Deux et deux font cinq/L’Antifiltre du Captain Cap

L’ANTIFILTRE DU CAPTAIN CAP

OU
UN NOUVEAU MOYEN DE TRAITER LES MICROBES
COMME ILS LE MÉRITENT

— Y aurait-il indiscrétion, mon cher Cap, à vous demander en quoi consiste le paquet que vous tenez sous le bras ?

— Nullement, cher ami, nullement.

Et avec une complaisance digne des temps chevaleresques, Cap déballa son petit paquet et m’en présenta le contenu, un objet cylindrique, composé de cristal et de nickel, recélant quelques détails assez ténébreux.

— Que pensez-vous que ce soit ? interrogea Cap.

— Ça, c’est un filtre dans le genre du filtre Pasteur.

— Bravo ! s’écria Cap, vous avez deviné ! vous avez parfaitement deviné, à part ce léger détail, toutefois, qu’au lieu d’être un filtre, cet objet est un antifiltre.

Une vive stupeur muette se peignit sur ma face, et c’est à grand’peine que je pus articuler :

— Un antifiltre, Cap ! Un antifiltre !

— Oui, répondit froidement le Captain, un antifiltre.

— Qu’ès aco ?

— Oh ! mon Dieu, c’est bien simple ! Grâce à cet appareil, vous pouvez immédiatement muer l’onde la plus pure en un liquide jaunâtre et saturé de microbes. Vous voyez d’ici les avantages de mon ustensile ?

— Je les vois, Cap, mais je ne les distingue pas bien.

— Enfant que vous êtes ! Vous croyez à l’antiseptie ?

— Dame !

— Et à l’aseptie ?

— Dame aussi !

— Pauvre niais ! Vous êtes de la force du major Heitner, lequel ne considère potable que l’eau d’abord transformée en glace, puis longuement bouillie dans une marmite autoclave, cela dans l’espoir que tous les microbes disponibles seront morts d’un chaud et froid.

— D’un froid et chaud, vous voulez plutôt dire, Captain ?

— Tiens, c’est vrai, je n’y avais point songé. Ce major Heitner est encore plus inconséquent que je ne croyais.

Et pour chasser la mauvaise impression de l’inconséquence excessive du major, nous pénétrâmes, Cap et moi, dans un de ces petits american bars, qui sont le plus bel ornement de la baie de Villefranche.

Cap reprit :

— La guerre stupide que l’homme fait aux microbes va, d’ici peu de temps, coûter cher à l’humanité.

— Dieu nous garde, Cap !

— On tue les microbes, c’est vrai, mais on ne les tue pas tous ! Et comment appelez-vous ceux qui résistent ?

— Je ne les appelle pas, Cap ; ils viennent bien tout seuls.

— Ah ! vous ne les appelez pas ? Eh bien, moi, je les appelle de rudes lapins ! Ceux-là sortent de leurs épreuves plus vigoureux qu’avant et terriblement trempés pour la lutte. Dans la bataille pour la vie, les individus qui ne succombent pas gagnent un entraînement et une vigueur qu’ils transmettent à leur espèce. Gare à nous, bientôt !

— À genoux, Cap, et prions !

— Laissons la prière aux enfants et aux femmes. Nous autres, hommes, colletons-nous avec la vérité. Voici ma théorie relative aux microbes : au lieu de combattre ces petits êtres, endormons-les dans l’oisiveté et le bien-être. Offrons-leur des milieux de culture favorables et charmants. Que notre corps devienne la Capoue de ces Annibaux microscopiques.

— Très drôle ça, Cap, les Annibaux microscopiques !

— Alors, qu’arrivera-t-il ? Les microbes s’habitueront à cette fausse sécurité. Ils pulluleront à l’envi ; mais plus ils seront nombreux moins ils seront dangereux. Bientôt, ils tomberont en pleine dégénérescence…

— Et Max Nordau fera un livre sur eux. Ce sera très rigolo.

— Hein ! Que dites-vous de ma théorie ?

— Épatante, Cap ! Paix à tous les microbes de bonne volonté ! Et, pour commencer la mise en pratique de votre idée, les microbes aiment-ils l’irish whiskey cock tail ?

— Ils l’adorent, Alphonse, n’en doutez point !

— Alors, garçon, deux irish whiskey cock tails ! Et préparez-nous-les, carefully, vous savez ?

— Et largefully, ajouta le Captain Cap avec son bon sourire.

Si, vraiment, les microbes adorent les boissons américaines, ce fut un bonne journée pour eux.