L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XL

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 395-405).


CHAPITRE XL.

MORT SANS CONFESSION.


Le cours de la vie dans une aussi extrême vieillesse est imperceptible et silencieux ; il fuit aussi lentement que la marée qui abandonne par degré ce navire échoué sur la plage. Dernièrement il se balançait encore gaîment à la moindre impulsion qu’il recevait du vent ou des flots : mais maintenant sa quille est ancrée dans le sable, son mât forme vers le ciel un angle immobile ; chaque vague en se retirant l’agite d’un mouvement plus faible, jusqu’à ce qu’enfin, enseveli dans le sable, il y demeure inutile et impassible.
Vieille comédie.


Au moment où l’Antiquaire levait le loquet de la porte, il fut surpris d’entendre la voix aigre et tremblotante d’Elspeth chanter une vieille ballade sur un air plaintif et bizarre :


« Le hareng aime un clair de lune ;
Il faut du vent au maquereau ;
Du jour l’huître aime le flambeau ;
Son origine est moins commune. »


Diligent à recueillir tous ces fragmens anciens de poésies populaires, son pied s’arrêta sur le seuil, tant que son oreille fut ainsi occupée, et il mit la main comme par instinct sur son livre de notes et sur son crayon. De temps en temps la vieille femme avait l’air de parler à ses enfans. « chut, chut ! mes petits, et je vous en chanterai une qui sera plus jolie que celle-là…


« Or, taisez vous, hommes et femmes ;
Écoutez bien, petits et grands :
Je vais célébrer dans mes chants
L’illustre chef des Glenallans,
Dont le cœur seul valait mille âmes
Lorsqu’il combattait dans les champs
De Harlaw, aux exploits sanglans.
Le coronach s’est fait entendre
Sur les bords attristés du Don,
Et de la montagne au vallon
Le bruit sinistre a pu descendre. »


« Je ne me rappelle pas bien le verset qui suit : la mémoire me manque, et mon esprit est troublé par d’étranges pensées. Que Dieu nous préserve de la tentation ! »

Ici sa voix s’éteignit, et on n’entendit plus qu’un murmure confus.

« C’est une ballade historique, dit Oldbuck avec vivacité ; sans doute, un fragment intact et véritable des anciens ménestrels… Percy en admirerait la simplicité… Ritson ne pourrait en attaquer l’authenticité…

— Oui, mais c’est une triste chose, dit Ochiltree, de voir la nature humaine réduite à ce degré d’affaiblissement, qui lui fait chanter de vieilles chansons semblables, après une perte comme la sienne.

— Chut, chut ! dit l’Antiquaire, elle a retrouvé le fil de son histoire ; » et pendant qu’il parlait, la vieille recommença à chanter :


« Ils sellèrent cent coursiers blancs,
À cent noirs ils mirent la bride,
Et des chaperons différens
Du cheval aux bonds étonnans
Paraient la tête, quand son guide,
Entre ses pompeux ornemens,
Avait un beau chafron livide. »


« Chafron ! dit l’Antiquaire, le mot est peut-être chevron ; il vaut seul un dollar, » et il continua d’écrire sur son livre rouge.


« Ils galopent un mille ou deux ;
Puis Donald vient fondre sur eux,
Escorté de vingt mille braves.
Libres et non de vils esclaves ;
Leurs écharpes flottaient au vent ;
Aux rayons du soleil levant
Brillait le glaive étincelant,
Tandis que l’aigre cornemuse
Faisait ouïr de rang en rang
Son harmonie âpre et confuse.
Le comte sur ses étriers
Se dressa pour voir ses guerriers
Arrivés du haut des montagnes.
« Ah ! dit-il, pour nos cavaliers
Je crains un peu dans ces campagnes.
Noble écuyer, que ferais-tu
Près du palefroi de ton maître,
Si pour lui tu pouvais paraître :

Si, par le péril abattu,
Tu tournais bride comme un traître ?
Fuir serait d’un lâche peut-être ;
Combattre est courir à la mort :
Que ferais-tu donc Roland Cheyne,
Si tu t’avançais dans l’arène,
Occupant ma place et mon sort ? »


« Il faut que vous sachiez, mes enfans, que ce Roland Cheyne, toute vieille et pauvre que vous me voyez, assise là dans un coin de la cheminée, était pourtant mon aïeul ; et c’était un terrible homme un jour de combat, surtout après que le comte eut péri, car il se blâma du conseil qu’il lui avait donné de combattre avant que Mar fût arrivé avec Mearns-Aberdees et Angus. »

Sa voix devint plus forte et s’anima en récitant le conseil belliqueux de son aïeul :


« Si j’étais aujourd’hui le comte Glenallan,
Et que vous fussiez Roland Cheyne,
Du coursier l’éperon saurait percer le flanc,
Et sur ses crins, dans mon élan.
Je laisserais flotter la double rêne.
Que m’importe leur nombre et leurs glaives dressés ?
Contre nous dix fois dix ils s’avancent pressés ;
Mais une écharpe est leur seule défense,
Et nous avons une armure d’acier.
Déjà mon superbe coursier
A parcouru leurs rangs avec cette assurance
Qu’il montre à fouler les marais.
Le sang qui coule dans nos veines,
Loin de se démentir, appelle de hauts faits ;
Et ces montagnards écossais,
Nous les attendons dans nos plaines. »


« Entendez-vous cela, mon neveu ? dit Oldbuck ; vous voyez que les guerriers de la plaine n’avaient pas autrefois beaucoup de respect pour vos ancêtres galliques.

— J’entends, dit Hector, une vieille femme imbécile chanter une vieille chanson qui n’a pas plus de sens qu’elle. Je suis vraiment surpris, monsieur, que vous qui ne vouliez pas écouter les chants d’Ossian sur Selma, vous puissiez faire attention à quelque chose de si pitoyable. Je vous déclare que je n’ai jamais entendu de ces ballades qu’on crie à un sou qui ne vaillent mieux que celle-là ; vous n’en trouverez pas une aussi mauvaise dans le répertoire d’aucun colporteur du pays. Je serais honteux de penser que d’aussi misérables rimes pussent porter la moindre atteinte à l’honneur des montagnards. » Il prononça ces mots en secouant la tête d’un air d’indignation et de mépris.

La vieille femme avait apparemment entendu le son de leur voix, car, cessant de chanter, elle dit tout haut : « Entrez, entrez, messieurs ; la bonne amitié ne s’arrêta jamais sur le seuil de la porte. »

Ils entrèrent, et trouvèrent, à leur grande surprise, Elspeth seule assise près du foyer ; sa figure cadavéreuse offrait la personnification de la vieillesse, telle qu’elle est représentée dans la chanson du chasseur sur le hibou, couverte de rides, décharnée, hideuse, les yeux obscurcis, la peau décolorée et dans un état d’engourdissement et de stupeur.

« Ils sont sortis, dit-elle, quand ils entrèrent ; mais si vous voulez vous reposer un moment, quelqu’un va rentrer. Si vous avez affaire à ma belle-fille, ou à mon fils, ils seront ici bientôt ; je ne parle jamais d’affaires moi-même. Enfans, apportez des sièges… Les enfans sont tous sortis, je crois ? » Regardant autour d’elle : « Je cherchais à les faire tenir tranquilles un moment, mais ils se seront échappés sans que je m’en sois aperçue. Asseyez-vous, messieurs, ils vont rentrer. » Sa main quitta alors son fuseau, elle le fit rouler sur le plancher, et bientôt sembla exclusivement occupée à en régler le mouvement, également indifférente au rang des étrangers et à l’affaire qui pouvait les amener, et paraissant même ne pas s’apercevoir de leur présence.

« Je voudrais, dit Oldbuck, qu’elle reprit son chant, et achevât cette ancienne romance historique. J’ai toujours soupçonné qu’il y avait eu une escarmouche de cavalerie avant la véritable bataille d’Harlaw.

— Sous le bon plaisir de Votre Honneur, dit Édie, ne feriez-vous pas mieux de vous occuper de l’affaire qui nous amène ici ? je m’engage à vous procurer cette romance quelque autre jour.

— Je crois que vous avez raison, Édie : do manus. Je me soumets. Mais comment nous y prendrons-nous ? La voilà devant nous, offrant l’image complète de l’imbécillité. Parlez-lui, Édie. Voyez si vous pouvez lui rappeler qu’elle vous a envoyé au château de Glenallan. »

Édie se leva, et, traversant la chambre, se plaça dans la même position qu’il avait occupée pendant sa première conversation avec elle. « Je suis bien aise de vous voir aussi bien portante, ma commère, d’autant plus que le malheur vous a visitée depuis que je ne suis venu sous votre toit.

— Oui, » dit Elspeth, mais plutôt d’après une idée vague et générale de malheur que par le souvenir précis de celui qui était arrivé. « Il y a eu de l’affliction parmi nous depuis peu. Je ne sais pas comment ceux qui sont plus jeunes la supportent, mais je la supporte mal. Je ne puis entendre siffler le vent ou mugir la mer que je ne croie voir la barque couler à fond et quelqu’un des nôtres se débattant contre les vagues ! Ah ! messieurs, quels rêves fatigans on fait dans cet assoupissement qui n’est ni veille ni sommeil, et avant de s’endormir tout de bon de ce long sommeil qui n’est plus troublé. Il y a des fois où je crois presque que mon fils ou mon petit-fils Steenie est mort, et que j’ai vu les funérailles. N’est-ce pas un rêve étrange pour une vieille créature comme moi ? Quelle apparence qu’aucun d’eux mourût avant moi ? Ce n’est pas dans le cours de la nature, vous savez.

— Je crois que vous ne tirerez pas grand’chose de cette vieille femme imbécile, » dit Hector, qui nourrissait peut-être contre elle quelque aversion à cause du mépris avec lequel sa romance traitait ses compatriotes. « Je crois que vous en tirerez bien peu de chose, messieurs, et que c’est perdre notre temps que de rester là à écouter son radotage.

— Hector, dit l’Antiquaire avec indignation, si vous ne respectez pas ses malheurs, respectez du moins son âge et ses cheveux gris. C’est là le dernier période de l’existence, si bien décrit par le poète latin :


.......... Omni
Membrorum damno major dementia, quæ nec
Nomina servorum, nec vultus agnoscit amici
Cum quo præterita cœnavit nocte, nec illos
Quos genuit, quos eduxit[1].


« C’est là du latin, » dit Elspeth s’animant et paraissant écouter les vers que l’Antiquaire déclamait avec beaucoup d’emphase, « c’est du latin ! » et jetant un regard effaré autour d’elle, « un prêtre existe-t-il donc ici ?

— Vous voyez, mon neveu, que sa compréhension relativement à ce beau passage est presque égale à la vôtre.

— J’espère, monsieur, que vous m’accorderez d’avoir compris aussi bien qu’elle que c’était du latin ?

— Ma foi, quant à cela… Mais voyons, elle va parler.

— Je ne veux pas de prêtre, je n’en veux pas, répéta la vieille avec une violence impuissante ; je veux mourir comme j’ai vécu. Nul ne pourra dire que j’aie trahi ma maîtresse, fût-ce même pour sauver mon âme.

— Voilà qui montre une mauvaise conscience, dit le mendiant. Je voudrais qu’elle se déchargeât le cœur, ne fût-ce que pour son propre repos. » Et il revint à la charge avec elle.

« Eh bien, la bonne mère, j’ai porté votre message au comte.

— À quel comte ? je ne connais pas de comte. J’ai connu autrefois une comtesse, et plût au ciel que je ne l’eusse jamais vue, car cette connaissance amena chez moi (elle sembla compter sur ses doigts décharnés tout en parlant), d’abord l’orgueil, puis la malice, puis la vengeance, puis le faux témoignage ; et le meurtre, quoiqu’il ne soit pas entré, les suivait pourtant derrière la porte. N’était-ce pas là d’agréables hôtes pour venir se loger dans le cœur d’une femme ? Sur ma foi, il n’y manquait pas de compagnie.

— Mais, ma commère, continua le mendiant, ce n’est pas de la comtesse de Glenallan que je voulais parler, mais de son fils, qu’on appelait le lord Geraldin.

— Je m’en souviens maintenant, dit-elle ; je ne l’ai pas vu depuis long-temps, et nous eûmes la dernière fois une longue conversation ensemble. Eh mon Dieu ! le jeune et beau seigneur est devenu aussi vieux et aussi cassé que moi. Le chagrin, les peines du cœur, et l’opposition qui vient traverser un amour sincère, tout cela a un terrible effet sur les jeunes gens ; mais cela ne regardait-il pas sa mère ? Nous n’étions là que pour lui obéir, comme vous savez. Personne, j’en suis sûre, ne peut me blâmer. L’un n’était pas mon fils, et l’autre était ma maîtresse. Vous savez ce que dit le couplet ; j’ai presque oublié comment on chante maintenant, ou bien cet air est sorti de ma vieille tête :


« Ne méprisons pas notre mère ;
Je puis retrouver des amours ;
Mais une mère dans la bière,
Hélas ! est perdue à toujours. »


« Puis il n’appartenait qu’à moitié à la famille, et elle était, après tout, elle, le pur sang des Glenallan. Non non, je ne dois pas regretter ce que j’ai fait et ce que j’ai souffert pour la comtesse Joscelinde ; non, non, je ne le regrette pas.

— J’ai entendu dire, reprit le mendiant en se réglant sur ce qu’Oldbuck lui avait appris de la famille de Glenallan ; j’ai entendu dire, commère, que quelque mauvaise langue s’était mêlée des affaires de lord Geraldin et de sa jeune fiancée.

— Une mauvaise langue ? dit-elle vivement d’un air alarmé : qu’avait-elle à craindre d’une mauvaise langue ? elle était assez bonne et assez belle pour n’en rien redouter ; au moins, c’est ce que tout le monde disait : ah ! si elle-même se fût gardée d’exercer sa langue sur d’autres gens, elle pourrait vivre encore aujourd’hui, heureuse et grande dame, en dépit de tout.

~ Mais j’ai entendu dire, bonne mère, continua Ochiltree, que le bruit s’était répandu dans le pays qu’ils étaient un peu trop proches parens pour se marier.

— Qui ose parler de cela ? dit la vieille femme brusquement : qui ose dire qu’ils étaient mariés ? qui en sait quelque chose ? ce n’est pas la comtesse, ce n’est pas moi ! S’ils se marièrent secrètement, ils furent séparés de même. Ils burent eux-mêmes la coupe d’imposture qu’ils avaient préparée.

— Non, misérable vieille, s’écria Oldbuck qui ne put garder plus long-temps le silence ; ils burent le poison que vous et votre criminelle maîtresse leur aviez préparé.

— Ah ! ah ! répliqua-t-elle, j’avais toujours pensé que cela en viendrait là ; mais je n’ai qu’à garder le silence pendant qu’on m’examinera. Il n’y a plus de torture de nos jours ; et quand même, qu’ils me déchirent s’ils veulent, ce n’est pas la bouche du vassal qui trahira celui dont il a mangé le pain.

— Parlez-lui, Édie, dit l’Antiquaire, elle connaît votre voix, et y répond mieux.

— Nous n’en tirerons plus rien, dit Ochiltree, car quand elle se tient comme cela les bras croisés, on dit qu’elle est souvent des semaines entières sans parler. D’ailleurs, il me semble remarquer un grand changement dans ses traits depuis que nous sommes entrés. Cependant je vais encore essayer pour satisfaire Votre Honneur.

« Ainsi donc, commère, vous ne pouvez vous mettre dans l’esprit que votre ancienne maîtresse, la comtesse Joscelinde, soit partie de ce monde ?

— Partie ! s’écria-t-elle, car le nom de la comtesse ne manquait jamais son effet sur elle ; alors nous devons tous la suivre, il faut que tout le monde soit à cheval quand elle est en selle. Dites-leur d’avertir le lord Geraldin que nous allons devant. Apportez-moi ma coiffe et mon écharpe : vous n’imaginez pas que je vais monter en carrosse avec milady, les cheveux dans un tel désordre.

Elle leva ses bras décharnés, et fit le mouvement d’une femme qui arrange son manteau au moment de sortir, puis elle les laissa retomber lentement et avec roideur ; et cette même idée de voyage flottant toujours dans son esprit, elle continua d’un ton bref et entrecoupé : « Appelez miss Neville. Que voulez-vous dire avec votre lady Geraldin ? Éveline Neville, je dis, et non lady Geraldin ; il n’y a pas de lady Geraldin ; dites-lui bien cela, et recommandez-lui de changer ses vêtemens mouillés et de ne pas montrer un visage si pâle. Qui parle d’un enfant ? que ferait-elle d’un enfant ? les filles n’en ont pas, j’espère ? Theresa, Theresa, milady nous appelle ; apportez une lumière, le grand escalier est aussi sombre qu’une nuit d’hiver. — J’y vais, j’y vais, milady. » En achevant ces mots, elle se renversa sur son siège, et de là tomba tout de son long sur le plancher.

Édie accourut pour la soutenir, mais à peine l’eut-il tenue dans ses bras, qu’il dit : « Tout est fini ! elle a passé en prononçant ce dernier mot.

— C’est impossible, » dit Oldbuck, qui s’avança à la hâte, ainsi que son neveu. Mais rien n’était plus vrai. Elle avait expiré avec le dernier mot qu’avait proféré sa bouche, et il ne restait plus devant eux que les dépouilles mortelles d’une créature qui avait longtemps lutté contre le remords secret d’un crime caché, joint à tous les maux de la vieillesse et de la pauvreté.

« Dieu veuille qu’elle soit allée dans un lieu plus tranquille, dit Édie en regardant ce corps inanimé. Oh ! il fallait qu’il y eût quelque chose qui lui pesât bien terriblement sur le cœur ; j’ai vu mourir bien du monde, tant sur le champ de bataille que dans leur lit, mais jamais je n’ai été témoin d’une mort aussi effrayante que la sienne.

— Il faut appeler les voisins, dit Oldbuck quand il fut un peu revenu de son étonnement et de son horreur, et annoncer ce surcroît de malheur. Je regrette qu’on n’ait pu l’amener à une confession ; et, quoique ce soit une chose bien moins importante, j’aurais voulu pouvoir transcrire ce fragment de poésie : mais la volonté de Dieu soit faite ! »

Ils quittèrent donc la chaumière, et répandirent cette nouvelle dans le hameau, dont les matrones se hâtèrent d’accourir pour arranger les membres et garder le corps de celle qui pouvait être considérée comme la doyenne de leur communauté. Oldbuck promit d’assister aux funérailles.

« Votre Honneur, dit Alison Breck, qui était la plus âgée après la défunte, devrait bien nous envoyer quelque chose pour nous soutenir pendant la veillée funèbre, car tout le genièvre de ce pauvre homme de Sauuders a été bu aux funérailles de Steenie, et on ne trouvera pas grand monde qui veuille rester près du corps le gosier sec. Elspeth était une savante dans son jeune temps, mais on a toujours eu d’étranges soupçons sur elle. On ne doit pas parler mal de son prochain, encore moins d’une commère et d’une voisine. Mais on fait courir de singuliers bruits au sujet d’une jeune dame et d’un enfant, avant qu’elle quittât le Craigburnsfoot, et sur ma foi, ce sera une pauvre veillée que la sienne, si Votre Honneur ne nous envoie pas quelque chose pour nous mettre en train.

— Vous aurez du whisky, dit Oldbuck, d’autant plus que vous avez conservé cette ancienne coutume de veiller les morts. Vous remarquerez, Hector, que l’origine de ce mot est purement teutonique, quoiqu’on l’ait changé et corrompu dans les temps modernes.

— Je crois, dit Hector en lui-même, que mon oncle donnerait son domaine de Monkbarns à quelqu’un qui viendrait le lui demander en pur teutonique. Il est bien certain que ces vieilles femmes n’auraient pas obtenu une goutte de whisky, si leur vieille présidente ne l’avait demandé pour l’usage de cette ancienne coutume. »

Pendant qu’Oldbuck donnait d’autres ordres, et promettait son assistance, un domestique de sir Arthur arriva au grand galop le long des sables, et arrêta son cheval quand il vit l’Antiquaire. Des choses très sérieuses, disait-il, venaient de se passer au château ; il ne pouvait, ou ne voulait pas dire de quel genre, et miss Wardour l’avait dépêché à Monkbarns pour prier M. Oldbuck d’aller les trouver sans délai.

« J’ai bien peur, dit l’Antiquaire, que les choses aussi n’en soient venues là à l’extrémité ! que ferai-je ?

— Il n’y a qu’un parti à prendre, monsieur, s’écria Hector avec l’impatience qui le caractérisait ; montez sur le cheval et tournez la bride du côté de Knockwinnock, vous serez au château dans dix minutes.

— C’est un très bon cheval, monsieur, dit le domestique en mettant pied à terre pour ajuster la sangle et les étriers, seulement il regimbe un peu quand il sent le poids du cavalier.

— Et il ne tarderait pas à s’en débarrasser en me jetant par terre, dit l’Antiquaire. Comment diable ! mon neveu, êtes-vous las de moi, ou supposez-vous que je le sois de la vie, pour vouloir me faire monter sur le dos d’un semblable Bucéphale ? Non, non, mon ami ; si je dois aller aujourd’hui à Knockwinnock, ce sera tranquillement sur mes jambes, ce que je vais entreprendre de faire le plus promptement possible ; le capitaine Mac Intyre peut monter ce cheval lui-même, s’il veut.

— Je n’ai guère l’espoir de leur être utile, mon oncle, mais je ne puis songer à leur malheur sans désirer de leur montrer toute la part que j’y prends ; ainsi je vais partir en avant et leur annoncer votre arrivée… Je vous demanderai vos éperons, mon ami.

— Vous n’en aurez guère besoin, monsieur, dit le domestique en les détachant et les ajustant aux bottes du capitaine Mac Intyre. Il a l’allure assez franche. »

Oldbuck demeura confondu de ce dernier trait de témérité. « Êtes-vous fou, Hector, s’écria-t-il, ou avez-vous oublié ce qui est dit par Quintus Curtius, qu’en qualité de soldat, vous devriez au moins connaître, Nobilis equus umbra quidem virgœ regitur ; ignavus ne calcari quidem excitari potest[2], ce qui montre clairement que les éperons sont toujours inutiles, et j’ajouterai, la plupart du temps dangereux. »

Mais Hector qui, sur un tel sujet, ne s’embarrassait guère de l’opinion de Quintus Curtius, ni même de celle de l’Antiquaire, répondit étourdiment : « N’ayez pas peur, monsieur, n’ayez pas peur. »


« À ces mots il lâcha la bride à son coursier,
Et l’éperon sanglant aussitôt l’aiguillonne ;
Comme un trait il s’élance, intrépide guerrier,
Il dévore la route et n’écoute personne. »


« Les voilà partis, et ma foi ils font bien la paire, dit Oldbuck en les regardant courir. Un cheval emporté et un jeune fou, les deux créatures les plus indomptables de la chrétienté ! et tout cela pour arriver une demi-heure plus tôt dans un endroit où personne n’a besoin de lui, car je doute que notre étourdi cavalier puisse quelque chose aux peines de sir Arthur. Ceci doit être le résultat de la friponnerie de Dousterswivel pour lequel sir Arthur a tant fait, et je ne puis m’empêcher de remarquer ici que la maxime de Tacite peut s’appliquer à quelques naturels : Beneficia eo usque lœta sunt, dum videntur exsolvi posse ; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur[3] ; d’où un homme sage peut se trouver averti de ne pas en obliger un autre au delà des moyens que celui-ci a de s’acquitter, de peur que son débiteur ne lui fasse aussi banqueroute de la reconnaissance. » Tout en se répétant à lui-même de semblables sentences de philosophie cynique, notre Antiquaire continuait de marcher le long des sables vers le château de Knockwinnock. Mais il faudra que nous l’y devancions pour expliquer les motifs qui y faisaient désirer si impatiemment sa présence.


  1. « Démence plus fatale encore que la faiblesse, quand elle porte à oublier les noms de ses serviteurs, le visage d’un ami avec lequel elle a soupé, et à ne reconnaître ni ceux qu’elle a engendrés, ni ceux qu’elle a élevés. » a. m.
  2. « Il suffit de l’ombre d’une baguette pour guider un noble coursier ; le cheval paresseux ne peut être mis au galop, même par l’éperon. » a. m.
  3. « On reçoit avec plaisir les bienfaits tant que l’on peut croire les payer ; mais quand ils ont dépassé la mesure, la haine succède à la reconnaissance. » a. m.