Et pleins d’illusions et d’espoirs séduisants,
À l’ombre des Esprits, s’enchaînent par les sens !…
  « Venez, venez à moi, natures exaltées,
« Par le monde et l’Église à la fois rejetées :
« La Magie ouvre un ciel d’extatiques ardeurs,
« Un Éden nuptial rayonnant de splendeurs !
« Venez, venez à moi, souffrantes sensitives,
« Lys arrosés de pleurs, âmes contemplatives :
« L’Église n’a pour vous aucun abri claustral ;
« Moi, pour vous abriter, j’ai mon grand Ciel Astral !
« En échappant au joug de la froide routine,
« Qui semble changer l’âme en vulgaire machine,
« Venez vous retremper aux sources de l’amour,
« Dans l’azur étoile d’un magique séjour ! —
« L’Enfer n’existe pas, l’Enfer est un mensonge ;
« Par delà le tombeau, le bonheur se prolonge ;
« L’esprit, le cœur, les sens doivent s’épanouir ;
« Ici-bas et là-haut, l’homme est fait pour jouir !
« Vers mon Éden béni, montez de sphère en sphère ;
« Suivez l’Ange amoureux à travers la lumière ;
« Voyez briller au ciel le nuptial flambeau :
« Le ciel seul est certain, puisque seul il est beau ! — »

 C’est ainsi qu’attirant les folles Agapies,
L’essaim voluptueux des mystiques impies,
Aux plus honteux excès de la corruption
Je donne tout l’attrait d’une religion !
Séduites chaque jour, combien de jeunes filles,
Combien de médiums, au sein de leurs familles
Apportent le venin qu’inocule l’Enfer,
Prêtresses des autels où monte Lucifer ! —
C’est le culte animal, la chair déifiée ;
C’est l’esprit dégradé, l’âme crucifiée ;
C’est de l’humanité l’ignoble abaissement ;
C’est l’abîme sans fond d’un fol aveuglement ! —
Qu’en ces jours la Magie a fait tourner de têtes !
Vains jouets des Esprits, que les hommes sont bêtes !
Par le fluide astral envahis, obsédés,
Que ce grand siècle a vu surgir de farfadets !

Les crédules humains, en doutant de l’Église,
Écoutent l’insensé, qui rêve et prophétise ;
Sourds à la voix de Dieu qui part du Vatican.
Ils écoutent l’oracle inspiré par Satan !
Le mensonge est si doux, la vérité si dure,
La grâce est si contraire à l’infirme nature,
Que tout prophète impie, harmonieux menteur,
Trouve un facile accès pour aller droit au cœur !

 Gœthe, Bailey, Soumet, Byron et Lamartine,
Vous dominez le monde, et moi je vous domine !
Jocelyn, Faust, Manfred, Festus, Idaméel,
Le blasphème a par vous escaladé le Ciel !


le démon de la cité.


Mon maître et roi puissant, qui bâtis sur la terre
Avec l’autel brisé, ton trône populaire :
Tu connais et mon zèle, et ma fidélité,
Et de mon rôle actif le cercle illimité ;
Eh ! bien, mon maître et roi, j’ai parcouru les villes ;
Tout va bien pour le mal ! — Dormons, dormons tranquilles !
Oui, dans ma vigilance, au loin j’ai visité
Et le nouveau village et la vieille cité,
Depuis Philadelphie, aux froids palais de marbres,
Ces tombeaux puritains, qu’ombragent de grands arbres,
Jusqu’aux bords où croupit la Nouvelle-Orléans,
Sentine de l’Europe et nid de mécréants ; —
Tout va bien pour le mal ! — Dormons, dormons tranquilles !
Ton sceptre pèse encor sur les âmes serviles !
La matière envahit, absorbe tout esprit ;
Il ne règne partout qu’un charnel appétit !
Déguisé pour tromper en Ange de lumière,
Accommodant le ciel aux besoins de la terre,
Tenant compte aujourd’hui de la fragilité,
Des progrès de l’Église et de l’humanité,
Et voulant rendre à tous la piété facile,
J’ai tenu ce discours à la foule imbécile :


  « On peut aimer son Dieu sans excentricité ;
Chacun peut se sauver dans la société :
Pourquoi fuir au désert ? pourquoi rêver le cloître ?
Le monde est le jardin où la vertu doit croître l
Le salut, plus facile aujourd’hui qu’autrefois,
N’exige pas que l’homme émigré au fond des bois ;
Le progrès a rendu facile l’impossible ;
Et l’ermite exalté, Don Quichotte lisible,
Combat des ennemis qu’on ne voit nulle part :
Marthe, au milieu du monde, a la meilleure part !
Avec tous les devoirs la foi se concilie :
La vie érémitique est une anomalie !

Sans devenir étrange, on peut être chrétien ;
Sans se faire Sauvage, on peut faire le bien ;
À vaincre dans le monde on a plus de mérite ;
Dans un siècle agissant, pourquoi l’oisif ermite ?
Le peuple des chrétiens est un peuple bourgeois :
Sans les suivre, admirez les héros d’autrefois ;
Lisez, sans trop d’ardeur, les pieuses légendes :
Les petites vertus valent mieux que les grandes !
La sombre piété, l’ascétique ferveur,
Le mépris de la terre, éloigne du Sauveur !
Selon les temps, les lieux, la nature fragile,
Il faut interpréter l’esprit de l’Évangile :
L’homme doit craindre en tout l’exagération ;
Il doit craindre l’excès de la perfection,
L’excès dans la pudeur et dans la tempérance ;
Le moindre poids de trop fait pencher la balance !
Le point d’arrêt pour lui, c’est le juste-milieu :
En sagesse il ne faut le trop, ni le trop peu !
Nous sommes dans un Age, où la démocratie
A mieux compris l’esprit du plébéien Messie. —
Au lieu de suivre l’aigle, imitez l’animal :
Malheur au téméraire : — Icare a fini mal !
L’orgueil est bien voisin de toute grande chose :
Dès que l’on sort des rangs, grandement l’on s’expose !
Croyez-moi, le chemin, pour arriver aux cieux,
Le chemin le plus sûr, c’est le plus spacieux !
Aux Trappistes blêmis, aux ascètes abstêmes,
Aux hommes singuliers, laissez tous les extrêmes !
Les mangeurs de légume et les froids buveurs d’eau.
Fantômes chancelants, plîraient sous le fardeau ;
Abrégé du Grand Tout, l’homme est né pantophage ;
La liqueur la plus forte est son meilleur breuvage :
Et c’est un mystagogue, un gnostique essénien,
Qui fit de l’homme abstème un pythagoricien :
L’hygiène d’Adam ne fut pas végétale ;
Noé, pour se nourrir, eut la race animale ;
Et l’homme, en tous les temps, ou pasteur ou chasseur.
A bu l’esprit de vin qui réjouit le cœur ! —
 Et vous, vierges, suivez en tout les autres femmes ;
Pour plaire et réussir, soyez des grandes dames ;
Oubliez à jamais les leçons du Couvent ;
Et reines de la mode, en avant ! en avant !
Sans honte, revêtez la nudité mondaine :
Laissez la pruderie à Lady puritaine :
En sa froide réserve ou romanesque ardeur
Elle a l’hypocrisie et non pas la pudeur ;
Sa hautaine vertu, toute dans l’apparence,
Garde la pruderie en perdant l’innocence ;
Prompte à faire le mal, pourvu qu’il soit caché.
Elle rougit de tout, excepté du péché ! —

Aux faux illuminés appartient la tristesse :
La piété sincère inspire l’allégresse ;
Un visage assombri rend le péché plus grand :
C’est pécher à demi que pécher en riant ;
Laissez le désespoir au morne Janséniste ;
Le saint le plus aimable est le moins rigoriste !
On n’obtient rien de l’homme en lui demandant trop ;
Allez au petit pas et non au grand galop :
On doit craindre en son vol l’erratique comète ;
En voulant Étire l’Ange, enfin, on Eut la bête !
Le chemin le plus droit pour vous, en vérité,
C’est le chemin suivi par la majorité !
Non, le nivellement ce n’est pas l’anarchie ;
Mais c’est l’ordre parfait de la démocratie : —
Si le peuple est le maître, abrogeant toutes lois,
Nul n’étant asservi, vous serez tous des rois ! — »

 Voilà ce que j’ai dit à la foule ravie,
À la foule attachée aux plaisirs de la vie ;
Et la foule insensée, en ses instincts grossiers,
Condamne comme fous les moines singuliers !
Et le monde, en louant le chrétien sybarite,
Dénonce le dyscole et misanthrope ermite ;
Pour se justifier et disculper les grands,
Il ne semble épargner que les intempérants ;
La gravité pour lui, c’est la misanthropie ;
L’Évangile parfait n’est plus qu’une utopie ;
Le commun seul est vrai ; le reste est idéal ;
L’homme devient suspect dès qu’il n’est plus banal !
Heureux les ennemis de la vie ascétique :
Dans leur zèle indulgent et leur bon sens pratique,
Sans alarmer les cœurs au service de Dieu,
Ils savent bien tirer leur épingle du jeu !
Abaisser, aplanir, confondre, c’est leur règle ;
Au perchoir populaire il faut ramener l’aigle ;
La foule n’admet pas d’esprits récalcitrants ;
L’instinct socialiste égalise les rangs !

 Des canons de l’Église éludant l’observance,
Le Peuple avec le Prêtre agit de connivence ;
Ils ont su se comprendre et se mettre au niveau,
Et se louer l’un l’autre, en se criant : Bravo !
Le Pasteur au troupeau vendant sa pacotille,
Adultères chrétiens, ils vivent en famille !
Ils disent, à la voix d’un pâle Saint-Bernard :
« C’était bon autrefois, ce sera bon plus tard ! » —
Ils disent, revêtus de la même tunique :
« La règle du grand nombre est notre règle unique ;
Et quiconque abandonne, en son goût singulier,
L’esprit universel, devient irrégulier :
Ce siècle exclut l’excès de la folie antique ;
Il faut nourrir la chair, en sa force athlétique ;

Il faut, pour travailler pour agir tout le jour,
Fuir du jeûne excessif le dévorant vautour ;
Il faut boire et manger, selon son appétence ;
Ce climat n’admet point d’ascétique abstinence ;
L’Age n’est point propice à ces pieux excès ;
Du vieux corps gangrené ne perçons point l’abcès ! »
 Et moi, je bats des mains, j’applaudis aux maximes,
Qui tiennent éloignés des rayonnantes cimes ;
Et je flatte la chair et l’orgueil révolté ;
Et j’attise l’esprit de la cupidité ! —
 Le sexe très-dévot, les vierges et matrones,
Pour varier le cours des plaisirs monotones,
Savent comment passer du théâtre au saint-lieu,
Et de la table sainte à la table de jeu !…
Elles ne craignent pas, dans leur immodestie,
D’étaler leur orgueil devant la Sainte Hostie ;
Et des salons du monde, avec leurs oripeaux,
De venir insulter les fidèles agneaux ! —
Les femmes, à l’envi, profanant le saint temple,
Viennent s’y dévoiler afin qu’on les contemple ;
Héroïnes du luxe, aux espoirs défleuris,
Elles hantent l’Église en quêtant des maris ;
Rêvant de quelque époux la tardive victoire,
Et de l’hymen bravant la chance aléatoire,
Qu’importent à leurs cœurs d’imberbes freluquets,
Des marchands parvenus ou des dandys musqués ?
L’amitié n’est qu’un rêve et l’amour qu’un mensonge,
Que l’argent seul enfante et que seul il prolonge ;
L’intérêt, sans amour, forme et dissout les nœuds ;
Et le lit nuptial n’est qu’un sépulcre affreux !
Dans ce siècle pervers, — à Mammon seul fidèles, —
Déçus et décepteurs, damoiseaux et donzelles,
Se tendent en public des pièges attrayants ;
Et l’hymen est suivi de malheurs effrayants !
Dans le mélange impur qu’apporte l’hérésie,
On voit s’évanouir la chaste orthodoxie ;
Partout, le « libre amour », le fol entraînement,
L’attraction des corps, succède au Sacrement ! —
Ah ! le siècle est docile aux lois que tu décrètes ;
Il grossit, en ton nom, ses phalanges secrètes ;
Oui, du trône à l’autel, de la tombe au berceau,
Tout est enveloppé de notre froid réseau !
De la société nous rongeons les entrailles ;
Le Christ verra bientôt ses grandes funérailles ;
Et le monde, soumis au culte des Démons,
N’aura dans l’avenir que la foi des Mormons ! —
Faut-il qu’un seul résiste, — un pâle et frêle ascète ?
Un froid contemplatif, un sombre anachorète ?
J’ai choisi, pour le vaincre, un géant de la chair :
Le géant a fléchi, soutenu par l’Enfer !

Contre lui j’ai lancé la plus lourde machine,
L’esprit le plus étroit, l’élu de la routine,
Qui, dans son zèle amer, sa dure charité,
Aussi désenchantant qu’il est désenchanté,
Semblait, en le heurtant, un colosse de prose :
Inébranlable au choc, il a gardé sa pose !
Oui, je l’ai harcelé, sans désister jamais ;
Contre lui, mais en vain, j’ai lancé tous les traits, —
Les traits d’esprit malin et les traits de bêtise :
Rien ne l’a détourné de sa haute entreprise ;
Rien n’a pu l’affaiblir, dans sa constante foi ;
Il priait, en disant : Mon secret est à moi !
Renié des amis, insulté du vulgaire,.
Soutenant contre tous une passive guerre,
Au milieu des assauts, sans crainte et sans émoi,
Il priait, en disant : C’est le secret du Roi !
Ah ! qui peut, dans son calme, armé de la prière
Et de l’humilité, vaincre un cœur solitaire ?
Tu le sais mieux que moi : La prière, en tout lieu,
Aux mains d’un frêle enfant met la foudre de Dieu !


le démon du désert.


Mon maître et roi puissant, qui bâtis sur la terre
Avec l’autel brisé, ton trône populaire :
Depuis la faute d’Eve, en tous lieux, je te sers ;
Pour toi j’ai visité les plus sombres déserts ;.
J’ai gravi les hauts-lieux, pénétré dans les grottes,
Et de la solitude éprouvé tous les hôtes !
Sur l’aile du simoun, l’aile du siroco,
Des antres sablonneux j’ai réveillé l’écho ;
J’ai vu, loin des cités, ces innombrables moines,
Qui pour le Christ avaient vendu leurs patrimoines ;
Et partout, sans pitié, j’ai tenté, tour à tour,
Ces stoïques martyrs du jeûne et de l’amour !
A leur aspect serein, à leurs pâles visages,
Je disais, presque ému : — Voilà les seuls vrais Sages !
Et tout en combattant leurs célestes attraits,
Oui, maître et roi puissant, oui, je les admirais :
Ils étaient logiciens ! — En prières fertile,
Leur vie était en tout conforme à l’Évangile ;
Ils avaient tout quitté, pour n’aimer que leur Dieu ;
Pour les choses du ciel leurs cœurs étaient de feu ! —
Où sont-ils, aujourd’hui, ces fervents Solitaires ?
Les lions sont rentrés dans leurs sombres repaires ;
À l’ermite, éloigné de tout commerce humain,
Le mystique corbeau n’apporte plus son pain ;
Lérins est envahi par ses anciens reptiles ;
Les animaux soumis redeviennent hostiles ;

L’homme s’étant soustrait aux rigueurs de la Croix,
La nature sur l’homme a repris tous ses droits ! —
Les moines, de leur Règle et des Conseils du Maître
Abandonnant l’esprit aussi bien que la lettre, —
De l’antique ferveur ont tous dégénéré,
Et par l’esprit mondain perdu l’esprit sacré !
S’éloignant par degrés de la vie Ascétique,
Ils ont perdu l’esprit de l’Ordre Érémitique ;
Ils ont perdu, — cédant aux flots du mouvement, —
L’esprit de solitude et de recueillement !
Le désert ne voit plus de cèdres monastiques ;
Il ne voit plus planer les grands aigles mystiques,
L’harmonieux essaim des célestes oiseaux :
Les moines aujourd’hui, ne sont que des moineaux !
Toujours en désaccord avec la Règle Sainte,
De leur cellule étroite ils ont franchi l’enceinte ;
Et perdant la ferveur de la sérénité,
Ils s’enivrent du bruit de leur zèle agité !
Leurs yeux, toujours baissés, ne peuvent voir les astres ;
Dans leur sainte avarice, ils sont pêcheurs de piastres ;
Et de leurs toisons d’or dépouillant les brebis,
Mercenaires pasteurs, ils se sont enrichis !
Dans l’Église éplorée, aujourd’hui, qu’ils sont rares
Les apôtres zélés qui ne sont pas avares !
Ils ne sont plus les fils du pauvre Saint François,
Marchant pieds-nus, sans bourse, humbles comme autrefois !
Les fils dégénérés du vaillant Saint-Ignace,
Pour un lourd coffre-fort, ont jeté la besace !
De toute œuvre, aujourd’hui, l’or est le fondement ;
C’est le pôle attractif, l’universel aimant ! —
« À la lettre à la lettre, oui, sans glose, sans glose »,
A dit l’humble François ; mais la cellule est close,
Et l’importune voix du Maître crie en vain,
Pour ramener ses fils dans l’antique chemin !
Qui se souvient encor d’Alverne et de Manrèse ?
Qui se souvient, hélas, de Claire et de Thérèse ?
La dévote a changé le cilice de crin
En large crinoline et robe de satin !

 Mon maître et roi puissant, en ces jours, sur la terre,
Toi-même tu l’as dit : — Je n’ai plus rien à faire !
Plus de cœurs à combattre, en leurs pieux concerts ;
Plus d’ascètes priant au" fond de mes déserts :
J’ai déjà parcouru la sauvage Amérique ;
Oui, je l’ai parcourue, en mon vol électrique,
De l’Orégon neigeux jusqu’à ces climats d’or,
Ces zones de lumière, où plane le condor :
Partout, j’ai rencontré l’homme actif et cupide,
Poursuivant la fortune avec une âme avide ;
Partout l’homme charnel, poursuivant le plaisir,
Dans son travail fiévreux, sans trêve et sans loisir ;

Partout l’homme animal, terrestre et mercenaire,
Qui croit Savoir rien fait, tant qu’il lui reste à faire ;
Partout l’Américain, courant à tous hasards,
Pour saisir dans leur vol les tout-puissants dollars !

 Mon maître, je le dis, tout ce grand peuple est ivre !
La vapeur le tourmente et le luxe l’enivre ! —
Dormons, dormons, au bruit de nos chemins de fer :
Ce Peuple accomplit seul l’œuvre de Lucifer !
Dans l’essor qu’il a pris, dans son espoir sublime,
Il ne s’arrêtera devant aucun abîme ! —
Le vertige l’emporte ! — Avancez ! Avancez !
Voilà le cri d’orgueil de ses mille insensés !
C’est le cri, qui, sorti des gouffres de l’Averne,
Bondit de bois en bois, de caverne en caverne ;
C’est le cri de folie et de vertige ardent : —
Le silence pensif a fui de l’Occident !
Avec le bruit des chars volent les étincelles !
L’aigle contemplatif, en déployant ses ailes,
De ce sol, agité par le monstre enflammé,
S’enfuirait vers les cieux, dans son vol alarmé !
À l’Ange de prière, il faut la solitude ;
Or, le désert partout s’ouvre à la multitude ;
Le désert s’éclaircit par la hache et le feu :
Pour le calme oratoire, il ne reste aucun lieu !
 Mon maître et roi puissant, qui bâtis sur la terre
Avec l’autel brisé, ton trône populaire,
Tu connais mon astuce et ma duplicité,
Et je puis devant toi dire la vérité :
L’ascète, dont ici nous conjurons la perte,
Que la haine poursuit, que l’amitié déserte,
Qu’éprouvent à la fois, dans l’esprit et la chair,
La milice du monde et celle de l’Enfer ;
L’ascète qu’en tous lieux mon œil de lynx regarde :
C’est un élu de Dieu, dont un Ange a la garde ;
Au sein de la cité, comme au fond du désert,
Ce même Ange partout et l’abrite et le sert ;
De son œuvre cet Ange est l’astre tutélaire ;
Dans l’épreuve et l’angoisse il l’anime et l’éclairé ;
Pour triompher de moi, quand je lutte avec lui,
Il trouve dans cet Ange un invincible appui ;
Ce fidèle gardien, ce protecteur céleste,
Dans sa lutte avec moi, se cache ou manifeste ;
Mais, toujours près de lui, le console et défend ;
Et l’emporte au désert, athlète triomphant ! —
Au désert, je l’ai vu, domine dans son royaume,
Se promener sans crainte, aspirant chaque arôme.
Il préfère, nomade en ses libres attraits,
Aux brillantes cités les incultes forêts,
Les Sauvages des bois aux Barbares des villes,
Et les rudes trappeurs aux courtisans serviles !

Je l’ai vu, dans le calme, errer en liberté,
Contre tous les dangers par son Ange abrité !
Je l’ai vu, traversant les plus incultes landes,
Sous la hutte Indienne, écoutant les légendes,
Les récits enchanteurs du Grand Hiawatha,
Ce héros merveilleux qu’un poète chanta ;
Et ces récits naïfs, que les enfants redisent,
Auprès du pale feu que les femmes attisent,
Tandis que le vent pleure et chante dans les bois,
En son âme attendrie éveillaient bien des voix !
La Nature pour lui, la Nature sauvage,
À l’accent amoureux, même en ses jours d’orage ;
Comme aux enfants des bois, aux chasseurs Indiens,
Chaque riche saison lui prodigue ses biens !
Oui, pour lui la Nature, amante solitaire,
Dans son temple éclairé, se montre sans mystère ;
Et lisant avec lui le Poème de Dieu,
Entretient dans son cœur et l’encens et le feu !
Pour chasser le sommeil de ses chastes paupières,
Elle a d’occultes fleurs et de magiques pierres ;
Et pour rendre la force à ses membres lassés,
L’ombre des arbrisseaux de liane enlacés.
Sous les arbres géants, et que le ciel foudroie,
J’ai vu l’aigle à ses pieds laisser tomber sa proie ;
De l’érable j’ai vu jaillir la sève d’or,
Et l’abeille avec lui partager son trésor : —
Retraite, vêtement, nourriture et breuvage,
Selon qu’il a besoin, s’offrent sur son passage.
Il a pour sœurs les fleurs, pour frères les oiseaux,
Et pour couche en tous lieux la mousse et les roseaux ;
Sa vie est sans regrets et sans inquiétude :
La présence de Dieu remplit sa solitude !
Oui, libre anachorète, en son vaste séjour,
Il chante avec transport ses cantiques d’amour : —
Délire harmonieux, heureuse frénésie,
Sainte exaltation de la nympholepsie,
Sagesse poétique et telle qu’autrefois
On la vit éclater en l’humble Saint François !
Je l’ai suivi partout, et je crois le connaître ;
À l’espoir de le vaincre, ô sombre et puissant maître,
Il nous faut renoncer : Le monde qu’il a fui,
N’exerce aucun pouvoir, aucun charme sur lui :
Les faux biens de la terre et les faux biens de l’âme.
Tout périssable amour n’a plus rien qui l’enflamme ;
La Prière à son cœur prête une aile de feu ;
Esclave de Dieu seul, il est libre en tout lieu !

 Mais si je ne puis pas terrasser l’humble ascète,
Si je dois m’éloigner de l’invincible athlète,
S’il me faut reconnaître en ce fragile humain,
Pour me combattre et vaincre, un pouvoir souverain ;

Ah ! du moins, je pourrai, dans le monde et le temple
Rendre stérile et vain son ascétique exemple ;
Et, dans ce siècle où tout conspire à les flatter,
Détruire en plus d’un cœur l’espoir de l’imiter !


un chœur de démons.


   Haine au solitaire !
  Haine à la virginité !
   Haine au prêtre austère,
  Qui combat l’activité !

   Guerre au mysticisme,
  Aux séraphiques élans,
   Au chaste ascétisme,
  Qui plane au-dessus des sens !

   Gloire aux Agapètes,
  Aux Somniloques nouveaux,
   Actifs interprètes
  Des mensonges infernaux !

   Gloire aux Spiritistes
  Plus charnels que les Mormons,
   Gloire aux Panthéistes,
  Aux sectaires de tous noms !

   L’ancien paganisme,
  Plus beau, va briller encor ;
   Par le Magnétisme
  Va renaître l’Âge d’or !

   Gloire à la Magie,
  Aux médiums de l’Enfer,
   Aux fils de l’orgie,
  Aux Pontifes de la chair !

   Haine au solitaire !
  Haine à la virginité !
   Haine à la prière,
  Qui combat l’activité !

    Démonolâtres,
    Soyons folâtres,
    En nos théâtres ;
    Loin de nous,
    Les hiboux,
    Pas de moine,
    Pas d’Antoine !
     Buvons,
     Mangeons,
     Chantons,
     Dansons !


  Couronnant de fleurs nos têtes,
   Soyons de toutes les fêtes !
    Rions,
    Raillons,
    Sautons,
    Valsons ;

  Loin de nous la discipline,
   Dévot sexe en crinoline !
    La cachucha,
    La rédowa,
    La mazurka
    Et la polka,
  Oui, dansons, quoiqu’il advienne ;
   Atchoukma la cracovienne,

    Atchoukma,
    Atchoukma !
  Couronnant de fleurs vos têtes,
   En avant, marionnettes ;
   Soyez de toutes les fêtes !
    Loin de vous,
    Les hiboux ;
    Pas de moine,
    Pas d’Antoine !
     Chantons,
     Dansons !

Accourez, baladins, poètes sans contrôle,
Vains amuseurs du monde, ivres de gloriole !
Dans votre humeur changeante et frivole gaité,
Vous savez bien flairer la popularité ! —
Artistes complaisants, au culte variable,
Après le ciel et Dieu, prêts à chanter le Diable,
Vous mêlez dans vos vers le profane au divin,
Le sacrilège amour au feu du séraphin !
Langoureux troubadours de languides donzelles,
Vous mourez chaque nuit de désespoir pour elles,
Et du feu le plus pur prostituant le nom,
La dernière a toujours la plus belle chanson !
Vous contraignez la Muse, au seuil des tabagies, —
Après les doux accents des chastes élégies, —
Dans un impur délire, à célébrer soudain
Et l’ivresse érotique et l’ivresse du vin !
Comédiens du monde, et jouets des coquettes,
Accourez et chantez, ô larmoyants poètes,
Ô rimeurs désolés, ô ridicules fous,
Que le sexe à ses pieds voit toujours à genoux !
Anacréons du vin, du tabac et des femmes,
Pleurant sur tous les tons et sur toutes les gammes,
Accourez, ménestrels, voluptueux chanteurs,
De la blanche innocence obscènes corrupteurs !


LES DEUX ESPRITS LUTINS.
L’Âne Domestique et l’Âne Sauvage.

Séparateur


Un âne, en renom dans la ville,
Personnage très-important,
Comme on en trouve un entre mille,
Un beau jour (on ne dit pas quand),
Dans une humeur presque incivile,
Voulut voir ces bois et ces lieux,
Que chantent si fort les poètes,
Dans le haut langage des dieux,
Plus éclatant que des trompettes.
Cet âne citadin, sans bat,
Fuyant le vulgaire profane,
Pour jouir d’un rustique ébat,
Prit le chemin de la savane :
Tout seul, il chemina long-temps,
À travers bois et champs d’épines ;
Et les loups de ses pieds sanglants
Flairaient les traces purpurines.
Mais, après maint péril des bois,
Mainte aventure érémitique : —
Ah ! dit-il, là-bas, j’aperçois
L’onagre, au cœur misanthropique ! —
Il avance, il presse le pas,
Heureux, dans ce désert sauvage,
De rencontrer quelque Chactas,
Fût-il même un anthropophage ! —
L’onagre, en le voyant, ne sait
S’il doit l’accueillir en vrai frère,
Ou s’enfoncer dans la forêt,
Le laissant se tirer d’affaire :
Mais, touché de son air piteux,
L’agrios, réflexion faite,
Au pied d’un grand arbre ombrageux,
L’attend, sans urbaine étiquette.
L’âne arrive enfin, harassé
De son aventureux voyage ;
Et l’un près de l’autre placé,
Entre eux s’ensuit ce long parlage :


l’âne domestique.


  Ô frère onagre, dis-moi donc,
  Qui t’a conduit dans ce domaine ;
  Ce séjour où l’on ne vit onc
  Habiter créature humaine ?
  Dis-moi donc, qui t’a découvert,
  Dans sa noire mélancolie,
  Cet inaccessible désert,
  Plus triste que la Sibérie ?
  Pour l’habiter, il faut avoir, —
  Conviens-en, — tué père et mère !
  Ce n’est qu’un sombre désespoir,
  Qu’une démence atrabilaire,
  Qui puisse ainsi t’y retenir,
  Parmi tant de bêtes voraces,
  Dans ce nid de nycticoraces,
  Dont l’aspect seul me fait frémir !
  Vraiment, tu l’avoûras sans peine,
  Pour quitter la foule mondaine,
  Pour vivre ainsi, seul et caché,
  Il faut être un ours mal léché !
  Dis-moi donc, quels crimes atroces,
  Quels ennemis assez féroces,
  Et quels implacables remords,
  Quel diable à ce sort te condamne ?
  Ah ! c’est bien le pire des sorts
  Qui puisse échoir à l’homme ou l’âne !
  Dans ta farouche oisiveté, —
  ( Mieux vaut cent fois la servitude !) —
  Oh ! comment as-tu supporté
  Cet enfer de la solitude ?


l’âne sauvage.


Frère âne citadin, frère âne accusateur,
Écoute un peu l’onagre, et retiens ses paroles :
Animé de quel zèle, et de quelle ferveur,
Viens-tu conter ici tes graves fariboles ?
Ne vois-je point du bât la marque sur ton dos,
Pauvre bête de somme, esclave domestique ?
Sans pitié chaque jour accablé de fardeaux,
Tu viens pour plaindre ici l’onagre érémitique :
Va reprendre le bât, ô docile animal ;
Dieu te fit pour vieillir au service de l’homme ;
Pour toi, la servitude est bien l’état normal ;
Utile serviteur, reste bête de somme !
Moi libre de tout joug, et libre de tout frein,
Je n’ai jamais souffert l’humaine servitude !

Le ciel, en me créant, m’a dit : « Sois souverain ! »
Je suis roi du désert, roi de la solitude !
  Hélas ! le monde est plein de fous ;
  Chacun a sa monomanie ;
  On ne dispute pas des goûts :
  La folie est partout folie !
  Docile, héroïque animal,
  Toi, tu suis la règle commune ;
  Mais, excentrique, original,
  Hélas ! je vis sans règle aucune !
  Pour boisson, j’ai l’eau du torrent ;
  Pour pitance, la folle-avoine ;
  Je suis l’onagre indépendant ;
  Je suis un fils de Saint Antoine !
  Retourne, ô frère citadin,
  Au râtelier de l’écurie ;
  Va savourer le picotin,
  Qu’on jette en ta crèche chérie !
  Qui des deux est le plus sensé ?
  Tu dis que je bats la campagne ; —
  Hélas ! toi tu bats le pavé,
  Et l’esclavage t’accompagne !
  Toute ville est une prison !
  Dieu donna l’espace au bison ;
  Le renard trouve une tanière,
  La colombe un nid dans la pierre ;
  C’est dans le désert qu’autrefois
  Du ciel on vit tomber la manne ;
  C’est Dieu qui fît l’immense bois,
  Et qui fît la vaste savane :
  Mais l’homme a bâti les cités,
  Et les villes et les villages,
  De tous les plus vils esclavages
  Criminels séjours agités !
  Si moi je contemple les astres,
  Toi, tu couves des yeux tes piastres, —
  Ménageant la chèvre et le chou : —
  Qui de nous deux est le plus fou ?


l’âne domestique.


  Dis-moi, dans ta sombre détresse,
  Par les moustiques dévoré,
  Quel ennemi jamais te laisse
  Un jour de repos assuré ?
  Ici, ce sont d’impurs reptiles :
  Là, c’est un trou de crocodiles ;
  Plus loin, un antre plein de loups ;
  Tous les animaux en courroux

  Marchent par bataillons hostiles ;
  Et tu meurs de soif ou de faim,
  Quand ce n’est pas de la piqûre
  D’un aspic au subtil venin,
  Ô misérable créature !


l’âne sauvage.


Frère âne, du désert les venimeux essaims,
Crois-moi, sont moins méchants que les pieux humains !
À mon cœur rassuré les serpents à sonnettes
Inspirent moins d’effroi que tant de gens honnêtes !
Et dans la fange où dort le caïman hideux,
J’aimerais mieux tomber que vivre au milieu d’eux !
Les bêtes des cités, perfidement atroces,
Sont plus à redouter que les bêtes féroces ;
Et l’agneau qui, fuyant, se sauve auprès des loups,
Tremble moins qu’au milieu de ses frères jaloux !


l’âne domestique.


  Ô superbe sauvagerie
  De l’incurable hypocondrie !
  Adieu, rebelle enfant des bois,
  Onagre de la solitude :
  Servir, c’est l’esprit de la Croix ;
  Qu’elle est douce la servitude !
  La plus haute perfection,
  C’est vivre en paix avec ses frères :
  Malheur, malheur aux Solitaires !
  Je crains l’étrange exception !
  J’aime mieux mon dur esclavage
  Que ton esprit d’orgueil sauvage !
  C’est à l’ermite enorgueilli
  Qu’un grand Sage a dit : Vœ solit
  Un seul acte d’obéissance
  Vaut la plus rude austérité ;
  Et la plus grande pénitence,
  C’est de vivre en société :
Lorsque l’on est en tout semblable à tout le monde
On échappe au danger d’une chute profonde ;
Héros facile, on a la consolation
De n’être pas proscrit comme une exception ;
Sans être ostracisé par la foule ennemie,
Sans réveiller en elle ou la crainte ou l’envie,
Aidé par ses égaux, que l’on aide à son tour,
On vit, prôné de tous, dans la paix et l’amour.


l’âne sauvage.


  Ô toi, qui me viens chercher noise,
  Et m’accuser d’humeur sournoise,
  Qu’es-tu, bête, à l’esprit taquin :
  Curé, vicaire, ou sacristain ?
  En vain, on m’appelle dyscole ;
  Comme l’ascète érémicole,
  Ainsi que les oiseaux du ciel,
  En l’amour providentiel
  Je mets toute ma confiance :
  L’onagre, en son insouciance,
  Dormant sous un pavillon bleu,
  Pour vivre a besoin de si peu !
  Les Têtes-Plates, les Gros-Ventres
  N’habitent pas au fond des bois ;
  Ils n’habitent pas dans les antres ;
  Mais ce sont de piètres bourgeois :
  On les rencontre dans les villes,
  Dans les bourses, dans les bazars ;
  Ce sont les animaux dociles,
  Que le Luxe attelle à ses chars.
   Ah ! quand l’âne se fait victime,
  Toujours un intérêt l’anime ; —
  L’espoir secret d’un picotin ;
  L’odeur, l’attrait d’un vert festin.
  Et l’âne et l’homme, en tout semblables,
  Quand ils se montrent serviables,
  Savent bien mettre à très-haut prix
  Leur dur travail si peu compris. —
  Ne vante pas trop tes services :
  Sous le bat, ou sous le harnais,
  Tu ressembles aux écrevisses ;
  Ton fort, ce n’est pas le progrès.
  Peux-tu me démentir, ô frère :
  Quand tu fais un pas en avant,
  N’en fais-tu pas dix en arrière ?
  Ton instinct est rétrogradant !
  L’âne est d’humeur ruminative ;
  Toujours il se montre rétif,
  Quand, pour le rendre plus actif,
  Quelque despote le captive…
  Hélas ! que vois-je sur ta peau ?
  Sont-ce des coups de discipline,
  Ou les coups de fouet d’un bourreau
  Qui te bride, sangle et domine ?
  Ô Midas ! ô frère Midas !
  Ne fais pas le saint hypocrite,
  En attaquant ton frère ermite !
  Ô Midas ! ne t’y frotte pas !

  Dis-moi, le pélican austère,
  Et le passereau solitaire,
  Le cygne au chant mélodieux,
  Ne sont-ils que des orgueilleux ?
  Dis-moi, la timide gazelle,
  L’agile et farouche chevreuil ;
  L’aigle au ciel déployant son aile,
  Sont-ils inspirés par l’orgueil ?
  Pour fuir la folle multitude,
  Faut-il donc haïr les humains ;
  Et pour aimer la solitude,
  Les bois qu’ont aimés tant de Saints,
  L’onagre est-il, en sa retraite,
  Un orgueilleux anachorète ?
  Qu’aurais-tu fait, qu’aurais-tu dit,
  Réponds, frère âne communiste,
  À l’Ermite Saint Jean-Baptiste,
  Dans sa caverne de granit ?
  Ton héroïsme est admirable,
  Admirable est ton dévoûment ;
  Mais il est, j’avoue humblement,
  Plus admirable qu’imitable !
  Ah ! crois-moi, frère officieux,
  Qui veux que l’onagre t’imite,
  N’attends pas que tu sois trop vieux,
  Pour songer à te faire ermite !…
  Malheur au monde : vœ mundo !
    O beata solitudo,
    O solo, beatitudo !
    Ô bienheureuse solitude,
    Ô ma seule béatitude !
    Dieu nous fit différents ;
    Il te fît pour l’étable,
    Il me fît indomptable :
    Soyons tous deux contents !…
  Mais, trêve à tout ce vain parlage :
  Moi, je suis l’onagre sauvage ;
  Et toi, l’âne de la cité ;
  Moi, je t’ai dit la vérité ;
  Toi, me lançant une ruade,
  Dans ta charitable incartade,
  Tu m’as bien montré quel esprit
  Anime le monde maudit :
  Malheur, oh ! oui, malheur au monde,
  Dont la malice est si profonde !
    O beata solitudo !
    O sola beatitudo !
  Assez d’importants personnages, —
  Positifs, pratiques et sages, —

  Brigueront toujours les emplois,
  Pour qu’on me laisse dans mes bois !
  Je n’ai pas cet heureux génie,
  Et cet imperturbable aplomb,
  Qu’il faut, — à l’heure définie, —
  Pour noircir des feuilles de plomb !
  Je n’ai pas cette habile audace,
  Ce front bronzé d’un charlatan
  Qui détaille à la populace
  Son littéraire orviétan ! —
  Je suis un fils de Saint Antoine,
  Sans science et sans patrimoine :
  Vivre, aimer, prier à l’écart,
  Et philosopher… c’est ma part !


fin du conciliabule infernal